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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

L’accès aux soins dans l’Ouest guyanais.
Représentations et pratiques professionnelles vis à vis de l’altérité:
quand usagers et offre de soins viennent « d’ailleurs »
. (2005)
Introduction: objet d'étude


Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Estelle Carde, L’accès aux soins dans l’Ouest guyanais Représentations et pratiques professionnelles vis à vis de l’altérité: quand usagers et offre de soins viennent « d’ailleurs ». Thèse pour le diplôme d'État de docteur en médecine, sous la direction du professeur Alain Grand, Université de Toulouse III - Paul Sabatier, 17 janvier 2005, 384 pp. [L'auteure nous a accordé son autorisation de diffuser cette publication en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales le 19 février 2020.]

[7]

Introduction: objet d'étude

L'état sanitaire en Guyane est généralement qualifié de « préoccupant ». Nous reviendrons sur la litanie des indicateurs (espérance de vie, mortalité périnatale, prévalence du VIH, etc.), énumérés comme autant de records qui retiennent le département aux dernières places du classement national. Mais surtout, nous allons nous intéresser aux causes de ces échecs, et plus précisément les causes que leur attribuent les acteurs professionnels du système sanitaire guyanais.

Pour une première approche de la situation, arrêtons-nous rapidement sur les explications causales avancées dans la littérature, grise ou scientifique. On peut, schématiquement, les répartir en deux groupes : les naturelles et les humaines.

Les premières surgissent en général dès les premières lignes de présentation de la Guyane : quand on a rappelé que ce département aux dimensions d'un pays (le Portugal) [1], dont plus de 90% de la surface est encore recouverte d'une épaisse forêt vierge, baigne dans un climat tropical humide équatorial [2], on a déjà suggéré combien l'environnement pourra se révéler rétif aux tentatives de maîtrise sanitaire.

Nous avons qualifié d'humaines les secondes. Nous voulons parler de toutes ces caractéristiques populationnelles pointées du doigt comme autant d'obstacles à l'efficience d'un système sanitaire : les données socio-économiques (précarité, analphabétisme), culturelles (« concurrence » avec d'autres systèmes de soins) ou encore démographiques (une désespérante stagnation suivie d'une croissance aussi brusque qu'irrépressible) en sont quelques unes. Un facteur revient régulièrement dans les analyses, tel un proxy des anglo-saxons, c'est à dire qu'il rassemble commodément toute une série de notions. C'est l'immigration. Celle-ci est en effet constituée, en Guyane comme ailleurs en France, d'une population pauvre, non francophone, dont les représentations de la maladie et du soin peuvent ne pas correspondre à celles de la biomédecine. Elle se caractérise en Guyane par son caractère « massif » qui achève de déséquilibrer une offre sanitaire déjà mise à rude épreuve par les obstacles naturels sus-évoqués.

Nous avons décidé de focaliser notre réflexion sur l'accès aux soins, faisant l'hypothèse que puisqu'il résulte de la confrontation d'une demande (individuelle, dès lors qu'est perçu le besoin de soins) avec une offre (celle du système sanitaire, telle que les acteurs professionnels la mettent en œuvre), il devrait exprimer les points cardinaux sus-dits : l'inadaptation du modèle métropolitain aux données guyanaises, tant naturelles que populationnelles. Ce département, caractérisé par l'importation tant de son système de soins, élaboré sur un autre continent, que de sa population, dont la diversité ethnique bien connue est issue d'une immigration dont les débuts « documentés » remontent à l'aube du 17eme siècle, nous a inspiré les questions suivantes. Comment les acteurs professionnels chargés de mettre en œuvre ce [8] système sanitaire pensé outre atlantique vivent-ils son « externalisation » en terre américaine ? Comment, dans un mouvement inverse, le « pluralisme ethnique » si caractéristique de la société guyanaise, avec ce jeu omniprésent des identités ethniques, vient-il imprimer sa patte sur le système de soins, ou en d'autres termes, de quelles empreintes l'ethnicisation qui imprègne les relations sociales en Guyane marque-t-elle chacune des pratiques professionnelles et par suite chacun des parcours d'accès aux soins ? Et en retour, comment l'Etat (et ses services déconcentrés), avec ses normes, ses catégories et ses logiques, vient-il bousculer cette expérience quotidienne de l'interethnique, ses hiérarchies, ses valeurs ? C'est aux professionnels de l'accès aux soins que nous avons choisi d'adresser nos interrogations. En outre, l'accès aux soins recouvrant une notion trop vaste pour s'appréhender facilement, nous en avons resserré notre étude autour de deux angles d'approche.

Le premier est l'accès aux droits à une couverture maladie.

Malgré la mise en application, en Guyane comme dans le reste du pays, au 1er janvier 2000, de la réforme CMU-AMER, la proportion de la population résidant en Guyane dépourvue de couverture maladie y atteint des proportions inégalées ailleurs en France. Comment expliquer un tel décalage entre la théorie (une couverture « universelle »), son application en métropole et son application en Guyane [3] ? Cette question illustre la première des caractéristiques que nous avons présentées ci-dessus à propos de la Guyane : la relative inefficacité du modèle importé de métropole, en suspectant bien-sûr qu'elle recouvre des explications « naturelles » mais aussi « humaines ».

Elle permet également d'appréhender la deuxième de nos questions, celle de la diversité des identités ethniques. Les professionnels de l'accès à une couverture maladie sont en effet en position de réaliser un tri, entre ceux qui accèdent au système socio-sanitaire, c'est à dire qui intègrent légalement une certaine « sphère de la légitimité », et ceux qui en restent exclus. Ce tri s'appuie sur les critères administratifs édictés par la loi. Mais ces critères administratifs sont soumis à interprétation et négociation au regard de divers enjeux. La bipolarité identité-altérité fonde l'un de ces enjeux : celui qui est perçu comme « l'autre », l'étranger (indépendamment de toute notion juridique), c'est à dire l'intrus, sera moins facilement inclus. L'objet de notre analyse est la reconnaissance des critères qui définissent, dans ce domaine de l'accès aux soins et en particulier de l'accès à une couverture maladie, l'identité et l'altérité. Ces critères ne prennent sens en tant que tels qu'au sein de leurs contextes socio-économiques, culturels, économiques, historiques particuliers. Par exemple, la condition de résidence en France pour l'accès à une couverture maladie, stipulée dès 1945 par le code de la Sécurité sociale, peut se voir, illégalement, tantôt « alourdie » d'une condition d'ancienneté de trois mois, tantôt à l'inverse complètement supprimée (en cas de besoin de soins urgents par exemple) : dans un cas il s'agit de limiter l'accès aux « trop » nouveaux-venus, dans l'autre de faire valoir la primauté de la légitimité du soin sur toute autre considération. Enfin, l'accès aux soins proprement dits est auréolé d'une légitimité telle que le non accès, ou l'accès sur un mode différencié, ne s'affichent guère. L'accès à la couverture maladie, lui, [9] placé en amont, fait plus volontiers appel aux critères administratifs qu'aux impératifs éthiques universels, et les tris par lesquels il peut procéder s'énoncent plus facilement, peuvent même s'écrire « noir sur blanc » dans un texte législatif ... ce qui n'empêche pas qu'ils fassent débat. Par exemple, la réforme CMU-AMER réserve aux étrangers en situation irrégulière sur le territoire français un accès différencié à la couverture maladie (l'Aide sociale plutôt que la Sécurité sociale), ce qu'ont ardemment contesté des militants des droits des étrangers ; autre exemple, on vient de dire que bien que la non résidence en France exclue légalement de toute possibilité de couverture maladie, on peut malgré tout s'en arranger, dans l'intimité du bureau de l'assistante sociale ...

Au total, la question de l'accès aux droits à une couverture maladie constitue un matériau propice à notre étude : elle pose la question de l'inadaptation du système national au contexte local, de façon approximativement quantifiable, elle est le lieu d'expression de l'altérité (quel est le sien que l'on accepte d'inclure au système, et l'autre qu'on en exclut), et ce d'autant plus que l'exclusion des droits à la couverture maladie peut s'énoncer plus facilement, voire légalement, que celle du soin, tout en faisant l'objet de débats collectifs et de réarrangements individuels.

Le second angle d'approche est la prise en charge du VIH (soins préventifs, curatifs et prise en charge administrative et sociale associée).

L'épidémie du sida « flambe » en Guyane. Les questions d'inadaptation du système de soins français au contexte guyanais, par isolement géographique (à l'intérieur de la Guyane, et entre la Guyane et la métropole), décalage culturel et insuffisances quanti et qualitatives de l'offre sanitaire, prennent en ce domaine un caractère dramatique ... et pourrait-on ajouter, d'autant plus décrié que les professionnels de la prise en charge du VIH sont souvent des militants qui comparent l'offre de soins guyanaise avec un équivalent métropolitain particulièrement performant (c'est « le sida » qui, en métropole, a initié une vaste réflexion sur la nécessité d'un volet social et psychologique associé à la prise en charge médicale, l'impératif de la confidentialité, les déterminants de l'observance, etc.).

En ce qui concerne la deuxième de nos questions, celle de l'identité ethnique, rappelons que le malade du sida, plus que tout autre malade, est « l'autre » : l'autre d'abord ethnique (l'Haïtien puis l'étranger en général ; en Guyane plus de la moitié des séropositifs suivis sont étrangers [4]), mais aussi l'autre socio-économique (le VIH, maladie de l'exclus, du précaire) ou plus radicalement l'autre dont on ne veut pas chez soi (le séropositif mis au ban de la société, de sa communauté, de sa famille). Les représentations de l'autre, que l'on a déjà dit fort prégnantes dans la société guyanaise, sont ainsi tout particulièrement mobilisées pour appréhender le malade séropositif. « Concentré d'altérité », le malade du sida pose en outre de façon cruciale la question de la légitimité du soin en raison de la gravité de sa maladie, catalysant les enjeux sus-dits du droit au séjour ou de la résidence en France, notamment avec la question des titres de séjour pour soins.

En résumé, la prise en charge du sida, comme celle de la couverture maladie, exprime l'inadaptation du système national au contexte local et supporte de lourds enjeux identitaires. En revanche, l'exclusion du soin des séropositifs, contrairement à l'exclusion de la couverture [10] maladie - comme l'accès à un soin « simplement » minimal, contrairement à l'accès différencié à une couverture maladie - s'exprime difficilement. La gravité de la maladie donne en effet à sa prise en charge une légitimité quasi absolue ... les réinterprétations personnelles et les débats collectifs que l'on pourra saisir n'en seront que plus révélateurs des enjeux qui peuvent se jouer dans l'accès aux soins de l'autre.

Précisons enfin que notre position d'interne au CISIH à l'hôpital de Saint Laurent du Maroni pendant les six mois de notre terrain n'a pas été étrangère au choix de ces angles d'approche : le problème de l'accès à une couverture maladie se pose de façon aiguë dans ce service en raison de la précarité socio-économique que connaissent nombre de patients séropositifs et du coût élevé de leurs soins.

Ces deux domaines (la couverture maladie et le VIH) sont des angles d'approche, c'est à dire qu'ils sont appréhendés pour mettre en évidence des processus à l'œuvre dans l'accès aux soins. Ce ne sont pas eux en tant que tels qui nous intéressent, mais plutôt les mécanismes sociaux plus généraux qu'ils permettent de mettre à jour. C'est pourquoi des observations tenant à d'autres aspects peuvent figurer dans notre analyse, quand ils sont particulièrement significatifs. C'est pourquoi également, et surtout, ces deux angles d'approche ne structurent pas le texte qui suit. Nous aurions en effet pu présenter les résultats de notre recherche en deux parties, l'une portant sur l'accès à une couverture maladie, l'autre sur la prise en charge du VIH. Mais il nous a semblé plus didactique de faire reposer notre plan sur les processus plutôt que sur les domaines : ce sont les processus à l'œuvre dans l'accès aux soins (inadaptation locale du système national, catégorisations ethniques, traitements différentiels que ces dernières justifient, etc.) que nous cherchons à repérer, ce sont donc eux qui fondent l'architecture du texte.

Mais la distinction majeure sur laquelle repose le plan est encore ailleurs. Si en effet leurs sous-parties traitent bien, chacune, de processus, les deux premières parties du texte s'appuient sur une distinction ethnique, qu'il nous faut maintenant justifier. La variable ethnique s'est avérée d'emblée déterminante dans la teneur des commentaires énoncés. Partant, il nous a semblé heuristique de mener l'analyse et d'en présenter les résultats en distinguant les professionnels selon leur appartenance ethnique. Les professionnels de l'accès aux soins en Guyane étant essentiellement créoles ou métropolitains, nous avons choisi de rédiger le texte en distinguant les commentaires tenus par des professionnels créoles de ceux énoncés par des métropolitains. On pouvait en effet suspecter, et l'analyse des entretiens l'a confirmé, que les commentaires portant sur l'adéquation du système national en Guyane et mobilisant des représentations sur les divers groupes constitutifs de la population guyanaise sont éminemment distincts selon qu'ils sont tenus par des professionnels locaux (créoles) ou non (métropolitains).

Il fallait cependant confronter cette variable ethnique aux autres variables définissant nos interlocuteurs (fonction professionnelle, cadre institutionnel d'exercice, etc.) : c'est l'objet de la troisième et dernière partie.

Reprenons. Deux éléments sont régulièrement avancés pour expliquer la situation préoccupante de l'état sanitaire départemental, à savoir l'inadéquation du système national au contexte guyanais d'une part, l'immigration avec sa cohorte de variables socio-économiques, culturelles et démographiques d'autre part. Des professionnels de l'accès aux soins (travailleurs sociaux, soignants et agents administratifs essentiellement) ont été interrogés sur leurs perceptions de l'impact de ces éléments sur les parcours d'accès aux soins, notamment [11] lors de l'accès aux droits à une couverture maladie et de la prise en charge de l'infection par le VIH.

Précisons en outre que l'enquête a surtout porté sur l'arrondissement de l'Ouest guyanais, caractérisé par une exacerbation des scores qui déjà caractérisent le département : citons en particulier la densité médicale, encore plus faible qu'ailleurs, l'immigration, exponentielle, et enfin une épidémie du VIH, débutée après celle de Cayenne, mais qui s'avère encore plus explosive.

Avant d'aller plus loin dans l'explicitation de notre méthodologie puis la présentation de nos résultats, reprenons les deux idées de départ, à savoir l'échec relatif du système de santé français en Guyane, et la prégnance du contexte migratoire, en commençant par la seconde. Cette présentation est livresque, il s'agit de tisser le canevas sur lequel pourront s'inscrire les discours recueillis sur le terrain auprès des acteurs interrogés.


[1] La Guyane s'étend sur 91 000 km2, soit l/6ème de la surface métropolitaine.

[2] La température, quasi constante, oscille entre 25 et 30° et l'hygrométrie avoisine les 85°.

[3] Au 31 décembre 2001, 99% de la population résidente en métropole bénéficie d'une couverture maladie, selon la direction des statistiques de la CNAM. Celle-ci ne dispose en revanche pas des données concernant les DOM. Et pour cause : à la CGSS de Guyane, le responsable des statistiques reconnaît faire face à un « problème » : les fichiers de la CGSS (qui ne concernent que le régime général, laissant donc de côté, en particulier, les fonctionnaires) comptabilisent plus d'assurés et d'ayants-droits qu'il n'y a de résidents dans le département ... Est en revanche connu le nombre d'assurés et d'ayants-droits ayant bénéficié de soins pris en charge par l'assurance maladie de 2001 à 2003, soit 55% de la population estimée résidant à la même époque dans le département. On verra plus loin, à propos des hospitalisations, les éléments chiffrés qui laissent penser que le taux de non couverture est très élevé en Guyane.

[4] Une autre association de l'altérité à la maladie, probablement une des plus anciennes qui soit documentée en Guyane, est évoquée par CHAPUIS (1996) à propos des Amérindiens Wajana « découverts » par les colons. Le « choc microbien » provoqué par leurs contacts avec les Européens a donné naissance, au sein de leur système nosologique, à des maladies particulières, dites les « maladies des Blancs » :« (...) une des premières images de l'altérité européenne réfléchie dans le miroir des Amérindiens de Guyane fut celle du semeur de mort collective et mystérieuse (...) » A la différence de peau s'ajoutait, beaucoup plus inquiétante, la « différence morbide (...) une altérité dangereuse » qui a structuré les rapports ultérieurs avec les Européens. (CHAPUIS, 1996, p. 51, souligné par l'auteur)



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 25 décembre 2020 19:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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