Mauley COLAS
Détenteur d’une licencié en anthropo-sociologie,
d’une maîtrise en sciences du développement
et d’une maîtrise en langues, civilisation et communication
“Migration du sud vers le nord.
Dimension latente du contrat
entre le migrant et le pays d’origine.”
In revue L’INDIGÈNE, cahier socio-culturel des étudiants de la Faculté d’ethnologie, vol. II, no III, août 2012, pp 37-57. Port-au-Prince, Haïti : Faculté d’ethnologie, Université d’État d’Haïti. 165 pp.
Résumé [1]
Celui qui part, en laissant le pays d’origine, devenu migrant, envoie de manière régulière des fonds pour répondre aux besoins de sa famille et de sa communauté. Il s’agit dans cet article de chercher à comprendre la logique sous-jacente que sous-tend cette action qui semble paraître libre ou volontaire. Celle-ci, saisie comme un type de contrat non-écrit entre le migrant et la communauté d’origine, peut être appréhendée dans la perspective de l’anthropologie du don, laquelle anthropologie permet de voir, au-delà de cette action volontaire, une obligation morale, un devoir contraignant qui exige au migrant de rendre ce qu’il avait reçu au départ, dont le but serait de consolider les rapports sociaux par toute sorte d’appui ; l’obligation que le migrant transmet, dans la plupart des cas, à ses progénitures. En fait, la relation qui existe entre le migrant et la communauté d’origine peut être analysée dans le prisme de la théorie du don qui se fonde sur les trois principes fondamentaux : donner, recevoir et rendre, dont l’objectif ultime est de consolider les liens sociaux.
Ubiquité des pressions migratoires
Le phénomène migratoire ne date pas d’aujourd’hui et n’a pas été non plus uniquement un fait de déplacement des gens du Sud vers la Nord à la conquête d’une vie améliorée. Il suffit de se référer à l’histoire de la prétendue découverte de l’Amérique par Christophe Colomb pour s’en rendre compte. Ce qui était à la base de cette aventure, ayant débouché sur cette dite découverte était le souci de trouver le bonheur de vivre que Colomb et ses collègues ne pouvaient trouver chez eux ; l’Europe partait à la recherche des ressources pour subvenir à ses besoins, ce qui exigeait, en même temps, un déplacement de résidence, en s’orientant vers le continent Africain. Un autre élément à souligner dans l’histoire des migrations est le peuplement des territoires à faible densité d’individus. Si les migrations sont multiples et sont de longues traditions, les logiques qui les sous-tendent ne sont pas toujours identiques. Les mutations migratoires survenues, au cours de l’évolution des sociétés humaines conduisent aussi à une mutation de logique. Les préoccupations présentent actuellement un enjeu important dans le processus de la mondialisation qui permet de voir aussi que la logique de migration de masse [2] qu’il y avait dans le temps se change en une logique migration réduite, contrôlée. En ce sens, nous pouvons lire ce même constat sous les plumes de Denis Cogneau et de Flore Gubert, quand ils ont pu écrire que :
- Les migrations actuelles ne correspondent évidemment plus au peuplement colonial de régions riches à faible densité de population. Tandis que les grandes vagues migratoires du XIXe siècle se sont traduites par des taux d’émigrations annuels de plus de quinze mille dans certains pays d’Europe (l’Irlande et l’Italie notamment)… les migrations actuelles concernent chaque année tout au plus quatre à cinq habitants sur milles dans les pays pourvoyeurs de migrants [3].
Cette restriction qui diminue le flux migratoire est liée aux stratégies politiques des autorités des pays d’accueil qui veulent avoir un contrôle du territoire national, mais cela n’a pas abaissé la tension migratoire dans les pays de départ qui sont généralement les pays du Sud. Nous pouvons, en ce sens, remarquer, que cette décision politique donne naissance à un autre phénomène qui devient très significatif dans le contexte actuel de migration, c’est le phénomène de la migration clandestine et illégale. Ainsi donc, ce phénomène migratoire dans le contexte de la mondialisation constitue ce qu’Alan B. Simmons appelle les pressions contradictoires. Ces pressions sont de toute part. Les pays riches confrontent à un paradoxe par le fait qu’ils assistent au vieillissement démographique, à la pénurie de jeunes. Ils ont besoin des mains d’œuvres qualifiées d’immigrants, pendant qu’il y a une forte pression politique, ayant pour objectif de limiter l’immigration [4]. Comme les pays riches, les pays pauvres souffrent aussi de cette pression contradictoire, en raison du fait que les gens de ces pays veulent toujours s’orienter vers les pays les plus riches. Ces gens qui sont dénués de moyens s’émigrent le plus souvent illégalement et clandestinement.
Ce qui est important de souligner dans l’approche de Simmons, c’est qu’il y a dilemme des deux côtés ; cependant ce qui nous intéresse maintenant c’est d’aborder la réalité et la situation des migrants dans les pays d’accueil, même s’ils ne sont plus nombreux ou du moins même si le phénomène migratoire est restrictif à causes des balises instituées par les sociétés d’accueil, comme au par avant, ils constituent des réseaux significatifs entre le pays de départ et le pays d’accueil. Ces réseaux sont significatifs à un double nouveau : ils constituent à la fois un espace de liens sociaux permanents permettant aux migrants d’être toujours en contact avec les valeurs culturelles du pays d’origine et une source d’approvisionnement pour le pays d’origine. Mais, il faut aussi rappeler que ceux qui sont devenus migrants ne le sont pas, le plus souvent sans un consentement des gens de la famille de la communauté d’origine, ce qui, par une sorte d’exigence éthique, incombe à ces derniers la responsabilité d’aider ceux qui restent dans le pays d’origine. Dans le souci de mieux analyser cet aspect important du phénomène migratoire, nous allons dans un premier temps parler des conditions de déplacement, dans un deuxième temps aborder la réalité latente de la relation qui existe entre le pays d’origine et celui d’accueil et dans un troisième temps conclure avec une réflexion qui nous permettra d’analyser le contrat entre le migrant et le pays d’origine dans une perspective de l’anthropologie du don.
Conditions de déplacement:
situations dans le pays d’origine.
Dans ce point nous voulons montrer que le déplacement de celui qui laisse l’espace d’origine ne se fait pas sans réfléchir et que cela se fait selon une entente qui mobilise les ressources de la communauté, même si celle-ci n’est pas clairement décrite sous une forme de contrat écrit. Ceux qui laissent l’espace natal pour aller vivre ou travailler dans d’autres espaces n’ont pas la plupart du temps les moyens nécessaires pour le déplacement, mais il se trouve que ce genre de déplacement est le plus souvent possible. Comment se fait-il que ces gens se déplacent même s’ils n’ont pas de moyens nécessaires personnellement ? Pour répondre à cette question, à notre avis fondamentale, il ne faut pas voir ces individus comme des gens isolés ; ils font partie d’une communauté qui, en dépit des faibles ressources, dispose d’un minimum. Les relations entre les gens dans ces communautés sont marquées par une forte conscience collective, dégageant une logique d’entraide. Tout se définit selon ce type de lien social qui est la solidarité.
L’individu ou sa famille, faisant partie de cette communauté qui n’a pas les moyens nécessaires, fait appel à l’aide d’autres familles ou proches de la communauté pour partir à la conquête d’une vie meilleure. Pour que cela soit possible, la famille elle-même peut vendre ses bœufs [5] et d’autres biens. Dans d’autre cas, une autre famille de la communauté peut prêter un bœuf à cette famille, peut hypothéquer un lopin de terre pour une somme d’argent qu’elle donne ensuite à la famille en situation d’aide. Tout cela trace l’ébauche d’une relation d’entraide au sein de la communauté, mais l’entreprise n’est pas gratuite ; il faudra ensuite, même si c’est dans un processus à long terme, rembourser tout ce qui a été donné en prêt pour rendre le départ possible, même si rien n’a été signé au préalable. Cela nous permet de voir que celui qui laisse le pays natal ne le laisse pas dans des conditions faciles. Ce déplacement constitue aussi, au-delà de la nécessité socioéconomique, une rupture avec les habitudes quotidiennes avec son groupe d’appartenance, c’est-à-dire une rupture avec les coutumes et les mœurs qui façonnaient son comportement, avec les valeurs qui cimentent les liens communautaires. Cette rupture provoque dès fois des moments de réflexion et de pleures quand celui qui doit laisser le pays sait qu’il ne sera plus entourer des valeurs habituelles.
Il faut aussi dire que cette tension migratoire des pays du Sud vers le Nord entraine une conséquence de la crise de l’économie nationale, l’excédent des mains d’œuvre et l’incapacité de l’État de créer des possibilités d’emploi pour les citoyens en âge de travailler. Les gens n’ont rien et c’est cette difficulté qui fait que les gens qui sont les plus pauvres des pays du Sud n’arrivent, d’ailleurs, pas à s’immigrer vers les pays riches à cause des stratégies restrictives mises en place par les pays d’accueil. En passant, ces mesures de restriction permet une émigration sélective, ce qui rend la tâche plus facile pour les mains d’œuvre qualifiées, et cela se fait en raison du fait que nous savons que les pays riches qui sont en train de vivre une situation de chute démographique et de vieillissement de la population les mettent non seulement dans une situation de renouveler les mains d’œuvre dites qualifiées mais également dans une situation d’encourager la procréation pour renouveler le peuplement.
La dimension latente du phénomène migratoire
du Sud vers le Nord
Nous venons de voir que celui qui laisse le pays natal ne le fait pas dans des conditions faciles. Dans certain cas, les membres de sa famille sont obligés de vendre les biens les plus coûteux, tels que les bœufs, les lopins de terre, ou bien d’autre fois ce sont les parents voisins qui viennent à l’aide pour rendre ce processus possible. Celui qui part vers l’autre territoire doit aussi tenir compte de tout ce qui a été fait pour rendre le voyage possible et ne doit pas non plus ignorer les sacrifices. C’est une sorte d’entente qui se fait entre lui et le reste membre de sa famille. Il est vrai que la communauté est marquée par le lien d’entraide, mais tout ne se fait pas dans une simple logique de gratuité. Ceux qui laissent le pays d’origine doivent rembourser le bœuf, l’argent prêté, mais doivent aussi subvenir aux besoins de la famille, et la plupart du temps à certains besoins de sa communauté. C’est pourquoi ceux qui partent envoient régulièrement une somme d’argent au membre de la famille. C’est à ce niveau-là qu’il faut voir l’entente entre le migrant et le reste de la famille du pays natal, sans que cela soit inscrit quelque part. Le migrant n’envoie pas seulement, parfois, dans la mesure du possible, il fait des démarches pour faire entrer certains membres de la famille dans le but de venir travailler pour mieux aider la famille. C’est en ce sens que les migrants constituent des réseaux qui établissent un lien intermédiaire entre le pays de départ et le pays d’arrivée. Dans cette même ligne d’idée, Cogneau et Gubert ont précisé que « en France comme dans la plus part des pays traditionnels d’accueil, les réseaux de migrants ont naturellement servi de relai lorsque l’immigration a été rendue plus difficile et ont ainsi fortement contribué à façonner les flux migratoires [6] ».
Ceux qui ont laissé le pays natal, constituant des réseaux importants dans le pays d’accueil, ont une lourde responsabilité de pourvoir aux besoins des membres de la famille qui restent à l’affut du transfert qui arrive régulièrement. Dès fois, ils achètent à crédit sur le compte de cet argent. C’est en quelque sorte ce que l’écrivain René Philoctète a raconté dans son Roman une saison de cigale [7]. C’est grâce à cet argent que l’on paie les frais de scolarité des enfants. Il y a tout un budget qui se fait à partir du transfert. L’argent reçu des migrants, ceux pour qui l’on avait fait des sacrifices pour s’émigrer, n’est pas un cadeau, c’est un devoir, c’est un contrat. Les migrants qui travaillent sans répit le font d’abord pour prendre soin de la famille restée dans le pays natal.
Ce contrat dont il s’agit dans ce contexte a aussi une réalité symbolique, en ce sens qu’il trouve ses racines dans les valeurs intériorisées qui lient le migrant et le pays d’origine. On peut enlever l’homme du pays, mais pas le pays cœur. C’est ce qui explique les efforts que consentent les migrants pour envoyer de l’argent dans le pays d’origine. Ceci est tellement vrai, nous pouvons comprendre qu’à partir de la deuxième et troisième générations des enfants de migrants nés dans le pays d’arrivée que ces liens s’affaiblissent considérablement si les parents ne développent pas une relation significative entre ces enfants et les membres du pays d’origine en faisant venir ces derniers dans le pays d’origine pendant les vacances d’été ou dans n’importe quelle occasion favorable.
Il y a deux éléments à souligner dans le fait que les parents encouragent les enfants à visiter le pays d’origine : premièrement, c’est une façon de permettre à ces derniers d’avoir toujours contact avec la culture du pays d’origine, la terre natale des parents ; deuxièmement, c’est aussi un moyen de transmettre la responsabilité comme une sorte de rituel à ces enfants dans le but de donner conscience à ces derniers de continuer à aider les autres membres de la famille du pays d’origine. Cela constitue une sorte de passation du contrat, ce contrat latent, des parents à ces enfants, lequel devoir constitue une obligation de supporter les autres qui vivent dans la précarité.
Tout se fait dans le souci d’accomplir sa responsabilité d’améliorer les conditions de vie des gens des pays d’origine laissés dans des situations critiques. Cogneau et Dubert analysant les effets positifs du flux de transfert dans le pays d’origine exemplifient, précisent que :
- Dans le centre-ouest du Mexique, par exemple, qui reçoit chaque année plus du tiers des transferts en provenance des États-Unis, les associations de migrants (clubes) initient et financent de multiples projets couvrant tous les aspects de la vie sociale de leurs communautés d’origine et contribuent ainsi à pallier le manque d’investissement public […] Cette dynamique, continuent-ils à expliquer, associative ne se limite pas aux seuls immigrés mexicains : elle a un trait commun à toutes les communautés d’immigrés déjà bien établies dans les pays d’accueil [8].
Dans cet exemple, il est à remarquer que le flux de transfert ne se limite pas à résoudre les problèmes familiaux tout simplement, mais il tente aussi d’apporter une réponse aux problèmes de la communauté à la quelle est appartenue cette famille.
Cet aspect dépend bien évidemment d’une gestion rationnelle des transferts par les autorités étatiques du territoire d’origine. Cela amène à faire comprendre que l’impact positif du flux de transfert des migrants sur le pays d’origine dépend d’une gestion objective interne déterminée en fonction des véritables besoins de la population. En fait, dans bon nombre des pays faisant partie de la CARICOM, le fonds transféré par les migrants constitue un poids considérable dans leur recette financière. En précisant les principales activités, comme les exportations industrielles, l’exportation du pétrole et des produits pétroliers et les activités liées au tourisme, qui permettent aux principaux pays du bassin caraibéen d’avoir des revenus confortables, Jean Crusol et Eric Lambourdière ont fait savoir que « les transferts financiers effectués par les expatriés à leur famille représentent, comme dans les pays d’Amérique centrale, une part importante des recettes extérieures [9] ». Ce qui importe le plus de comprendre, ce n’est pas la quantité d’argent, bien qu’elle soit significative, que ceux qui laissent la terre natale envoient pour subvenir aux besoins de leur famille, et que par ailleurs si l’État et les acteurs locaux acceptent de participer dans la gestion de cette somme importante, toute la communauté pourrait en bénéficier positivement, mais c’est de chercher à comprendre ce qui motive cette action paraissant libre, à déceler quelle logique qui sous-tend une telle pratique qui constitue une source de revenu nécessaire. Certes, nous soutenons la thèse d’un contrat latent non écrit, il reste, cependant, à saisir celui-ci, définissant la relation entre le migrant et la communauté d’origine, dans un prisme particulier afin de mieux dégager l’intelligibilité de ce phénomène.
Conclusion
Comprendre le contrat entre le migrant
et le pays d’origine dans la perspective de la théorie du don
Nous venons de voir que les pressions migratoires actuelles affectent à la fois les pays riches et les pays pauvres ; chaque catégorie subit cette pression à sa manière, selon ses conditions et son contexte. Si pour les pays riches le dilemme se trouve entre le vieillissement démographique et le besoin des mains d’œuvre qualifiées, pour ceux qui sont pauvres, le besoin d’améliorer leurs conditions matérielles d’existence, l’émigration vers les pays riches pour subvenir à leur besoin et celui de leur famille devient un passage obligé, ce qui fait qu’en dépit des mesures de restriction prises par les pays riches d’accueil, ces gens là s’émigrent clandestinement en dehors de tout principe légal. Mais, ce qu’il faut saisir par-dessus de tout, c’est le souci des migrants, une fois entré dans le territoire souhaité, d’envoyer de l’argent, et tout autre support d’une autre nature, pour aider ceux qui restent dans le pays natal. Cela constitue un flux important de transfert par mois qui s’oriente vers les territoires d’origine. Ce qui explique tout cela c’est qu’au fond il y a une logique sous-jacente d’aider non seulement les membres de la famille, mais aussi d’aider la communauté à laquelle appartiennent ces migrants. Ce souci d’aider dont il s’agit ici dépend des conditions de déplacement de ces migrants comme nous venons de le voir : il a fallu que les membres de la famille vendent les biens les plus coûteux pour rendre ce voyage possible et dans d’autre cas, l’aide des autres membres de la communauté se révèle très importante pour venir compléter ce qui manque pour rendre possible ce voyage. Même s’il n’y a pas des papiers qui ont été signés entre celui qui part et sa communauté, on peut déceler une entente latente qui est instituée en raison du fait que celui qui s’émigre se trouve dans l’obligation de prendre soin des membres de la famille qui restent dans le pays d’origine. Cela devient une responsabilité d’ordre moral pour le migrant d’aider la communauté d’origine, laquelle responsabilité qu’il transmet la plupart du temps à ses progénitures (si cela arrive qu’il procrée dans le pays d’accueil). En fait, ne sommes-nous pas dans une perspective du don contre don ? Sachant que le migrant, dans une perspective de reconnaissance, se trouve dans l’obligation, même si en dépit de ses moyens parfois limités, de répondre aux exigences familiales du pays d’origine, même s’il arrive à fonder son foyer dans le pays d’accueil, parce qu’il se faisait aider par les membres de sa famille et de sa communauté quand il devait laisser son pays.
Pour ainsi dire, il semble que, dans cette logique, le migrant ne fait que donner en retour ce qu’on lui avait donné au départ. De manière épiphénomène, l’on peut voir tout simplement dans le transfert de fonds du migrant au pays d’origine un acte de volonté, mais, à notre sens, il faudrait analyser en profondeur ce geste comme une sorte de contrainte exercée sur celui-ci comme l’aurait fait comprendre Marcel Mauss en écrivant qu’il faut considérer le caractère volontaire, pour ainsi dire apparemment libre et gratuit, et cependant contraint et intéressé de ces prestations [10]. Celles-ci, étant considérées dans leur dimension sociale, sont toutes les formes d’échange qui se réalisent entre les individus [11]. En fait, l’hypothèse précisant que l’implication des migrants dans la vie collective du pays d’origine peut être saisie dans la logique du don contre don, s’expliquant par une contrainte d’un contrat latent non écrit entre ces migrants et sa communauté d’origine, se confirmerait dans le cas surtout de la première génération de migrants qui ont directement laissé le pays d’origine. Cela ne veut pas dire pour autant que la deuxième génération, étant la progéniture née sur le sol du pays d’accueil, n’est pas concernée ; car, les parents de cette deuxième génération essaient le plus souvent de lui transmettre ce sentiment de responsabilité et de reconnaissance d’aider les autres membres de famille du pays d’origine. Cependant, l’intensité d’exigence morale que ressentent les migrants n’est pas forcément éprouvée au même degré par les enfants de ces migrants qui n’avaient pas vécu personnellement les mêmes expériences que leurs parents. Cette deuxième génération, la plupart du temps, entre dans le jeu des relations entre le milieu d’accueil [12] et milieu d’origine par solidarité, ce qui est possible par la transmission de la contraignance de l’esprit du don. Celui-ci s’explique par une sorte de mécanisme symbolique qui structure l’attitude des migrants par l’intériorisation d’un ensemble de valeurs qui l’exige à rendre ce qu’il avait reçu préalablement de manière asymétrique [13]. C’est en quelque sorte ce que précise Mauss quand il a fait savoir que « le plus important parmi ces mécanismes spirituels est évidemment celui qui oblige à rendre » [14], dont l’objectif serait précisé par Godelier, en réfléchissant sur la vertu du don-contre-don, quand il a pu écrire qu’ « en vertu de cette logique, dons et contredons nourrissent en permanence des obligations, des dettes, qui génèrent des flux de services, d’entraides et de solidarités réciproques [15] ». Cette obligation, étant fondée sur la logique de renforcement du lien social, ne correspond pas au principe utilitariste de la solidarité, sans pour autant dénuée du principe d’utilité, en ce sens qu’elle n’est pas soumise aux contraintes de la loi du marché : donnant-donnant de manière directe [16]. Alain Caillé affirme, au contraire, que, dans la logique du don, « c’est d’abord le lien social qu’il importe d’édifier [17] ». Maintenir les relations avec la communauté d’origine par toute sorte d’appui nécessaire pour consolider les liens sociaux, en dépit de la distance qui sépare le migrant et le milieu de départ, serait la base de toute motivation de départ. Mais cette motivation trouve sa source dans l’empreinte de la communauté d’origine sur ce migrant. Ainsi donc, cela amène à comprendre que c’est par l’obligation de rendre ce que l’on avait reçu au départ que les migrants envoient toute sorte d’appui à la communauté, laquelle obligation les poussent à inculquer ce même devoir d’aider à leurs enfants qui n’ont pas même été nés au pays d’origine.
Pour ainsi dire, l’obligation qui définit, tisse et renforce les liens sociaux entre les migrants et la communauté d’origine, n’échappe pas aux principes de la théorie du don : donner, recevoir et rendre. Au contraire, elle permet de constater que la relation entre les migrants et les autres membres restés dans le pays de départ trace l’ébauche d’une structure de réseautage, régie par un ensemble de valeurs puisées dans leur culture, qui détermine et oriente les actions triadiques. L’aide est « donnée » par la famille ou par la communauté à celui qui, à son tour, devant laisser le pays d’origine ne lui offrant pas d’alternative pour subvenir réellement aux besoins de la famille, la « reçoit». Ainsi arrivé dans le pays d’accueil pendant un certain temps, le migrant travaille et envoie de l’argent non seulement pour rembourser les dettes, s’il y en avait, pour remplacer les objets ou les bêtes qui ont été vendus, mais aussi pour répondre aux besoins de la famille et de la communauté d’origine. Il ne fait que « rendre » ce qu’il avait reçu. Tout cela se fait dans le but de maintenir et renforcer les liens sociaux entre le migrant et le pays d’origine.
Références bibliographiques
CAILLÉ, Alain, Anthropologie du don: le tiers paradigme, Paris: La Découverte, 2007.
COGNEAU, Denis, Flaure GUBERT, « Migrations du Sud et réduction de la pauvreté : des effets Ambigus pour les pays de part », In EL MOUHOUB MOUHOUD (Sld), les nouvelles Migrations : un enjeu Nord-Sud de la mondialisation, Paris : universalis.
CRUSOL, Jean, Eric LAMBOURDIÈRE La dynamique des échanges mondialisés et régionaux au sein du bassin Caribéen, in Eric LAMBOURDIÈRE (Sld), Les caraïbes dans la géopolitique mondiale, Paris: Ellipses, 2007, pp.223-242.
GODELIER, Maurice, Au fondement des sociétés humaines : ce que nous apprend l’anthropologie, Paris : Albin Michel, 2007.
MAUSS, Marcel, Sociologie et Anthropologie, 11ème éd., Paris : PUF/Quadrige, 2008.
PHILOCTÈTE, René, une saison de Cigales, Port-au-Prince: Conjonction (institut français d’Haïti), 1993.
MUNDAYA BEHETA, Aaron, La coopération Nord-Sud, Alternative Sud, vol X, no 4, Paris : L’Harmattan, 2003.
SAINSINE, Yves, Haïti, Etat et paysan : repère pour un développement local, Port-au-Prince : Médias texte, 2009.
SIMMON, Alan B., « Mondialisation et migration internationale: tendance, interrogations et modèles théoriques », in Cahier québécois de démographie, vol. 31, no1, 2002, pp.7-33. Disponible en ligne htt://id. érudit.org/idérudit/000422ar.
TANDONNET, Maxime, Géopolitique des migrations, la crise des frontières, 2007.
[1] L’auteur de cet article est anthropologue et sociologue licencié à l’Université d’État d’Haïti (FE-UEH), détenteur d’une maitrise des humanités, mention lettres, langues, civilisation et communication, à l’Université Antilles Guyane (UAG), et une maitrise en Sciences du Développement à l’Université d’État d’Haïti (FE-UEH). Il enseigne l’anthropologie et la sociologie à l’Université Notre Dame D’Haïti- École des sciences infirmières (UNDH-ESI), Anthropologie à la faculté d’Ethnologie. Ses recherches portent sur l’Anthropologie juridique et l’anthropologie développement et de l’action humanitaire. Mail : mauleycolas@yahoo.fr; mauleycolas81@gmail.com.
[2] « Migrations du Sud et réduction de la pauvreté : des effets Ambigus pour les pays de part », In EL MOUHOUB MOUHOUD (Sld), les nouvelles Migrations : un enjeu Nord-Sud de la mondialisation, Paris : Universalis, p.68.
[3] Cette migration met en mouvement de grandes quantités de gens, souvent dans un cadre de migrations organisées. In Maxime Tandonnet, Géopolitique des migrations, la crise des frontières, 2007.
[5] Le sociologue Sainsiné a fait savoir que « les paysans peuvent vendre un bœuf, par exemple, dans le cadre d’un grand projet familial ou communautaire. Ils le font, soit pour envoyer un de leurs enfants en terre étrangère, soit pour prêter de l’argent à un parent-voisin qui veut envoyer son fils ou sa fille dans un pays étranger… » Haïti, Etat et paysan : repère pour un développement local, Port-au-Prince : Médias texte, 2009, p. 93.
[7] René Philoctète, Une saison de Cigales, Port-au-Prince: Conjonction (institut français d’Haïti), 1993.
[9] La dynamique des échanges mondialisés et régionaux au sein du bassin Caribéen, in Eric Lambourdière (Sld), Les caraïbes dans la géopolitique mondiale, Paris: Ellipses, 2007, pp.228-229.
[11] L’action d’échanger, comme figure de prestation, n’est pas individuelle, elle s’inscrit dans un communautarisme qui détermine les règles de sa conditionnalité et de sa structure. Maurice Godelier, en rappelant les principales préoccupations de Mauss a fait savoir que : Mauss ne s’est pas intéressé à toutes les formes de dons. Il a privilégié ceux qu’il appelle «prestations sociales», qui engagent des groupes ou des personnes en tant que celles-ci représentent ces groupes. Mauss, par exemple, ne s’intéresse pas aux dons qu’un ami peut faire à un ami. Il ne s’intéresse pas non plus aux dons (imaginaires) qu’un dieu peut faire de sa vie pour sauver l’humanité. Il s’intéresse aux dons qui sont socialement nécessaires pour produire et reproduire des rapports sociaux, des rapports de parenté, des rapports rituels, des rapports de pouvoir, bref, certaines des conditions sociales de l’existence des individus et des groupes dans une société déterminée. In Au fondement des sociétés humaines : ce que nous apprend l’anthropologie, Paris : Albin Michel, 2007, P73.
[12] On parle, bien évidemment, de milieu d’accueil directement pour les parents. Cependant, pour leurs enfants qui sont nés sur le sol du pays d’accueil, il faudrait préciser que ceux-ci peuvent entrer dans le schéma indirectement par principe d’identification à la communauté. Par exemple, Il arrive que les enfants qui ne sont pas nés en Haïti se revendiquent d’être haïtiens en portant des éléments qui les identifient comme tel comme le drapeau, les maillots, tout en acceptant aussi d’être parfois l’objet de discrimination dans des contextes racistes particuliers.
[13] Il faut comprendre que ceux qui bénéficient de l’appui des migrants ne sont pas forcément ou toujours ceux qui étaient directement impliqués dans la démarche pour faciliter le départ de ces derniers qui devaient laisser le pays d’origine. Il se peut que se soit leur progéniture, ou des proches parents. Il arrive aussi que les autres membres de la famille ou de la communauté qui ne participaient même pas dans la démarche parce qu’ils ne pouvaient pas en jouissent également.
[14] Marcel Mauss, Op.cit., p.153.
[15] Maurice Godelier, op.cit., p.75.
[16] Pour ce qui concerne ce concept il faudrait dire que les perspectives sont divergentes. La solidarité en tant que concept a plusieurs sens suivant le paradigme dans lequel on l’étudie. Dans la vision occidentale, la solidarité, dans le sens mutualiste, compris dans la logique utilitariste, renvoie au fait de donner une partie de son revenu pour aider les plus démunis, ceux qui sont dans des situations précaires dans la société à atteindre un niveau que ceux-ci ne peuvent atteindre à partir de leurs propres moyens. En ce sens, elle est une forme de la moralité moderne. Dans le sens altruiste, émané de la vision africaine, elle constitue une relation de dépendance réciproque entre les individus, laquelle relation manifeste un engagement d’accepter l’autre et une responsabilité envers soi et envers l’autre. Voir Aaron MUNDAYA BEHETA, plus précisément le chapitre « Solidarité et Coopération Nord-Sud. Nouvelle perspective et nouveaux enjeux », in La coopération Nord-Sud, Alternative Sud, vol X, no 4, Paris : L’Harmattan, 2003, pp77-120.
[17] Alain Caillé, Anthropologie du don: le tiers paradigme, Paris: La Découverte, 2007, p.9.
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