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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La construction de l'autonomie. Parents et jeunes adultes face aux études. (2001)
Introduction générale


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Vincenzo Cicchilli, La construction de l'autonomie. Parents et jeunes adultes face aux études. Collection: Sciences sociales et sociétés. Paris: Les Presses universitaires de France, 2001, 228 pp. Une édition numérique réalisée avec le concours de Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. [Autorisation formelle des auteurs de diffuser ce livre en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales le 22 septembre 2017.]

[11]

La construction de l’autonomie.
Parents et jeunes adultes face aux études.

Introduction générale

« Sous la double influence de la durée de la scolarité et du sentiment des adultes, la jeunesse a été maintenue plus longtemps qu'auparavant, à partir du début du XIXe siècle, dans la dépendance économique et morale de la famille. L'évolution du droit libère apparemment la femme et les enfants de l'autorité quasi absolue du père. L'évolution des mœurs, au contraire, prolonge le séjour des enfants et, dans la réalité quotidienne, les assujettit par les contraintes d'une affection plus vigilante que jamais. »
Ph. Ariès, Essais de mémoire, Paris, Seuil, 1993.


Un phénomène au double visage, à plusieurs égards inédit, se déroule sous les yeux d'une partie des jeunes et de leurs parents. Il s'agit à la fois de l'accès aux études supérieures d'une fraction de plus en plus importante de la jeunesse et de sa permanence au sein des institutions scolaires, bien au-delà de l'âge de l'adolescence lycéenne. Venu de loin, il poursuit cet accroissement de la scolarité qui s'est déroulé tout au long du XXe siècle et qui a touché l'enseignement secondaire d'abord, l'enseignement supérieur ensuite. Ample, il a fait l'objet au cours des années 1990 de grandes enquêtes nationales dont le portrait statistique a été largement diffusé par la presse.

Prolongement de la scolarité
et de la prise en charge par les familles


Sans cet accroissement de la population étudiante, et sans sa médiatisation, ce livre n'aurait probablement pas eu de raisons conjoncturelles d'exister. Et toutefois la persistance des inégalités des conditions de vie, l'accroissement de l'offre des filières de l'enseignement supérieur, les mutations de la composition interne à ce groupe social ne seront pas l'objet de la réflexion proposée au lecteur. Ces aspects ont été étudiés par plusieurs travaux situés dans le sillage du regain d'intérêt des scientifiques pour l'univers des étudiants, [12] question qui avait suscité une grande attention dans les années 1960, mais qui avait été quelque peu négligée par la suite. À l'intérieur de cette littérature renaissante, il est en revanche un domaine mis à jour par les enquêtes qui se situe en amont des analyses menées ici : pour une partie importante des étudiants, faire des études supérieures signifie le plus souvent prolonger leur prise en charge par leur famille d'origine et bénéficier des ressources qu'elles peuvent mettre à leur disposition. En dépit des variations imputables aux bourses d'études, à l'argent provenant de travaux personnels, aux origines sociales de leur famille, les étudiants reçoivent de leurs parents une aide monétaire très précieuse, constituant souvent la majorité des ressources à leur disposition : deux tiers d'entre eux déclarent avoir reçu de l'argent de leurs parents au cours du mois qui précédait une enquête (réalisée en mai 1992), contre un peu plus d'un tiers qui indiquait le travail comme source de revenu, et contre un peu moins d'un quart qui indiquait les bourses d'études [Galland, Clémençon, Le Galès et Oberti, 1995]. Malgré les évolutions dues à l'âge, les étudiants peuvent en outre bénéficier de biens et services gracieusement mis à leur disposition par leurs parents. En particulier, ils peuvent demeurer au domicile parental, résider dans des logements payés par leurs parents ou appartenant à ceux-ci : c'est le cas pour six sur dix d'entre eux, tous âges confondus [id.]. Sur l'ensemble de la population, quatre étudiants sur dix voient leurs parents au moins une fois par semaine, un tiers dort au domicile parental au moins une fois dans le même laps de temps, et près de six sur dix font ou font faire la lessive chez leurs parents [Grignon, 1996]. À l'évidence, les familles demeurent un acteur prépondérant de soutien matériel accordé aux étudiants [Eicher et Gruel, 1997], ce qui ne manque pas de soulever la question de l'impact du prolongement de la dépendance des seconds à l'égard des premières. Comment fournir aux jeunes, indépendamment de leurs origines sociales, les moyens financiers nécessaires à relâcher cette dépendance ? La réponse donnée par les pouvoirs publics de continuer de verser les allocations familiales jusqu'à l'âge de 20 ans aux parents des étudiants – et non directement aux jeunes eux-mêmes – ne fait que renforcer la définition de cette fraction de la jeunesse par la dépendance familiale [de Singly, 1998a].

[13]

1. Nouer, dénouer, renouer les liens entre parents
et jeunes adultes à l'âge des études


Ce prolongement des fils qui lient les deux générations, du fait de l'allongement de la scolarisation, mérite une grande attention, il est au cœur du présent ouvrage. La poursuite des études supérieures s'offre au sociologue de la famille et de la jeunesse comme un observatoire privilégié à partir duquel scruter comment se nouent, se dénouent et finalement se renouent les attaches entre les parents et les jeunes adultes à un tournant saisissant de leur histoire : la fin souhaitée de l'adolescence lycéenne. Ce phénomène traduit certes une élévation des aspirations des parents et des étudiants – les études sont souhaitées aussi bien par les uns que par les autres parce qu'elles sont censées protéger des incertitudes du marché du travail –, mais entraîne aussi un prolongement des obligations – l'allongement de la scolarisation implique à la fois un report de l'entrée dans l'indépendance statutaire pour les plus jeunes et une continuation de la prise en charge assurée par les familles. Il amplifie en outre l'existence de tensions, et des compromis qui en découlent, entre l'éducation dispensée aux jeunes adultes et la quête de leur identité et place dans la société. Loin d'être un stade de la scolarité se juxtaposant aux précédents, il s'agit en réalité d'un véritable passage supposant une formulation de nouvelles questions – et une reformulation des anciennes – aussi bien pour le groupe familial que pour chacun de ses membres. Pour les étudiants, l'entrée dans les études supérieures requiert une affiliation avec l'univers de l'institution scolaire, comme l'a montré Alain Coulon [1997], et une ré-affiliation avec celui de l'institution familiale, ce qui sera l'objet de ce livre. Non seulement s'élaborent de nouveaux savoirs et savoir-faire, sont formulés des projets à moyen ou à long terme, mais se restructurent aussi des attentes relatives au soutien, affectif et matériel, que les étudiants escomptent de leurs parents. Quant à ces derniers, considérer les études supérieures comme une nouvelle étape permet de déconnecter, tout du moins partiellement, leur action de pourvoyeurs de ressources d'une logique purement inconditionnelle. Autrement dit, survient une phase où les obligations mutuelles demeurent – qui se traduisent chez les jeunes par l'injonction à réussir scolairement, et chez les parents par l'injonction à garantir la prise en charge –, mais elles ne sauraient être acceptées telles quelles par ceux qui les contractent.

[14]

Pour montrer comment la persistance de prescriptions de rôle socialement partagées s'accompagne de la personnalisation des obligations, il a été nécessaire de croiser les prises de position des parents, qui ont été plus vite indépendants, avec les arguments des enfants, qui prolongent leur dépendance vis-à-vis du cadre familial. À l'âge des études, l'ampleur des biens, des services et des ressources monétaires transférés d'une génération à l'autre n'a d'égal chez les interviewés que leur loquacité à narrer et interpréter les sens du lien qui les unit. Résultat de la comparaison entre les discours tenus par les uns et par les autres, cet ouvrage focalise l'attention sur un double vécu : ont été étudiées les façons dont les enfants construisent leurs biographies de jeunes adultes et d'étudiants, et les parents leurs biographies de parents de jeunes adultes et d'étudiants. Le prolongement de la socialisation familiale, et la permanence au sein de l'institution scolaire demandent de considérer les porteurs de capital scolaire comme des individus dont l'identité se caractérise par leur statut d'étudiants, leur position dans le cycle de vie (ce sont des jeunes adultes quittant l'adolescence) et le lien de filiation (ce sont encore des filles et des fils de). Quant aux parents, ils se considèrent – et sont considérés – comme des individus ayant des devoirs à l'égard de leur progéniture et comme des êtres à part entière, comme des membres de la communauté familiale et comme des personnes singulières. Cette décomposition analytique de l'identité de chacune des deux générations a orienté non seulement le recueil, mais aussi l'analyse des matériaux d'enquête. Par conséquent, malgré la spécificité de leurs logiques de fonctionnement, les portraits de famille proposés au lecteur se laissent saisir tous à partir de deux objectifs intimement liés : comprendre la jeunesse étudiante en examinant comment fonctionne l'institution où se poursuit en partie sa socialisation et, parallèlement, comprendre la famille des jeunes adultes en scrutant comment elle fait face à l'étirement de la scolarisation.

Quelques éléments associés au prolongement
de la socialisation familiale


Porter un tel regard sur les étudiants appelle quatre élucidations. Primo, à partir de l'adolescence, et tant que l'individu appartient encore à sa famille d'origine, la socialisation familiale doit être entendue comme un processus d'insertion des plus jeunes au sein des générations, processus qui voit les parents autant que leurs enfants s'engager dans un partenariat complexe exigeant un fort soutien réciproque. L'enfant gagne progressivement sa place dans la famille en termes de goûts, de valeurs, de choix, de territoires, de statuts, en [15] redéfinissant les modalités de l'attachement à ses parents. Si la transition à l'âge adulte n'a pas comme protagoniste unique et solitaire le jeune adulte, mais « c'est à la famille entière de "migrer" d'une phase à l'autre » [Scabini et Marta, 1995, p. 226], l'analyse empirique des « échanges relationnels » [Donati, 1988] entre générations devient une entrée incontournable pour la compréhension du lien de filiation à l'âge des études. Ce livre se penche sur la comptabilisation et la mise en récit des échanges (non seulement de biens, de services et d'argent) entre les parents et les étudiants.

Secundo, le lien de filiation apparaît ambivalent. Considéré à la fois comme une liaison et une contrainte, marqué aussi bien par le désir que par le rejet, par l'électif et l'inconditionnel, il retient les partenaires dans la dépendance tout en leur dégageant de nouvelles opportunités. Rien d'étonnant qu'il se nourrisse d'injonctions paradoxales [1], plaçant les destinataires de la communication dans une situation inconfortable de porte-à-faux. D'une part, les parents invitent leurs enfants à se montrer à la hauteur de la prise en charge dont ils bénéficient, à la mériter, tout en surveillant de près ce processus de responsabilisation, en contrôlant leurs comportements. D'autre part, les enfants souhaiteraient construire leur individualité pour entrer dans une phase adulte des relations intergénérationnelles, tout en demandant à leurs parents de les aider à accomplir la transition à la maturité. On comprend alors que les deux plus grandes aspirations des parents et des jeunes adultes consistent à sortir de toute relation instrumentale et à rompre avec les tyrannies engendrées par leur intimité. Néanmoins, si chacun parvient à considérer l'autre comme une personne ayant une égale dignité, ce n'est qu'au prix d'un volontarisme, d'un travail sur soi et sur la relation.

Dans cette optique, la distinction d'ordinaire proposée entre l'adolescence et la jeunesse – la première étant une période d'encadrement par la famille et l'école, la seconde étant le moment « de l'émancipation familiale sans reconstitution immédiate d'une nouvelle unité familiale » [Galland, 1993, p. 19] – ne peut s'appliquer telle quelle aux étudiants [2]. Ces derniers peuvent définir, au moins partiellement, la dimension estudiantine de leur identité en prenant le groupe familial d'appartenance comme un autrui significatif. Toutefois, [16] ils ne peuvent être définis en continuité avec l'adolescence lycéenne dans la mesure où ils font de l'aspiration à une reformulation des relations avec leurs parents un point fort de la poursuite de l'appartenance à la communauté familiale. La définition de la jeunesse étudiante reste délicate lorsqu'on recherche un terme qui recouvre des situations intermédiaires, tiraillées entre deux âges de la vie que d'aucuns estiment circonscrire aisément : l'adolescence et l'âge adulte. Afin d'éviter toute définition par la négative, l'expression jeunes adultes a été adoptée, dans la mesure où elle renvoie à l'idée que l'interaction quotidienne entre les deux générations doit être soumise à des conditions de respect des territoires de chacun pour être considérée comme satisfaisante. On a aussi gardé le terme d'étudiants qui met au jour la tension entre la dimension individuelle et communautaire de la poursuite des études.

Tertio, le choix de focaliser l'attention sur l'interaction familiale ne signifie nullement amoindrir le rôle joué par le groupe des pairs dans la construction de l'identité juvénile. Une enquête américaine d'Anne-Marie Ambert [1994] montre bien combien il est peu fructueux de les exclure [3]. À la question directement posée « Qui ou quoi vous a le plus influencé ? », plus de 80 % des réponses attribuaient à leurs parents la plus grande influence dans leur vie. Et cependant, lorsque les individus étaient invités à indiquer leurs souvenirs à des âges différents, le groupe des pairs se dessinait avec plus de netteté que les parents, à la fois comme source directe de bonheur et de malheur, comme source de traumatismes dans les changements de la personnalité. Par ailleurs, on sait que les étudiants peuvent tirer profit des ambiguïtés de l'allongement de la période d'acquisition des capitaux scolaires en s'émancipant peu à peu de la tutelle familiale et en maîtrisant davantage l'expérience de leur autonomisation grâce à leurs pairs [Erlich, 1998]. Ainsi, comme dans le cas du rapport à l'institution scolaire, mais de façon plus épisodique, le regard des pairs fournit un deuxième support, externe à la famille, pouvant éclairer la dynamique de la socialisation familiale à cet âge. Quel apport un tiers extérieur à la dyade parents/étudiant, peut-il garantir au processus de différenciation du jeune de sa famille d'origine ?

Quarto, l'ambivalence de la poursuite de la socialisation découle en partie du fait que l'adolescence et la jeunesse sont considérées, depuis au moins un siècle, à la fois comme deux périodes de liberté, imprégnées d'un esprit de curiosité – « spirit of idle curiosity » – dont l'épanouissement [17] mène à la découverte de sa propre vocation – « calling » [4], et comme des âges de débordements et d'excès que des tuteurs se doivent de limiter et de réglementer. Ces schèmes affectent la perception : a) de l'adolescence et de la jeunesse, entendues comme périodes spécifiques du cours de la vie ; b) de l'éducation et de l'autorité, entendues comme moyens d'intervention sur des individus n'ayant pas achevé leur parcours vers l'âge adulte. Ils hantent les entretiens des acteurs de la socialisation à l'âge des études, se manifestant par des préjugés sur le monde de l'éducation après l'enfance. En raison de leur prégnance, il convient sans plus tarder de se pencher sur leur histoire, en esquissant une courte généalogie [5]. Le contrôle de l'adolescence d'abord et de la jeunesse ensuite, très fort au cours du XXe siècle, a tantôt pour fin de secourir la famille dans sa tâche de canalisation des passions des plus jeunes, tantôt de la remplacer lorsqu'elle se révèle incapable de remplir sa mission.

2. Émergence d'un éternel retour

Rétrospectivement, certains historiens ont contesté que la catégorie d'adolescence ait émergé au début du XXe siècle, croyant retrouver celle-ci au XIXe siècle, voire plus tôt. Un ouvrage de John Neubauer [1992] a relancé le débat en prenant position en faveur de la thèse de Philippe Ariès, qui fait du XXe siècle le grand siècle de l'adolescence. Pour Neubauer, non seulement on parlait très peu de l'adolescence avant le début du XXe siècle, mais, et c'est ce qui importe le plus, la découverte de cet âge de la vie accompagna le premier mouvement d'institutionnalisation de nouvelles sciences comme la psychanalyse, la psychologie, la criminologie et la pédagogie. Quant à la littérature, elle devait léguer une puissante image, reprise par la suite : l'adolescence devient dans les romans du début du siècle une période où l'individu, encore un enfant sous certains traits, vit une sexualité réprimée ou immature, aboutit à sa propre individualité [18] après une quête douloureuse de son identité en crise, est socialisé de façon permanente par les groupes de pairs et l'école qui le séparent de la société des adultes. Les écrivains européens, au tournant du XIXe siècle, s'évertuent à analyser les désarrois de l'âme de l'adolescent, ayant hérité de Dostoïevski et de Nietzsche les thèmes de la perte de l'identité et de la scission du moi. Avec la littérature, la psychologie et la psychanalyse devaient contribuer à fixer les traits du comportement adolescent, en prônant la reconnaissance d'un âge de la vie spécifique qui ne se confonde ni avec l'enfance, ni avec l'âge adulte. C'est l'un des messages explicites de l'ouvrage fondateur de toute étude sur l'adolescence, Adolescence, de Granville Stanley Hall, publié en 1904 [6]. L'autre versant du discours développé par la psychologie de l'adolescence attribue aux parents un rôle primordial dans la socialisation des adolescents. Il est exemplaire que le livre de Hall contienne déjà les deux pôles à l'intérieur desquels oscillera le débat américain sur l'adolescence et la jeunesse : d'une part, garantir la liberté et la possibilité d'autogouvernement, d'autre part socialiser et contrôler les poussées créatives de cette période de la vie [Passerini, 1994].

Les parents soupçonnés d'incapacité éducative...

C'est surtout au cours des années 1950 que l'adolescence, codifiée comme un âge « à discipliner, régenter, protéger » [ibid., p. 425], devient aux États-Unis une véritable question de société destinée à être développée jusque dans la moitié des années 1960. La crainte principale naît du fait que l'adolescence est perçue comme un monde séparé, radicalement coupé de l'univers des adultes. Les formes d'apathie ou de rébellion ouverte et plus ou moins violente sont perçues comme des signes de cette altérité. Face au risque de l'émergence d'une société juvénile détachée, certains écrivains de l'époque réagissent en attribuant la faute de cette rupture entre générations à l'excès de permissivité éducative des parents, à la crise des valeurs traditionnelles et, en particulier, à la « désintégration » de la famille [ibid., p. 430]. Dans un livre au titre indicatif, Teen-age Tyranny, Grace et Fred Hechinger [7] relatent leurs craintes de voir élever les [19] valeurs juvéniles au rang de modèle pour la société entière. Leur préoccupation majeure découle moins de la plus grande liberté octroyée, que du fait que les adultes abdiquent leurs droits et privilèges en faveur des adolescents. À leurs yeux, les éducateurs et les parents américains abusent en faisant l'éloge de l'auto-expression, engendrant des jeunes inconstants, sans buts, réfractaires à tout leadership. On comprend alors que le syntagme « adolescent society » a fait fortune dans la littérature sociologique d'outre-Atlantique dans les années 1960 : c'était le titre de l'un des livres les plus influents de l'époque, dirigé par James Samuel Coleman [8].

Des questions proches se posent en France au cours du siècle. Elles portent en particulier sur les conséquences, au niveau de la délinquance juvénile, de la dissociation parentale – expression qui nommait l'anormalité de la structure du couple parental (illégitime ou rompu). En reconstruisant la généalogie de certaines représentations qui, dans les années 1970 et 1980, stigmatisent encore les familles recomposées, on s'aperçoit que les arguments avancés pour justifier l'existence d'une relation causale entre la dissociation familiale et la délinquance juvénile suivent un chemin en plusieurs étapes [Lefaucheur, 1989]. L'argument sociologique du milieu social s'efface rapidement au bénéfice de l'argument psychiatrique des dégénérescences. Le thème des conséquences néfastes de la dissociation familiale ne prend véritablement de l'ampleur qu'au cours des années 1950-1960, lorsqu'il fait appel à des explications psychologisantes. Pendant cette période, de la condamnation de la séparation entre la mère et son petit enfant, on glisse vers la condamnation du couple, des carences de l’affection maternelle et de l’autorité paternelle. Les années 1950 soulèvent le problème de la démission parentale, concernant en puissance toutes les familles. Plusieurs témoins de l'époque s'inquiètent de l'essoufflement de l'autorité parentale qui n'a pas été remplacée par un nouveau modèle pédagogique et qui dégénère en laxisme [Fize, 1990].

... et les risques de l'anarchie familiale et sociale

Dans les années 1980 et 1990, les experts reprennent à critiquer, après la parenthèse où il fallait interdire les interdits, le laxisme des [20] parents, car ils craignent qu'il n'engendre des effets pernicieux à l'échelle macrosociale. Cette idée de démission parentale est si répandue qu'elle constitue l'une des représentations majeures d'une étude portant sur mille projets de fiction envoyés, à la suite d'un concours de scénarios, à France Télévision [Chalvon-Démersay, 1994]. Les parents de jeunes adultes ne constitueraient plus un rempart contre les difficultés de la vie, parce « qu'ils sont incapables de fournir des repères ou d'incarner des modèles de référence stables » [id., p. 105]. Inscrite dans la crise générale du lien social mise en scène par ces matériaux, on retrouve la critique à la base de toute crainte de l'effritement du lien de filiation : les parents ne gardent plus leur attribut d'énonciateurs de règles.

Un dossier consacré par le quotidien La Croix aux relations entre les parents et les adolescents se rallie à ces conclusions et les corrobore. Sous le titre, Parents et adolescents, comment trouver la bonne distance ? [Collectif, 1997-1998], cette brochure s'attache à montrer, avec les mots de Xavier Lacroix, que « la génération actuelle de parents a davantage de doutes que de certitudes ». La vague libertaire de 1968 aurait laissé des traces profondes dans la conception de l'éducation : désemparés, n'ayant plus de modèles normatifs de référence, les parents seraient pris au piège d'un double bind, d'une double contrainte, affirme le Dr Virginie Granboulan, pédopsychiatre. D'une part, les parents craignent d'être trop envahissants, et d'autre part, ils ont l'impression d'abandonner leurs enfants. Cette contradiction surgirait, d'après ce médecin, d'une mauvaise vulgarisation de la culture psychologique qui engendre chez les parents une « culpabilisation ». Ainsi, affirmant qu'il n'est pas du ressort de la psychologie d'édicter des normes ayant valeur générale, mais de « comprendre ce qui est unique dans la souffrance de chaque personne », le Dr Granboulan renvoie les parents à leurs responsabilités, en leur demandant de renouer avec leur autorité, cet attribut spécifique de leur rôle. Le résultat de la démission parentale est bien visible pour ce médecin : les jeunes actuels ne sont pas socialisés à l'interdit et donc ne connaissent pas de normes.

Dans son livre intitulé de manière explicitement polémique Interminables adolescences, Tony Anatrella repère aussi dans les erreurs des parents l'un des maux qui affligent les sociétés contemporaines. Qualifiés de grands adolescents, ils ne joueraient plus leur rôle d'éducateurs, ils seraient fautifs de démissionner, d'aplatir le lien de filiation et de le confondre avec le lien fraternel, voire amical. Au nom d'un égalitarisme à la mode, les générations ne s'organiseraient plus en chaîne reliant les enseignants aux enseignés, ce qui aurait des [21] conséquences graves sur la structuration du lien social. Comme la relation d'éducation devient « une simple relation de séduction » [Anatrella, 1988, p. 8], et que l'ordre des générations est bouleversé, la société contemporaine se caractériserait par le fait qu'« il n'y a plus que des adultes et des enfants, avec leurs aînés, voire des copains » [ibid.]. Bien plus qu'une égalisation des relations entre générations, ce mouvement marque la naissance, au cours des dernières années, d'un renversement de la position des adultes à l'égard des enfants : une nouvelle asymétrie voit le jour qui se traduirait dans le fait que « les adultes ont plus tendance à s'identifier aux jeunes que les jeunes aux adultes » [ibid., p. 17] [9]. Voilà donc l'aboutissement de la longue histoire du rapport des adultes à l'enfant. Au XIIIe siècle, l'enfant était représenté comme un adulte en miniature, toute spécificité lui était niée ; aujourd'hui, en revanche, c'est l'adulte qui tend à se présenter de plus en plus sous les traits du jeune, car l'adolescent devient un « pôle d'identification » pour ceux qui devraient être ses éducateurs [ibid., p. 162]. Nier la place respective de chacun dans la chaîne des générations conduit, d'après l'auteur, à entretenir cette « société ado-lescentrique » faite d'individus qui, n'ayant pas dépassé leurs conflits œdipiens, vivraient toute loi comme inhibante et contraignante, perdraient le sens des responsabilités en restant d'éternels révoltés. Rien d'étonnant si, dans une telle perspective, la crainte du père qu'éprouvait naguère l'enfant soit devenue la crainte de l'enfant éprouvée par les parents : « Les adultes ont peur des adolescents », concluait laconiquement Françoise Dolto [Fize, 1990, p. 286].

3. La quête de l'approbation d'Autrui,
moteur de la construction du lien


Au moment où la catégorie d'adolescence émerge, avec ses besoins, ses traits spécifiques, vont donc apparaître de nouvelles figures d'experts légitimés à les interpréter, cependant que le rôle rempli par les parents est sévèrement critiqué. En effet, s'il y a une constante dans ces débats, c'est sans doute dans le fait de désigner la culpabilité des parents, fautifs de renoncer à l'exercice de leur autorité. Ces questions fonctionnent comme autant de paired concepts : de façon simpliste, [22] le conflit est opposé à l'harmonie, la mésentente à l'entente, la démocratie à la tyrannie, la répression à l'écoute, la démission à la négociation. En raison de l'ampleur de l'héritage, il ne s'agira pas pour nous de neutraliser ces représentations, mais de suivre leur usage en reconstruisant la façon dont elles sont interprétées, réinterprétées par les interviewés.

Afin de tirer profit des ambiguïtés du prolongement de la socialisation familiale, celles-ci sont inscrites dans une sociologie de la construction du lien de filiation. Au cœur de ce processus se situe la place qu'Ego fait à Autrui, et qu'il escompte avoir dans le jugement de ce dernier. Comme l'a formulé Éric Erikson, la construction de l'identité met en jeu un processus de « réflexion et d'observation simultanées », processus « par lequel l'individu se juge lui-même à la lumière de ce qu'il découvre être la façon dont les autres le jugent par comparaison avec eux-mêmes et par l'intermédiaire d'une typologie, à leurs yeux significative ; en même temps, il juge leur façon de le juger, lui, à la lumière de sa façon personnelle de se percevoir lui-même, par comparaison avec eux et avec les types qui, à ses yeux, sont revêtus de prestige » [1972, p. 18-19]. En mettant en lumière l'existence de ce jeu de miroirs entre le regard sur soi et le regard sur l'autre, le regard sur soi par soi et le regard sur soi par l'autre, Erikson le ramène à des catégories spécifiques de jugements : des types. Par conséquent, s'inscrire dans cette perspective revient à étudier la manière dont les interviewés modélisent ce chassé-croisé de regards. Néanmoins, la construction des liens d'interdépendance ne se produit pas dans un contexte de neutralité émotionnelle. Une conception dialogique de la construction de l'identité Dubar, 1991 ; Taylor, 1992, 1998] ne saurait être seulement cognitive, car le mécanisme de la quête de la reconnaissance institue de facto des attaches émotionnelles entre ceux qui sont pris dans la relation. Puisque l'interprétation et l'attachement sont deux fibres tissant le lien de filiation, il est temps de se pencher sur les concepts qui éclaireront les matériaux d'enquête.

Dévoilement de soi
et attaches émotionnelles avec Autrui


Au fond, des attaches s'instaurent dès qu'Autrui devient pour Ego quelqu'un d'important, un Autrui significatif. La personne qui gagne cet attribut, un proche, doit aider Ego à coaguler les dimensions éclatées de son identité, ses « Je », pour reprendre l'expression de Mead [1963]. Ce n'est que grâce à ce travail relationnel que l'individu peut atteindre la connaissance de lui-même, recevoir une impression [23] d'unité et de permanence de soi, assembler les dimensions de son identité, jouir d'un sentiment de plénitude (relative) [de Singly, 1996]. On comprend alors que les individus chargent émotionnellement le soutien reçu de l'autre, en même temps qu'on perçoit la difficulté et la fragilité de ce travail. Si les proches constituent un révélateur fondamental de l'identité intime, le lien entre eux se concrétise par le fait que chacun devient une partie de l'autre et est fortement redevable de son regard. Il nous semble que cette conception de la création du lien d'interdépendance, par le dévoilement des soi respectifs des partenaires, devient d'autant plus centrale dans le cadre du lien de filiation, étant donné que dans ce cas-là la mission thérapeutique se conjugue avec l'obligation statutaire d'éduquer. Pour que ces deux traits du rôle parental contemporain, soutien et transmission des valeurs, n'engendrent pas de tensions permanentes et irrésolues, il a fallu qu'un changement profond se produise dans la manière de percevoir l'enfant. Au niveau de l'idéal éducatif, l'orthopédie a été remplacée par l'herméneutique [Gullestad, 1996 ; de Singly, 1996]. C'est bien par un travail de déchiffrement, qui suppose une évaluation permanente, que le regard des parents socialise l'enfant, l'aidant à découvrir ses qualités cachées, ses talents potentiels qui deviendront des dispositions activées. Toute la puissance normative rattachée au rapport entre parents et enfants se trouve dévoilée, puissance découlant de l'instauration d'obligations personnelles et non d'une prétention coercitive abstraite. La filiation, tout comme l'alliance, est un lien chargé émotionnellement parce qu'il construit une appartenance commune par le partage des identités individuelles [10]. Le lien se fabrique dans la mesure où, pour paraphraser Berger et Luckmann [1986], les membres du groupe ne vivent pas seulement dans le même monde, mais participent chacun à l'existence d'Autrui.

La connaissance du proche :
trois idéaux-types de l'altérité dans la filiation


Pour comprendre la construction de ces interdépendances, il fallait se demander pourquoi les jugements dispensés par les parents et les étudiants – homothétiques par construction, puisqu'ils ont été réduits à l'opposition élémentaire entre l'approbation et la désapprobation – pouvaient s'appliquer à des contextes différents et concerner toutefois les mêmes interviewés. Autrement dit, pourquoi un parent était-il [24] conduit à se plaindre et/ou à se réjouir de son enfant ? Pourquoi le même parent pouvait-il être parfois déçu, parfois non déçu par un comportement identique de son enfant ? Et ces questions se posaient aussi du côté des étudiants. Il a fallu du temps pour comprendre que cela dépendait du contexte, du registre dans lequel le locuteur s'inscrivait tour à tour lors de l'émission d'un jugement. Et il a fallu bien plus de temps pour identifier et formaliser les contextes, constitués chacun par la façon dont Ego et Autrui modélisent leur rapport. Afin de rendre compte de la pluralité des logiques qui guident la structuration du lien à l'âge des études, ont été élaborés trois idéaux-types de représentation de l'autre et de soi-même [11]. Autrui est connu par les catégories d'appréhension d'Ego, qui lui projette sa propre vision à l'égard de laquelle il doit se confronter, ce qui veut dire que la manière de percevoir l'autre est aussi une manière d'agir sur lui. En faisant référence à des modes d'appréhension de l'autre et de soi-même, le jugement (approbateur ou désapprobateur) révèle toute son aptitude à tisser les fibres du lien [12].

Approchons-nous de cette dynamique à l'appui d'un exemple caricatural. Il s'agit de deux extraits d'une double interview parue dans un journal destiné à un public jeune ; ils regorgent de jugements de différentes natures adressés par chaque génération à l'autre. Malgré la diversité apparente, le contenu de la plainte est fort proche : les deux destinataires du grief se montrent à la fois incapables déjouer leur rôle, de se comporter donc en bon père et en bonne fille, et d'en décrocher, en se montrant attentifs au plaisir de l'autre. Bref, chacun critique l'autre d'être excessivement à l'écoute de soi-même et d'oublier le partenaire de la relation. Le souci de soi se réalise aux dépends du souci d'autrui. Commençons par le discours du père, Antoine, âgé de 48 ans. « Comme toutes les filles de son âge, Éléonore a du mal à se mettre à la place des autres. Elle est inconsciente, impulsive, il lui faut tout, tout de suite (...). Son rapport avec l'argent est invraisemblable. Comme elle n'en gagne pas encore, elle n'en connaît absolument pas la valeur. Elle ne se rend pas compte que je me crève pour la nourrir ! Cet été, elle pensait obtenir un job dans une crêperie. Sans attendre la réponse du patron, il a fallu lui acheter une jupe, un chemisier et des chaussures. Tout ça parce que mademoiselle s'y voyait déjà ! Évidemment, ça a foiré, et j'ai fait toutes ces dépenses pour rien. Elle s'est inscrite à la fac, immédiatement il a fallu qu'elle s'abonne à des tas de revues sans m'en [25] parler, sauf quand la facture est arrivée ! Elle aurait pu faire des photocopies, mais non, il les lui fallait (...). Il faut qu'elle commence à assumer certaines responsabilités. Elle me reproche de ne pas l'aider dans ses démarches administratives, je lui réponds qu'à 19 ans, il est temps qu'elle apprenne à remplir une feuille de sécu toute seule. Surtout que pour certaines choses, comme sortir sans dire où elle va, elle est assez grande ! Quand ce sont des sujets qui ne l'intéressent pas, elle redevient la petite fille à son papa. Je ne suis pas d'accord. J'aimerais qu'elle soit plus autonome, et avoir enfin une vie à moi. » Éléonore, âgée de 19 ans, se plaint de son père. « Le vrai gros problème avec lui [son père] c'est l'argent. Comme il me loge et me nourrit, il prétend que je n'ai pas besoin d'argent de poche. Je trouve ça humiliant de devoir demander à chaque fois. Pour qu'il accepte de me filer du fric, je dois me rouler par terre et hurler : "Il faut que je prenne le train pour retrouver mon titi d'amour sinon je me meurs !" J'ai dû le forcer pour qu'il me paye la fac. Il s'en fout de mon avenir ou quoi ? ! Même quand je vais chez le médecin, il se permet de râler. Je n'en peux vraiment plus de sa radinerie. C'est pareil pour la voiture. Comme on habite loin du centre-ville, il faut que je mendie pour m'en servir. Il me répond toujours : "Ne pars pas longtemps, il faut que je l'emmène au garage." Des mensonges (...). Personne ne me comprend autour de moi, car de l'extérieur, mon père apparaît comme une personne normale, intelligent et sûr de lui. » [13]

Ces deux témoignages montrent qu'Éléonore et son père s'estiment voués à l'incommunicabilité, puisque tout effort de se mettre à la place de l'autre est inexistant. Personne ne paraît en mesure de s'ouvrir aux raisons de l'autre et est affublé du stigmate d'égoïste. Cette relation, purement instrumentale, car chacun se tourne vers la maximisation de ses intérêts, s'alimente de soupçons et de regrets. Peu importe que chacune des récriminations s'appuie sur des éléments externes à la relation, stéréotypés (l'impulsivité de la jeune fille est contrecarrée par la rigidité du père), ou qu'elles se focalisent sur des domaines sensibles comme l'argent. Ce qui rend caricatural cet exemple est moins la violence des récriminations que l'absence d'un effort de décentration de soi qui permette aux deux partenaires de se comprendre mieux. Pour être eux-mêmes, les deux interviewés voudraient desserrer le lien car celui-ci est devenu une pure contrainte : leur relation s'enlise entre envie de couper le lien et regret de ne pas parvenir à modifier la relation.

[26]

Maintenant que l'on s'est un peu plus familiarisé avec le genre de griefs pouvant être formulés par les parents et les jeunes adultes, on peut essayer de les formaliser. Seront évoqués trois registres de représentation de l'autre et de soi.

La représentation nomothétique. Dans ce rapport à l'altérité, Ego considère Autrui comme un cas particulier d'un ordre universel qui a été institué dans l'objectif de permettre au second d'accéder à un ordre symbolique partagé, mais élaboré indépendamment de sa volonté. Autrui est appréhendé exclusivement en conformité avec un ordre législatif dont les différentes dispositions sont censées le rendre perfectible. Ego s'approche d'Autrui de l'extérieur, en le pliant à des normes élaborées de façon instrumentale. Cette orientation/action implique finalement que la seule gratification pour le juge soit le respect des règles qu'il a édictées. Le souci d'Autrui est conçu en sorte qu'Autrui soit conforme à des attentes qui aplatissent sa différence. Par l'expression d'un jugement praxéologique, Ego prétend structurer les attentes de l'autre de façon coercitive.

La représentation idiosyncrasique. Dans le second rapport à l'altérité, Ego se considère comme un cas particulier, sui generis. Et c'est pour cela qu'il demande à Autrui de le considérer comme tel. Il apprécie les normes élaborées par Autrui dans la mesure où elles sont respectueuses de sa personne. Par conséquent, Autrui est appréhendé par sa capacité à ne pas empiéter sur la particularité d'Ego : Autrui est même invité à orienter son comportement en préservant le souci de soi d'Ego. Dans ce cas aussi, juger signifie agir sur l'objet du jugement et considérer l'autre de façon instrumentale. Il existe une grande différence toutefois entre le premier et le second rapport à l'altérité : dans le second cas, Ego demande à Autrui de se conformer à ses caractéristiques particulières (propres à sa personne) et non pas à des caractéristiques universelles (dont Ego est finalement le représentant).

La représentation empathique. Dans ce dernier rapport à l'autre, Ego considère Autrui comme un individu à part entière, ayant sa propre dignité. Ce changement de regard lui permet de se décentrer, de découvrir que chacun obéit, de par sa profonde humanité, aux mêmes souhaits. Si les deux premiers rapports étaient unilatéraux, le troisième est relationnel. Ego se rapproche d'Autrui – et vice versa – par compréhension profonde de sa propre individualité et par la tentative de comprendre la différence sans l'abolir, sans la hiérarchiser. Les deux individus doivent dépasser, par un travail de mise en commun des définitions de ce qui est juste et souhaitable, l'universalisme dépersonnalisant de la règle externe et le particularisme atomisé de l'individuation autocentrée. Il s'agit ainsi d'un mouvement de retour [27] sur soi rendu possible par le fait qu'Ego comprend Autrui et accepte, par un jeu de miroir, ses raisons, en s'obligeant à respecter sa particularité pour autant que ce dernier respecte la sienne. Chacun s'attribue des obligations pour autant que l'autre le fasse aussi.

Changements de registre de représentation :
deux types de déclencheurs


Finalement, les représentations de l'autre forment autant de barrières à la connaissance d'autrui que des moyens d'y accéder ; elles recèlent toute la relativité de l'intelligence d'un rapport intime, en même temps qu'elles mettent à jour les conséquences de présupposés qui structurent l'action. Reste toutefois un dernier point à éclairer, celui du passage d'un registre à l'autre [14]. Les entretiens étant longs et enregistrés au fil des semaines, voire des mois, ils offraient la possibilité de suivre le chemin emprunté par des discours jamais totalement égaux à eux-mêmes. Ainsi, les déclencheurs relatifs au passage d'une représentation à une autre doivent être directement associés à la situation d'enquête : le long face à face avec l'interviewé contribue à renforcer ses convictions, à les mettre en question, voire à les découvrir.

Défauts d'interprétation. Les interviewés changent de registre lorsque celui-ci se révèle insuffisant pour expliquer le comportement de l'autre et pour l'argumenter face à l'enquêteur. Ce travail de coproduction de la connaissance de l'autre qu'est l'entretien se manifeste aussi par la quête des signes de la cohérence entre le registre utilisé et le comportement tenu par l'autre. Les parents et leurs enfants sont soumis à une tension forte qui les entraîne à croiser les plans de décodage et d'intervention. Sachant que l'enquêteur dispose d'un second point de vue, lorsqu'un second partenaire est interviewé, l'enquêté veut faire preuve de fidélité entre son jugement et le comportement dont il est question. D'où les incompréhensions réciproques : Pourquoi agit-il de telle ou telle façon ? Pourquoi change-t-il d'idée ? D'où leurs tentatives de rationaliser. Or, lorsqu'un défaut interprétatif devient évident, l'argumentaire faiblit, et les interviewés passent d'un univers [28] d'interprétation à l'autre – ce qui veut dire que chacune des trois représentations devient non seulement un outil de connaissance, mais aussi d'argumentation.

Deux reconnaissances éthiques : soi moral et soi humanitaire. Pourtant, encore une fois, un déclencheur de nature purement cognitive se révèle insuffisant ; le lien de filiation est trop chargé émotionnellement pour ne pas soupçonner la présence, dans le discours des acteurs, d'éléments débordant le souci de ne pas se défigurer devant l'intervieweur à cause d'un défaut d'incompétence. Réfléchir sur l'action orientée vers autrui signifie revenir, par un retour sur soi, sur la vérification de la conformité de chaque représentation à des exigences de nature morale. C'est un élément d'une grand importance à nos yeux, qui autorise à imaginer les acteurs de la vie familiale contemporaine comme des êtres tiraillés entre deux exigences, toutes les deux « propres à l'idéal occidental moderne de la personne morale, responsable d'elle-même et soucieuse d'autrui » [Piron, 1996, p. 123], soucieuse d'elle-même et responsable de ses proches. Parce que la situation d'enquête les dévoilait à leurs propres yeux et à ceux de l'enquêteur, les interviewés cherchaient des cautions à leurs déclarations en appelant à la reconnaissance, alternativement, de leur soi moral et de leur soi humanitaire [15]. La première forme de cette reconnaissance s'exprime par le fait que les interviewés déclarent vouloir répondre de leurs obligations, demander aux autres de faire autant et exiger le respect de leurs propres droits. Répondre de ses engagements, et réclamer que le partenaire de la relation le fasse à son tour, forme le principe générateur des indignations/dénonciations manifestées par l'acteur à l'égard d'une iniquité – dont il s'estime la victime. Antoine et Éléonore passent par ce registre lorsqu'ils se reprochent mutuellement d'être en décalage par rapport à leurs rôles respectifs : le père devrait continuer de prendre en charge sa fille, ce qu'il ne fait plus ; la fille devrait assumer ses responsabilités et décharger le père, ce qu'elle ne fait pas encore. La seconde forme de cette reconnaissance s'exprime par le vœu formulé par l'interviewé d'atteindre la reconnaissance de son humanité profonde en recherchant les traces [29] de son existence dans l'approbation de celui auquel il tient, indépendamment de toute prescription juridique et de toute règle qui l'embrigaderait. Antoine et Éléonore font référence à ce registre lorsqu'ils estiment que la reconnaissance réciproque, non utilitaire, est inexistante. Le père voudrait que sa fille ne le fige pas dans le rôle de donateur ; la fille souhaiterait que son père ne l'infantilise plus.

Ces deux formes de reconnaissance, qui sont à la fois des injonctions culturelles et des formes d'accomplissement de soi, peuvent entrer en conflit. C'est donc leur pondération différente, c'est-à-dire le fait que chaque individu privilégie l'une ou l'autre à un moment donné de l'entretien, qui explique, avec l'insuffisance interprétative, que le locuteur change de registre de représentation du rapport à autrui.

Double version et recueil intensif des données :
les monographies familiales


Afin de parvenir à la compréhension des logiques qui sous-entendent la prise en charge des études supérieures dans la France des années 1990, une investigation minutieuse, plus longue que d'ordinaire, a été menée. La reconstruction des flux monétaires, des biens et des services transférés des parents aux étudiants a été obtenue à la fois en recourant à leurs déclarations verbales et en épluchant, lorsqu'ils existaient, des relevés de comptes, des tickets de caisse, des récépissés de cartes bleues, des talons de chèques, des carnets de comptes [16]. Les objets présents dans la chambre des étudiants ont été également répertoriés, afin de compléter avec le plus grand soin possible l'ampleur de la prise en charge de la vie d'un étudiant et détecter les logiques qui la sous-tendent. La multiplication des sources documentaires, en même temps que le dédoublement des versions, car étaient interviewés l'étudiant à plusieurs reprises et l'un de ses parents, poursuivait deux objectifs. Primo, étayer les discours par des sources externes aux mots autorisait non seulement un travail de vérification, mais aussi de distanciation. Si l'observation in situ de la vie familiale reste un objectif difficilement atteignable [Schwartz, 1990], il est néanmoins possible de comparer les versions des membres, souvent radicalement différente comme des enquêtes précédentes l'ont prouvé [Lewis, 1963 ; Lahire, 1995], avec les traces laissées par toute vie communautaire. Ce faisant, le chercheur essaye de prendre du recul [30] par rapport aux transactions que chaque acteur lui relate. Secundo, disposer de deux versions pour la même réalité ne pouvait, ne devait se limiter à une quête, à la longue exténuante et somme toute stérile, d'une prétendue vérité cachée par le jeu des passions qui unissent et séparent les acteurs et qui ne seraient justement pas saisissables à l'œil nu par le premier venu. La crainte d'être pris au piège des récits croisés produits par les acteurs familiaux, bien plus compétents que l'enquêteur mal armé, ne doit pas empêcher de traiter le matériau en lui-même, de lui accorder sa vérité, celle qui, seule, permet d'apercevoir comment les acteurs sociaux produisent des récits en ayant à l'esprit à la fois l'enquêteur et l'autre partenaire de la relation [17]. La narration de soi se réalise par une herméneutique du rapport à soi-même et à l'autre [Ricœur, 1990], et c'est cette double dimension qui constitue le cœur de ce travail. Nous avons appelé monographies familiales le recueil de ce matériau aux multiples facettes, construit en croisant les narrations de soi avec les interactions quotidiennes, ces dernières étant saisies en confrontant les discours avec les chiffres déclarés. Autrement dit, l'un des soucis de cette enquête, commun à toute approche compréhensive du monde social, était d'atteindre une distance adéquate aux discours, qui écarte à la fois la naïveté intégrale, menant à l'abolition de toute critique documentaire, et le soupçon systématique empêchant toute compréhension du sens de l'autre. Dès lors que le regard sociologique s'intéresse non pas exclusivement à la résultante d'un processus (par exemple, tant d'étudiants voient chaque dimanche leurs parents), mais aux étapes permettant de combiner l'accès à l'autonomie et le maintien de liens, la double version, livrée par les parents et par leurs enfants, n'est pas un luxe mais une condition sine qua non d'intelligibilité [18].



[1] Sur l'injonction paradoxale dans la communication entre proches, cf. le livre désormais classique de Watzlawick, Helmick Beavin et Jackson [1972].

[2] Signalons toutefois qu'il est possible d'observer, en restant dans l'optique de l'insertion dans l'âge adulte, que parmi les étudiants il y a certains qui se considèrent adultes et d'autres qui ne se considèrent pas comme tels [Le Gales, 1995].

[3] Sur la querelle relative à la primauté des agents de socialisation, cf. Coleman et Husen [1985].

[4] Ces expressions sont empruntées à Thorstein Veblen. Cf. T. Veblen, The Higher Learning in America, New Brunswick, Transactions publications, 1993, éd. originale 1918. Je remercie vivement Pierre Tripier pour ses conseils bibliographiques et ses analyses éclairantes sur le modèle de la profession-vocation chez Veblen

[5] On trouvera des éléments des représentations du lien de filiation dans la pensée sociologique classique dans Cicchelli-Pugeault et Cicchelli [1998]. Pour une synthèse de quelques représentations associées à la jeunesse dans le monde anglo-saxon, cf. Griffin [1997].

[6] G. Stanley Hall, Adolescence : Its Psychology and its Relations in Anthropology, Sociology, Sex, Crime, Religion and Education, 2 t., New York, Appleton, 1904.

[7] . G. Hechinger et F. M. Hechinger, Teen-age Tyranny, New York, William Morrow & Co, 1962, cité in Passerini [1994].

[8] J. S. Coleman (avec la collaboration de J. W. C. Johnstone et K. Jonassohn), The Adolescent Society, the Social Life of the Teenager and its Impact on Education, New York, Free Press of Glencoe, 1961.

[9] Margaret Mead [1970] soutenait aussi au début des années 1970 une thèse proche sur le renversement des rapports éducatifs entre générations, avec toutefois un accent moins alarmiste.

[10] Par ailleurs, le lien de filiation peut remplir une fonction identitaire bien au-delà des interactions associées au temps présent [Déchaux, 1997].

[11] Pour une place de la pluralité dans la théorie de la socialisation, cf. Lahire [1998].

[12] Un autre travail s'est penché sur les plaintes émises par les interviewés, mais dans le cadre conjugal et à l'âge de la retraite [Caradec, 1996 a].

[13] 20 ans, n° 134, novembre 1997, p. 109.

[14] Cette question est évoquée par Alfred Schutz [1998], lorsqu'il se penche sur l'étude de Don Quichotte. Pour cet auteur, le roman de Cervantès fournit un exemple saisissant de la manière dont les individus bâtissent des sous-mondes, ou maisons mères (home-base), à partir desquels ils perçoivent le monde extérieur, et passent d'un registre à l'autre de l'interprétation. Dans le registre de la fiction romanesque, ce sont les enchanteurs qui permettent à Don Quichotte de produire de la cohérence entre des réalités multiples rencontrées au cours de ses pérégrinations.

[15] Cette terminologie s'éloigne de celle de Zygmunt Bauman. D'après ce dernier, le soi moral est spontanément soucieux d'autrui et non indifférent à sa souffrance [1993 ; 1995]. Pour un usage de ce concept, cf. Piron [1996]. En revanche, nous nommons ce soi humanitaire. Pour ce terme, nous nous sommes inspiré du capital humanitaire tel qu'il a été défini par de Singly [1990] qui lui attribue un rôle important dans la valorisation des dimensions non utilitaires de la relation à autrui. Toutefois, dans notre perspective, il s'agit moins d'une richesse que d'une construction narrative et dialogique s'appuyant sur la réflexivité de l'acteur.

[16] Pour des exemples de cette reconstruction minutieuse, cf. Cicchelli [1995 ; 1999].

[17] Comme le dit Lahire [1995, p. 67-68] « Le problème est moins, en définitive, de savoir si les enquêtes ont dit ou s'ils n'ont pas dit la "vérité", mais d'essayer de reconstruire des relations d'interdépendance et des dispositions sociales probables à travers les convergences et les contradictions entre les informations verbales d'une même personne, entre les informations verbales du père et celles fournies par la mère, entre les informations verbales, paraverbales, contextuelles ou stylistiques, etc. »

[18] Des renseignements sur les options théoriques et les choix méthodologiques présidant l'élaboration d'une approche monographique sont présentés en annexes.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 16 septembre 2020 8:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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