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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Sylvie FAINZANG, “Anciens buveurs et alcoolisme. Discours de la causalité”. Un article publié dans la revue Sciences sociales et santé, vol. XII, no 3, 1994, pp. 69-99. [Autorisation accordée par l'auteure le 11 février 2009 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Sylvie FAINZANG

Anciens buveurs et alcoolisme.
Discours de la causalité
”.

Un article publié dans la revue Sciences sociales et santé, vol. XII, no 3, 1994, pp. 69-99.

Résumé 
Introduction
La question de la causalité dans la littérature sur les anciens buveurs
Les schèmes de causalité

1) Le discours doctrinal
2) Les discours individuels
Du discours aux pratiques
Conclusion
Références bibliographiques

RÉSUMÉ

L'objet de cet article est de s'interroger sur les conceptions étiologiques développées par les membres d'une association d'anciens buveurs (Vie Libre) concernant l'alcoolisme. L'examen de leurs discours, confrontés au discours doctrinal du mouvement, permet de montrer que:

1) même lorsqu'il y a refus de s'interroger sur les causes de son alcoolisme (ou de celui de son conjoint), il y a production d'un discours étiologique,

2) ces discours s'alignent sur les modèles culturels construits autour des catégories de sexe,

3) l'interprétation que l'individu donne de son alcoolisme (ou de celui de son conjoint) influence, sinon détermine, ses choix thérapeutiques,

4) la co-existence de ces discours avec le discours doctrinal de Vie Libre est possible et ne contrecarre pas l'action du mouvement pour autant que les schémas de causalité qu'ils contiennent, admettent une focalisation sur la "responsabilité "de l'Alcool-Sujet.


INTRODUCTION

La question de la causalité est un objet privilégié de l'anthropologie qui s'est de longue date attachée à étudier les schèmes explicatifs élaborés par les divers groupes sociaux pour comprendre les événements auxquels ils sont confrontés. Si cette question a plus particulièrement été abordée dans le contexte des sociétés exotiques (cf. Zempléni, 1985), où maladie et malheur sont indissociables et font l'objet d'un même système interprétatif, elle se pose également dans les sociétés occidentales où coexistent et s'interpénètrent des systèmes cognitifs et des représentations culturelles hétérogènes [1].

L'étude des discours de la causalité dans le cadre d'un mouvement d'anciens buveurs (Vie Libre) implique de rompre avec les catégories forgées par les ethnologues à propos des sociétés traditionnelles dans la mesure où l'élaboration de ces discours par les personnes concernées est dissociée de l'activité diagnostique assurée par les spécialistes de la cure. Toutefois, elle est pareillement confrontée au fait que les conceptions étiologiques assignent souvent une pluralité de causes à la maladie parmi lesquelles la place accordée prioritairement à une cause ou à une autre est porteuse à la fois de significations et d'effets spécifiques.

C'est sur cet ensemble complexe de causes et de schèmes explicatifs de l'alcoolisme développés par les membres de ce mouvement (dont il convient de noter la relative homogénéité sociale) que nous avons choisi de nous interroger, afin de saisir les logiques qui président à ces imputations causales, et leur lien avec les conduites sociales des individus concernés (à savoir les alcooliques et leurs conjoints) [2].

Le premier intérêt de cette recherche était d'articuler la problématique de la causalité à une réflexion sur l'efficacité. En effet, notre hypothèse de départ était que l'efficacité thérapeutique de ce type d'association est tributaire de l'adoption, par ses membres, des schèmes de causalité élaborés par sa doctrine. En vérité, nos matériaux nous ont conduit à distinguer différents niveaux de discours de la causalité selon que les individus portaient leur attention sur l'alcoolisme en général ou sur leur alcoolisme en particulier. La question est alors devenue: comment, dans le contexte particulier d'une association de malades, dominée par une doctrine et un certain modèle de penser la maladie alcoolique, les sujets fabriquent-il leur propre interprétation du mal? Et comment le mouvement Vie Libre intègre-t-il ces différents types de discours? Quelles sont les incidences de l'élaboration d'un autre discours causal, à l'intérieur d'un cadre où l'adhésion à la doctrine du mouvement est un prerequisit aux comportements thérapeutiques attendus du malade, en particulier à la pratique de l'abstinence?

Le second intérêt d'une étude sur les représentations de la causalité est d'appréhender simultanément le discours sur les causes comme construction intellectuelle et comme producteur de conduites sociales. En effet, si l'on s'accorde avec la conception durkheimienne de la représentation [3], l'étude des représentations de la causalité permet d'éclairer, par exemple, non seulement les conduites des sujets en matière de stratégies thérapeutiques, mais également la manière dont elles tissent autour de l'ancien alcoolique un nouveau type de lien social.  Cette réflexion s'articule à la problématique du rapport à l'Autre. Elle pose notamment la question de savoir, en amont, comment les sujets évaluent les divers rôles et les diverses responsabilités dans l'occurrence de la maladie alcoolique, et en aval, comment s'articulent les différentes stratégies de protection (à savoir la nécessité de se protéger de la maladie et la volonté de se protéger de l'Autre, à travers un rapport modifié à l'Alcool) [4].

L'étude a été menée auprès de membres de plusieurs sections du mouvement Vie Libre, tout particulièrement en région parisienne. Les données sont constituées de diverses sortes de discours, sollicités ou spontanés, tenus lors d'entretiens, en réunion ou en famille, et consignés méthodiquement depuis quatre ans, tout au long d'une enquête fidèle à la méthode de l'observation participante, impliquant la fréquentation assidue du mouvement et l'observation au quotidien des conduites de ses membres.

La question de la causalité dans la littérature
sur les anciens buveurs

Si certains auteurs se sont intéressés à la question de la causalité dans les associations d'anciens buveurs, les réflexions qu'ils nous proposent sont souvent hâtives. Chalif Saliba (1982) fait ainsi remarquer que dans les groupes d'anciens buveurs, "la question pathologique occupe peu de place, tout au moins dans sa facette étiologique.(...) La question du pourquoi les intéresse peu, c'est en fait le problème du comment qui retient toute leur attention: comment on s'achemine vers cette sorte de "destinée" qu'est, selon eux, l'alcoolisme, et surtout comment on peut s'en sortir" (p.81).

Il y a quelque abus à généraliser, comme le fait cet auteur, à partir du cas des Alcooliques Anonymes, puisque c'est bien sur ce groupe qu'il a porté son attention, et que cette association est foncièrement différente, dans sa doctrine, d'un mouvement comme Vie Libre [5]. Il convient en effet de souligner la particularité du mouvement Vie libre. Créé en 1953 dans un contexte de lutte sociale par un ancien aumônier de la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne), Vie Libre est un mouvement non religieux et non spiritualiste (se distinguant à cet égard tant de la Croix d'Or ou de la Croix d'argent, que des Alcooliques Anonymes), qui recrute majoritairement dans les milieux populaires (ouvriers et employés), entretient des liens étroits avec le milieu médical, et dont l'action pour la réinsertion des anciens alcooliques est prépondérante. Contrairement aux Alcooliques Anonymes, le mouvement Vie Libre a développé une théorie de la maladie alcoolique fondée sur l'idée que la société est responsable de ce mal. Il se donne explicitement pour tâche de rechercher les causes de l'alcoolisme, comme l'attestent le sous-titre de la revue Libres ("Guérison, réinsertion et promotion des malades alcooliques. Prévention et lutte contre les causes") [6], ainsi que les statuts de l'association qui stipulent que les anciens buveurs s'engagent à mener la lutte contre l'alcoolisme et ses causes économiques et sociales. Aussi, y a-t-il quelque difficulté à admettre avec Saliba que "La question étiologique les préoccupe peu", même s'il est vrai, comme le note cet auteur, qu'"ils admettent qu'il y a autant de raisons de boire qu'il y a d'alcooliques". En vérité, une enquête approfondie révèle que, par delà un apparent refus de s'interroger sur les causes de leur alcoolisme chez un certain nombre de personnes, il y a presque toujours mise en relation de leur part entre l'état de maladie et un événement ou une situation donnée, et que les connexions causales élaborées induisent un certain type de rapport à l'alcool dans le registre des stratégies thérapeutiques ou des stratégies de protection.

Intégrant cette fois-ci des sujets membres du mouvement Vie Libre, une recherche a été menée sur la manière dont l'alcoolique se perçoit et se croit perçu (d'Houtaud & alii, 1988). Les tendances majeures dégagées par les auteurs de cette enquête par questionnaire les conduisent à affirmer que les anciens buveurs et les alcooliques actuels "mettent en avant la responsabilité personnelle de l'alcoolique avant celle de la société, celle du milieu de travail, a fortiori celle du conjoint et celle des enfants (p.55), et ajoutent "les buveurs se sentent davantage responsables que victimes, que ce soit de la société ou des circonstances". Comme on le verra, nos observations sont fort différentes. Cette différence serait-elle due à l'impact de la doctrine de Vie libre sur les discours recueillis dans notre recherche, apte à générer des discours explicatifs distincts? On peut le penser. Il est vrai que sur 300 personnes interrogées, seuls 42 personnes faisaient partie de Vie libre dans l'échantillon de l'enquête citée (soit 15%). Ceci pourrait expliquer la différence de résultats, s'il n'y avait dans cette enquête quelque chose qui s'apparente à ce que nous appellerons un vice de forme. Les auteurs notent en effet une forte "médicalisation" de l'alcoolisme (entendant par là qu'il est considéré comme une maladie), l'emportant de loin sur "les explications par le vice, l'hérédité, la fatalité, les troubles psychologiques".

Toutefois, leur analyse s'appuie sur les réponses que les sujets ont apportées à la question de savoir s'ils considéraient l'alcoolique comme: 1. un malade, 2. une personne atteinte d'un vice, 3. une victime de l'hérédité, 4. une victime de la fatalité, ou 5. une personne ayant des troubles du caractère. Or s'il est évident, lorsqu'on approfondit ce type de recherche, qu'il existe une relation d'inclusion entre la réponse 1. et n'importe laquelle des autres réponses, on peut rester perplexe quant à la fiabilité des résultats de ce type d'enquête. La maladie revêt ici une position ambiguë: elle est à la fois cause et résultat. Dans un cas, dans le registre des causes, elle s'oppose à l'hérédité, à la fatalité, aux problèmes psychologiques, et dans un autre cas, elle représente une conséquence de ces diverses autres causes. Tout se passe comme si le statut de maladie conquis par l'alcoolisme constituait en soi une explication de l'alcoolisme, puisque les auteurs, plutôt que d'observer cette donnée et de tenter de l'analyser, l'induisent eux-mêmes dans la formulation de leur question, et pérennisent, tant à travers la conception de leur questionnaire qu'à travers la conclusion qu'ils tirent des réponses obtenues, la confusion - largement présente, comme on le verra, chez certains sujets -, entre définition et explication d'un phénomène.

Les travaux de Bernard Mottez, enfin, proposent quant à eux une réflexion beaucoup plus fine, sur laquelle nous reviendrons plus loin.

LES SCHÈMES DE CAUSALITÉ

Il n'est pas dans notre propos ni de notre compétence de nous prononcer sur la pertinence ou non de la conception de l'alcoolisme comme maladie, sur laquelle divers auteurs se sont penchés (cf. en particulier: Clavreul 1971, qui montre combien cette notion est contraire au dogme médical; Mottez 1976, pour qui la notion de maladie alcoolique est beaucoup moins une conception médicale que le credo nécessaire à l'action des associations d'anciens buveurs; et Adès 1980, qui souligne le rôle déculpabilisant que peut avoir la notion de "maladie alcoolique" située dans un rapport d'extériorité au sujet malade) [7], pas plus qu'on ne reprendra les notions, développées par le milieu médical, d'"alcoolisme primaire" (signifiant que l'alcoolo-dépendance est le seul objet de la maladie) ou d'"alcoolisme secondaire" (qui implique que l'alcool est le révélateur de difficultés antérieures, par exemple d'une dépression),  puisque ce n'est pas dans ces termes que les individus pensent la maladie. On verra que les chaînes causales se construisent autrement. Et devant les connexions que les individus établissent entre perturbations psychiques et consommation d'alcool, le rôle de l'ethnologue n'est pas d'attester la réalité du caractère pathogène de l'un ou l'autre des segments de cette chaîne [8], mais d'examiner les logiques qui sous-tendent leur construction et de mettre au jour leur signification.

L'analyse des matériaux fait apparaître deux niveaux de discours: le discours doctrinal et les discours individuels.

1) Le discours doctrinal

Le discours doctrinal de Vie Libre est celui qui apparaît dans les divers documents diffusés par l'association (bulletins à l'adresse des militants, revue bi-mensuelle, déclarations publiques dans les médias), incarnant la pensée de ses fondateurs (André Talvas et Germaine Campion) dont le comité national se fait approximativement l'écho [9], et adopté par ses adhérents. Ce discours causal est relativement homogène, cohérent avec la philosophie de Vie libre. C'est un discours collectif, au sens où il est revendiqué par l'ensemble des membres d'une collectivité, dès lors qu'ils sont sollicités, en tant que tels (militants ou non) pour parler de l'alcoolisme.

Ce discours, aux accents assez fortement idéologiques lors de la création du mouvement (en 1953), s'aligne plus aujourd'hui, au plan formel, sur un discours de type Santé Publique, sans avoir rien perdu cependant de la signification profonde accordé à son militantisme et des convictions qui le sous-tendent quant aux causes de l'alcoolisme dans notre société: l'alcoolisme est ainsi envisagé avant tout comme une maladie sociale, favorisée par les conditions de vie d'un grand nombre d'individus et les intérêts économiques qui règlent la production et la consommation d'alcool, et contre laquelle on peut lutter en changeant la société. Contrairement aux Alcooliques Anonymes, Vie libre considère que l'alcoolisme est une maladie liée à un contexte économique et social, et non pas donnée à la naissance. On retrouve entre ces deux mouvements le conflit entre les théories de l'inné et de l'acquis. Avec les A.A., il y a acceptation d'une réalité vécue comme fatalité comme en témoigne la prière de la sérénité [10], tandis qu'à Vie Libre, il y a refus d'un phénomène envisagé comme produit par la société, et contre lequel on peut lutter. Alors que chez les Alcooliques Anonymes, on peut être alcoolique sans avoir jamais bu (l'alcoolisme étant considéré comme une maladie génétique), pour Vie libre, l'alcoolisme est une maladie liée à un contexte social. (On remarque la conformité des théories de l'alcoolisme développées respectivement par les A.A. et par Vie Libre, avec une tradition par l'explication génétique largement ancrée aux Etats-Unis, et une tradition plus socio-politique en France) [11]. La différence entre ces deux théories de l'alcoolisme n'est pas des moindres et explique la propension de Vie Libre à comprendre les causes et à lutter contre l'alcoolisme, et celle des A.A. à en ignorer, au contraire, l'étiologie sociale. C'est d'ailleurs la raison par laquelle les anciens buveurs expliquent la plus grande popularité des A.A., et la grande méconnaissance dont Vie Libre fait l'objet, bien que ses membres soient plus nombreux: "Les A.A. sont toujours invités partout, dans les forums sur la toxicomanies, par les media, la presse, mais ils prennent jamais position, ces cochons-là", déclare un membre du comité national. "On les laisse causer puisqu'ils ont rien à dire. Nous, on s'attaque aux causes, donc on dérange!".

Récemment, le discours de Vie libre sur l'alcoolisme se fait un peu moins résolument socio-politique et intègre la multiplicité des causes identifiées par les différentes disciplines qui se sont penchées sur la question (cf. Libres, n°185, 1991, Dossier: "le monde du travail face à l'alcoolisme"). Le mouvement parle désormais des causes personnelles et familiales, qui "s'ajoutent" aux causes sociales et économiques de l'alcoolisme. La charte de Vie Libre stipule d'ailleurs qu'"il faut découvrir les causes psychiques qui ont conduit quelqu'un à la boisson". La dépendance à l'alcool est envisagée comme signe d'autre chose, à élucider et à résoudre. On citera pour illustrer le fait que Vie libre préconise le travail psychothérapeutique, la place accordée dans la presse du mouvement au témoignage d'une infirmière de prévention qui écrit:  "La bouteille, c'est le symptôme, il faut trouver la cause de ce besoin". Tout en cautionnant la notion de "maladie alcoolique", le mouvement Vie Libre n'arrête donc pas là la chaîne explicative. Il puise dans les résultats des recherches menées par les différentes disciplines (économie, sociologie, psychologie, épidémiologie), pour nourrir sa réflexion sur l'alcoolisme. Conscients de ce que les conditions de travail et d'existence ne peuvent à elles seules expliquer le développement de la maladie alcoolique, les représentants du mouvement Vie libre tendent également aujourd'hui à nuancer leur discours en parlant non pas seulement de "causes" mais de "facteurs". On peut ainsi lire dans Libres, n°183: "Les interventions sur les causes de l'alcoolisation et la prévention de l'alcoolisme se font par une action directe sur les facteurs directs: consommation, production, et par l'intervention sur les facteurs indirects, sources de mal de vivre", de même que l'on peut y retrouver les notions de "facteurs externes" (environnement socioculturel, environnement professionnel, environnement familial, pression médiatique) et de "facteurs internes" (prédispositions individuelles) proposées par le Haut Comité d'Etude et d'Information sur l'Alcoolisme [12]. Les alcoologues, nourris des avancées les plus récentes de l'épidémiologie, et donc Vie Libre à sa suite, envisagent en effet aujourd'hui l'alcoolisme comme le résultat d'une pluralité de causes. Ceci pousse certains représentants nationaux du mouvement à parler non plus de cause unique, mais de facteurs (au pluriel) ou d'un réseau de causes [13].

Il est frappant de constater la constitution de l'alcool comme Sujet dans le phénomène alcoolique: la revue Libres affirme la nécessité de faire mention de la responsabilité de l'Alcool  (et non pas de l'alcoolisme) dans toutes les campagnes d'information et de prévention des "grands problèmes de société et des maladies: femmes battues, enfance martyre, prostitution, délinquance, violence, accidents du travail, cancers, maladie cardio-vasculaires, etc." (cf. Libres, n°183).

En contrepoint à l'affirmation de la vulnérabilité des classes ouvrières, dont on trouve la trace dans les premiers documents du mouvement (i.e. dans les années 50), Vie Libre ne se fait pas faute de rappeler que l'alcoolisme n'est pas l'apanage des classes populaires [14], en vue de dissocier dans l'esprit commun: populaire et mal. La revendication du caractère populaire du mouvement n'est pas envisagée comme un paradoxe: elle est l'affirmation d'une autre façon d'être alcoolique, et s'articule à un vécu social différent, bref renvoie à une autre causalité.

2) Les discours individuels

Ces discours, tenus par les membres de l'association (anciens buveurs ou conjoints d'anciens buveurs) sont ceux que nous avons pu recueillir grâce à travers l'observation et la fréquentation assidue des familles adhérant à Vie Libre. Toutefois, ils ne forment aucunement, on le verra, un corps homogène de représentations. On se trouve confronté à des variations individuelles liées au fait que la maladie, dont la construction est assujettie à des modèles culturels, est aussi une expérience individuelle. La question peut d'ailleurs se poser de savoir ce qui détermine l'adoption chez les sujets, de tel type de discours et s'il existe des types de discours de causalité différents selon que celui qui le produit est un ancien alcoolique ou non.

Pourquoi chercher à savoir?

Alors que le mouvement Vie Libre inscrit dans son programme la lutte contre les causes de l'alcoolisme, certains malades rejettent radicalement cette interrogation. Il y a là un décalage entre le discours officiel (doctrinal) qui s'attache à la recherche des causes et le discours de certains de ses membres (qui affirment l'inutilité de les connaître). A ce niveau d'observation, on pourrait donner raison à Saliba, lorsqu'il affirme le désintérêt des anciens buveurs pour la "facette étiologique" de leur pathologie, s'il n'y avait là précisément d'une part un décalage avec ce que tend à réaliser le mouvement Vie libre au niveau doctrinal, et si le refus annoncé par certains sujets de rechercher les causes ne s'accompagnait pas, paradoxalement, d'un discours interprétatif de la maladie.

Bernard Mottez (1973) note très justement que lorsqu'au cours des séances de groupe les buveurs se mettent à rechercher les raisons les ayant conduits à boire [15], ils invoquent la politique nationale en matière d'alcool et les profits que beaucoup en retirent: "l'alcoolisme d'habitude fait figure d'explication dispensant (...) d'y regarder de plus près".(...) "Cet effet se trouve redoublé en raison de son alliance au terme d'alcoolisme psychique avec lequel, formant couple, ce qu'il y a dans l'un est supposé ne pas être dans l'autre" (p.79), expression qui a pour objet, selon lui, de constituer en comportement de classe un comportement qui est un comportement psychique. Si la même chose peut être dite des anciens buveurs de Vie Libre, on verra toutefois que cette attitude n'est pas identique pour tous les buveurs selon leur sexe, et que l'affirmation d'un alcoolisme d'habitude n'est pas qu'une explication en négatif, dispensant d'en fournir une autre, mais qu'elle a également sa vertu propre.

En réunion, l'usage fait par certains participants du terme de "cause" pour rendre compte des conditions dans lesquelles ils sont devenus alcooliques ou dans lesquelles ils ont rechuté, entraîne parfois des discussions fort vives parmi les anciens buveurs. Les uns reprochent aux autres de s'abriter derrière des causes extérieures visant à se déculpabiliser, et les autres répliquent en recherchant d'autres termes que celui de cause, comme celui de "moteur", parlant alors des "moteurs de l'alcoolisation".  Tout se passe comme si la notion de cause contenait l'idée d'une justification, retirant à l'alcoolique toute responsabilité dans le développement de sa maladie.

On peut noter le refus, chez certains membres, du discours doctrinal du mouvement sur les causes sociales de l'alcoolisme, lié à la difficulté qu'ils ont à se reconnaître dans la situation de l'alcoolique décrite par les textes diffusés par Vie Libre. "Y en a plein dans la section, ils sont pas au chômage, ils ont une maison, une famille; alors, c'est pas vrai que c'est les cas sociaux qui boivent, c'est plutôt l'alcoolisme qui apporte des cas sociaux! un gars qui boit, c'est pas parce qu'il est au chômage qu'il boit! c'est plutôt parce qu'il boit qu'il perd son emploi; ce qu'ils appellent des causes, c'est des conséquences!" (un ancien buveur). Ce point de vue est partagé par des conjoints de buveurs, bien que pas nécessairement par leurs conjoints.

La répugnance à laisser un buveur s'exprimer sur les causes supposées de son alcoolisme se fonde sur la crainte de le voir chercher dans les dites causes quelque justification qui tende à le dé-responsabiliser de son acte: "On a toujours de bonne raisons de boire: t'en as, elles disent que c'est parce qu'elles sont veuves, d'autres au chômage, d'autres, c'est parce que leur mari, il a une maîtresse!...Tout ça, c'est des prétextes. Mais y en a qui ont tout ça et qui boivent pas!.." (un conjoint de buveuse). "Ça sert à rien de chercher pourquoi on s'est mis à boire; on a toujours de bonnes raisons: des problèmes financiers, un divorce, n'importe quoi, des problèmes, tout le monde en a" (un buveur). Le refus de connaître la cause signifie ici le refus de s'abriter derrière elle comme derrière une excuse et de justifier son alcoolisme. La recherche de la cause est redoutée comme si elle devait faire obstacle à la recherche de la guérison, à la volonté de guérir et constituait un frein à l'action militante. Tandis que le mouvement préconise cette réflexion, de nombreux sujets tentent d'y échapper comme pour mieux répondre, paradoxalement, aux injonctions d'activisme de Vie Libre. Chez ces sujets, être actif, c'est être tourné vers l'avenir (c'est le vouloir-guérir), qui s'oppose radicalement à la quête étiologique, tournée vers le passé.

D'autres envisagent avec pessimisme toute possibilité de compréhension du phénomène, au motif que ce qui est en cause, c'est précisément la duplicité du personnage alcoolique: "c'est pas la peine de demander à quelqu'un pourquoi il boit, ça sera toujours un mensonge". Ils refusent alors le discours causal en arguant de l'impossibilité pour un alcoolique de répondre sans mentir, puisqu'il n'est plus lui-même (cf. Fainzang, 1994). Une femme dont le frère était alcoolique contacta un jour le mouvement Vie Libre et expliqua aux deux membres qui la reçurent les problèmes qu'il avait eus avec sa femme. L'un d'eux lui répondirent alors: "Madame, on veut pas savoir pourquoi il a bu. Ça n'a pas d'importance qu'il nous dise pourquoi il boit, parce que d'abord il nous racontera que des mensonges!"

Enfin, le refus de cette interrogation sur les causes est parfois justifié par son inefficacité pour lutter contre la maladie: "Ça sert à rien de se demander pourquoi on boit, c'est pas parce qu'on sait pourquoi, qu'on guérit".  Dans un opuscule publié par Vie Libre, un ancien buveur membre du mouvement, Pierre Boidin (1982), aborde ainsi la question de causalité: "Pourquoi boit-on? pour des tas de raisons. On boit parce qu'on est triste, on boit parce qu'on est heureux d'être ensemble". L'idée défendue ici est que toutes les raisons sont bonnes même quand elles sont contraires, d'où l'absurdité de ce questionnement individuel [16].

Tout se passe comme si la recherche des causes devait se faire au seul niveau de la société globale dans le but de voir comment être efficace dans l'action militante. Il semble qu'on puisse faire chez ces sujets, une distinction entre les causes de l'alcoolisation d'un individu particulier, sur lesquelles ils considèrent qu'ils n'ont pas à s'interroger puisque l'efficacité du mouvement ne doit rien à la connaissance des raisons individuelles de la maladie, et les causes de l'alcoolisme en général qui fournissent une base de réflexion sur les moyens dont elle doit se doter pour mener une action militante efficace, auprès des pouvoirs publics notamment. Au niveau individuel, ce qui compte "c'est de savoir pourquoi on veut arrêter de boire" ou, formulé dans des termes plus positifs quant à savoir ce que doit être l'objet de l'introspection: "ce qui est important, c'est de savoir pourquoi on veut guérir". A l'hôpital, un malade en rechute en cure de sevrage reçut la visite de deux "buveurs guéris" de Vie Libre; il expliqua à ses amis pourquoi il avait recommencé à boire. L'un d'eux lui répondit: "Mais tes causes, on en a rien à foutre! Parce que si tu cherches tes causes, tu vas te les rappeler, tu vas recommencer à boire. Cherches plutôt les causes pourquoi ne pas boire!". Le refus de l'introspection s'assortit ici d'une crainte des souffrances qu'elle peut engendrer et de son caractère pathogène. De l'affirmation de l'inutilité de la recherche de la cause, on passe ici à l'affirmation de sa dangerosité: "Plus on se demande pourquoi on boit, plus on boit!" (une buveuse).

Cette crainte reste très présente lors même que les sujets se livrent à cette investigation des causes: "Quand j'ai compris que l'alcoolisme, c'était une maladie, avec ma femme, on a discuté pendant des heures pour essayer de voir d'où ça venait. Et puis j'me suis rendu compte que les moments où elle buvait le plus, c'était quand elle téléphonait à sa famille, à ses frères et soeurs ou à ses parents. J'ai remarqué ça, moi. Et puis aussi, y a un deuxième truc: quand sa mère est décédée, à chaque fois qu'elle a porté un vêtement de sa mère, elle se remettait à boire. Ça la déprimait. Alors, on a tout enlevé. Mais on s'est forcés à ne pas vouloir savoir le pourquoi profond et depuis quand. Parce que, est-ce qu'il y a quelque chose derrière, un mauvais souvenir que ça réveillerait, on ne sait pas! Je la sens pas assez forte pour!" (un conjoint).

Comme on le voit, et cela contrairement à ce que préconise l'association dans ses textes, un certain nombre de membres rejettent donc l'interrogation sur les raisons qui les ont poussés à boire ou qui ont incité leur conjoint à boire. Cette attitude est-elle le propre d'un milieu social peu enclin ou peu entraîné à la démarche introspective? C'est probable. Ce qui nous intéresse toutefois ici, c'est que le refus affiché de rechercher les causes de leur alcoolisme ou de celui de leur proche, n'exclut pas, paradoxalement, la production d'un discours interprétatif de leur maladie, voire d'un discours causal [17]. La détermination des causes de son alcoolisme par un individu (et dont on trouve les traces dans ses discours spontanés) joue un rôle structurant dans l'élaboration de ses conduites thérapeutiques.

À travers l'idée selon laquelle la recherche de la cause équivaut à la tentative de se justifier, on retrouve ce que Young (1978) retenait précisément comme critère pour une définition anthropologique de la maladie comme inconduite disculpée grâce au transfert de sa responsabilité sur une cause externe à l'intention de l'individu malade. Cette question a été largement discutée par Zempléni (1985), pour qui l'élucidation de la cause n'implique pas disculpation puisqu'elle peut précisément aboutir à mettre en cause la responsabilité de l'individu dans l'apparition de son mal, considéré alors comme maladie-santion.

Bien que l'élucidation de la cause n'ait pas pour conséquence nécessaire de disculper le malade, elle peut en revanche avoir celle de disculper son entourage. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle certains conjoints sont au contraire d'ardents défenseurs de cette recherche des causes: "C'est important de savoir les vraies raisons, parce qu'au moins, on se déculpabilise!".

Si l'on souhaite appliquer le judicieux conseil de Watzlawick (1972), selon lequel: "Quand la cause d'un segment de comportement demeure obscure, questionner sa finalité peut néanmoins fournir une réponse valable" (p. 41), le décalage éventuel qui résulte de cette investigation doit être analysé. Ainsi, dans les discours de nos informateurs, il est frappant de voir que nombreux sont les buveurs chez qui ce n'est pas la cause de l'alcoolisation qui est explorée, mais la raison d'être, le but de l'alcoolisation. On passe du pourquoi au pour quoi. Cependant, si Marceline buvait "parce qu'elle était dépressive" et "pour se donner du courage et oublier ses problèmes", en revanche, Albert, maçon, buvait parce qu'il était "entraîné à boire sur son chantier tout simplement", mais "pour se sentir mieux et oublier ses soucis", déclare-t-il (et non pas pour faire comme les autres, comme on s'y attendrait), un jour où il  évoque les problèmes qu'il avait régulièrement sur son chantier dans ses relations avec les autres maçons qui lui faisaient des "crasses". La finalité psychotrope de l'alcool, qui ressort souvent après des entretiens prolongés et une familiarité avec les informateurs, n'est presque jamais annoncée par les hommes au départ. Ceci nous amène à nous interroger sur les différents discours de la causalité tenus sur la consommation excessive de l'alcoolique en fonction de son sexe.

La place des sexes dans les discours de la causalité

Bien que, comme on l'a vu, l'élucidation de la cause de leur alcoolisme soit fréquemment refusée, tout au moins lorsque leur point de vue est sollicité sur ce sujet, les anciens buveurs (de même que leurs conjoints) sont néanmoins enclins à chercher et à produire des explications de l'événement, ainsi qu'il ressort de leurs propos spontanés [18].

Une régularité frappante dans les discours de la causalité alcoolique est la place accordée au milieu familial et à l'habitude pour ce qui concerne l'alcoolisme des hommes, et à la dépression et aux difficultés psychologiques pour ce qui concerne l'alcoolisme des femmes: "Moi je dis que le service militaire, ça les incite à boire, hein, aussi; enfin, déjà ils sont prédisposés, parce qu'il avait quand même un père qui était aussi alcoolique, alors chez lui on buvait beaucoup déjà" (conjointe de buveur).

"Petit à petit, peut-être un peu parce que j'étais dépressive, j'ai trouvé que ça me donnait un petit coup de fouet, de boire. J'étais fatiguée, et puis alors déprimée! Même dans mon travail, je trouvais que c'était déprimant parce que les élèves sont durs et puis les parents sont durs aussi en fin de compte. Si on veut faire travailler un enfant on a les reproches des parents parce qu'on l'a grondé, comme quoi il fait des cauchemars la nuit, qu'il dort plus! si on balance une gifle à un gamin, on est sûr d'avoir des reproches! bon ben moi, ça me déprimait!" (buveuse, ancienne institutrice).

"Mimile, il a toujours bu par habitude" (conjointe de buveur).

"J'ai sorti avec un homme qui m'a menti, et je l'ai découvert par la suite: quand je me suis retrouvée enceinte, il a pas accepté le mariage parce qu'il était déjà marié. Alors ça m'a beaucoup marqué, à partir de ce moment-là, j'ai commencé à faire de la dépression" (buveuse).

"Chez les femmes, ça commence par la dépression, ça finit par l'alcool; chez l'homme, c'est le contraire" (un buveur).

"Parfois, elle se sauvait carrément de la maison, mais elle avait pas obligatoirement bu! c'était vraiment l'aspect dépression. Elle allait  n'importe où, dans la nature, dans les bois, elle disait: je vais trouver une rivière où me suicider" (un conjoint de buveuse).

Il n'est pas rare que lorsqu'un individu évoque sa famille pour souligner que nombreux en sont les membres, hommes et femmes, touchés par l'alcoolisme, celui-ci est assorti d'un commentaire différent selon le sexe du buveur: "Moi, j'avais sept-huit ans, on buvait de la bière à table déjà en mangeant, quand j'étais dans le nord. Mon père était alcoolique et ma mère avait des problèmes d'alcool, ensuite je suis monté à Paris, j'ai travaillé aux Halles, on travaillait la nuit, alors le matin, c'était le Ricard. J'ai un petit frère qui habite Saint-Ouen, il est alcoolique, lui aussi, il a toujours bu; j'en ai un qui est dans l'Aube, ils lui ont coupé une jambe il y a pas longtemps, suites de l'alcool, il a dû avoir un problème d'artérite qu'il a pas fait soigner, ils l'ont amputé; par contre j'ai une soeur qui est alcoolique, elle habite en Vendée, elle a voulu se suicider 3 ou 4 fois" (un buveur). On remarque ici que l'indication donnée à propos de sa soeur concerne sa santé psychologique, au contraire des informations fournies à propos de ses frères qui sont seulement physiques ou techniques.

Ainsi, qu'il soit homme ou femme, alcoolique ou conjoint d'alcoolique, le locuteur explique généralement l'alcoolisme d'un buveur par l'habitude et l'entraînement, et celui d'une buveuse par ses difficultés psychologiques. Plus rarement, l'alcoolisation excessive de l'individu est mise sur le compte de sa personnalité: "Chez elle, c'est par vice, c'est comme le mensonge! Ça, c'est dans le caractère des rousses!" (un conjoint de buveuse).

Les résultats d'une enquête commanditée par l'association Vie libre, et menée par Alain Cerclé (1992), ont conduit ce dernier à faire remarquer que la principale cause de consommation évoquée par les buveurs est l'entraînement (38,5%) mais qu'il existe des différences en fonction de leur sexe: les hommes évoquent des causes sociales alors que les femmes se réfèrent à des causes psychologiques. Comme l'a remarqué également Patrice Noiville (1981), "un facteur déclenchant semble plus facilement retrouvé et avancé par la femme que par l'homme alcoolique. La femme est généralement plus soucieuse de repérer et de mettre en évidence l'événement traumatique responsable de son alcoolisation: déboires sentimentaux, infidélité du conjoint, veuvage, perte ou changement d'emploi, mariage, naissance d'un enfant, etc." (p.133). Doit-on pour autant conclure à une spécificité de l'alcoolisme masculin par rapport à l'alcoolisme féminin ou peut-on tenter d'analyser comment s'organisent les discours qui s'y rapportent?

Dans un ouvrage collectif publié par le Centre de recherches sociologiques de Toulouse sur les alcoolismes féminins (1984), les auteurs dénoncent avec raison "le portrait-robot de la femme alcoolique dont un des traits serait (à côté de la clandestinité et l'interdit social) la névrose" et s'étonnent de ce que "la séparation entre alcoolisme primaire (ou d'entraînement) et alcoolisme secondaire (dû à des problèmes psycho-névrotiques) recouvre quasi exactement la coupure sexuelle: ainsi ne seraient dignes de l'intérêt des “psy“ que les femmes". Citant E. Dupont, ils notent: "il ne faut pas oublier que certains éléments de cet alcoolisme féminin dit psychiatrique sont d'origine culturelle et ne doivent pas être systématiquement mis sur le compte de la névrose, ainsi l'intensité de la culpabilisation, et la profondeur des difficultés relationnelles et existentielles chez des femmes très isolées de par leur statut de femmes au foyer" (que les auteurs appellent les femmes "emmaisonnées"), et remarquent que la femme alcoolique exhibée de nos jours a pour triste écho la femme hystérique du début du siècle.

S'il est certain que la spécificité de l'alcoolisme féminin tient à des raisons culturelles et non à la nature intrinsèque de la femme, il est non moins vrai qu'un alcoolisme masculin intègre aussi largement les problèmes psychologiques, quand bien même ils font l'objet d'un non-dit. C'est ainsi que la fréquentation assidue des familles membres de Vie Libre nous a permis d'apprendre que Bernard, jeune homme séduisant aux allures volontiers machistes, qui se présente comme un buveur "par habitude" et dont l'épouse évoque les anciennes saoûleries avec les copains, va régulièrement cuver son vin sur la tombe de ses parents. De même, Jules, qui n'a jamais mis son alcoolisme que sur le compte de l'entraînement, nous dira un jour: "je suis orphelin de père depuis l'âge de 9 ans, ma mère s'occupait plus de moi, alors quand j'ai commencé à travailler à quatorze ans, j'gardais ma paye, j'vadrouillais".

"Est-ce que je sais moi, pourquoi je buvais?", s'exclame un buveur en réunion. "J'ai toujours bu, depuis l'âge de 14 ans". Les récits de vie qu'il nous fournira, fragment par fragment au cours de notre étude, nous apprendront que c'est à cet âge qu'il a perdu sa mère, et sa femme nous confiera plus tard qu'il pleure aujourd'hui encore, à quarante-trois ans, à cette pensée.

Qu'on nous comprenne bien: il ne s'agit pas pour nous d'expliquer l'alcoolisme de ces buveurs, et de substituer à leur explication par l'habitude une explication par les difficultés psychologiques, mais de suggérer qu'il y a une éventuelle occultation par les sujets de certaines causes au profit de certaines autres, et d'examiner l'utilisation et la manipulation qu'ils font des schèmes de causalité. L'occultation des difficultés psychologiques des hommes en amont de leur alcoolisation est précisément une donnée sur laquelle il y a lieu de s'interroger.

L'alcoolisme masculin n'est bien sûr pas toujours expliqué par le seul entraînement. Il est parfois fait état de difficultés, mais dans des termes toujours différents de ceux qui s'appliquent aux femmes. On remarque ainsi que la tendance à mettre en avant des causes psychologiques dans l'alcoolisme des femmes (fragilité, dépression, nerfs...) a son pendant dans l'évocation des causes sociologiques de l'alcoolisme des hommes (entraînement, pression sociale, mauvaises conditions de travail) [19]. La cause se situe alors hors du buveur (elle lui est exogène), alors qu'elle est dans la femme, intrinsèquement fragile (elle lui est endogène).

L'homogénéité des propos de certains buveurs et de certains conjoints de buveurs semble suggérer qu'il n'y a pas des types de discours de causalité différents selon que celui qui le produit est alcoolique ou non, mais plutôt selon le sexe de l'alcoolique dont il est question. L'évocation du plaisir, du goût pour la boisson, est elle-même faite dans des termes différents selon le sexe du buveur. Chez le buveur, le goût pour l'alcool est synonyme de recherche de plaisir. Son affirmation met en scène son corps, ses sens. En revanche, le goût qu'a la femme pour l'alcool est synonyme de vice, ainsi qu'il ressort des propos tenus par le conjoint de la buveuse évoqué plus haut, mettant en scène la psychologie particulière des femmes rousses.

On remarque que non seulement fort peu de buveurs, parmi nos informateur, ont évoqué des difficultés psychologiques comme cause de leur alcoolisation excessive, mais que de surcroît, lorsque cela se produit,  leur récit fait le plus souvent référence à ce qui est considéré comme une "bonne raison", comme par exemple une injustice. C'est le cas d'un agent de police qui explique: "Moi, j'm'occupais de la caisse de la cafétéria, et un jour ils m'ont demandé de rendre la caisse, qu'un autre s'en occuperait, et puis je me suis fait voler l'argent dans le train. Quand je suis rentré au boulot, ils m'ont dit que c'était moi qui avait volé l'argent! Alors je me suis mis à boire, comme ça, tout seul le matin, à la cave. Et puis je me suis fait prendre à la prise de mon service. Ils m'ont fait souffler dans le truc, j'avais plus de trois grammes".

Un autre, magasinier dans une grande surface, raconte: "Moi, j'ai été victime d'une injustice. On m'a accusé à tort, alors c'est là que j'ai commencé à picoler. Au boulot, on m'a accusé de vol, parce qu'un jour j'ai oublié la caisse que je devais ramener à l'entrepôt où je suis réceptionniste, et le lendemain elle avait disparu. Ça m'a complètement cassé. J'ai fait une dépression. Et je me suis mis à boire de plus en plus, parce que les bouteilles, y en a a foison, là-bas! La bière, y en a plein de paquets! tu peux te servir, y a de tout!"

Si du point de vue de la recherche étiologique, les enchaînements causals ne sont pas transitifs, comme le fait remarquer Fagot-Largeault (1992):  "De ce que A cause B et B cause C, il ne résulte pas que A cause C" (p.37) [20], il n'est cependant pas rare que les discours et récits faits par les sujets laissent apparaître une transitivité dans les chaînes de causalité: Jeanne (une conjointe de buveur) explique: "Comme je pouvais pas avoir d'enfants, je me suis dit que ça devait l'ennuyer, que ça le déprimait, et que petit à petit c'est pour ça qu'il s'était mis à boire". Un autre jour, elle raconte à une nouvelle adhérente du mouvement qu'elle s'est longtemps cru responsable de l'alcoolisme de son mari: "J'ai pensé pendant très longtemps qu'il buvait parce que je pouvais pas avoir d'enfants". Le maillon intermédiaire (la perturbation psychologique ou la dépression qui résulte de A et qui entraîne à son tour C) peut être sans inconvénient oblitéré du récit causal, lorsqu'il s'agit de relater la genèse de l'alcoolisme masculin. L'accent est plus mis sur les raisons de la dépression que sur la dépression elle-même.

On remarquera enfin que la dimension psychologisante du discours causal se retrouve souvent chez les deux conjoints sans que la cause évoquée soit nécessairement la même. Ainsi, Francis attribue-t-il le début de l'alcoolisation de son épouse au choc qu'elle a éprouvé à la mort de son frère quatre ans auparavant, tandis qu'elle explique son alcoolisme en évoquant les difficultés qu'elle a eues à assumer sa troisième grossesse dix ans plus tôt et auxquelles elle fait remonter son état dépressif.

De même que les femmes sont présentées, en règle générale, comme nécessairement vulnérables, et alcooliques parce que vulnérables, de même les discours de la causalité font intervenir des représentations du corps en étroite relation avec la construction sociale des catégories de sexe. Les liens de causalité établis notamment entre l'état des nerfs et l'alcoolisme ont ceci d'intéressant qu'ils les situent généralement en amont de l'alcoolisation lorsqu'il s'agit d'une femme alcoolique, et en aval de l'alcoolisation lorsqu'il s'agit d'un homme, même si, dans tous les cas, les nerfs subissent les effets de l'intoxication par l'alcool.

De nombreux travaux font état de la féminisation du symptôme des nerfs. Pour n'en citer qu'un, l'approche historique de la catégorie des nerfs dans la médecine occidentale que propose Cayleff (1988) montre ainsi que la conceptualisation, tout comme le diagnostic et le traitement médicaux des désordres des nerfs ont été largement marqués par les "idéologies de genre". L'impact évident de ces idéologies sur la construction sociale de la catégorie des nerfs se retrouve dans le discours sur les causes de l'alcoolisme: tout se passe comme si, en vertu de leur conformation naturelle, les femmes avaient les nerfs plus vulnérables, leur nervosité et les problèmes y afférents étant susceptibles d'induire une conduite d'alcoolisation excessive, alors que les nerfs des hommes ne seraient malades qu'à condition d'être touchés par une substance extérieure, l'alcool, dont les caractères intrinsèques viendraient pervertir la nature propre de l'homme. Ici les hommes ont également les nerfs fragilisés mais ce ne sont jamais des nerfs malades  qui permettent d'expliquer leur comportement en amont. C'est l'alcoolisation excessive qui entraîne leur fragilisation. Les nerfs sont naturellement fragiles chez les femmes, ils sont détériorés par l'alcool chez les hommes.

Ce qui nous semble important ici n'est pas tant de mettre en cause la réalité d'une opposition tranchée entre alcoolisme masculin et féminin, que de montrer que les discours façonnés par les sujets visent à renvoyer d'eux ou de leur conjoint une image sociale satisfaisante ou conforme à la construction culturelle des catégories de sexe. Trouver une raison psychologique (dépression, fragilité) est nécessaire pour la femme chez qui l'alcoolisation est stigmatisée, n'en pas trouver (et évoquer l'habitude ou l'entraînement) est nécessaire pour l'homme chez qui l'alcoolisation est valorisée, en tant quelle atteste à la fois de sa force physique, capable de "tenir" l'alcool, et de la convivialité dans laquelle elle est insérée. Les discours de la causalité sont le fruit  d'une élaboration culturelle, en ce que le lien établi entre une cause donnée et l'alcoolisme répond à une nécessité sociale, celle de se conformer à l'image résultant de la construction culturelle des catégories de sexe, de même qu'y répond le choix d'occulter la cause qui pourrait défier cette image.

On se réfèrera aux remarques très pertinentes de Lieban (1992), citant Kenny, à propos des maladies prestigieuses comme l'hypertension artérielle, la goutte, les ulcères, en tant qu'associées à, ou causées par, un "excès de bonnes choses dans la vie". Lieban commente: "L'étiologie de la maladie peut symboliquement l'associer avec ce qui est considéré comme socialement désirable".

De la même façon, l'attribution de l'alcoolisme à l'entraînement (de même que, par voie de conséquence, l'occultation des causes psychologiques en ce qui concerne l'alcoolisation excessive des hommes) est valorisante car elle suppose implicitement une sociabilité dense. La lecture des discours de la causalité doit donc prendre en compte le fait que l'interprétation causale est le résultat d'une construction collective assujettie à celle des catégories de sexe.

Les chaînes causales

Bien que la doctrine Vie Libre ait produit au sujet de l'alcoolisme un discours de la causalité cohérent, l'alcoolisme et plus encore sans doute l'alcool occupent une position ambiguë dans la chaîne étiologique. L'alcoolisme est ainsi parfois conçu comme la cause de toutes les maladies ou comme la source de tous les malheurs (problèmes professionnels, mésentente conjugale, difficultés scolaires des enfants, peur, violence), parfois comme symptôme (notamment de désordres psychiques), d'autres fois enfin comme conséquence de problèmes d'un autre registre (social, professionnel). Le flou conceptuel qui entoure la notion d'alcoolisme dans les documents de l'association Vie Libre [21], à l'image d'ailleurs de celui qu'il revêt dans le milieu de l'alcoologie [22], est également endossé par les discours individuels, qui tendent souvent à attribuer à l'alcoolisme (identifié à l'alcool) le rôle cumulé de cause et conséquence.

Mais l'alcool est fréquemment présenté comme LA véritable cause: "On dit toujours qu'y a des problèmes qui font que les gens ils deviennent alcooliques, ben, en fait on s'aperçoit que quand on devient alcoolique, on s'attire des problèmes. Celui qui se met à boire, il commence à avoir des problèmes, celui qui boit pas, il a pas de problèmes" (un buveur).

"Y a pas de cause valable: t'as des femmes qui te diront que c'est parce que leur mari les a quittées, et en remontant l'histoire, on trouvera que c'est parce qu'elle buvait que son mari l'a quittée!" (une conjointe d'ancien buveur). L'alcool est alors situé au début de la chaîne causale.

"On dit toujours “les maladies du coeur“, “les maladies du poumon“, “le cancer“, etc., mais on devrait dire: “l'alcool“, car c'est ça la vraie maladie, qui entraîne toutes les autres. Au départ, c'est l'alcool, la cause!" (un conjoint). L'alcool est alors à l'origine de toutes les maladies, comme de tous les malheurs [23]. L'alcool devient l'explication ultime de la maladie, au delà de laquelle on ne peut remonter. "Chez lui, il y a pas eu de dépression, c'était la continuité, tout doucement jusqu'au piège. Au début on se culpabilise, on se dit: “c'est peut-être parce que j'ai pas fait ci ou ça“, finalement, après des années, on se rend compte qu'on a pas été le coupable, ça a été uniquement l'alcool qui a été le coupable!".

La construction d'une chaîne de causalité se soldera par un transfert de responsabilité sur l'alcool, dont la personnification a déjà été notée dans le discours doctrinal (voir plus haut). Sans doute y aurait-il lieu de considérer que ce que les sujets appellent  "la cause" correspond à ce que Zempléni (1985) appelle "l'agent" dans sa distinction entre cause, agent et origine. Toutefois, il semble préférable de garder le terme de cause, non seulement parce que c'est le terme utilisé par les sujets eux-mêmes, mais aussi parce que la détermination de cette cause permet à certains précisément de renoncer à remonter plus haut dans la chaîne causale. L'explication par l'alcool a une vertu explicative totale: la chaîne est stoppée et la connaissance causale de la maladie s'épuise dans l'alcool.

L'appréhension des schèmes interprétatifs est d'autant plus ardue que ces derniers font l'objet d'une évolution dans le temps. Le récit suivant illustre les différentes étapes de la quête étiologique d'une épouse d'alcoolique: "Cette maison, c'est mon mari qui l'a construite. Il est pas maçon, il est mécanicien; mais il a des mains en or. C'est lui qui l'a construite entièrement. On n'avait pas d'argent, on l'a payée avec nos mois: on attendait la fin du mois pour que les briques rentrent ou pour faire rentrer les poutres. On a mis douze ans à la faire. Quand Robert, il est devenu alcoolique, je me suis tout de suite dit: “c'est de ma faute“, d'abord j'ai pensé: “c'est parce que je suis plus vieille que lui“, je l'avais prévenu quand il a voulu qu'on se mette ensemble, que j'étais plus vieille, mais il tenait à moi, je lui ai dit aussi: “je suis divorcée, j'ai déjà une fille, c'est fini, j'veux plus d'enfants“, il a dit: “ça fait rien, moi non plus, j'en veux pas“. Alors quand il s'est mis à boire, j'me suis dit: “c'est parce que suis plus vieille“ et puis après “parce que je lui ai pas donné d'enfants“, puis j'ai pensé: “c'est à cause de la maison“, ça nous a tellement bouffé cette maison, tous ces soucis, puis je me suis rappelée qu'on s'est connu quand je servais dans un café; c'est moi qui le servais, j'avais jamais fait attention, je sais pas ce que je lui servais, puis j'me suis rappelée: 3 ricards, peut-être 4... alors j'me suis culpabilisée; et puis quand j'ai connu Vie Libre, on se déculpabilise; pourquoi il a commencé à boire, on lui a jamais demandé. Ça c'est un travail personnel, et puis un jour, on comprend quelque chose: mon mari, il a réalisé que dès quatorze ans, il était apprenti mécanicien, ses copains de boulot - c'était des adultes - ils le poussaient à boire en disant: “t'es pas un homme“ s'il refusait".

Les différents événements de la vie de ce couple (mariage, construction de la maison, difficultés financières, etc.) détermineront et moduleront les relations causales élaborées par cette femme pour s'expliquer la maladie de son mari, et dans lesquelles elle se met toujours en cause. La quête étiologique à laquelle elle s'est livrée se poursuivra jusqu'à ce que la rencontre avec le mouvement Vie Libre l'amène à renoncer à traquer les causes de la maladie de son époux et les motifs qu'elle pourrait avoir de s'en tenir responsable. On notera toutefois que ces causes ne sont pas mutuellement exclusives, et que de nombreux récits admettent une pluralité de causes, même s'il n'est pas rare que ces diverses causes soient ramenées à une seule, originelle, d'où toutes les autres découlent, suivant le modèle que Coninck et Godard (1989) ont appelé "archéologique" [24].

On rapportera également l'exemple de ce témoignage rapporté dans la revue Libres (n°183, sept-oct 1990), où les séquences temporelles évoquées par un buveur ont au contraire pour objet de mettre en cause des tiers: "Déjà, très jeune, ma grand-mère me donnait du pain trempé dans du vin et du sucre, je devais avoir quatre ou cinq ans. A quatorze ans, je suis parti à l'usine. Là, les anciens me faisaient ramener les litres de vin et me poussaient à y goûter. Pour ne pas paraître idiot, je devais accepter. C'est là que j'y ai pris goût. J'étais timide et bourré de complexes. Cela me permettait de me croire un homme. A vingt ans, ce fut le régiment, deux années en Algérie où nous avions, en plus de notre ration de vin, notre bouteille de “pousse au crime“ qui faisait oublier la peur". Ce témoignage est exemplaire de la reconstruction causale de l'événement à travers l'évocation de trois phases temporelles (“à quatre ou cinq ans“, “à quatorze ans“, “à vingt ans“) qui auront toutes pour objet ici de disculper le buveur, et dans lesquelles sont impliqués la responsabilité des tiers ou des situations imposées (“ma grand-mère“, “les anciens à l'usine“, “le régiment en Algérie“).

Les sujets ne s'en tiennent donc pas nécessairement à une explication unique. Le discours causal évolue dans le temps: il intègre de nouveaux schèmes explicatifs et en garde ou en abandonne d'anciens. On a une étiologie dynamique, mouvante au gré des influences qu'elles reçoivent (l'association, le conjoint, sa propre histoire...).

Les éventuels désaccords opposant les individus en réunion sur la position de l'alcool dans la chaîne étiologique et son statut dans la genèse et le développement de la maladie trouvent toujours à se résoudre par la conviction partagée que "quelle que soit la cause, si on commence, après c'est foutu", autrement dit par l'affirmation d'une causalité circulaire, en vertu de laquelle les difficultés dans lesquelles vit l'alcoolique et son alcoolisme s'entraînent inexorablement.

DU DISCOURS AUX PRATIQUES

À la question que nous nous sommes posée de savoir si l'efficacité du mouvement passe par l'adhésion de ses membres au système de représentations forgé par sa doctrine et notamment à son discours étiologique, la réponse doit être nuancée. On est tenté de répondre dans un premier temps par la négative dans la mesure où, comme on l'a vu, les discours individuels ne s'accordent pas nécessairement avec le discours doctrinal. Toutefois, on s'aperçoit que les discours individuels des buveurs ne sont pas foncièrement contraires à l'action du mouvement, puisque la co-existence de discours de causalité parfois antagoniques n'exclut pas de la part des individus l'observance de l'abstinence ni la prise en charge affective de leurs pairs. En effet, qu'il s'agisse du refus de s'interroger sur les causes profondes de son alcoolisation propre ou du choix des sujets d'interpréter leur maladie de manière à donner d'eux-mêmes une image qui corresponde aux modèles sociaux associés aux catégories de sexe, le processus inclut dans tous les cas une focalisation sur l'élément-Alcool générateur de tous les maux. Cet élément, personnifié, devient celui par qui tout le mal arrive, qu'il soit générateur ou lui-même engendré par d'autres causes. Le sentiment consensuel est que, quelle que soit la position occupée par l'alcool dans les chaînes étiologiques, sa présence est à la source du mal qui les réunit dans ce mouvement.

Si le fait de placer l'alcool en amont des chaînes causales revient à affirmer avec force que sa suppression résoudra le problème de l'alcoolisme et, par conséquent, valider la nécessité de l'abstinence, la reconnaissance par les sujets d'une autre cause, antérieure ou originelle, de leur alcoolisation, doit, pour ne pas mettre un obstacle à leur volonté de respecter l'abstinence, s'accompagner d'un accord minimum sur les éléments fondamentaux de la théorie de la maladie développée par Vie Libre, à savoir sur le caractère acquis de l'alcoolisme [25], sur le caractère social de son occurrence (lié aux conditions et à l'histoire de vie des individus), et sur la possibilité de guérison de cette maladie.

CONCLUSION

Dans un précédent travail consacré à l'interprétation de la maladie dans des familles d'origines culturelles diverses (Fainzang 1989), nous avions distingué plusieurs modèles de mises en accusation dans les discours élaborés par les sujets. On y distinguait: la mise en cause de soi, la mise en accusation d'un Autre (proche ou éloigné), et la mise en accusation de la société. Ces modèles se retrouvent ici, avec:

1. la mise en cause de la fragilité intrinsèque des femmes alcooliques qui boivent parce qu'elles sont dépressives (la "faiblesse", la "fragilité", l'"absence de volonté", la "maladie des nerfs", sont autant de termes récurrents dans ce type de discours),

2. l'imputation de l'alcoolisme à un événement dont un proche est tenu responsable (divorce, stérilité, etc.) ou au comportement des autres (entraînement, malveillance, etc.). On observe toutefois que l'accusation de son conjoint se fait rare parmi les couples adhérents de Vie Libre. Présente parfois dans les discours des nouveaux membres, elle est vite contrecarrée par l'idéologie de la symbiose et de la solidarité entre conjoints développée par le mouvement.

3. enfin la mise en cause de la société (à travers les mauvaises conditions de vie faites aux individus, les intérêts économiques en jeu, la publicité, la pression sociale, etc.).

Dans tous les cas, si la stratégie collective prônée par le mouvement est de militer et de lutter contre les situations pathogènes engendrées par un certain type de société, la stratégie individuelle est de se distancier de l'alcool et de l'Autre (buveur) [26]. C'est ainsi que de nombreux ex-alcooliques choisissent de ne plus fréquenter de buveurs et de couper totalement, au moins dans un premier temps, avec leur ancien réseau de relations sociales, auquel le mouvement se substitue. De même qu'ils font souvent disparaître l'alcool des foyers, considéré comme l'élément pathogène majeur, tel cet ancien alcoolique qui range désormais, dans le bar de son salon, les numéros de la revue Libres.

Comment le mouvement Vie Libre gère-t-il l'absence d'homogénéité des discours étiologiques? Dans un numéro de la revue Libres, il est rapporté le cas d'un alcoolique qui, venu trouver des responsables du mouvement, leur dit: "Ben voilà, je suis venu parce qu'on m'a dit qu'ici, je pourrais trouver une femme", en ajoutant: "Si je bois, c'est parce que je suis seul. Trouvez-moi quelqu'un et j'arrêterai de boire" (n°171: p.7). Ceux-ci lui répondirent qu'il était mal renseigné et lui signifièrent qu'il prenait le problème à l'envers: "Vous êtes seuls parce que vous buvez". On s'aperçoit que, selon que c'est le niveau individuel ou collectif qui est considéré, le discours de Vie Libre sur la causalité est différent. Ainsi, au niveau strictement individuel, l'alcool redevient la cause première, même si au niveau collectif, c'est la société qui est considérée comme à l'origine de l'alcoolisme.

L'inversion des termes de la relation causale n'est pas qu'une opération intellectuelle (ou une élaboration cognitive distincte), c'est aussi une stratégie.

La nature stratégique de l'élaboration et de la manipulation des schèmes de causalité réside dans leur aptitude à induire, de manière légitime et cohérente pour les individus, des conduites à vocation thérapeutique. Un mécanisme analogue s'observe chez les individus, en ce sens que le discours causal élaboré par les sujets concernant leur alcoolisme (en l'occurrence la position accordée à l'alcool dans la chaîne causale), a une incidence certaine sur leurs conduites thérapeutiques et leurs pratiques sociales.

On sait par exemple que de nombreux buveurs (hommes) refusent d'être soignés par des psychiatres, par crainte d'être assimilés à des malades mentaux (observation couramment faite par les psychiatres, dont Marty 1980). Si la réticence des hommes à prendre des anxiolytiques, des tranquillisants ou des anti-dépresseurs peut s'expliquer par le fait que, comme le fait remarquer Pélicier (1992): "aux yeux du grand public, prendre des anxiolytiques peut être considéré comme un signe de faiblesse suggérant un manque d'amour-propre", il n'est pas fortuit que cette réticence soit plus forte chez les hommes dont on se souvient la répugnance à reconnaître l'existence de difficultés psychiques en amont de leur alcoolisation. En revanche, on ne peut qu'être frappé par le fait qu'ils acceptent plus volontiers de suivre un traitement psychoactif lorsque celui-ci est prescrit par un généraliste, en tant que médication réparatrice des dommages causés par l'alcool, de même que dans le schéma causal de l'alcoolisation excessive masculine, c'est l'alcoolisme qui entraîne la détérioration des nerfs.

La relation entre les discours de la causalité et les conduites des individus apparaît de manière plus criante encore si l'on veut bien ne pas limiter la notion de pratiques ou de conduites "thérapeutiques" à l'acception biomédicale, mais qu'on l'applique, en adoptant une posture résolument émique, à toutes conduites jugées par les individus comme ayant une portée thérapeutique. On prendra trois exemples parmi les cas évoqués plus haut, pour illustrer ce point:

exemple 1: "Quand sa mère est décédée, à chaque fois qu'elle a porté un vêtement de sa mère, elle se remettait à boire. Ça la déprimait. Alors, on a tout enlevé". Considérant que c'est la pensée de sa mère défunte qui engendre chez son épouse la dépression et l'alcoolisation, son conjoint la dissuadera de porter les habits de sa mère et l'aidera à les enlever de la penderie. Retirer de la penderie les robes de la mère et retirer de la maison toutes les bouteilles d'alcool sera un même geste thérapeutique (et préventif: éviter la rechute).

exemple 2: Convaincu qu'elle boit par "vice", parce que la tricherie, le vol et le mensonge sont par essence dans le caractère des rousses, son mari lui interdit l'accès à l'argent domestique et se munit toujours de son sac lorsqu'il se rend, chez lui, aux toilettes afin de garder sur lui son portefeuille, son porte-monnaie et son chéquier, et lui retirer les moyens de céder à sa tentation de boire.

exemple 3: Parvenus à la conclusion que leur alcoolisation excessive est une réaction à l'injustice dont ils ont été victimes, deux buveurs, loin de condamner la répression du vol lorsque celui est avéré et adoptant volontiers un discours franchement légaliste, figurent parmi ceux qui réclameront avec le plus de virulence l'usage de l'espéral dont ils apprécient la fonction répressive [27]. Le réceptionniste ira jusqu'à demander la pose d'implants [28], et l'agent de police déclarera: "L'espéral, c'est utile, c'est un peu le gendarme!".

À côté de l'abstinence, consentie sur la base d'une stigmatisation de l'agent-alcool renforcée par Vie Libre, chacun construit par conséquent sa stratégie, en fonction des représentations de son mal.

L'entrée dans le mouvement implique l'adhésion à un discours causal minimum (cohérent avec la doctrine de Vie Libre selon lequel la guérison est possible à condition que le buveur se tienne à distance de l'agent pathogène) qui n'entraîne pas nécessairement l'abandon d'un discours individuel. Le respect de l'abstinence est donc tributaire sinon d'une adhésion au discours étiologique de la doctrine Vie Libre, au moins d'un accord sur la responsabilité de l'Alcool, à partir duquel le buveur construira des étiologies connexes et subséquemment, opèrera des choix en ce qui concerne ses conduites à l'égard de son entourage.

Faire l'impasse sur le maillon personnifié de l'alcool, c'est s'exposer à ne pas pouvoir se plier à l'impératif d'abstinence: lorsqu'Albert, qui fréquente le mouvement depuis peu, se présente à plusieurs reprises en réunion en disant qu'il se sent mal dans sa peau, qu'il a souvent des malaises, qu'il est malheureux, qu'il se querelle en permanence avec sa femme, etc., et qu'il tentera d'exposer les raisons qu'il attribue à son état, il omettra systématiquement de parler de l'alcool, ce que lui reprocheront véhémentement les autres membres de l'association. Le saut étiologique qu'il fait en parlant de son mal-être et, en amont, des soucis que lui causent son travail et son épouse, l'empêchera d'être considéré par les autres comme un authentique membre de la famille Vie Libre et de pouvoir jamais prétendre à la qualité de buveur guéri.

On peut donc conclure:

1) que même lorsqu'il y a refus de s'interroger sur les causes de son alcoolisme (ou de celui de son conjoint), il y a production d'un discours étiologique,

2) que ces discours s'alignent sur les modèles culturels construits autour des catégories de sexe,

3) que l'interprétation qu'un individu donne de son alcoolisme (ou de celui de son conjoint) influence, sinon détermine, ses choix thérapeutiques,

4) que la co-existence de ces discours avec le discours doctrinal de Vie Libre est possible et ne contrecarre pas l'action du mouvement pour autant que les schémas de causalité qu'ils contiennent admettent une focalisation sur la "responsabilité" de l'Alcool-Sujet.

Dans un ouvrage consacré à l'expertise médicale, Nicolas Dodier (1993) écrit que l'action contre l'alcoolisme pose la question du sujet, lorsque le médecin exerçant dans le cadre de la médecine du travail (mais la même chose pourrait être dite d'autres contextes médicaux) propose un contrat à l'individu. "Le médecin va essayer de mettre en place des éléments qui permettent de rendre à l'individu un statut de sujet dont il est justement privé sous l'emprise de l'alcool". Il explique: "L'individu est défini par le médecin comme "dépendant": il est lié, corporellement, à un produit. Il a donc perdu une part d'autonomie. Une manière de rendre à l'individu son statut de sujet consiste à lui proposer des "contrats", c'est-à-dire des accords conclus de plein gré avec le médecin, concernant sa conduite (...). Le cadrage de l'individu comme sujet fait alors partie de la thérapie" (p.115).

Les choses se passent un peu différemment ici: l'association Vie Libre n'enjoint pas le malade de passer un contrat. Elle ne lui demande aucune promesse, aucun engagement. Elle l'invite simplement à considérer l'Alcool comme la source de tous ses maux, en vue de l'inciter à le tenir à distance, à la manière dont on évite de fréquenter quelqu'un dont on juge qu'il nous cause du tort. La personnification de l'Alcool est sans cesse réaffirmée. Elle est largement présente dans les discours individuels: pour le buveur, l'alcool est un "faux-ami", un "faux-frère" ou un ami qui l'a "trahi" ou encore son "pire ennemi"; pour une conjointe de buveur, "l'alcool, c'est pire qu'une prostituée; au moins, s'il revenait de chez une prostituée, il pourrait se laver et ça serait fini, y aurait plus de trace"; pour une autre: "la bouteille, c'est comme une maîtresse qui le lâche plus". Mais cette personnification est encouragée par Vie Libre qui parle de l'alcool comme de "cet ami qui vous veut du mal" ou de "cet assassin en liberté". L'abstinence équivaut à une rupture des relations avec l'ennemi, le passage dans un autre camp. La thérapie est conçue en termes de conduite d'évitement de l'alcool, l'agent pathogène, comme vis-à-vis d'un individu. C'est l'alcool qui est alors constitué en Sujet, responsable de tous leurs maux, incarnation métonymique de la société qui le produit et le promeut en encourageant sa consommation, et qui aliène les individus qui s'y adonnent. Il est le sujet contre lequel l'individu est invité à se défendre, aux côtés de son conjoint (dont la symbiose dans le malheur et la maladie est sans cesse réaffirmée), et qu'ils doivent ensemble tenter de chasser de leur foyer, en vue de célébrer, ensemble, la culture de l'abstinence.

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[1] S'agissant des étiologies traditionnelles, Zempléni a réalisé une étude approfondie des problèmes conceptuels rencontrés par les ethnologues dans l'étude de la causalité qu'il considère comme le plus vieux thème et le plus épais de l'anthropologie de la maladie. Il a notamment tenté de résoudre les difficultés conceptuelles auxquelles on se heurte lorsqu'on étudie la question de la causalité dans les sociétés sans écriture en proposant une nouvelle terminologie qui rende compte des diverses opérations incluses dans l'activité diagnostique.

[2] Les discours de causalité envisagés ici ne concernent que les conduites d'alcoolisation s'effectuant dans le cadre de l'alcoolo-dépendance.

[3] À laquelle N. Sindzingre (1984) marque son allégeance en notant que: "Par rapport à d'autres réflexions concernant l'interprétation de la maladie, par exemple philosophiques, historiques ou biomédicales, celle de l'anthropologie a une spécificité inscrite dans la démarche même de cette discipline: penser celle-ci comme représentation, donc comme fait social; l'appréhender comme production intellectuelle et pragmatique - "représentation" est un terme qui ne renvoie pas seulement à des pensées ou à des mots, mais aussi à des conduites - d'un groupe donné, comme découpage particulier dans une totalité sociale réelle". La notion de représentations désigne donc, non pas des idées sur les choses, mais "des croyances et des jugements étayant des pratiques effectives" (p.102).

[4] Cette recherche s'inscrit dans le cadre d'une étude plus large sur les constructions symboliques élaborées par les anciens buveurs et leurs conjoints pour s'expliquer et rendre compte à la fois de l'occurrence de la maladie dans leur famille et des effets de l'alcoolisme sur leur vie sociale et sur leur corps. Elle fait suite à une recherche sur les conceptions que les sujets développent concernant les effets de l'alcool sur le cerveau, les nerfs et le sang, et sur le rôle attribué à ces différents organes dans la formation de leur comportement social.

[5] Il ajoute d'ailleurs: "Considérer l'alcoolisme comme une maladie comparable au diabète renvoie à un raisonnement sur le modèle religieux basé sur la notion de prédestination. Il s'agit d'un déterminisme pluri-dimensionnel où une large part est réservée au facteur spirituel. Or qui dit spirituel dit croyance, donc tout raisonnement étiologique devient inutile. Chez les A.A., la solution du problème ne dépend pas de la découverte des causes. On peut voir dans leur approche une sorte d'anti-modèle psychiatrique" (p.83).

[6] Jusqu'en Octobre 1990, le sous-titre de Libres était: "Revue du Mouvement Vie Libre. Guérison et promotion des victimes de l'alcoolisme et lutte contre les causes".

[7] Il suffit de constater, comme le font Jandrot-Louka et Louka (1989), l'ambiguïté du traitement social réservé aux alcooliques, pour voir que le statut de malade, dans ce cas, ne les fait pas pour autant inscrire leur maladie dans la catégorie des étiologies exogènes, où la maladie est extérieure au sujet. "La volonté, de préférence bonne, est une condition minimum pour qu'ils restent au statut de malade, et son absence les fait passer au statut de délinquants" (1989: 314).

[8] Maser & Dinges (1992-93) parlent à ce propos de la "comorbidité" de la dépression endogène avec l'abus de substances psychoactives.

[9] Il existe toutefois quelques nuances entre le discours des fondateurs et celui des actuels présidents de l'association, lié à l'évolution du mouvement qui souhaite rester en prise avec le monde médical, les avancées de celui-ci entraînant des modifications dans les propos de celui-là. Vie Libre parle par exemple aujourd'hui, à l'instar des alcoologues, d'"alcoolo-dépendance" plutôt que d'alcoolisme.

[10] "Dieu m'a donné la sérénité d'accepter les choses que je ne peux changer, le courage de changer les choses que je peux changer, et la sagesse de connaître la différence".

[11] Bien que les associations soient unanimes à dire que l'alcoolisme est une maladie, elles diffèrent donc néanmoins entre elles sur la question du type de maladie auquel on a affaire. La presse de Vie Libre écrit ainsi: "On peut comparer l'alcoolisme à la boulimie, l'anorexie, le tabagisme, mais pas au cancer, diabète ou tuberculose. Les premières sont des maladies qui ont un rapport évident avec la volonté, les autres ne sont pas choisies mais subies". Ce point de vue est radicalement différent de AA qui compare au contraire l'alcoolisme au diabète sur la base d'une théorie de l'alcoolisme comme "allergie à l'alcool".

[12] Aujourd'hui absorbé par le Haut Comité de la Santé Publique (cf. HCEIA, "Poste de travail et alcool", 1989).

[13] Sur le concept de réseau de causalité, qui comprend les effets de plusieurs agents et leurs interactions, voir Vineis (1992).

[14] La revue Libres cite une enquête de l'INSEE de 1981 faisant apparaître que les ouvriers qualifiés n'arrivent qu'au 6ème rang des consommateurs réguliers d'alcool après les exploitants agricoles et leurs salariés, les artisans et petits commerçants (Libres n°159, 1986).

[15] Il s'agit ici de buveurs en cure dans le cadre de la médecine du travail.

[16] Cela ne l'empêchera pas de mettre en cause, au niveau collectif, la solitude et l'isolement dont souffrent de nombreuses personnes, et de proposer le slogan: "métro-dodo-boulot-bistrot" pour stigmatiser un certain mode de vie et rendre compte des raisons qui poussent les gens à rechercher des contacts dans les cafés.

[17] Il n'est pas inutile ici de souligner la valeur heuristique de la méthode ethnologique qui s'appuie sur un terrain de longue durée et sur l'observation. Le recours à des modes de recueil de données autres que l'entretien et les questionnaires permet d'obtenir du matériel qui conduit à distinguer le discours affiché (celui que les sujets produisent consciemment et revendiquent en réponse à des questions posées lors d'entretiens) et le discours spontané, plus profond, qui jaillit de lui-même aux détours de conversations informelles et qui fuse à travers les actes de la vie quotidienne

[18] Il est remarquable à cet égard que les matériaux recueillis lors de l'expression spontanée des individus dans leur vie quotidienne, font apparaître des discours étiologiques chez ceux-là même qui les refusent lorsqu'ils sont interrogés sur cette question. Une distinction doit donc être établie ici entre la parole spontanée et la parole sollicitée, aspect d'autant plus important qu'il souligne la valeur heuristique de la méthode ethnologique.

[19] Constatant que l'alcoolisme masculin est massivement référé à des causes sociales, Cerclé fait remarquer que les grands principes de classification (alcoolisme social / psycho-individuel // alcoolisme masculin / féminin) sont communs aux théories sur les causes de la maladie fournies par les enquêtées et les classifications "savantes" (p.118).

[20] Elle illustre ce point en rappelant que l'obésité est une cause de diabète et le diabète, une cause d'insuffisance rénale, mais que l'obésité n'est pas une cause d'insuffisance rénale.

[21] De même que l'alcoolisation est à la fois cause, symptôme et conséquence de la maladie, l'abstinence est à la fois cause, signe et conséquence de la guérison.

[22] Les documents du HCEIA envisagent ainsi parfois l'alcoolisme comme une pratique (l'intoxication par l'alcool) productrice de maladies, et parfois comme un état pathologique, ce qui est bien évidemment différent non seulement au plan médical, mais aussi au plan sociologique.

[23] Cette représentation se retrouve au sein du corps médical, si l'on en croit Clavreul (1971) qui écrit à ce propos: "Si l'homme du savoir, le médecin, affirme d'abord que l'alcool est cause de tous les malheurs, ou presque, il l'instaure comme signifiant, c'est-à-dire comme le maître-mot à partir de quoi c'est toute une destinée qui se comprend, qui s'éclaire.(...) Adopter sans autre précaution la thèse qui nous est proposée, faire nôtre cette méconnaissance, c'est donner un dérisoire habillage scientifique à la croyance qu'un génie malin et pervers habite l'alcool".

[24] Les schèmes étiologiques forgés par les anciens buveurs ne supposent pas nécessairement une causalité bijective, autrement dit si un individu est jugé alcoolique parce qu'il est maçon, ou parce qu'elle a perdu son enfant, etc., cela ne signifie pas que la réalisation de cette cause entraîne nécessairement l'apparition de l'alcoolisme. D'où la répugnance de certains buveurs à employer le terme de cause, comme s'il contenait en soi l'idée de cause nécessaire et suffisante.

[25] Au contraire de la théorie de la maladie développée par les Alcooliques Anonymes selon laquelle il s'agit d'une maladie génétique.

[26] C'est d'ailleurs ce que préconise Vie Libre en suscitant l'établissement d'une carte de relations de l'alcoolique par les membres de sa section en vue de discriminer les personnes qui devront être sollicitées ou au contraire évitées pour le bien du malade.

[27] L'espéral est une substance (disulfiram) dont les propriétés ont pour effet de rendre extrêmement désagréable toute ingestion d'alcool ultérieure à celle du médicament, généralement administrée sous forme de comprimés quotidiens.

[28] Cette substance est parfois administrée sous forme d'implant (comprimé d'espéral introduit dans les tissus - généralement sous le péritoine - diffusant lentement ses propriétés dans le corps).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 31 mars 2009 9:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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