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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

LE CARI PARTAGÉ. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Patrice COHEN, LE CARI PARTAGÉ. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. Paris : Les Éditions Karthala, 2000, 358 pp. Collection : “Hommes et sociétés” dirigée par Jean Copans. [L’auteur nous a accordé son autorisation le 19 août 2019 de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.] Une édition numérique réalisée avec le concours de Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec.

[5]

LE CARI PARTAGÉ.
Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion

Préface

Selon une récente enquête SOFRES, les trois quarts des Français estiment qu'une bonne alimentation est le facteur qui a le plus d'influence positive sur la santé. Ce lien existe également, de façon peut-être encore plus marquée, dans les représentations traditionnelles du corps. En effet, comme ce livre le montre, l'alimentation est source de santé à double titre. En premier lieu, elle permet de restaurer les forces épuisées par le travail quotidien pour lequel le corps est le premier outil. « Manger est le premier médecin » dit un proverbe français, et le chapitre 8 de ce livre « manger pour le corps » donne de nombreux exemples de l'importance de cette représentation à la Réunion. En second lieu, l'alimentation contribue à se régénérer symboliquement et socialement. Patrice Cohen montre ainsi la force de la relation entre les façons de se nourrir, le sentiment d'identité et la santé aussi bien mentale que corporelle. C'est la raison pour laquelle une introduction inconsidérée de changements dans l'alimentation quotidienne en plus de mal se nourrir peut aussi conduire à « perdre son identité ».

Mais ce sentiment d'identité n'est pas figé une fois pour toutes, pas plus que les façons de se nourrir : il se situe dans la mouvance du métissage, tant entre les différentes cultures qui se côtoient dans l'île, qu'entre la tradition et la modernité. En effet, comme le souligne l'auteur, l'ouvrage met « en évidence deux axes d'analyse : la permanence d'une tradition créole rurale marquée par la pauvreté, et des évolutions en rapport avec l'ouverture manifeste vers la société globale de plus en plus présente ».

Je ne suis jamais allée à la Réunion ; pourtant à chaque page je me suis retrouvée, au-delà des différences, en pays de connaissance. Sur beaucoup de points de cette société d'autoconsommation, on trouve des ressemblances profondes avec la société rurale française de la fin du XIXe siècle. Je laisse au lecteur le plaisir d'explorer cette parenté et ne citerai que quelques exemples. Il y a ainsi de belles pages sur la tuerie du cochon qui renvoient de façon saisissante aux descriptions faites il y a quelques années par Yvonne Verdier pour le Chatillonnais. On retrouve la place centrale des repas dans les rituels festifs, aux rythmes saisonniers et sociaux et en particulier lors du rite de passage de l'adolescence que représente la communion solennelle. Ces ressemblances fonctionnent si bien que l'on éprouve un sentiment étrange d'oscillation entre un passé [6] en partie révolu en métropole et ces pratiques qui à la Réunion là-bas sont d'autant plus vivantes qu'elles sont prises dans la mouvance de la modernité.

Un des apports de l’anthropologie - et le livre de Patrice Cohen y participe - est de montrer qu'il n'y a pas nécessairement un rapport entre dénuement matériel et dénuement social. Ainsi, comme autrefois dans la France rurale, le régime quotidien de frugalité est rompu par l'abondance alimentaire des nombreuses fêtes, même si cela doit avoir pour conséquence des privations les jours suivants. De plus, même si la pauvreté implique ou impose des pratiques de sociabilité particulières, il n'en existe pas moins des règles. Ainsi les habitants de Ravine Verte ont des « manières de table » élaborées. Par exemple, l'emplacement des aliments dans le plat et la façon de vider son assiette doive suivre une hiérarchie particulière, très finement observée

Il y a bien sûr de nombreuses différences, sans doute liées en partie au climat. Il ne s'agit pas ici de faire preuve d'un exotisme simpliste, mais il apparaît clairement que la vie à l'extérieur est plus facile sous les tropiques là-bas et permet d'agrandir l'espace domestique et en particulier celui de l'alimentation : il est souvent possible de prendre ses repas dans la cour, sur ses genoux. Il y a aussi très probablement, dans l’autoconsommation elle-même, une richesse de production de fruits et de légumes et donc une variété de consommation plus grande qu'en France dans les milieux populaires. Par ailleurs, des structures familiales et de voisinage plus complexes que celles de la France traditionnelle permettent une certaine fluidité des lieux de prise de repas entre le midi et le soir, avec des types de sociabilité différents. L'analyse en est faite de façon détaillée, novatrice et très stimulante. Enfin, Patrice Cohen insiste sur l'importance du métissage. Il montre bien l'interpénétration des cultures avec, certes, des tensions mais aussi harmonie et cohérence. Cette tradition pratique de métissage, éprouvée dans la réalité du quotidien, est sans doute facilitante pour cet autre type de métissage qu'est l'ouverture à la modernité. Sur ce point, ce livre apporte des éléments de première importance, montrant là aussi combien l'alimentation est un domaine « bon à penser ».

Cette introduction se fait surtout par l'arrivée de sources monétaires autres que les salaires faibles et irréguliers. Là apparaît fortement le rôle de ce que l'on a coutume d'appeler les transferts sociaux On lira avec intérêt les nombreux passages où est soulignée, en particulier, l'importance du RMI qui permet par exemple l'utilisation plus quotidienne de la cuisine au gaz, des achats plus fréquents à l'extérieur et une alimentation plus abondante et régulière. Quant à l'allocation de parent isolé, elle permet à de très jeunes femmes élevant seules leurs enfants de s'installer, à l'intérieur du foyer familial. Elles prennent ainsi progressivement leur autonomie, et leurs pratiques ont souvent pour conséquence d'introduire  [7] la modernité de façon plus globale au sein de la famille. En effet - et c 'est là également un des enseignements du livre - contrairement à des idées reçues selon lesquelles les femmes seraient les gardiennes de la tradition, là, les femmes sont de véritables vecteurs de modernité, alors que « les hommes ont tendance au conservatisme alimentaire ». On rejoint ici, sous un autre angle, la notion de femme « passeuse » mise en lumière par les anthropologues dans le domaine des soins.

Les enfants ont également un rôle moteur dans le changement. Dès qu'ils sont scolarisés, ils prennent généralement leur repas de midi sur place. A la cantine, la nourriture est souvent différente et n'est d'ailleurs pas toujours appréciée quand elle diffère trop de leurs habitudes alimentaires. Ce sont cependant de nouvelles façons de se nourrir qu'ils rapportent au domicile familial et en particulier de nouvelles manières de table. Ils introduiront par exemple l'assiette au lieu du bol, les couverts au lieu des doigts, la table au lieu des genoux.

Notons que ces changements s'introduisent progressivement et que d'abord les innovations touchent le festif, l'exceptionnel avant de transformer le quotidien des repas. Un des apports du livre est ainsi cette analyse minutieuse de la façon dont le changement s'introduit dans les intérieurs familiaux sans toutefois rompre la cohérence des cultures et du lien social. À sa lecture, on ressent fortement que l'habitude des contacts culturels, de la recomposition du métissage rend cette société perméable à un changement qui n'est pas rupture identitaire mais reconstruction de nouvelles cohérences.

Avril 1999,
Françoise LOUX,
Centre d'ethnologie française
Musée national des arts et des traditions populaires
Paris

[8]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 14 décembre 2019 18:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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