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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Thierry Feral, Adam Scharrer. Écrivain antifasciste et militant paysan. (2002)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Thierry Feral, Adam Scharrer. Écrivain antifasciste et militant paysan. Paris: Les Éditions L'Harmattan, 2002, 148 pp. Collection “Allemagne d'hier et d'aujourd'hui.” [Une édition numérique réalisée avec le concours de Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean, Québec.] [Autorisation accordée par l'auteur le 23 septembre 2019 de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales. Et un grand merci à Michel Bergès, historien des idées politiques pour toutes ses démarches auprès de l'auteur pour que nous puissions diffuser cette oeuvre.]

[9]

Adam Scharrer.
Écrivain antifasciste et militant paysan.

Avant-propos

Il n'est pas douteux que le jour viendra où des chercheurs mettront en évidence les effets néfastes qu'ont pu produire, au lendemain de l'unification allemande (3 octobre 1990), les mesures draconiennes imposées par le gouvernement du chancelier fédéral Helmuth Kohl afin de tirer un trait définitif sur ce qu'avait été la République démocratique (RDA).

Une des conséquences majeures de cette politique, sans concertation sur le fond, aura été la disparition soudaine de tout un pan d'une tradition littéraire née des luttes ouvrières, de la pensée marxiste, de la résistance au national-socialisme, de la volonté de promouvoir, après douze années de barbarie, une culture nouvelle dans un État respectueux des principes affirmés à la conférence de Potsdam (17 juillet – 2 août 1945) et où l'on mettrait tout en oeuvre pour "rompre définitivement avec le passé impérialiste et suivre la voix de la démocratie et du socialisme" (H. Heitzer, La RDA, Dresde, Verlag Zeit im Bild, 1981, p. 12).

Des milliers d'ouvrages furent mis au pilon ; les bibliothèques subirent une épuration sévère, et bon nombre d'entre elles – dites "populaires" (Volksbüchereien) [10]se virent contraintes de fermer leurs portes par refus des subventions qui leur permettaient d'exister ; les maisons d'édition officielles et agréées par le régime est-allemand (VEB-Verlage) disparurent, et les auteurs "communistes", désormais discrédités, n'eurent plus voix au chapitre.

Sans vouloir nullement réhabiliter ce qu'était le livre en RDA – indéniablement majoritairement inféodé à un dogmatisme de type stalinien et à un souci propagandiste omniprésent –, un constat néanmoins s'impose : dans la folle exubérance de l'unification orchestrée dans les années quatre-vingt-dix par le pouvoir ouest-allemand, on a littéralement vaporisé des écrivains qui ne le méritaient pas, ne serait-ce que parce qu'ils étaient morts avant même que la RDA ne soit proclamée (7 octobre 1949), et parce que leur oeuvre, bien que d'un marxisme militant – ce qui en soi ne constitue pas un crime – était fréquemment un témoignage lucide et émouvant sur les difficiles années de la République de Weimar et du troisième Reich.

Ainsi profita-t-on de l'euphorie de la réunification pour imposer – du moins partiellement – le processus de révision de l'histoire réclamé depuis 1980, dans le contexte de la dégradation des rapports inter-allemands et du renouveau conservateur en RFA, par les universitaires Ernst Nolte, Andréas Hillgruber, Klaus Hildebrandt, le publiciste Joachim C. Fest, et le chef de file de la droite musclée d'alors, Franz-Josef Strauss, président [11] du Conseil régional de Bavière : faire sortir une bonne fois pour toutes la population allemande de "l'ombre de Hitler" par une "vision pragmatiste" centrée exclusivement sur les méfaits de la barbarie rouge.

En quelque sorte – et pour reprendre une expression de M. Zorn (Hitlers zweimal getötete Opfer, Fribourg-en-Brisgau, 1994) –, les auteurs "marxistes" de la vieille génération furent doublement victimes de Hitler ; de leur vivant certes, mais aussi dès lors que, soucieux de "faire passer ce passé qui ne veut pas passer", on prit prétexte de l'effondrement du "bloc communiste" pour évacuer leur témoignage sur la montée et le règne du nazisme, et ce, afin d'absoudre la "démocratie" weimarienne – dont se revendique la République fédérale – de toute implication dans l'aventure (or l'on sait quel rôle funeste jouèrent entre 1918 et 1933 tant la SPD que le Centre catholique – Zentrum –, ancêtre de la CDU).

La présente publication a donc été motivée par un refus : celui de voir la mémoire effacée par d'abjectes stratégies politiciennes.

Il est évident que les griefs que l'on peut imputer au communisme sont nombreux. Mais ceci ne doit pas pour autant masquer le rôle moteur qu'ont joué ses partisans dans les progrès accomplis dans le domaine social et politique – pour peu que l'on ait l'honnêteté de se souvenir du quotidien des ouvriers et des paysans du tournant du XXe siècle, notamment en Allemagne –, et aussi [12] dans la lutte contre le fascisme. Adam Scharrer a été l'un d'entre eux et il est inadmissible que ses ouvrages soient aujourd'hui inaccessibles, sinon chez quelques bouquinistes (voir www.zvab.com.).

Adam Scharrer vit le jour le 13 juillet 1889 à Klein-Schwarzenlohe en Franconie, huit mois avant que l’empereur Guillaume II ne se débarrasse de l'encombrant Bismarck (18 mars 1890) et oriente son pays vers une politique qui ne pouvait que déboucher sur la guerre. En 1893, la famille déménage pour Speikern, un petit bourg du canton de Nuremberg.

Très exactement de la même génération qu'Adolf Hitler (né le 20 avril 1889) et Martin Heidegger (né le 26 septembre 1889), Adam Scharrer se distingue d'eux par une extraction extrêmement pauvre. Son géniteur n'était ni fonctionnaire des douanes, ni artisan tonnelier et sacristain de l'église paroissiale, mais berger communal, ce qui très vite conduira le jeune Adam à redouter la misère et à chercher par tous les moyens à y échapper.

Sa mère meurt en couches en 1894 et le père se remarie avec la sœur de la défunte qui mettra au monde quinze enfants. Parallèlement à l'école primaire, le petit garçon doit garder les oies.

Au terme de sa période d'apprentissage comme ajusteur-outilleur, vers 1905, il est fasciné par le mouvement d'émancipation de la jeunesse fondé en novembre [13] 1901 à Berlin-Steglitz par le lycéen Karl Fischer et qui, sous le nom d'Oiseau migrateur (Wandervogel), a contaminé toute l'Allemagne. Viennent alors les années de vagabondage qui le mènent en Autriche, en Suisse, sur les rivages de la Méditerranée, et durant lesquelles, par le biais de fréquentations plus ou moins interlopes, il se forge une solide personnalité dominée par l'anarchisme individualiste stirnérien.

Autour de 1909/1910, on le retrouve dans la région rhénane où il s'engage comme manœuvre dans la métallurgie, puis dans plusieurs ports d'Allemagne du nord où il travaille comme docker et dans la construction navale. C'est là qu'il découvre le syndicalisme et la lutte des classes. En 1915, il épouse à Hambourg Sophie Dorothea Berlin.

À la fin de la Première Guerre mondiale, durant laquelle il a combattu sur le front russe avant d'être promu, en raison de ses capacités techniques, mécanicien sur les premiers véhicules blindés à Essen, il adhère à la Ligue spartakiste puis, le 1er janvier 1919, au Parti communiste d'Allemagne (KPD) créé par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg quinze jours avant que tous deux ne soient assassinés par les corps francs du capitaine Waldemar Pabst sur ordre du "chien sanguinaire" Gustav Noske, ministre social-démocrate des armées.

Mais très vite, il est dégoûté par les prises de position du nouveau secrétaire général de la KPD, Paul Levi, qui, lors de la conférence clandestine de Francfort en [14] août 1919, prône la participation aux élections parlementaires et le rejet de l'action syndicale comme relais de l'action révolutionnaire dans les entreprises.

Voilà pourquoi, en avril 1920, Scharrer rejoint le Parti communiste ouvrier d'Allemagne (KAPD), fraction dissidente gauchiste à laquelle il restera fidèle jusqu'en 1933. C'est du reste là – en écrivant des articles pour le Journal ouvrier communiste (KAZ) et la revue théorique Le Prolétaire (Proletarier) –, qu'il se décidera, tout en gagnant sa vie plus ou moins régulièrement dans diverses entreprises, à devenir écrivain.

Paru simultanément à Berlin et Vienne en 1930, son premier roman, Au Mépris de la Patrie (Vaterlandslose Gesellen, Agis-Verlag), se veut une "protestation à la lumière de sa propre expérience contre l'irresponsabilité de ceux qui provoquent délibérément la guerre" : sur le front, à l'hôpital de campagne, au cours de ses permissions et lors de réunions publiques, le métallo Hans Betzold croise des ouvriers, des paysans, des militaires de carrière, des patrons, des femmes de tous milieux. Cette vasque fresque, qui confronte le point de vue des différentes strates de la société sur la guerre, rend compte des espoirs – réels – de paix suscités par la révolution russe, les grèves, la formation des conseils de soldats et d'ouvriers, les efforts des spartakistes afin d'imposer une république soviétique contre la république bourgeoise des socialistes Ebert et Scheidemann [15] qui, pour parvenir à leurs fins, n'hésitent pas faire appel aux anciennes forces impériales (cf. J. Droz, Histoire de l'Allemagne, Paris, PUF, 1994, chap. 5). D'un agencement passablement anarchique, cet ouvrage relève plus – il est vrai – du récit autobiographique que du genre romanesque proprement dit. Mais ceci n'enlève rien à la qualité du témoignage.

Après Rupture avec mon Milieu : Carnet de Voyage d'un Ouvrier (Aus der Art geschlagen – Reisebericht eines Arbeiters), Scharrer publie L'Imposture (Der große Betrug, Vienne et Berlin. Agis, 1931). Centré sur une famille prolétarienne berlinoise durant la crise des années 1921-1924, le roman est un violent réquisitoire contre les responsables de la SPD qui font le jeu de la droite conservatrice et trahissent les intérêts des couches laborieuses en dépit de leurs professions de foi démagogiques : en dépeignant les agissements d'Albert Buchner, un personnage d'un révoltant opportunisme, Scharrer vise à provoquer la légitime indignation de tous les exploités et miséreux, de toutes les petites gens que l'inflation a frappé de plein fouet, tout en les exhortant à ne pas se laisser séduire par les illusions propagées par l'extrême droite.

À l'arrivée de Hitler au pouvoir, Scharrer se sait menacé ; il se réfugie dans la clandestinité, puis émigré pour Prague, où il participe aux activités des éditions [16] communistes Malik qui, depuis l'incendie du Reichstag, sont établies dans le premier arrondissement, au 5 Konviktská. Fondée en mars 1917 par le célèbre graphiste John Hartfield (i.e. Helmut Herzfeld), et dirigée par son frère, Wieland Herzfelde – traducteur de H. Barbusse et Harriet Beecher-Stowe (La Case de l'Oncle Tom), mais aussi auteur d'essais sur la nécessité de développer une esthétique socialiste –, cette maison s'était assurée sa renommée en faisant connaître en Allemagne Upton Sinclair, Maxime Gorki, Léon Tolstoï, Ilia Ehrenbourg, et en lançant de nouveaux auteurs comme Theodor Plievier (Les Matelots de l'Empereur, 1930), Ludwig Turek (Un Prolo raconte, 1930), ou encore Ernst Ottwald, un romancier ami de B. Brecht, auteur dès 1932 d'une Histoire du National-Socialisme. À l'automne 1933, Scharrer y fait paraître Les Taupes (Maulwürfe), chronique en 384 pages d'une famille paysanne franconienne et de son village, de la veille de la Grande Guerre à la proclamation de la loi interdisant l'existence de tout autre parti politique que la NSDAP (14 juillet 1933). Basé sur une subtile alternance stylistique entre l'emploi de l'allemand classique pour tout ce qui touche à la description des lieux, des situations, du contexte historique, et une utilisation systématique du dialecte pour tous les dialogues, le livre nous propulse dans le quotidien d'une communauté campagnarde en butte aux tracasseries des hobereaux et des autorités, dès lors qu'elle manifeste le moindre mouvement d'humeur.

[17]

Rédigée durant les premières semaines de l'exil tchèque de Scharrer, la cinquième partie de l'ouvrage [pp. 316-384 de l'édition originale] – celle retenue pour le présent volume – nous montre cette petite collectivité happée par le national-socialisme : les "taupes" qui s'épuisaient jusqu'alors à travailler la glèbe, mais finissaient toujours par trouver des compensations à leur misère grâce à un esprit simple mais concret et solidaire, se voient désormais contraintes d'enterrer aussi leurs états d'âme, leurs critiques, leurs revendications légitimes, jusqu'à leur humour : la frustration est totale. Dans sa célèbre étude de 1936, Fascisme et Grand Capital (Paris, Maspero, 1971, p. 253 sq.), Daniel Guérin soulignera fort pertinemment : "Le triomphe du national-socialisme réduit de nouveau [les travailleurs agricoles] à la condition de serfs", notamment par le biais de la Corporation nourricière du Reich instaurée par la loi du 19 mars 1933 sous l'égide du Führer de la paysannerie, Walther Darré (cf. "Reichsnährstand", in T. Feral, Le National-Socialisme : Vocabulaire et Chronologie, Paris, L'Harmattan, 1998). Avec le texte d'Adam Scharrer, nous en avons l'illustration à chaud, mieux même en simultané. Loin de ressortir du romanesque, ces soixante-huit pages constituent un document irremplaçable sur un sujet passablement occulté par l'hitlérologie. Comme se verra contraint de le reconnaître en 1940 un spécialiste nazi des questions agricoles, la petite paysannerie allemande connut durant ces années – [18] contrairement aux affirmations de la propagande – une misère noire ; si bien qu'une pauvre paysanne surmenée et désemparée ne savait plus s'il convenait de vendre la vache qu'elle possédait pour avoir quelques liquidités, ou de la garder pour avoir un peu de lait pour nourrir sa famille (cf. D. Schoenbaum, "Landwirtschaft im Dritten Reich", in Die braune Révolution, Munich, DTV, 1980, pp. 214 et 224). L'authenticité du propos de Scharrer ne fait donc aucun doute. Du reste, en juin 1935, la revue littéraire de contre-propagande Allemand pour Allemands (Deutsch fur Deutsche) – destinée à être diffusée clandestinement (Tarnschrift) sur le territoire du Reich sous une couverture usurpée de la petite bibliothèque Reclam (A. Kantorowicz, Politik und Literatur im Exil, Munich, DTV, 1983, p. 225), et élaborée lors du Congrès international des écrivains antifascistes qui se tint à Paris du 21 au 25 juin à l'initiative d'Henri Barbusse, Romain Rolland et André Gide (cf. G. Badia et al., Les Bannis de Hitler, Paris, EDI/PUV, 1984, p. 365 sq.) – en reproduira intégralement la dernière scène aux côtés de textes de B. Brecht, W. Bredel, F. Bruckner, L Feuchtwanger, O. M. Graf, W. Langhoff, E. Ludwig, K. Mann, E. Toller, B. Uhse et F. Wolf (cf. A. Kantorowicz, op. cit., pp. 125-230). Ultérieurement, le roman d'Adam Scharrer évoluera vers une trilogie avec Le Berger de Rauhweiler, focalisé sur l'époque de Guillaume II (Der Hirt von Rauhweiler, Moscou, 1942), et Histoires villageoises d'un autre type (Dorfgeschichten einmal anders,  [19] Berlin, 1948), un mémorial longuement mûri en exil qui rend hommage à la résistance paysanne à la démagogie nazie, depuis l'instauration du culte du "sang et du sol" (cf. Blubo in T. Feral, Le Nationalisme : Vocabulaire et Chronologie, op, cit., pp. 27/28) jusqu'à la défaite de mat 1945 : le personnage du facteur Ignaz Zwinkerer, qui apporte des nouvelles sur les actes quotidiens du pouvoir totalitaire et la situation militaire dans la campagne où il distribue le courrier, est ici emblématique de tous ceux qui tentèrent de battre en brèche la mystique nazie, bien plus redoutable – trente ans plus tard, Horst Kruger l'a rappelé à propos du faubourg berlinois d'Eichkamp en s'appuyant sur l'exemple de ses propres parents qui "y crurent jusqu'au bout" – que la SS et la Gestapo (cf. H. Kruger, Das zerbrochene Haus, Hambourg, Hoffmann & Campe, 1976, chapitre 1).

Avant de rejoindre l'URSS dont il ne reviendra qu'en 1945 pour s'établir à Schwerin, en zone d'occupation soviétique où il occupera les fonctions de président de l'Association des victimes du régime nazi (VVN) et de la section littéraire de la Ligue pour la promotion de la culture (Kulturbund) du Mecklembourg, Scharrer livre sous forme d'un récit, Les Paysans de Droit divin – Histoire d'un domaine héréditaire (Die Bauern von Gottes Gnaden – Geschichte eines Erbhofes), un violent pamphlet contre la loi du 29 septembre 1933 qui stipule que les exploitations rurales d'une superficie de 7,5 à [20] 125 hectares seront désormais indivisibles, inaliénables, exonérées de l'impôt et exploitées par un propriétaire unique ayant fourni la preuve de sa pureté raciale et de son aptitude à gérer le bien en conformité avec l'idéologie nazie. Commentant cette loi, D. Guérin (op. cit., p. 248 sq.) indiquait en substance : non seulement "le national-socialisme foule aux pieds ses promesses" et ne procède à aucun partage des terres, "mais sa politique trahit une tendance très nette à la reconstitution de la grande et moyenne propriété aux dépens des petits paysans." Et D. Schoenbaum d'expliquer (op. cit., p. 201 sq.) que tout fut mis en œuvre pour préserver les privilèges des grands propriétaires, notamment des territoires à l’est de l'Elbe.

Le volume Aventures d'un jeune Pâtre et autres Récits villageois (Abenteuer eines Hirtenjungen und andere Dorfgeschichten) paraît à Moscou et Leningrad en 1935. Scharrer collabore alors à la revue Littérature internationale que Johannes R. Becher, futur ministre de la Culture de RDA, édite de la capitale de l'Union soviétique. Bien qu'objet d'une certaine méfiance de la part d'un grand nombre de communistes purs et durs en raison de son appartenance antérieure à la KAPD, il fait partie de l'Association de protection des écrivains allemands en exil (Schutzverband deutscher Schriftsteller im Exil), née durant l'été 1933 suite aux autodafés orchestrés par Goebbels le 10 mai (cf. A. Kantorowicz, [21] op. cit., pp. 147-194), et participe en 1934 au Premier Congrès des Écrivains soviétiques (7 août – 1er septembre), au terme duquel est adopté le mot d'ordre de réalisme socialiste (cf. H. Arvon, L'Esthétique marxiste, Paris, PUF, 1970, pp. 79-93).

Écrivant énormément, il livre en 1939, outre le récit Le Fermier du Krummhof (Der Krummhofbauer), un essai théâtral (Zäuners) qui paraît dans Littérature internationale, et surtout le roman La Famille Schuhmann (Famille Schuhmann), dédié au prolétariat berlinois face à la crise économique et à la montée du nazisme. Suivront : de nombreux récits en russe ainsi qu'une pièce, Le Champ de la Montagne noire (Der Acker auf dem schwarzen Berg, Moscou et Leningrad, 1942) ; le récit Biographie d'un Nazi (Biographie eines Nazis, Moscou, 1943) ; les deux tomes du roman Jeunes Années vagabondes (Wanderschaft, Kiev, 1940 ; In jungen Jahren, Berlin, 1946).

Le 2 mars 1948, alors qu'il va sur ses cinquante-neuf ans, Adam Scharrer est terrassé par un infarctus. Il laisse un volumineux manuscrit de 626 pages : L'Homme à la Balle dans le Dos (Der Mann mit der Kugel im Rücken). Son oeuvre complète, en huit volumes, sera publiée par le Aufbau-Verlag de Berlin-est entre 1961 et 1979. Aujourd'hui, sa mémoire est entretenue par l'Association pour la connaissance du patrimoine et de l'histoire de Neunkirchen am Sand, commune à une [22] vingtaine de kilomètres de Nuremberg à laquelle est désormais rattaché le bourg de Speikern où Scharrer vécut de quatre à seize ans.

Durant l'époque à laquelle vécut Adam Scharrer, c'est-à-dire du règne de Guillaume II à l'effondrement de l'Allemagne nazie, la littérature régionaliste – avec pour principal idéologue Adolf Bartels – fut dominée par le culte de l'enracinement dans la terre nourricière comme source des valeurs de la communauté nationale. Avec Gustav Frenssen, Hermann Burte, Friedrich Griese, Agnes Miegel, le paysan allemand fut érigé en gardien de la tradition populaire, en idéal de la pureté raciale, en héros de la lutte contre la dégénérescence (cf. T. Feral, Culture et Dégénérescence en Allemagne, Paris, L'Harmattan, 1999, et Le Nazisme : une Culture ?, Paris, L'Harmattan, 2001). On sait à quoi cela finit par aboutir.

Adam Scharrer sut non seulement résister à cette redoutable mythologisation : il consacra la majeure partie de son oeuvre à la démystifier. En ce sens, il reste une source précieuse de réflexion pour argumenter contre tous ceux qui seraient tentés de se fourvoyer dans un écologisme maladif et dans l'irrationalisme d'un soi-disant retour à l'harmonie avec le cosmos dont certains voudraient faire la religion du nouveau siècle. Comme l'enseignait Marx : "L'essence humaine n'est pas [23] une abstraction inhérente à l'individu singulier. Dans sa réalité, c'est l'ensemble des rapports sociaux" ("Thèses sur Feuerbach", in L'Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1974, p. 25). Adam Scharrer avait compris la leçon. À notre tour de la méditer afin d'apporter des réponses adéquates aux doctrines obscurantistes, toujours vivaces et toujours fatales à l'humanité.

[24]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 15 décembre 2019 14:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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