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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Thierry Feral, Culture et dégénérescence en Allemagne. (Entretiens.) (1999)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Thierry Feral, Culture et dégénérescence en Allemagne. (Entretiens.) Paris: Les Éditions L'Harmattan, juin 1999, 136 pp. Collection “Allemagne d'hier et d'aujourd'hui.” Une édition numérique réalisée avec le concours de Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean, Québec. [Autorisation accordée par l'auteur le 23 septembre 2019 de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales. Et un grand merci à Michel Bergès, historien des idées politiques pour toutes ses démarches auprès de l'auteur pour que nous puissions diffuser cette oeuvre.]

[11]

Culture et dégénérescence en Allemagne.
(Entretiens)

Préface

par Dr Gérard MENDEL

Lecteur de longue date de Thierry FERAL, je ressens à la parution de chacun de ses livres – consacrés tous au nazisme, et plus particulièrement à ses aspects culturels – une impression identique et qui n'est pas simple. À la fois cette lecture se révèle terrifiante et instructive.

Lecture terrifiante : l'érudition extrême de l'auteur nous fait vivre de l'intérieur, revivre, l'époque si proche dans le temps où, dans notre espèce, la haine pour son semblable atteignit un degré peut-être jamais connu depuis que l'homme avait paru sur terre. Et que cet événement ait surgi en Europe, chez nos voisins d'à côté, dans le pays des philosophes et des musiciens, bouleverse toutes les conceptions, toutes les théories construites pour rendre compte de l'évolution de la civilisation et de la culture. Parlons, alors, hors théorie : ce fut le temps où, pour ne pas même évoquer les droits humains, le plus élémentaire des sentiments d'humanité, la compassion, semblait avoir disparu. Ce que l'on nommera un jour la "paponnerie", car il faudrait aussi parler de la douce France de l'époque considérée dans la totalité de ses corps constitués, ce fut d'abord l'absence de cœur. Comment ne pas se souvenir ici de ce qu'écrivait Max WEBER au début du siècle à propos d'une évolution possible de nos sociétés vers "une pétrification mécanique agrémentée d'une sorte de vanité [12] convulsive" chez les "derniers hommes de ce développement de la civilisation [pour lesquels] ces mots pourraient se tourner en vérité : spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur – ce néant s'imagine avoir gravi un degré de l'humanité jamais atteint jusque-là." (M. Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Plon, 1964, p. 251).

Lecture instructive, à double titre : d'abord parce que dans chacun de ses livres, dont celui-ci, FERAL replace le nazisme dans une perspective historique. Le nazisme apparaît alors comme l'aboutissant logique, l'un des aboutissements possibles, le plus radical à ce jour, du refus de la modernité. Mais lecture également instructive parce que, restituant le langage textuel du nazisme et des nazis, FERAL provoque de troublants effets d'écho. Le discours de Hitler sur l'art moderne que l'on trouvera reproduit sur plusieurs pages peut être repris aujourd'hui en France, sans changer un seul mot, par les tenants d'un puissant parti politique. Il n'est pas mauvais de montrer que l'histoire du pire reste ouverte.

Qu'a-t-elle donc cette modernité pour susciter des haines aussi meurtrières ? Elle se présente sous des facettes multiples. L'essor en Europe depuis plusieurs siècles de l'économie marchande et capitaliste jusqu'à la phase actuelle de mondialisation. La migration rurale et l'urbanisation galopante, avec aujourd'hui les immenses bidonvilles, parfois millionnaires en habitants, quand les populations migrantes ne sont plus intégrables par l'économie. Les bonds en avant successifs, sous le fouet de la concurrence, de la science et de la technique. L'esprit des Lumières et l'ouverture d'un "espace public" (HABERMAS). Le déclin de la société patriarcale et de l'autorité traditionnelle qui, conjugué à un certain moment avec le besoin de main-d'œuvre qualifiée, a rendu possible [13] une relative égalité sociopolitique des femmes. Le pluralisme politique et les droits de la démocratie : droit d'opinion, d'expression, d'association, de déplacement...

Ces différentes composantes de la modernité, si on les regarde sous une certaine perspective, apparaissent comme tirant toutes dans le même sens. En effet, elles contribuent toutes à dissoudre l'antique communauté médiévale à laquelle chaque individu était censé appartenir corps et âme. De cette dissolution progressive émergea un individu qui se retrouva nu, seul, et ne possédant pas les moyens de comprendre les tenants et aboutissants de sa situation. Le nazisme ne représente que la plus extrême des nombreuses "crises de croissance" de l'individu moderne qui se sont succédé depuis quelques siècles en Europe (cf. G. Mendel, De Faust à Ubu, l'invention de l'individu, L'Aube, 1996).

À l'intérieur de cette grille de lecture, le thème de la "dégénérescence" de la société et de la culture – de leur décadence, déchéance, dégradation, corruption – tel que FERAL l'étudie en Allemagne depuis 1860, renvoie, face à l'angoisse de l'individu moderne, à l'idéalisation du monde germanique païen d'avant la christianisation – tout de même que Mussolini invoquait la Rome impériale. La communauté nazie, ce sera la bonne grosse santé animale de la race retrouvée dans cette sorte de corps collectif, le Bund, qui fut de tout temps si cher à l'âme allemande. À ce niveau de fantasmatisation primitive, qui se soutient d'une métaphore zoologique, il faut un agent responsable pour expliquer la maladie actuelle, un coupable, un corrupteur, un bacille, un microbe, un empoisonneur.

Il serait trop long ici de montrer les motifs de plusieurs ordres pour lesquels les Juifs, déjà millénairement accusés de déicide, ont été si largement désignés au XIXe  siècle en Europe – et non seulement par [14] les populations mais par la très grande majorité des intellectuels de tous bords – comme l'incarnation de la modernité dans ses aspects les plus refusés, et même très souvent comme son agent causal (cf. la monumentale Histoire de l'antisémitisme de Léon Poliakov). Ainsi que l'exprimait dans un bel élan de charité chrétienne le plus haut représentant du clergé protestant allemand, Otto DIBELIUS, en avril 1933, dans le message pascal aux pasteurs où il se ralliait à l'idéologie nazie : "Mes chers frères, malgré la connotation détestable qui s'est souvent attachée à ce terme, je me suis toujours considéré comme antisémite. On ne peut pas fermer les yeux sur le fait que le judaïsme a joué un rôle déterminant dans toutes les manifestations destructrices de la civilisation moderne."

Les choses seraient évidemment plus simples, plus faciles si, quand on se tient sur l'autre rive, l'on pouvait accepter tout d'un bloc et dans son ensemble la modernité. Mais qui oserait croire encore aujourd'hui que modernité et progrès soient synonymes, qu'ils avancent du même pas forcément et mécaniquement ?

La démocratie, expression politique de la modernité européenne, représentait la "médecine douce" permettant tant bien que mal aux contradictions sociales et culturelles de cette modernité de s'exprimer et de se réguler de manière relativement pacifique, facilitant une sorte de mariage de raison entre tradition et changement.

Bien malin aujourd'hui qui pourrait dire le monde qui se prépare. Les hommes politiques, travaillant au jour le jour, ont, par déformation, la vue courte. Les intellectuels sont élitistes par vocation et n'aiment pas fort la société de masse actuelle ni peut-être la démocratie elle-même. Question, alors : d'où pourrait venir un nouvel élan de la démocratie qui permettrait, à la mesure des enjeux de l'époque, son approfondissement dans les esprits, dans les [15] cœurs, dans les rapports sociaux ? Un approfondissement inséparable à notre sens de son apprentissage pratique à l'école (cf. C. Rueff-Escoubès, La démocratie dans l'école, Syros, 19972).

Depuis le début du siècle, les États de droit ne donnent pas ses chances à la démocratie ; ils l'ont payé très cher, et sans doute encore n'est-ce pas fini. Les temps à venir s'annoncent difficiles. Il est salutaire que Thierry FERAL nous rappelle depuis vingt ans, livre après livre, textes en main, ce que fut l'anti-solution du nazisme. Elle consista dans la négation folle du mouvement historique ; dans le délire d'un retour à la tribu, à la meute ; dans la volonté de décapitation de l'individu moderne – celui-là auquel on souhaiterait de passer un jour de son actuel statut d'individu de masse à celui de citoyen responsable et autonome.

Dr Gérard MENDEL
Psychiatre, sociopsychanalyste et écrivain.

[16]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 2 décembre 2019 17:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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