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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

LE CARI PARTAGÉ. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000)
Prologue


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Patrice COHEN, LE CARI PARTAGÉ. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. Paris : Les Éditions Karthala, 2000, 358 pp. Collection : “Hommes et sociétés” dirigée par Jean Copans. [L’auteur nous a accordé son autorisation le 19 août 2019 de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.] Une édition numérique réalisée avec le concours de Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec.

[13]

LE CARI PARTAGÉ.
Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion

Prologue


Entre deux mondes

Fin novembre 1986 - mon premier voyage pour la Réunion - quelque part au-dessus du Moyen-Orient ou de l'Afrique...

Le bruit gai et magique des plateaux repas qui s'entrechoquent fait dresser toutes les personnes autour de moi. À ma droite, un jeune adolescent habillé simplement et chaussé de souliers vernis sort soudain de quelques heures de mutisme et m'avoue : « Enfin ! Moi, j'ai faim, mon ventre, il crie [1] ! » Je trouvai le même engouement à ma gauche de la part d'un jeune couple revenant de leur voyage de noces en France, premier séjour à l'extérieur de la Réunion.

À la vue du plateau posé devant eux, les jeunes mariés s'esclaffent : « Ah, c'est bien un repas z‘oreille [2] ! » Mon jeune voisin, lui, affiche un regard plus interrogateur. Il soulève et soupèse le petit pain et inspecte la composition de son plateau : « Et le riz... n'a point de riz /... » Ce repas froid composé d'une entrée de carottes râpées, d'une mousseline de poissons, d'une portion de fromage à la crème, d'une barquette de fruits au sirop et d'un gâteau au chocolat laisse désappointés autant mes voisins de gauche que celui de droite.

Le jeune couple - dont les vêtements recherchés, les bijoux et les montres leur donnaient la fière assurance d'un pouvoir d'achat conséquent - m'avait auparavant raconté leur séjour en France avec une joie non dissimulée... mais rien sur l'alimentation métropolitaine. Ce plateau devant eux en donnait l'occasion, et me prenant à témoin : « Vous savez, la seule chose qui ne m'a pas plu en France... c'est la bouffe ! Bien sûr, je mange du pain, des frites ou des salades à la Réunion, mais moi il me faut mon riz tous les jours... Et à Paris c'est pas toujours facile... On était chez des amis... et eux ils mangent que du pain et sans épices... c'est [14] plate, plate [3]... » me dit-il en faisant la grimace. « Heureusement, on est allé une fois dans un restaurant chinois et dans un restaurant indien, ça nous a rappelé la Réunion... Il paraît qu'il y a aussi des restaurants créoles, mais on n'a pas pu y aller... » renchérit la jeune femme.

À ma droite, le jeune homme mangeait la tête dans son plateau. Lorsqu'il avait relevé la tête, tout était presque englouti ; il s'empara de son verre d'eau et le finit d'un seul trait. J'appris par la suite qu'il revenait d'un séjour de chez sa sœur qui habite dans une campagne dans le centre de la France. Originaire des Hauts de l'ouest de la Réunion, fils d'un colon de géranium, il avait arrêté l'école à 16 ans. C'est à ce moment-là que sa sœur qui vit en Métropole le fit venir auprès d'elle pour qu'il trouve un travail. Au bout de quelques mois, il eut le mal du pays et se retrouva dans cet avion. Ces amis lui manquaient, mais il parlait surtout de sensations qu'il avait cherchées en vain en France : sentir le sol respirer sous ses pieds nus, humer les diverses odeurs de son enfance, pouvoir observer la mer depuis sa case, et puis manger un bon petit cari de tangue ou un rougail mangue [4] !... Et il commença à raconter avec un œil brillant ce qu'il aimait dans la cuisine créole...

Dans le monde créole...

Arrivé sur le sol réunionnais pour la première fois, c'était à mon tour de me confronter au contact culturel. Mon premier repas me trouva attablé dans un restaurant créole de Saint-Denis avec quelques Réunionnais et quelques Métropolitains vivant depuis peu à la Réunion. Au menu, un repas créole classique : riz - grains - cari poulet - rougail tomate.

Attentives à ma découverte de la cuisine réunionnaise, les personnes attablées me demandent si je mange du piment. Ce fut l'occasion de souligner la différence entre les Créoles et les Z'oreilles... et une frontière amicale mais bien marquée sépara les mangeurs de piment et les autres. Les épices - dont le piment - apparaissaient comme l'élément fondamental du ralliement de tous les palais créoles, et portaient haut l'étendard de [15] la culture réunionnaise. Cette interrogation sur le piment à l'intention d'un Métropolitain, cette discussion sur cette spécificité des goûts créoles, je les ai rencontrées tout au long de mon séjour à la Réunion. Mon goût de plus en plus tolérant avec le piment au fil du temps me fit traverser progressivement cette frontière culturelle du goût. Très souvent mes interlocuteurs réunionnais sanctionnaient cette intégration culinaire en ne me considérant plus comme un étranger ; je n'étais pas encore un semblable, mais j'étais devenu un cousin proche... un véritable Zoréole [5] !

Lorsque chacun des convives se servit dans son assiette, on entendit le propos amusé de certains Réunionnais sur notre façon de nous servir, un autre Métropolitain et moi-même. Mettre côte à côte riz, légumineuses, poulet en cari comme nous faisions leur semblait bizarre. Et je compris par la suite que le repas créole non seulement s'identifiait par sa structure, mais aussi par un code dans le service. Le riz doit tapisser l'assiette avant d'être le réceptacle des autres composants [6]...

Premières rencontres - premiers contacts avec la nourriture réunionnaise. J'avais recueilli au cours de ce voyage dans l'avion et dans mes premiers jours de ce séjour à la Réunion les prémisses de ma recherche. Entre ciel et terre, entre la Métropole et la Réunion, la cuisine réunionnaise apparaissait en filigrane comme la face cachée mais désirée d'un repas servi dans l'avion. On pouvait déjà percevoir un fort attachement à la nourriture créole de la part des Réunionnais, et cela au-delà des niveaux économiques. Mêlés de sensations gustatives, et de noms exotiques comme cari, rougail, piment, mangue, ces témoignages mettaient en évidence non seulement une cuisine, mais aussi une façon de vivre. L'alimentation n'apparaissait donc pas comme un recensement de recettes locales, mais bien comme un vécu culturel et social régulièrement actualisé par chaque mangeur. A travers le repas, on pouvait ainsi percevoir la matérialisation d'une culture enracinée dans le quotidien. Par ailleurs, les réactions de ces Réunionnais face à la nourriture métropolitaine ou aux mangeurs métropolitains suggéraient dans une situation de contact culturel un positionnement face à l'Autre, face à la cuisine de l'Autre ; ils m'apportaient ainsi quelques bribes de compréhension sur le vécu de l'altérité à la Réunion.

[16]

Ces exemples, au-delà des anecdotes, sont offerts au lecteur en guise d'apéritif. Témoignages vivants de vécus alimentaires, ils laissent présager l'état d'esprit dans lequel ce livre a été conçu. Le décor est déjà planté (la Réunion) ; les personnages principaux s'expriment (les Réunionnais) ; le narrateur même s'il s'efface le plus possible pour donner la paroles aux autres se met en scène pour montrer qu'il a été l'instrument de l'observation. Le thème, quant à lui, s'insinue dans la plupart des phrases qui précèdent pour exprimer que c'est bien d'alimentation dont il s'agit et que dans cet objet aux multiples facettes, c'est bien du mangeur dont on parle. Ce n'est donc pas un livre de cuisine, bien que parfois des incursions dans l'art culinaire nous feront évoquer quelques recettes, mais bien une mise en perspective de ce que manger à la Réunion veut dire autant dans l'acte que dans les systèmes de représentation. À la fois histoires d'aliments et de mangeurs, à la fois histoires d'une portion précise de la société réunionnaise, ce livre évoque tout autant des vécus culturels que des dynamiques sociales et familiales.


[1] « Mon ventre, il crie » : créolisme - signifie en créole « j'ai faim ».

[2] « Z'oreille » ou « zoreille » ou « zoreiy » : créolisme - signifie en créole « métropolitain », « français ».

[3] « Plate » : créolisme - signifie en créole « fade », « sans goût ».

[4] Les termes de « cari » et de « rougail » seront régulièrement repris tout au long de cet ouvrage. Ils désignent des plats très couramment préparés dans la cuisine créole. Ces types de préparation - comme les autres préparations culinaires créoles - seront abordés en détail dans le chapitre « Manger créole dans le quartier » (cf. Les préparations culinaires). Le tangue est le mot créole pour désigner un petit mammifère insectivore - le tanrec - vivant à l'état sauvage dans les Hauts de la Réunion. Sa chasse est détaillée dans le chapitre « Nature sauvage et ressources alimentaires » (cf. Les produits de la chasse), et sa consommation alimentaire dans le chapitre « Manger créole dans le quartier » (cf. Les animaux comestibles).

[5] Zoréole : ce mot composé de « Zoreiy » et de « Créole » définit à la Réunion des individus qui sont entre les deux cultures. On appelle ainsi souvent les enfants de Métropolitains nés et vivant à la Réunion, ou alors les enfants issus d'une union mixte.

[6] Cet aspect des repas créoles sera abordé dans le chapitre « Le repas et le partage ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 14 décembre 2019 18:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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