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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Mauley Colas, “QUESTIONNER L'ACTION HUMANITAIRE EN HAÏTI. Une analyse du discours des acteurs bénéficiaires.” Texte a été écrit dans le cadre d’une table ronde organisée du 5 au 6 Février 2014 à Port-au-Prince par le groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique Latine (GRIPAL) des Universités Québec à Montréal, Laval et l’Université d’État d’Haïti. 2014, 14 pp.

Mauley COLAS

Détenteur d’une licencié en anthropo-sociologie,
d’une maîtrise en sciences du développement
et d’une maîtrise en langues, civilisation et communication

QUESTIONNER
L'ACTION HUMANITAIRE EN HAÏTI
.
Une analyse du discours
des acteurs bénéficiaires.”

Texte a été écrit dans le cadre d’une table ronde organisée du 5 au 6 Février 2014 à Port-au-Prince par le groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique Latine (GRIPAL) des Universités Québec à Montréal, Laval et l’Université d’État d’Haïti. 2014, 14 pp.

Les réalités sociales entourant la mondialisation ont favorisé la montée des interventions humanitaires, internationales ou locales, un peu partout dans le monde. Celles-ci se substituent, supplantent ou renforcent les systèmes d'aide nationaux et locaux et les systèmes publics de santé. L'intervention humanitaire, historiquement occidentale, apparaît comme une réponse culturellement et politiquement orientée aux divers problèmes vécus par les sociétés face aux groupes étiquetés comme « vulnérables », « dépendants » ou « carences ».
Francine SAILLANT, Mary RICHARDSON et Marie PAUMIER,
« L'humanitaire et les identités : un regard anthropologique »,
in Ethnologies, vol. 27, n° 2, 2005, p. 159.


Résumé

Autour de l'humanitaire se construit un ensemble de discours dont les uns ne sont pas forcément identiques par rapport aux autres. Il y a lieu de dire que selon la position dans laquelle Von se situe, le prisme avec lequel que Von aborde l'action humanitaire, les discours sont la plupart du temps contradictoires. Les agents humanitaires tiennent un discours qui ne correspond pas, tout à fait, à celui des acteurs bénéficiaires. Nous appelons la population bénéficiaire « acteur bénéficiaire » parce que nous la considérons comme une catégorie sociale capable également de produire un discours critique, en fonction de sa propre vision et de ses expériences pratiques. D'une part, pendant que les rapports rédigés sont remplis de données statistiques, faisant le panégyrique d'une distribution rationnelle de l'aide au sein de la population victime, d'autre part, il arrive que les données réelles recueillies, à partir de l’observation des communautés affectées par le tremblement de terre et de l'animation des focus avec les principaux concernés, révèlent le contraire. Il s'agira dans ce texte d'analyser l'action humanitaire dans la logique de la participation locale, en priorisant le discours des acteurs des communautés qui ont été et qui sont jusqu'à présent le théâtre de l'intervention humanitaire. Car, il est évident que ceux qui sont mieux placés de dire comment devrait organiser l'action humanitaire sont ceux qui ont été victimes du Séisme du 12 Janvier 2010.

Mots Clés : Action humanitaire, Agents humanitaires, Acteurs bénéficiaires, Discours, Éthique

Champ humanitaire :
situer le discours des acteurs bénéficiaires

L'approche Foulcadienne sur le concept de « discours », se révèle importante d'un point vue épistémologique (1966 ; 1976) pour mieux comprendre les enjeux humanitaires en Haïti. Le discours est une connaissance cohérente produite dans le but d'expliquer les choses ou l'ordre des choses. La cohérence du discours dépend, comme le fait comprendre Foucault, d'un ensemble de critères définis par ceux qui le produisent. En fait, une double procédure externe et interne permet d'assurer la véracité et de contrôler le discours (1976 : 11-23). À dire, tout discours se construit par différents groupes en fonction de leur situation sociale et leur vécu. Une telle perspective permet de comprendre que selon l'angle dans lequel on regarde objet quelconque, est tenu un type de discours particulier et différencié ; et nous dirions même que celui-ci peut être opposé par la démarche adoptée par celui qui mène son investigation. La logique n'est pas la même si l'on tient compte du discours, tel qu'il est constitué, par rapport à la manière dont il s'est métamorphosé à travers le temps et a changé de contenu ou de sens d'un point de vue synchronique. L'humanitaire est l'un des exemples les plus pertinents qui permet de saisir que chaque acteur, suivant sa position, son vécu et son intérêt, tient un discours approprié. Cela pourrait également renvoyer à la notion de champ, en ce sens que selon le positionnement de l'acteur dans le champ humanitaire son discours est différent.

L'approche de Mouton sur le champ Humanitaire est particulièrement importante pour comprendre ce cadre de réflexion. Il part de la perspective Bourdieusienne de champ « pour essayer d'expliquer les changements à l'œuvre dans le humanitaire et les positionnements subséquents des acteurs humanitaire » (2012 :2). En reprenant les principales composantes du champ, comme champ de forces, positions des agents, champ de lutte, sens du jeu et de l'enjeu, Mouton a fait savoir que « l'intérêt du concept réside dans sa capacité à décrire les interactions entre agents qui luttent pour une position à travers le déploiement d'un ensemble de pratiques discursives et institutionnelles participant au final à la configuration d'un espace déposition » (Op. cit. : 4).

Cela a permis de concevoir l'humanitaire comme un champ d'activités incluant différents acteurs ne partageant pas forcément la même logique, dont les interactions esquissent une configuration de plus en plus complexe autour de l'intérêt porté sur l'humanitaire. Cette configuration, n'étant pas dénuée de conflits en fonction des positions des acteurs, se construit autour des enjeux liés aux interventions auprès des personnes victimes des catastrophes. Mouton précise :

Si l'on tente de distinguer un champ humanitaire en suivant les dimensions du champ bourdieusien présentées ci-dessus, nous retrouverons les traits caractéristiques suivants : un enjeu de lutte et un intérêt humanitaire, une lutte pour venir en aide aux victimes, un capital humanitaire et symbolique et une structuration de l'espace des positions des acteurs » (Op. cit : 6).

Dans cette approche de Mouton, il faudrait surtout réfléchir sur la structuration de cet espace en fonction des positions de l'acteur afin de mieux comprendre que la configuration trace l'ébauche d'un espace hétérogène en fonction de ces acteurs qui n'appréhendent pas selon une même logique. Celle-ci est forgée en réalité en fonction des intérêts et attentes auxquels chaque acteur aspire si l'on veut bien, par ailleurs, se situer dans la perspective de Sardan (1995). En fait, nous pouvons comprendre que, selon cet anthropologue, autour d'un même projet ou de ce qui mobilise à la fois les différents acteurs, tant au niveau national qu'au niveau international, se dessine une hétérogénéité de logique. Celle-ci trouve sa source dans le fait que les acteurs n'appréhendent pas l'objet ou le projet de la même manière. C'est de là qu'est né le plus souvent les conflits. Dans une telle démarche de compréhension, le travail de l'anthropologue Steeve Ringal renforce cette analyse en constatant, dans le cas de la situation Tchad, la contradiction entre les agents humanitaires et les bénéficiaires de l'aide. Cette contradiction, qui se dégénère le plus souvent en conflit, trouve son origine dans la compréhension et la manière de faire des acteurs en présence (2008). En passant, cette contradiction dont a parlé Ringal et au-delà de la considération de ce dernier, oppose également de manière interne les acteurs d'une même population. C'est pour dire que cette contradiction est un phénomène complexe qui exigerait de prendre en considération certes les conflits entre agents humanitaires et acteurs-bénéficiaires, mais également les conflits à l'intérieur de chaque catégorie d'acteurs, c'est-à-dire les conflits à l'intérieur des agents humanitaires et à l'intérieur des acteurs-bénéficiaires. Cette considération sur la contradiction a permis de comprendre qu'elle est plus complexe que celle présentée par Ringal, cependant dans le contexte de la production de notre réflexion, nous limiter à mettre l'accent sur le discours des acteurs-bénéficiaires dans le champ humanitaire par rapport au discours des acteurs de l'humanitaire constituera l'axe privilégié.

Pour ainsi dire, le concept de champ, ainsi que celui du discours, permettant de saisir l'humanitaire comme un espace configuré autour de l'aide, est constitué d'acteurs qui ne tiennent pas le même discours en fonction de leur positionnement dans ce dernier. Le discours prend bien évidemment forme, devient visible et compréhensible dans la constitution du champ humanitaire. Cependant, il faudrait considérer dans cet espace la position des victimes du tremblement, que nous appelons « acteurs bénéficiaires », comme étant légitime pour comprendre également les enjeux de l'action humanitaire en Haïti. Abonder en ce sens fait rupture à la tendance traditionnelle qui considère ceux qui sont dans un état de choc et détresse comme des gens incapables de penser. S'il est vrai que, dans le cas d'une catastrophe violente, comme celle du tremblement de terre du 12 Janvier 2010, la population haïtienne gravement victime s'est trouvée dans une incapacité de répondre à ses besoins et à ceux de sa famille, comprenant d'ailleurs qu'une telle situation, dans le cas de la société haïtienne, ne fait qu'aggraver sa situation socioéconomique, cette situation ne vient pas pour autant handicaper toutes ses facultés mentales, bien que celles-ci, du point de vue psychologique, ont été affectées.

Partant de là, nous pouvons dire que la rhétorique sur l'aide humanitaire est plurielle et ne se limite pas uniquement à la double perspective, celle de l'anthropologie politique et de l'acteur humanitaire, esquissée par Francine Saillant (2007 :13-14), bien que celle-ci soit importante, en raison du fait que les discours des bailleurs, des professionnels de l'aide, des chercheurs, des politiques et des acteurs bénéficiaires ne sont pas identiques. Les recherches actuelles en anthropologie analysent les différentes formes de discours sur l'aide. Elles montrent que celles-ci sont contradictoires par rapport au discours politique soutenu par l'industrie de l'aide. En ce sens Laëtitia Atlani-Duault pouvait faire comprendre qu'elles « traitent principalement des façons dont le discours de l'industrie de l'aide se construisent et réagissent aux autres formes de savoirs auxquels ils sont confrontés et des formes de contestation et de résistance qu'ils provoquent » (2009 : 29). Ce discours tenu peut être, en résumé, doublement saisi du point de vue de l'analyse. Premièrement, il est évolutif dans le temps, en fonction de la transformation de l'humanitaire qui, ne se limitant pas à l'urgence, prend en compte des aspects traditionnellement liés au champ du développement, tels que la reconstruction de l'infrastructure et le relèvement socioéconomique. Deuxièmement, en fonction de la structure et du fonctionnement actuel du champ humanitaire, ce discours est l'expression de la position des acteurs dans ce champ.

Pour ce qui est de notre propos, dans le cas de la société haïtienne, après avoir compris que le discours est pluriel, et que celui de ceux qui sont victimes est d'autant important et valable que tout autre discours des autres acteurs, il devient impérieux de nous situer pour ne pas trop perdre de vue, la perspective que nous voulons développer dans le cadre de cette réflexion. À vrai dire, celle-ci est inscrite dans la logique locale, parce qu'elle permet de considérer la capacité critique de la population cible déjuger les actions que viennent poser les agents ou professionnels humanitaires. H faut faire remarquer que cette « capacité critique » qui se construit au fil des temps, à partir d'une vision du monde héritée des expériences pratiques, d'un mode de vie structurée en fonction d'une réalité particulière, ne se laisse pas effondrer facilement même par les événements. Ainsi, allons-nous voir comment ces derniers comprennent l'aide humanitaire et à partir de là proposer l'une des meilleures façons que l'aide humanitaire devrait être réorganisée dans l'intérêt des communautés victimes.

ONG entre insuffisance de l'aide
et autonomie des acteurs bénéficiaires


Au lendemain du tremblement de terre, des ONG viennent s'ajouter à celles qui exécutaient déjà certains projets de développement au niveau des communautés locales au nom de l'humanitaire. Des sommes exorbitantes ont été recueillies pour venir en aide à la société haïtienne [1]. Les acteurs bénéficiaires n'évaluent pas selon la même dimension en termes d'actions concrètes les apports de différentes institutions qui intervenaient. Selon eux, non seulement elles intervenaient dans des domaines spécifiques, mais leur intervention n'est pas à être considérée dans une catégorie et selon la même ampleur. Ils estiment que certaines ONG sont plus pratiques que d'autres dans la mesure où leurs interventions apportent quelque chose de plus important que d'autres. Un des répondants explique :

Gen de ONG ki te fè entèvensyon âpre 12 Janvye a. se te de entèvansyon de lijans. Gen ONG ki la avan 12 Janvye pa ki a ONG de lijans. Men tout sa ki vini aprè 12 Janvye a se ONG ijans. Pafwa se pou yo kapab jere pwoblèm imedya ke ou genyen an. Menn pwoblèm imedya ke ou genyen an H konn ensatisfè [2].

En fait, même dans l'urgence, l'intervention de certaines ONG reste insatisfaisante par rapport aux problèmes immédiats de la population bénéficiaire, en raison du fait que les mêmes problèmes persistent comme l'a fait comprendre ce même répondant qui continue pour dire que « Demain, si Dieu veut, vous avez le même problème ». Tandis que l'on sait que des sommes exorbitantes ont été recueillies pour la cause haïtienne.

L'insuffisance de l'aide par rapport à la quantité des personnes véritablement affectées qui étaient dans les camps, est importante d'être considérée, en raison du fait que cela est l'un des aspects qui ont été critiqués par les individus eux-mêmes. Parlant de l'insuffisance de l'aide, cela peut être lié à la quantité liée à la durée, à la qualité de la quantité et à la nature de l'aide. Par-delà de ces différents aspects soulignés, l'insuffisance de l'aide humanitaire est incontestablement liée aux enjeux du relèvement socioéconomique des victimes, de leur autonomie et des impacts durables dans l'avenir.

Les gens n'ont pas ignoré l'importance de l'aide humanitaire venant à leur secours après le séisme du 12 Janvier 2010 dans la mesure où elle était nécessaire pour répondre à leurs besoins urgents. Cependant, elle n'était pas une condition suffisante qui pouvait leur permettre d'avancer en reconquérant au fur et à mesure leur autonomie. Celle-ci est très importante pour les gens victimes de cette catastrophe. Un répondant explique en exemplifiant :

Èd la pat yon kantité vrèman kite kafè nou avanse. Si te genyon kantite, o mwen chak moun te kajwenn yon 5 sak diri, 5 sakfarin, le sa a ou ka kite yon sakpou manje epi oupran rèsyo wal bwase pou ka rantre yon ti bagay [3].

Et une répondante a relaté dans le même sens :

Depi se bay yap bay wap toujou pran. Pito yo mountre w pèche ke pou yo ta bay yon bokit pwason chak jou paske avèk èd la se yon ti minorité ki ap monte, epi tout mas pèp la ap desann [4].

Ces discours montrent clairement comment les gens s'accrochent à leur autonomie. Rester sous la dépendance d'une institution humanitaire qui viendra de temps en temps distribuer des produits alimentaires, et des kits d'hygiènes ne doit pas constituer la finalité de l'aide. Elle doit, de préférence, donner la possibilité à ces derniers de voler de leurs propres ailes. C'est en ce sens que l'aide distribuée par les institutions humanitaires n'a pas été suffisante. S'il est vrai que certaines ONG font un effort pour atteindre presque toutes les familles victimes en faisant une distribution rationnelle, cela reste uniquement au niveau de la gestion de l'urgence. Elle ne permet pas, pour autant, à ces familles de devenir autonomes. L'idée de l'autonomie pour ces gens est exprimée dans le fait de vouloir trouver des moyens leur permettant de prendre des initiatives personnelles. En ce sens, la finalité de l'assistance humanitaire doit être celle de renforcer leur capacité à donner réponse à leurs propres problèmes. En d'autres termes, l'idée de l'autonomie devrait conduire progressivement vers la fin de l'assistance humanitaire.

Pour ainsi dire, l'accompagnement nécessaire des populations locales par les institutions ne doit pas entériner l'assistanat. Il faut reconnaître la capacité des gens à prendre en charge le destin de leur communauté, laquelle capacité a été affaiblie par le séisme, mais qui n'est pas en réalité anéantie. Il faut voir dans ce discours la volonté de prendre des initiatives personnelles, certes à partir des appuis apportés de l'extérieur pour construire sa propre vie.

Penser autrement :
agir dans l'intérêt des communautés victimes


L'aide humanitaire, dans la nouvelle perspective, ne se limite pas dans les actions d'urgences, bien que selon les discours des individus des communautés bénéficiaires elle a été ainsi. Les institutions humanitaires ne s'attachent pas uniquement au domaine médical comme il a été au départ. Dans le nouveau contexte de la coopération internationale, et vue la situation de dégradation structurelle des États du Sud qui, étant le plus souvent en proie à des catastrophes de toute sorte, naturelle et/ou politique, se trouvent dans l'incapacité de donner des réponses proportionnelles, l'humanitaire devient la voie privilégiée par laquelle les acteurs internationaux, au nom de l'humanité, interviennent par solidarité, si l'on tient compte de son objectif, pour venir en aide à la population gravement affectée, en intervenant surtout dans le domaine de la reconstruction de l'infrastructure et de la réhabilitation socioéconomique (Vidal in Atlani-Duault et Vidal (sld) (2009) ; Goemaere et Ost (1996) ; Saillant, Richardson et Paumier (2005) Marie- Thérèse Neuilly (2007) ; Oliver de Sardan(2011) ; Copans in Atlani-Duault et Vidal (2009)).

Cet aspect nouvel de l'action humanitaire, appelé par Alain Mouton le « nouvel humanitarisme » (2012, Loc. cit), s'investissant en réalité dans le champ du changement social durable, a permis aux acteurs internationaux de mettre au service du champ humanitaire des sommes d'argent importantes pour venir en aide aux populations victimes des catastrophes naturelles et politiques.

Il suffit de lire les rapports internationaux sur la somme d'argent déjà recueillie pour le cas du violent tremblement du 12 janvier 2010 en Haïti qui a presque tout détruit en termes de vie humaine, d'infrastructure, du système socioéconomique qui était déjà précaire, pour s'en rendre compte. On ne peut pas non plus oublier que c'est au nom de l'humanitaire que l'on avait mis sur pied la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d'Haïti, laquelle commission avait à sa disposition d'importante somme d'argent. Cependant, à regarder la situation actuelle des communautés qui ont été la scène d'intervention des ONGs neuf ans après, force est de constater qu'il n'y a pas d'impact réel dans la vie des gens qui ont été affectés par cette catastrophe. D'ailleurs, ces populations n'ont pas cessé de se plaindre de leur situation de précarité. Ils ont avoué également que ce sont les ONGS qui profitent de leur situation et l'argent est dépensé dans l'achat des véhicules et au bonheur de ceux qui travaillent dans ces ONGs. Un répondant, dans un focus group que l'on avait organisé à la fin de l'année de 2011 à Petit Gôave, a expliqué :

Konsènan ONG sayo, se kelke la dan yo ki ka gen reprezantan nan vil la.. Pifà ki nan vil la sejwi yapjwi kôb la. Y a monte bel machin yo, pran bel fi yo, al benyen nan lanmè. Men yo pa voye je sou ti malere ki pôv yo kap soufri, kap dàmi nan seren. Men kounye a la seis la genyen 1 nan, pral 2 zan, timoso prela Bondye te fè yo kado a H fin chire. Yo bay lajan amerikenpou malere pôv... Tout sa ki vini se manti yap bann nou. Jiskaprezan se manti yap bannou [5].

Pour ainsi dire, selon les propos de ce répondant, on est dans une situation d'ingérence de l'aide humanitaire, en ce sens que les véritables concernés qui devraient bénéficier de l'aide sont en réalité le dindon de la farce. Jusqu'à présent on entend le même contenu de ce discours quand on questionne les gens de ces communautés victimes. Ce que l'on distribue dans les communautés ne fait que créer une situation de dépendance, au lieu d'aider ces dernières à devenir autonomes. C'est en quelque sorte ce que faisait savoir un autre répondant à Petit Gôave en relatant ce qui suit :

Daprè eksperyans mwenfè la sou teren an, moun yo vin nan sitiyasyon ki pi grav paske le yo tap bay timanje, ti bagay, moun yo te vini, e tout moun te preske kite nan mon vin je yon titan isit, yo kite travay tè, ou konprann ? sa vie di yo vin met tant yo yon kote... tout jen gason desann, mete tant yo yon kote pou yo kajwenn ti èd, kounye a la tè a pa travay. Aktiyèlman wap gade la a, ti mayi yo plante a depi van pase li kraze l ; pa gen manje nan mon, kounye la yo pa bay ti nouriti ankà. Kounye a la pa gen travay. Donk pèp la H nan yon kontou la ki vrèman tèrib nan moman sa a [6].

Cette situation de dépendance des communautés aux prises à de graves problèmes infrastructurels et socioéconomiques créée par la façon dont l'aide est distribuée ne fait que créer, en revanche, de nouveaux riches. Ceux qui en profitent le plus sont ceux qui viennent travailler comme étant des professionnels de l'humanitaire que l'on appelle couramment les expatriés. En réalité, cette situation rappelle la thèse de Tibor Mende sur l'aide au développement. Selon lui, celle-ci est une stratégie développée par les pays du Nord pour créer une situation d'« États Client » (1975 : 106). Cela amène à comprendre que l'intérêt développé pour l'intervention humanitaire dans ce nouveau contexte de coopération internationale ne s'écarte pas véritablement de l'ancienne pratique. On ne fait qu'en réalité sous un nouveau vocable entériner une pratique ancienne qui va dans le sens de l'intérêt des pays donateurs de l'aide humanitaire. On profite du malheur de l'autre pour s'enrichir soi-même.

Le fait de profiter de malheur de l'autre fait appelle à l'interrogation éthique qui est un aspect fondamental dans l'action humanitaire. Il faut voir dans l'humanitaire, l'humanité : une notion fondamentale dans le champ de la philosophie éthique de Kant (1996). L'humanité de l'autre, étant en même temps sa propre humanité, est la dignité humaine. Par le fait d'utiliser le malheur de l'autrui comme stratégie de profit économique pour soi explique ce que le Hegel appelle le « déni de reconnaissance » (Renault (2009) ; Stéphane (2004)), c'est-à-dire ne pas reconnaître son humanité, ne pas le considérer comme Sujet. Or, l'intervention humanitaire trouve son origine dans la compassion d'aider l'autre en situation de détresse à laquelle cet autre ne peut donner réponse tout seul, en lui apportant toute sorte d'appui possible au nom de l'humanité. Vouloir profiter de la situation de l'autre pour s'enrichir c'est en réalité sapé le fondement éthique de l'intervention humanitaire.

En ce sens, il est important de replacer la question éthique au centre même de l'intervention humanitaire pour décentrer le profit économique qui est jusqu'à présent selon le constat fait au centre d'une telle activité qui est créée au nom de la solidarité humaine. Décentrer le profit économique et politique comme mobile implicite de l'intervention humanitaire au profit d'une aide au nom de la solidarité commune est la première des choses devant permettre la réorientation de l'aide en Haïti. Cette solidarité humaine dont il s'agit ici n'implique pas son autodestruction pour le bonheur de l'autre. De préférence, elle exige le respect de l'autrui comme étant sujet dans une situation difficile à qui l'on vient apporter de l'aide comme étant son semblable.

Celui qui vient aider, c'est-à-dire le professionnel humanitaire, doit savoir que les communautés locales haïtiennes victimes de la catastrophe ont également des aspirations ou des attentes à combler. Certes, elles sont victimes d'une situation tragique qui les affecte gravement au plan psychologique, mais cela ne veut pas dire qu'elles ont perdu toute capacité lucide d'exprimer ce qu'elles voudraient. Leurs attentes ne se limitent pas aux produits alimentaires et aux prestations de service de premiers soins bien que ces éléments aient été nécessaires dans un premier temps comme elles l'ont fait remarquer d'ailleurs. Non seulement, il est important de s'appuyer sur les forces de ces communautés victimes [7] pour contribuer à leur relèvement socioéconomique, mais il faut également être à l'écoute de ces dernières pour savoir en réalité dans quel sens il serait mieux d'agir. Ce deuxième aspect est très important pour que l'action humanitaire produise des impacts sur la vie des gens vivant dans les communautés victimes.

Ils important également de faire remarquer que la plupart du temps une partie significative de l'argent destiné à aider les communautés victimes est dépensée dans l'achat des matériels, dans la rémunération des expatriés et leurs frais de fonctionnement, pendant que les véritables concernés ne sont pas réellement touchés. C'est un angle important d'analyse de l'action humanitaire. L'argent en réalité n'est pas dépensé au profit des véritables concernés. Il n'est pas évident qu'une telle intervention puisse contribuer au changement durable quand on sait que l'argent n'atteint pas en réalité les populations. Des expatriés, envoyés par les pays donateurs, pour un court séjour, en tant que professionnels de l'humanitaire, qualifiés d'expert, emportent avec eux une part significative de ce qui a été donné au nom de la souffrance haïtienne. C'est un problème important d'un point de vue éthique.

Conclusion

Comme nous venons de voir, les considérations faites à partir des discours des acteurs bénéficiaires ont permis de comprendre que dans la généralité l'aide humanitaire n'a pas fait grand-chose en termes d'impact sur la vie des communautés victimes du tremblement de terre, tandis que des sommes significatives d'argent ont été mobilisées partout dans le monde pour donner réponse à cette situation de catastrophe généralisée à la quelle les autorités nationales et locales ne pouvaient elles-mêmes apporter des palliatifs. Selon ces populations victimes, on constatait des dépenses futiles en ce sens que les ONG achetaient des véhicules, payaient des sommes importantes aux expatriés, tandis qu'elles ne recevaient que des interventions d'urgence. Partant de la position de ces gens, tout en observant en réalité que ces communautés sont jusqu'à présent dans une situation difficile neuf ans après le séisme, pendant que l'on est également conscient que l'État haïtien jusqu'à présent n'est pas à la hauteur de donner réponse réelle aux problèmes, comme a été d'ailleurs toujours le cas bien avant cette catastrophe qui venait aggraver les problèmes de précarité de ces individus, et de ce fait, l'appui des acteurs internationaux se révèle important dans un contexte pareil, on avait proposé trois pistes de solution pour redéfinir l'action humanitaire en Haïti, sachant d'ailleurs que l'on parle jusqu'à présent sur la scène internationale des fonds d'aide humanitaire pour ce pays. Ces propositions - qui sont, en résumé, 1) la « recentration » de l'éthique au cœur de l'intervention humanitaire, 2) la prise en compte des attentes et de la participation des populations victimes, 3) la réduction des dépenses allouées aux achats des matériels, à la rémunération et au frais de fonctionnement des expatriés - ont été esquissées comme pistes possibles que les acteurs internationaux, nationaux et locaux devraient explorer pour poser des actions concrètes dans le sens de l'intérêt de ces populations. Tenant compte de ces propositions, qui ne sont pas certes de panacées, peut en réalité aider à atteindre réellement les véritables concernés dans le cas des situations catastrophiques.

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[1] Michel Michelet a écrit à ce propos : « Prompte et massive, l'aide internationale se mobilise en provenance de sources multiples. Les bailleurs de fonds institutionnels (multilatéraux, bilatéraux ou régionaux) et les grandes Agences internationales d'aide au développement (Banque mondiale (BM), Union européenne (UE), Banque interaméricaine de développement (BID), Organisation des Nations Unies (ONU), Organisation des États Américains (OEA), Programme alimentaire mondial (PAM), etc., rivalisent de générosité dans le challenge humanitaire : dons et promesses de dons affluent de toutes parts, par centaines de millions de dollars. Dans les relations bilatérales de pays à pays, les Etats-Unis d'Amérique, le Canada, la République dominicaine, la France, l'Espagne, l'Allemagne, le Brésil, etc., sont aux premières loges dans la fourniture spontanée de l'aide humanitaire immédiate. » In Haïti, Gérer l'après Séisme, (Mai 2010 :2). D'un autre côté, nous avons Pierre Micheletti qui a fourni des chiffres. Ainsi écrit-il : Huit jours après le séisme, la population des Etats-Unis avait fait des dons à hauteur de 132 millions d'euros, un « Téléthon » animé par l'acteur  George Clooney  rapportant 41 millions  d'euros  quelques jours  plus tard.   Même  le  Fonds  monétaire international (FMI) a décidé de verser 81 millions d'euros. La France n'a pas été en reste par l'ampleur des dons privés. (Le Monde Diplomatique, Mars 2010)

[2] II y avait des ONG qui faisaient des interventions après le 12 Janvier. C'était des interventions d'urgence. Il y a des ONG qui étaient là avant le 12 janvier qui ne sont pas des ONG d'urgence. Mais toutes celles qui venaient après sont des ONG d'urgence. Elles gèrent les problèmes immédiats que vous avez. Même ces problèmes immédiats que vous avez demeurent insatisfaits.

[3] L'aide n'était pas une quantité suffisante pouvant aider à nous faire avancer. S'il y avait une quantité, chaque personne pourrait avoir 5 sac de riz, 5 sacs de farine. Cela permettrait de laisser un sac à la maison et puis on pourrait faire du commerce avec le reste pour avoir une entrée économique.

[4] On aime toujours recevoir quand on donne. Mais, il serait de vous apprendre à pêcher que de vous donner des poissons régulièrement, parce qu'en réalité une minorité en profitera seulement.

[5] En ce qui concerne ces ONG, c'est seulement quelques-unes d'entre elles qui ont des représentants dans la ville. Ceux qui travaillent dans les ONG profitent de notre situation, ils conduisent leurs voitures de luxe, prennent leur plaisir avec les belles jeunes filles et vont à la plage. Mais ils ne se tournent pas vers les pauvres qui souffrent et dorment dans le noir. Ces ONG reçoivent de l'argent américain pour venir aider les pauvres ... Mais elles font autrement. Elles ne font que mentir.

[6] D'après mon expérience de terrain, la situation des gens s'est aggravée parce que, immédiatement après le Séisme ceux qui habitaient en dehors de la ville dans le but de trouver de l'aide humanitaire ont laissé leurs terres. Ils viennent habiter sous les tentes dans les villes. Les hommes comme les femmes ont mis leurs tentes dans l'espace urbain où les agents humanitaires viennent distribuer de l'aide dans le but d'en trouver. Actuellement, la situation agricole est catastrophique, il n'y a pas de nourriture dans les provinces. Il n'y a pas de travail. Pour ainsi dire, la situation socioéconomique du pays est vraiment critique.

[7] En ce sens, on peut citer Alok Mukhopadhyay « la meilleure façon de lutter contre une catastrophe est de s'appuyer sur la force et l'énergie des populations affectées. Des aides financières extérieures pour la reconstruction des bâtiments sont toujours souhaitables, mais elles ne sont jamais suffisantes à elles seules pour permettre la reconstruction de leurs vies » (Mars 2010 : 2).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 4 décembre 2019 11:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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