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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Norman Birnbaum, “La crise de la sociologie marxiste.” In revue, L'homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 23, janvier-mars 1972, pp. 23-39. Paris : Les Éditions Anthropos.

[23]

Norman BIRNBAUM [1926- ]

Sociologue américain, professeur émérite à Georgetown University Law Center

La crise de la sociologie marxiste.” *

In revue, L’Homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 23, janvier-mars 1972, pp. 23-39. Paris : Les Éditions Anthropos.

INTRODUCTION [23]

LA THÉORIE DES CLASSES SOCIALES [28]
LA THÉORIE DE L'ÉTAT [33]
L'ANALYSE DE LA CULTURE [36]


INTRODUCTION [1]

Nous sommes en face d'un paradoxe. Jamais dans le passé le Marxisme n'a eu autant d'influence sur la sociologie bourgeoise (que nous pouvons définir comme une sociologie pratiquée par des professeurs bourgeois qui ne sont pas marxistes, par opposition à celle de leurs collègues — tout autant bourgeois — qui sont marxistes). Jamais non plus auparavant le Marxisme n'a été aussi largement analysé, critiqué et discuté. Les restrictions politiques absolument indéfendables qui ont fait obstacle, dans les pays socialistes d'État, au développement de la sociologie marxiste (et en fait, d'une manière plus générale, de toute pensée marxiste critique) commencent à s'atténuer. De Londres, Paris, Francfort et Milan à Zagreb, Budapest, Prague et Varsovie (avec d'intéressants prolongements à New-York et Moscou), le débat international sur le Marxisme est en progrès. Et cependant le Marxisme, et particulièrement la sociologie marxiste, est en crise. C'est cette crise qui rend la discussion actuelle à la fois si passionnée et si fructueuse.

[24]

Mais ici, la notion de crise demande à être précisée. Dans un système de pensée, une crise doctrinale ou théorique se produit lorsque sont réunies des conditions abstraites appartenant à l'un ou l'autre des deux groupes. Dans le premier cas, ce sont les possibilités mêmes de développement interne du système qui disparaissent ; les catégories du système deviennent incapables de transformation ; la discussion engendrée par le système devient scolastique, au sens péjoratif du terme. Dans le second cas ce sont les réalités appréhendées par le système, dans leur forme initiale, qui changent, de sorte que les catégories sont inapplicables à la nouvelle situation. Il est clair que ces deux séries de conditions se présentent souvent simultanément. Pour des systèmes qui expliquent le mouvement historique de la société, en particulier, les deux groupes de conditions de crise sont souvent tout à fait inséparables. Dans le cas du Marxisme, le fait qu'il entend représenter un système global, non seulement une description de la société, mais un guide pour l'action de l'homme au sein de la société, entraîne une complication supplémentaire. Je me propose de traiter de la crise de la sociologie marxiste, mais pour le faire je serai obligé d'examiner les éléments politiques et philosophiques du Marxisme.

Les grandes lignes de la crise du Marxisme en général sont les suivantes : le développement des sociétés capitalistes avancées n'a pas fidèlement suivi les anticipations concrètes tirées par la première génération de marxistes de sa recherche théorique. En particulier, la productivité (reconnue comme présentant un caractère cyclique) de l'économie capitaliste a montré la relativité de la notion de paupérisation. Il est exact que les inégalités entre classes sociales, en matière de richesse, de revenu et de mode de vie, continuent d'être très importantes. Cependant, l'accroissement absolu du produit social, combiné aux efforts politiques du mouvement ouvrier, a assuré à la classe ouvrière un niveau de vie qui ne représente en aucune façon une paupérisation absolue. En même temps, la structure de classe elle-même s'est transformée : une nouvelle couche intermédiaire de personnel administratif et technique et de fonctionnaires, disposant souvent d'un niveau élevé d'instruction, est apparue. Objectivement dépendante de ceux qui dirigent les grandes concentrations de propriété, y compris de propriété d'état, cette couche a néanmoins refusé de s'aligner politiquement sur la classe ouvrière. Il s'ensuit que la concentration croissante de la propriété a intensifié le conflit de classe d'une manière tout à fait imprévue, en le compliquant et en le différenciant. De plus l'état bourgeois s'est si bien imbriqué dans l'économie proprement dite, au point d'en assurer la coordination ou même, dans certaines sociétés, la direction, que nous pouvons parler d'un type de société « néo-capitaliste », qui a largement remplacé le capitalisme d'autrefois, où l'état et l'économie étaient deux choses tout à fait distinctes. La persistance aux États-Unis d'une idéologie de libre entreprise ne doit pas nous empêcher de voir l'actuelle interpénétration de l'état et de l'économie dans notre propre société. Dans ces conditions, la notion de propriété, de capital même, est devenue diffuse : les théorèmes marxistes classiques sur les rapports entre base et superstructure ont besoin d'être révisés.

[25]

Cette révision est urgente, à en juger par l'évolution des sociétés socialistes d'état. Nous commençons seulement maintenant à recevoir les premiers éléments d'une analyse marxiste de ces sociétés effectuée de l'intérieur, qui contraste avec l'analyse marxiste pratiquée soit en opposition, soit de dehors. L'analyse devra tenir compte du fait que la propriété d'état et le monopole de son contrôle exercé dans ces sociétés par les partis communistes ont évolué de manière à engendrer de nouvelles structures de classe. De plus, dans les états socialistes, la croissance de la propriété a donné naissance à de nouvelles structures de domination politique et culturelle.

Une tierce forme de développement historique a constitué un défi aux canons établis de l'analyse marxiste. Il est exact que le tiers monde constitue un prolétariat global, et que les liens entre les sociétés industrielles et non industrielles sont caractérisés par des rapports de domination et d'exploitation ; néanmoins, les populations du tiers monde constituent un prolétariat pré-industriel, à l'exploitation duquel les classes ouvrières des sociétés avancées participent en tant que complices. De plus (et ce phénomène n'est en aucune façon limité au tiers monde), les luttes de ces populations pour leur libération économique revêtent généralement des formes nationalistes, et souvent ultra-nationalistes. Marx et Engels, qui étaient eux-mêmes Allemands au plus profond de leur identification nationale, n'ont jamais réalisé l'intégration théorique du problème de la communauté nationale aux autres aspects de leur système. En fait, leur propre travail sur l'impérialisme, en tant que phénomène socio-économique, est demeuré fragmentaire ; leurs successeurs, et même nos contemporains marxistes, ont dû le développer et l'approfondir. Le rôle exact joué dans les économies avancées par les relations économiques impérialistes demeure sujet à discussion, et les conséquences politiques et sociales à plus vaste échelle de l'impérialisme, encore bien davantage.

À ces difficultés objectives de la théorie marxiste, résultant du mouvement de l'histoire, et dans certains cas de la diffusion du Marxisme lui-même, il nous faut ajouter les problèmes posés par la confrontation du Marxisme avec la pensée bourgeoise. À l'origine, bien entendu, le Marxisme s'inscrivit dans le cadre d'un mouvement critique de la pensée bourgeoise qui trouva sa première cristallisation historique dans l'œuvre des Philosophes ; le Marxisme, ainsi que l'Hégélianisme de gauche dont il est issu, peut être considéré comme le corollaire allemand plus récent de l'œuvre des Encyclopédistes français. Marx et Engels insistèrent sur le caractère « scientifique » du Marxisme dans un but essentiel : une théorie sociale et historique critique se devait de subsumer les réalisations, et, si nécessaire, les méthodes des sphères avancées de la pensée bourgeoise — même si cette dernière n'avait pas d'intention critique, si, au mieux, elle n'était critique qu'implicitement. En d'autres termes, le Marxisme fut, à son origine, un chef-d'œuvre de la pensée bourgeoise : la distinction qui s'ensuivit entre lui et le développement de la pensée en dehors du mouvement socialiste est à la fois la cause et l'effet d'un courant d'autodéfinition intellectuelle qui eut de nombreuses conséquences [26] négatives. En psychanalyse, l'analyse structurale du langage, des domaines entiers du développement des sciences de la nature, d'importants mouvements philosophiques tels que la phénoménologie, ont été reliés au Marxisme d'une manière ou d'une autre, toujours déplorable. Tantôt une interprétation superficielle ou une altération de la signification de la structure ou des découvertes des autres systèmes menait généralement à la conclusion que ceux-ci étaient sans fondement : les phénomènes qu'ils étudiaient étaient mieux expliqués par un Marxisme pur. Tantôt on avait utilisé une transformation non moins superficielle pour démontrer que d'autres méthodes étaient en dernière analyse plus conformes à l'esprit du Marxisme que le Marxisme lui-même : la préoccupation de rester dans le mouvement de la pensée occidentale moderne ou de ses dérivés conduisait souvent à ignorer, ou à sous-estimer, la spécificité du Marxisme.

Ce problème général s'est posé d'une manière particulièrement aiguë en sociologie. Les sources du Marxisme et de la sociologie bourgeoise étaient pour une large part identiques. Hegel influença Lorenz von Stein aussi bien que Marx ; l'œuvre de Saint-Simon fut poursuivie par Comte ; la pensée des économistes politiques anglais s'est reflétée dans les écrits de John Stuart Mill (dans son System of Logic, on peut trouver les postulats méthodologiques d'une sociologie conçue sur le modèle des sciences de la nature). Cependant, lorsque la sociologie se développa en tant que discipline académique, les penseurs marxistes ignorèrent assez souvent que le Marxisme pouvait lui être appliqué. Le sociologue bourgeois le plus pénétrant et le plus original, Weber, contesta le Marxisme avec le plus d'efficacité là où il accepta le prémisse de l'historicité radicale des structures sociales ; il est difficile d'imaginer que l'œuvre de Lukàcs, ou l'« académisation » de celle-ci par Mannheim, aurait été possible sans la critique faite par Weber du positivisme. Des tentatives de rapprochement du Marxisme et de la sociologie ont eu lieu dans l'Allemagne de Weimar, et en France après 1945. Il est frappant que dans les sociétés socialistes d'état la sociologie soit aujourd'hui si souvent identifiée au développement et à l'utilisation de certains moyens techniques de recherche pour l'étude des phénomènes sociaux contemporains, plutôt qu'à un travail théorique en tant que tel. Dans cet ordre d'idées, il est intéressant de se rappeler que l'empirisme sociologique de la sociologie bourgeoise fut à son origine étroitement lié aux mouvements de réforme sociale (les origines protestantes de l'école de Chicago aux États-Unis, les Fabiens et la recherche du début du XXème siècle en Grande-Bretagne, le Verein für Sozialpolitik et des développements similaires, y compris un projet de Weber, en Allemagne). La technique empirique se détacha plus tard de cette base politico-morale, et fut considérée comme une extension aux affaires sociales des méthodes des sciences de la nature. La récente renaissance de certaines formes de recherche empirique dans les sociétés socialistes d'état semble montrer que toutes ces étapes ont été comprimées en une seule décade au lieu de plusieurs. Quoi qu'il en soit, les multiples traditions théoriques de la sociologie bourgeoise et les techniques de recherche qui s'y sont développées posent à la sociologie [27] marxiste de graves problèmes qui sont loin d'être résolus, et même assez souvent ignorés.

Dans le mouvement général d'idées qui a provoqué la crise de la sociologie marxiste, nous trouvons non pas l'expression directe et primitive de conflits d'intérêts entre groupes sociaux et politiques, mais plutôt un effort pour comprendre les tendances du développement à long terme de la société - telles qu'elles se concrétisent dans les problèmes qui se rattachent à l'explication de ces conflits. Involontaires, souvent semi-conscientes, les représentations du processus historique ne peuvent être aussi effectives que des représentations pleinement articulées ; cependant, là ou nos ressources intellectuelles font de l'utilisation de ces dernières un desideratum plutôt qu'une possibilité réelle, des descriptions fragmentaires du processus historique sont souvent le meilleur résultat que l'on puisse obtenir. Il devrait être clair que la crise de la sociologie marxiste présente les aspects d'une crise intellectuelle qui a ses racines dans la position sociale et les engagements politiques des groupes auxquels appartiennent les sociologues (ou auxquels ils s'identifient), mais qui demeure indépendante de ces facteurs d'une manière bien définie, quoique limitée.

Un élément très important de la crise explique à la fois la fragmentation intellectuelle à laquelle j'ai fait allusion et les circonstances historiques qui lui servent de base. Nous avons affaire, non à une série d'idées marxistes, mais à un certain nombre de traditions marxistes, qui diffèrent d'un pays à l'autre, et parfois même d'un groupe à l'autre au sein d'un même pays. Ce processus de différenciation prouve la réalité de la crise : les efforts entrepris pour la surmonter constituent en fait des réponses à des problèmes historiques réels qui se posent dans des formes concrètes. En soulignant l'autonomie relative de la pensée marxiste, j'ai attiré ici l'attention sur une dimension de l'action (ou de la méditation avant et à propos de l'action) dans la discussion marxiste. Mouvement, pouvoir de réflexion, entre ces deux aspects du Marxisme semble pour moi résider l'une des possibilités les plus valables du Marxisme en tant que système. Il permet une méthode de pensée qualitativement différente de celle que fournit un modèle de raisonnement social façonné d'après les sciences de la nature. Il tient compte également des contradictions et des discontinuités de la condition humaine ; il rejette à la fois, en particulier, la notion d'indépendance totale de la pensée et celle selon laquelle la pensée « reflète » en quelque sorte des réalités situées en dehors d'elle-même. La première de ces deux notions entraîne un isolement hautain de la pensée d'avec la réalité, et met les penseurs à même de succomber à des pressions extrinsèques ; la seconde nie la valeur de l'entreprise intellectuelle elle-même, et en même temps refuse à la pensée la capacité de changer le monde, il convient cependant de réserver ces considérations à la discussion finale de la crise du Marxisme, car elles affectent des problèmes de méthode. Je me propose d'examiner maintenant un certain nombre de domaines particuliers de la sociologie dans lesquels la crise est évidente.

[28]

LA THÉORIE DES CLASSES SOCIALES

La théorie marxiste des classes sociales se compose de deux éléments : un élément général et un élément spécifique ; l'élément général se rapporte à la différenciation interne des sociétés résultant des rapports de production, et l'élément spécifique, à la société bourgeoise et capitaliste placée dans les conditions de la production mécanisée. Le poids de la discussion marxiste originale repose évidemment sur ce dernier élément ; Marx a lui-même exprimé son intention d'établir les « lois de mouvement » de la société capitaliste, et a reconnu que le concept de classe, en tant que tel, avait déjà été élaboré par les historiens bourgeois et les philosophes sociaux. Deux séries de problèmes doivent nous préoccuper : la question de l'utilité de la notion de classe dans leurs rapports avec la propriété au sein des sociétés industrielles, et l'interprétation de la structure de classe des autres types sociaux.

Il est clair que pour Marx, le fondement de la domination sociale, dans la société capitaliste, était le fait qu'un groupe social distinct, la bourgeoisie, disposait de la propriété. Il est également clair que pendant une longue période historique, s'étendant du XIXème siècle au début du XXème siècle, la répartition de la propriété, le contrôle de l'état, l'accès privilégié à la haute culture, et la diffusion d'une idéologie centrale destinée à légitimer la situation existante, ne purent prêter à aucune confusion. Les cas qui furent présentés comme des exceptions ne purent résister à une analyse un peu approfondie. Le tableau des États-Unis à leur naissance, brossé par Tocqueville, décrivant un égalitarisme basé sur une libre compétition pour la propriété entre citoyens placés à peu de chose près dans des conditions d'égalité, fut rapidement effacé par l'avènement du capital industriel. Il faut dire également qu'une guerre d'indépendance avait évincé un certain nombre des premiers détenteurs de propriété. Les nombreuses complexités concernant la survivance en Europe des élites pré-industrielles (bourgeoisie ancienne et groupes aristocratiques) sont bien connues. Ces élites réussirent cependant à s'attacher à la propriété industrielle, et fusionnèrent finalement avec les détenteurs de celle-ci ; la lenteur de ce processus historique ne peut masquer sa finalité. Mais au fur et à mesure que la propriété industrielle et ses détenteurs parvinrent à dominer leurs sociétés, certaines autres transformations se produisirent.

Tout d'abord, en devenant de plus en plus concentrée, la propriété se fit de plus en plus anonyme. Le développement des récentes structures capitalistes de production et d'exploitation du marché finit par exiger la fameuse séparation de la propriété et du management. Pour employer des termes extrêmement simples, disons que le contrôle de la propriété devient plus important que sa détention. En soi, ce développement ne paraît pas poser au Marxisme de problèmes difficiles. La propriété concentrée demeure la propriété, et la concentration avait bien entendu été prévue par Marx. De plus, un certain nombre d'enquêtes effectuées dans diverses sociétés, et à des époques différentes, montrent une conjonction bien définie entre les élites [29] capitalistes et directoriales. Cependant, la concentration de la propriété et l'apparition de groupes directoriaux ont rendu la propriété (au moyen de pressions politiques exercées sur ces groupes) particulièrement sensible aux contrôles opérés par l'État sur l'économie. La concentration a aussi, bien entendu, permis aux dirigeants des affaires d'exercer sur l'état une influence plus efficace. Je traiterai brièvement de quelques-uns des problèmes que cela soulève ; disons pour le moment que les localisations du conflit de classe, et les forces des parties en présence, sont devenues extrêmement variables. Alors que la sociologie bourgeoise a manifesté une certaine tendance à prendre la dispersion et la différenciation du conflit de classe pour son élimination, la sociologie marxiste a attaché une attention insuffisante aux complexités de la nouvelle situation. En vérité, on a largement négligé une possibilité importante d'application nouvelle de la pensée marxiste. La concentration de la propriété dans de nouvelles formes monopolistes, et le rôle croissant de l'État dans le processus économique ont abouti à la pénétration par une variante de la rationalité économique d'un vaste complexe d'institutions sociales. L'atténuation de certains rapports d'exploitation directe, et en particulier l'intégration partielle de la classe ouvrière dans un système qu'elle était censée devoir détruire, n'épuise pas totalement les conséquences du développement du capitalisme. L'obscurcissement, et parfois l'apparente disparition du conflit de classe se sont ajoutés à sa fragmentation pour empêcher marxistes aussi bien que non-marxistes de voir les formes nouvelles de ce conflit.

Une juste compréhension du problème de la nouvelle classe moyenne, ou intelligentsia technique, peut permettre d'aborder cette série de questions d'une façon nouvelle. La complexité grandissante du processus productif, l'imbrication de plus en plus étroite de l'État dans la société, le développement de vastes systèmes d'administration, distribution et services, ont provoqué la croissance d'une force de travail nouvelle, caractérisée par son niveau d'éducation, son organisation en hiérarchies bureaucratisées, et une tendance à l'instabilité politique. D'une manière générale, cette intelligentsia technique s'est identifiée au personnel dirigeant de l'État et de la propriété ; bien que privée de l'accès aux moyens de gouvernement, elle s'est néanmoins conduite comme si elle avait un intérêt personnel au maintien des structures existantes du pouvoir. Dans un certain sens, elle a effectivement cet intérêt : son propre revenu matériel et psychique dépend du fonctionnement normal de l'appareil social.

L'existence de ce groupe ouvre à l'analyse marxiste une nouvelle possibilité. Exclu du contrôle de l'administration, il possède néanmoins les qualifications sans lesquelles l'administration (au sens large du terme) serait impossible. Assez souvent, certains groupes de l'intelligentsia technique prennent conscience de la contradiction entre leurs capacités et ambitions, et les impératifs qui leur sont imposés d'en haut. Certains marxistes ont même déduit de ce fait l'hypothèse selon laquelle un potentiel révolutionnaire considérable réside dans l'intelligentsia. C'est bien possible, mais avant qu'il puisse se réaliser, il faut d'abord résoudre certains problèmes de prise de [30] conscience. Pour le moment, l'analyse de l'intégration de la classe ouvrière elle-même dans la société capitaliste ne peut expliquer ces problèmes. Il est assez facile d'observer que les changements récents de l'atmosphère sociale, qui sont apparus dans un certain nombre de pays, sont dus à l'importance quantitative croissante de l'intelligentsia technique : le « boom » dans le domaine de l'éducation, le développement d'une certaine privatisation de la consommation, l'impression de nivellement. La prospérité de la classe ouvrière, dans les conditions politiques actuelles, a également contribué à cette situation. Il est beaucoup plus difficile de comprendre les mécanismes sociaux et idéologiques par lesquels l'intelligentsia technique est attachée aux structures établies de l'élite ; il est inutile de supposer qu'il y a quelque chose gagner à considérer que le groupe n'a hérité de l'ancienne petite-bourgeoisie qu'une certaine docilité.

D'autre part, l'analyse de la classe ouvrière « cols bleus » présente ses problèmes spécifiques. La fraction supérieure de cette classe commence à fusionner avec l'intelligentsia technique ; la fraction inférieure rejoint un sous-prolétariat (cela est particulièrement visible aux États-Unis) sans qualification professionnelle ni chances d'obtenir des emplois stables. Les frontières de ces groupes sont assez faciles à établir. Mais il est beaucoup plus difficile de parvenir à des conclusions valables sur le problème de la conscience. Il est inutile de revenir ici sur le rétrécissement des perspectives révolutionnaires dans l'idéologie de la classe ouvrière. Mais il faut souligner que ce rétrécissement n'est pas simplement le résultat de l'évolution qui s'est produite depuis 1945, et qu'il représente l'aboutissement d'une tendance historique déjà discernable pendant la seconde moitié du XIXème siècle. La sociologie marxiste a besoin ici de l'aide de l'historiographie marxiste, si tant est qu'elles puissent être distinguées l'une de l'autre. Les processus de différenciation interne au sein de la classe ouvrière, ses modes d'affiliation aux communautés nationales et à l'État, les variations de l'orientation et de l'intensité de sa propre conscience, sa manière d'utiliser les possibilités offertes par les organisations syndicales et de parti, tout cela nous fournit une grande quantité de données permettant de reconstituer les traditions et les traits permanents de la conscience ouvrière. Une application quelque peu mécanique des théories sociologiques du conflit de classe, aussi bien marxistes que non marxistes, a conduit, jusqu'à tout récemment, à ignorer que ces facteurs sont parvenus à leur point culminant dans les réactions traditionnelles ou préformées des diverses classes ouvrières à des situations historiques spécifiques. Les réactions politiques des classes ouvrières à la récente prospérité ont été assez variées, et sont encore suffisamment imprévisibles pour nous inciter à nous garder d'observations sociologiques stéréotypées. En vérité, un certain nombre de faits semblent avoir échappé à l'attention de quelques-uns de nos collègues. Ces faits sont les suivants : l'accès de la classe ouvrière aux possibilités générales et aux avantages des classes sociales supérieures demeure extrêmement restreint ; le bénéfice de la culture de masse n'est pas le même que le bénéfice de la haute culture ; l'acquisition de certains avantages [31] économiques ne constitue pas une modification de la position globale de subordination occupée dans la société par la classe ouvrière ; enfin l'incorporation dans un mouvement syndical bureaucratisé, désireux et capable de négocier avec les élites dirigeantes des affaires, ne constitue nullement la réalisation des buts historiques du syndicalisme — pas même aux États-Unis. L'automation peut, dans certaines industries, re-former (dans un contexte historique très différent) une armée de réserve de chômeurs, armée qui pourrait se montrer rétive à se laisser mobiliser à nouveau. Les idéologies de la classe ouvrière, aussi bien bourgeoises que marxistes, ont en somme curieusement échoué : l'une a accueilli l'intégration avec faveur ; l'autre l'a déplorée ; mais ni l'une ni l'autre n'ont réussi à montrer que le destin de la classe ouvrière n'est qu'un élément d'une évolution plus large de la structure sociale. La sociologie marxiste consoliderait ses perspectives dans le domaine historique si elle révisait son appréciation du rôle social potentiel de cette classe ; pour le moment, perspective et analyse demeurent toutes deux fragmentaires.

L'analyse de la structure sociale des sociétés socialistes d'État, et en particulier de l'Union Soviétique, constitue pour la sociologie marxiste une difficulté particulière. On a cherché à tourner cette difficulté de la manière la plus simple, en faisant observer que la grande propriété capitaliste n'existe pas dans ces sociétés : l'analyse de classe y serait donc inapplicable. Mais c'est jouer avec les mots. En fait la grande propriété existe, et son contrôle est exercé par une élite. Cette élite agit au nom de la société tout entière, et avec une certaine conception du bien-être général ; il n'en reste pas moins que dans les régimes socialistes d'État les élites ont réussi à retirer de leur position dominante des avantages considérables. Une domination exercée au nom d'un idéal élevé demeure une domination, et l'on ne peut dire que dans ces sociétés les classes ouvrières disposent d'un syndicalisme connu pour son indépendance farouche vis-à-vis des élites politiques. Il serait intéressant d'analyser les conflits entre élites politiques et techniques concernant les priorités économiques, l'institutionnalisation des possibilités de mobilité sociale, et la façon dont, en l'absence d'une représentation politique directe, une opinion publique a pu se former et devenir efficace. Dans ce dernier domaine, on peut dire que la fusion explicite de l'État et de l'économie dans les régimes socialistes d'État a fait de toute discipline professionnelle un phénomène politique. Nos collègues de ces pays ont commencé maintenant à étudier certains de ces problèmes : leurs travaux constituent une opportune démystification des peintures schématiques du « triomphe » du socialisme, et aussi une réfutation des vues simplistes sur la similitude de tous les régimes industriels. Dans ces pays, le visiteur occasionnel lui-même est frappé par l'atmosphère sociale apparemment provoquée par l'absence de cette sorte de privatisation institutionnalisée qui est le corollaire psychologique des structures de marché.

Le développement et l'extension des recherches actuelles sur la structure des sociétés socialistes d'État déboucheront nécessairement sur quelques-uns [32] des problèmes les plus ardus de la théorie sociologique contemporaine, parmi lesquels surtout la question de l'inévitabilité d'une forme ou d'une autre d'aliénation. Ces progrès théoriques potentiels, cependant, ne peuvent découler que d'une sociologie marxiste conforme aux traditions critiques du Marxisme — c'est-à-dire d'une sociologie qui refuse de jouer le rôle d'une technologie administrative. Le refus de jouer ce rôle, cependant, présuppose un refus d'une certaine forme : l'opinion selon laquelle des procédures purement empiriques peuvent remplacer complètement les éléments critiques d'une sociologie marxiste est incompatible avec la nécessité de considérer les sociétés socialistes d'État dans le cadre de leur spécificité historique.

J'en arrive maintenant à l'autre élément de difficulté dans la théorie marxiste des classes sociales : les problèmes posés par les systèmes de classes des sociétés non-industrielles. En tant que problèmes du développement, ils revêtent de nos jours une forme particulièrement aiguë. Cependant la discussion du développement est assez souvent ahistorique (dans les sociologies marxistes comme dans les sociologies bourgeoises). Le caractère ahistorique de chacune d'elles ressemble à une image déformée de l'autre. La sociologie bourgeoise tend à une certaine réification des traditions culturelles, met l'accent sur les stimulants et les obstacles à la « modernisation » (en soi un concept extrêmement ambigu) intrinsèque à ces traditions, et reste assez souvent curieusement silencieuse sur la façon dont les forces colonialistes et impérialistes venues du dehors agissent sur l'évolution historique des sociétés en question. Une bonne partie de l'analyse marxiste se concentre sur ce dernier élément, en ignorant le poids de l'histoire, en dehors de ces facteurs. Elle est particulièrement insensible aux traditions culturelles et aux institutions sociales spécifiques, qui se combinent assez souvent à des structures historiquement particulières dont nous n'avons pas encore une notion adéquate.

Les différentes formes de conflits de classes dans les sociétés non industrielles surtout, méritent un examen approfondi. Des phénomènes tels que l'existence de « compradores » dépendant d'une manière symbiotique des forces impérialistes, ou de « bourgeoisies nationales » alliées au véritable prolétariat de ces sociétés, sont assez familiers. Il est nécessaire d'examiner la genèse des traditions culturelles avec des méthodes différentes de celles employées pour les pays occidentaux, car les structures de classe sont différentes. Des méthodes différentes sont également nécessaires pour étudier les voies particulières à travers lesquelles ces traditions, combinées à de nouveaux apports historiques, nous ont donné les sociétés d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine dans leur forme présente. Les justifications théoriques avancées par la pratique politique de régimes néo-marxistes tels que celui de Castro à Cuba peuvent nous fournir à ce sujet d'utiles enseignements.

La discussion marxiste classique, récemment relancée, sur un « mode de production asiatique », a apporté des éléments intéressants. Wittfogel a donné à cette idée une extension terriblement exagérée, mais la notion de l'État propriétaire et agent exploiteur a le mérite de nous rappeler que les formes [33] du conflit de classe sont historiquement extrêmement variables. Tel a été, si j'ai interprété son œuvre correctement, le fond de la sociologie comparative de Max Weber. Son intention n'était pas de démontrer que le Marxisme était dans l'erreur (le Marxisme dont il parlait n'était assez souvent que le positivisme évolutionniste de la social-démocratie allemande), ni que cette stratification reposait sur un statut plutôt que sur des considérations de marché, mais que la prédominance du marché dans le capitalisme n'était qu'une variante historique du conflit de classe.

La phase actuelle de l'histoire du monde, la renaissance de civilisations et de peuples longtemps soumis à la domination, rendant particulièrement urgente une correction du Marxisme, afin que celui-ci puisse analyser les structures particulières de ces sociétés et des luttes dans lesquelles elles sont engagées. L'analyse de ces structures nécessite évidemment un perfectionnement de la sociologie politique des sociétés avancées, afin d'englober les phénomènes coloniaux et impérialistes ; ceux-ci constituent sans doute maintenant des éléments importants du fonctionnement interne des pays avancés (sous ce rapport, les périodes 1945-1956 en Europe Orientale, et 1948-1961 en Asie ne peuvent être ignorées si l'on veut comprendre l'Union Soviétique). L'analyse de ces structures exige également qu'une attention considérable soit portée aux traditions historiques spécifiques des sociétés qualifiées de surdéveloppées, et aussi à leurs traditions religieuses. Nous verrons plus loin que la redécouverte du rôle historique de la religion constitue un élément important de la discussion marxiste actuelle. Il nous reste maintenant à examiner la sociologie politique des sociétés avancées.

LA THÉORIE DE L'ÉTAT

Parmi les déficiences d'un Marxisme devenu sclérosé figure son incapacité à suivre Marx et Engels eux-mêmes dans leur analyse de l'État. Un Marxisme mal compris a cherché à ramener la notion de pouvoir d'État à sa simple base supposée dans l'action des classes sociales, sans tenir compte de la façon dont l'État s'imprègne de ces influences et les transforme. La sociologie bourgeoise, pour sa part (bien qu'ici encore Max Weber et dans une certaine mesure les Italiens post-libéraux constituent d'importantes exceptions), a insisté sur l'autonomie de l'État, et assez souvent a nié le rôle de la force brutale dans l'Histoire récente. On ne peut s'attendre à ce que ces contradictions soient résolues facilement, mais il est au moins possible de mettre à jour un certain nombre d'éléments du problème.

Jusqu'à présent, le rôle du pouvoir d'État dans les sociétés socialistes a mis dans un grand embarras les penseurs marxistes travaillant dans les régimes socialistes d'État, ou sympathisant politiquement avec eux. L'accroissement maximum du pouvoir d'État fut après tout une des caractéristiques essentielles du Stalinisme. De plus, la fusion de l'État avec la société totale signifia que toute analyse critique d'un secteur de la société mettrait inévitablement en cause le rôle de l'État. On voulut tourner cette difficulté en utilisant, par [34] le canal de l'État (qualifié sur ordre d'« historiquement progressiste »), des notions purement schématiques sur la continuation du conflit de classe dans les régimes socialistes. Une autre tactique, plus récente, et qui a apparemment tiré son imprécision politique de la sociologie bourgeoise, a consisté à fragmenter la discussion en la concentrant sur les divers secteurs de la société sans faire la moindre allusion aux fonctions d'intégration et de direction de l'État socialiste. On peut dire qu'une certaine sociologie bourgeoise « officielle », souvent difficile à distinguer de la complicité et/ou de la propagande politique pure et simple, a commis l'erreur opposée : elle a systématiquement ignoré le rôle des classes sociales dans les décisions politiques des états socialistes, et décrit l'État comme une force irrésistible, souveraine, dans la société. De nouveaux progrès d'une sociologie marxiste libérée de toute tutelle politique permettraient d'élucider ces problèmes des sociétés socialistes.

Des problèmes du même ordre attendent également d'être résolus dans les sociétés occidentales. On a opposé à un Marxisme simplifié la curieuse doctrine de la totale autonomie des divers secteurs de la société : le rôle de l'État, en tant que facteur d'intégration, a été à dessein sous-estimé, et les conceptions politiques d'un pluralisme plus idéal que réel ont été invoquées afin de préformer, ou plutôt de déformer l'analyse. C'est ici que nous pouvons signaler quelques-unes des rares contributions positives du Marxisme ouest-européen. L'intégration des sociétés capitalistes, particulièrement dans leur phase récente, ou néo-capitaliste, a fait l'objet d'un gros travail. L'analyse de fonctionnement des systèmes d'éducation et de communications de masse, de l'emprisonnement du conflit de classe dans des rapports formalisés entre les syndicats, les employeurs et l'État, de l'accroissement des institutions sociales, du contrôle partiel mais défini du marché, à montré comment les états occidentaux modernes parvenaient à institutionnaliser et à contrôler les conflits de classe. L'analyse du rôle de la conscience demeure insuffisante. Celle de l'identification des différentes classes sociales aux communautés ou aux pseudo-communautés nationales, en particulier, n'a guère progressé. Deux problèmes majeurs doivent être pris en considération.

Les modifications intervenues récemment dans la nature du capitalisme en tant que système économique montrent que la seule analyse du marché ne peut nous donner la structure du système : l'État est indispensable au fonctionnement de l'économie, et dans un sens, la société dans son ensemble a été transformée en un appareil économique. J'ai fait allusion à ceci plus haut, lorsque j'ai souligné la pénétration des secteurs les plus divers de la société par une rationalité économique. Dans ces conditions il est difficile d'attribuer à l'État une autonomie politique spécifique, mais il est impossible d'attribuer au marché une telle autonome. En vérité, le marché classique a disparu. Il n'a pas été remplacé simplement par des structures de nature monopoliste ou oligopoliste, mais par un réseau compliqué de processus contrôlés, et entremêlés. La notion originale de base et de superstructure a peu de signification, en face de cette concrète totalité. Nous devons [35] cependant faire face au problème de savoir si une analyse sociologique indépendante, qui laisse à d'autres disciplines et à d'autres perspectives les tâches d'analyse de l'économie, de l'État et de la culture, ne court pas le danger de tomber soit dans le formalisme, soit dans un cloisonnement artificiel, qui est autodestructeur. La sociologie marxiste s'est axée traditionnellement sur l'étude des classes sociales. Tant que celles-ci furent, dans la société capitaliste, relativement stables et aisément identifiables, cette attitude resta très justifiée. L'expérience de l'intégration totalitaire dans les régimes socialistes d'État et de ce que l'on peut appeler « l'intégration consensuelle » dans les pays néo-capitalistes rend cette limitation de plus en plus arbitraire.

Le débat sur l'impérialisme rend ceci un peu plus clair. L'apparition d'un marché mondial et d'une entité politique mondiale, en fait d'une société mondiale, n'est plus un mystère. C'est tout simplement un fait évident. Notre conception de l'histoire des sociétés capitalistes et des autres au XIXème siècle et au début du XXème a besoin d'être substantiellement révisée. Notre interprétation du mouvement interne des diverses sociétés du monde occidental doit être élargie, afin d'y inclure le rôle des rapports impérialistes. À la fin du XIXème siècle, Marx émit l'hypothèse que la position impériale de la Grande-Bretagne a transformé la classe ouvrière anglaise en un groupe privilégié. Dans les guerres menées depuis 1866 pour l'hégémonie en Europe, les classes ouvrières européennes se sont en général tenues aux côtés de leurs élites nationales respectives contre les autres états. Et si Bismarck et David Lloyd George ont créé des institutions sociales nationales, c'est en grande partie dans le but d'accroître la cohésion du pays, dans l'intérêt de l'efficacité de la lutte menée en faveur de leurs objectifs impérialistes rivaux. Il y a quelque raison de penser que la classe ouvrière américaine contemporaine n'est pas du tout hostile aux aventures répressives menées contre le « communisme » étranger, surtout si ces aventures ont pour conséquence de maintenir l'emploi à un niveau élevé. Ces faits exigent cependant une interprétation globale qui fait pour le moment défaut. Je ne fais pas seulement allusion aux difficultés concernant, du seul point de vue de l'analyse économique, l'estimation de l'influence des relations économiques impérialistes sur les économies intérieures prises à part des pays occidentaux (et aussi, disons-le, de l'Union Soviétique). Je pense aussi aux difficultés relatives à l'identification de cette couche de l'élite qui se charge particulièrement de la direction des relations politico-économiques de l'impérialisme. Une seule exception : la Grande-Bretagne de l'époque classique des magnats impériaux. Ceux-ci se distinguaient parfaitement, par exemple, des industriels des Midlands. L'identification de cette couche une fois réalisée, il restera à examiner ses méthodes particulières, les mécanismes de cooptation qu'elle utilise pour intégrer les autres élites à l'entreprise impérialiste, les ressources idéologiques à sa disposition pour parvenir au « consensus » ou à son simulacre.

En traitant ces problèmes, une sociologie marxiste, doit obligatoirement affirmer son caractère critique et interprétatif ; elle doit le faire en l'absence d'une preuve « positive » de la relation qui existe entre l'impérialisme à [36] l'étranger et les structures sociales intérieures, car les canons habituels de la science sociale « positive » n'encouragent pas les aventureuses opérations de synthèse de cette sorte. Peut être ceci explique-t-il les débuts très dispersés de cette sorte de Marxisme dans le principal pays impérialiste du monde, les États-Unis : on trouverait bien peu de choses, dans la tradition de la science sociale américaine, et même de la science sociale critique, qui soient de nature à soutenir et encourager un tel usage de l'imagination scientifique. On pourrait faire la même remarque à propos de l'Angleterre, où l'on peut dire que même les marxistes sont des « empiristes ». Mais en Grande-Bretagne, un empirisme dirigé vers l'étude de l'impérialisme ne peut ignorer l'héritage historique du pays. Il ne semble pas que la sociologie française ait beaucoup progressé avec ces analyses, non seulement à cause des traditions politiques françaises, mais parce qu'en France la pensée sociale est beaucoup plus portée par ses structures vers l'effort de synthèse. Mais voici que sans y prendre garde je quitte le fond du problème pour aborder des questions de méthode. Avant de poursuivre, il est nécessaire d'examiner deux domaines de l'analyse marxiste dans lesquels la conscience de la crise est peut-être la plus développée.

L'ANALYSE DE LA CULTURE

Je préfère le terme d'analyse de la culture à ceux d'analyse de la conscience ou d'analyse de l'idéologie. La culture ne me paraît pas être exclusivement une affaire de conscience, car la conscience humaine, en ce domaine, répond à une communication inconsciente de la pensée à travers des symboles ; et la réflexion consciente, ou analyse, repose souvent sur un fond plus intime d'expérience qui n'est pas toujours immédiatement accessible à la conscience elle-même. L'idéologie, de son côté, se rapporte à des systèmes formalisés de raisonnement social qui sont aussi bien sujets à l'expérience culturelle accumulée qu'aux pressions sociales et aux intérêts immédiats. L'analyse de la culture, en tout cas, présente pour le Marxisme un intérêt particulier, précisément parce que le Marxisme n'est pas une doctrine matérialiste au sens vulgaire du terme. Il est plutôt une doctrine de l'origine humaine des formes de satisfaction et de contrôle du besoin, dans les conditions actuelles et nécessaires d'une force de travail cristallisée, et dans l'institution future possible du règne de la liberté.

L'un des principaux progrès récemment réalisés par le Marxisme a pris la forme paradoxale d'un retour aux sources marxistes. Au lieu d'une recherche mécanique de la « superstructure » à partir de la « base », au lieu du rapport restreint intérêt/psychologie que l'on trouve dans le Marxisme de Bernstein et de Kautsky (et dans une certaine mesure, de Lénine également), c'est une conception de la totalité de la culture humaine qui a marqué l'œuvre récente du Marxisme dans le domaine de la culture. Dans ce cadre, on a fait des extrapolations à partir des premiers écrits de Marx et Engels eux-mêmes. Ces extrapolations ont conduit à considérer le matérialisme des premiers écrits [37] comme une simple arme polémique dans l'attaque contre le système hégélien, bien que ce matérialisme ait été redéfini comme un humanisme existentiel. En tout cas, la théorie marxiste de la culture considère aujourd'hui les représentations symboliques ou idéologiques d'une situation historique donnée comme une partie intégrante et déterminée de la situation. Ces représentations ne « reflètent » pas seulement des contraintes matérielles ; en fait elles peuvent anticiper, créer, comme diraient certains, de nouvelles possibilités matérielles dans les situations historiques. De plus la notion de contradiction a été utilisée pour détruire l'idée selon laquelle la culture (en tant que superstructure) doit nécessairement « refléter » les contraintes matérielles : la culture peut dans une certaine mesure constituer un refus spirituel de ces contraintes, et aussi une anticipation de leur éventuelle disposition. Ce dernier point a fourni l'occasion d'une remise en cause systématique de la théorie marxiste de la religion, qui avait conduit certains marxistes — et il est reconnu qu'il y a parmi eux quelques théologiens — à considérer la religion, en tant que phénomène humain, d'une manière plus subtile et plus favorable que précédemment.

Est-ce là simplement une façon de répéter la fameuse mise en garde d'Engels, faite à la fin de sa vie, contre la surestimation des facteurs matériels, de rappeler son insistance sur le processus d'interaction entre « base » et « superstructure » ? Je ne le pense pas. Il s'agit plutôt de l'influence exercée sur le Marxisme — ou de la découverte au sein du Marxisme — de trois éléments distinctifs, bien que souvent confondus.

1- En ayant recours aux premiers textes, et en particulier à leurs éléments anthropologiques, on a fondé un existentialisme marxiste. Il considère l'homme comme le facteur de l'histoire, son sujet plutôt que son objet. Naturellement, le propos essentiel de l'anthropologie marxiste a été de démontrer que l'homme ne pouvait faire sa propre histoire dans les conditions de la production marchande capitaliste, et qu'il en résulte pour sa propre nature potentielle une situation d'aliénation. Les interprétations marxistes plus récentes de la culture ne rejettent certes pas cette idée, mais elles la modifient en soulignant l'universalité de la lutte contre l'aliénation qui s'exprime à travers toute l'histoire culturelle. Ceci constitue une modification plus ou moins importante du schéma temporel marxiste, en insérant la lutte contre l'aliénation dans une variété de contextes, et non pas seulement dans un contexte révolutionnaire.

2- En ayant recours aux premiers textes (et aussi, comme c'est le cas pour Lukàcs, aux écrits de Hegel) on a également remis à l'honneur la dialectique comme méthode de pensée. Son application à la théorie de la culture présente des difficultés particulières de spécification. Dans le domaine de l'action des hommes réels, elle entraîne, parmi d'autres choses, l'utilisation des notions d'ambivalence, alors que la psychologie marxiste ne s'était signalée jusqu'ici ni par sa plausibilité, ni par sa subtilité. Dans le domaine des étapes du développement des structures culturelles, la notion de dialectique a [38] été utilisée très efficacement lorsqu'elle a été confinée à l'intérieur d'une structure, d'un mouvement de pensée ou de style, d'une étape historique d'un groupe donné, beaucoup plus que lorsqu'elle a été appliquée à des changements de structure. Dans le domaine des représentations culturelles, l'utilisation de la dialectique a nécessité la concentration sur l'état d'ambiguïté. Les manifestations les plus convaincantes se sont concrétisées jusqu'ici dans une autre notion, celle de totalité.

3- L'explication systématique des totalités culturelles par les méthodes dialectiques, dans le Marxisme récent, doit beaucoup à l'incorporation d'idées tirées de la phénoménologie philosophique et de la psychologie de Gestalt. On considère qu'un aspect de la situation reflète, dans un mode spécifique d'organisation, tous les autres aspects — procédure qui a frisé parfois la négation du rôle déterminant des rapports de production. Pour un penseur marxiste, Goldmann, l'analyse des totalités culturelles se poursuit après l'établissement d'un rapport socio-économique de base. Autrement dit, la dialectique est efficace dans le cadre d'une totalité historique précédemment définie, et le processus de changement — d'une structure totale à une autre — n'entre pas dans l'analyse elle-même.

Cette évolution de la pensée marxiste est certainement hardie. Elle a produit récemment quelques-unes des études les plus intéressantes sur ce sujet. Mais on peut affirmer néanmoins qu'elle contribue à la crise de la sociologie marxiste. Ces innovations dans la théorie marxiste de la culture comprennent un bon nombre de postulats et de méthodes dérivés d'autres systèmes philosophiques et méthodologies. Une conception ouverte du Marxisme s'est montrée extrêmement féconde dans un domaine où les textes originaux promettaient beaucoup mais donnaient peu. Le problème est de savoir jusqu'où peut se poursuivre cette ouverture du Marxisme, si celui-ci n'entreprend pas lui-même une transformation radicale ? Le fait qu'une procédure nouvelle est conforme à l'esprit critique du Marxisme naissant est sans aucun doute rassurant, mais les changements substantiels ne peuvent être ajournés sous ce prétexte.

Deux autres séries de problèmes concernant la théorie de la culture doivent nous préoccuper. La première a trait à la notion controversée de « rationalisation » dans les cultures industrielles avancées. L'analyse la plus profonde faite jusqu'à présent du processus de « rationalisation » se trouve dans l'œuvre de Max Weber ; ses analogies avec l'analyse marxiste ont été remarquées par Löwith, et plus récemment par Marcuse. Marx commença par la notion de l'aliénation de l'homme dans le processus de la production marchande, poursuivit en analysant la structure immanente de la production capitaliste elle-même, et en prédisant son autodestruction sous l'effet d'une rationalité historique plus élevée, qui viendrait à bout des rationalités à court terme et superficielles de la culture bourgeoise. Des premiers textes marxistes, et aussi de Weber, Lukàcs déduisit que la notion de « réification » était un élément essentiel de la sociologie marxiste. Sans se soumettre lui-même aux [39] rigueurs d'une analyse marxiste, Mannheim s'inspira d'une idée de Weber en faisant sa distinction entre rationalité « fonctionnelle » et « substantielle ». Un certain processus s'est avéré inéluctable : la rationalité du capitalisme a été transformée, en partie au moyen d'une extension de l'idée de bureaucratisation de Weber, en une rationalité industrielle. Pour autant que des éléments marxistes demeurent dans la discussion (comme avec l'idée de « réification ») ils sont devenus isolés, séparés de l'ensemble du processus historique et de la possibilité historique. Tacitement ou ouvertement, le Marxisme contemporain accepte l'inévitabilité d'une rationalité industrielle, et ne voit que peu de chances, ou pas de chances du tout, de la vaincre. Son analyse de cette rationalité s'est beaucoup perfectionnée, sa perception de ses irrationalités intrinsèques est devenue plus aiguë, dans la mesure précisément où le concept marxiste d'une rationalité historique plus élevée s'est estompé. Cette élimination, de l'analyse marxiste contemporaine, des conceptions marxistes originales de l'évolution historique a eu plusieurs conséquences. L'une d'elles s'apparente au destin de la théorie de l'idéologie libérée de la notion d'une vérité ultime. Les idéologies spécifiques peuvent être analysées dans leurs contextes historiques, mais l'histoire est considérée comme une suite d'idéologies, et non comme une progression, à travers un conflit, de l'idéologie vers la vérité.

Les marxistes attachés au mouvement communiste partagent avec ceux qui, dans la sociologie bourgeoise, ont « relativisé » la notion d'idéologie, la responsabilité de cette situation. Les uns et les autres ont interprété l'idéologie comme l'expression des intérêts et des perspectives de groupes définis. Les marxistes communistes ont en général restreint le terme à des expressions ayant ouvertement une référence socio-politique. La sociologie bourgeoise pourrait justifier ses propres méthodes en invoquant la richesse des matériaux apportés par l'ethnologie et l'anthropologie sociale, et l'histoire des idées (disciplines qui bien entendu ont été à leur tour influencées par le Marxisme). D'un côté, nous avons une certaine vulgarisation politique ; de l'autre, une immersion dans un empirisme philosophiquement stérile, ou plutôt, une énonciation implicite de la position philosophique hautement discutable selon laquelle le monde s'identifie exactement à l'image que l'on s'en fait. En bref, l'échec du développement de la notion originale d'idéologie est un aspect frappant de la crise de la sociologie marxiste — et ceci en dépit de la réalité de l'approfondissement de notre appréciation de la structure et de la fonction d'une multiplicité d'idéologies historiques concrètes.

Amherst Collège, Amherst, Mass.



* Extrait du récent ouvrage de Norman Birnbaum, Vers une nouvelle sociologie critique, qui paraîtra prochainement aux Editions Anthropos.

[1] Note de l'auteur : J'ai pratiqué dans cet essai un certain nombre de généralisations. En particulier j'ai fait assez souvent usage d'expressions raccourcies telles que « sociologie marxiste » et « sociologie bourgeoise ». Je suis pleinement conscient du fait que ces expressions sont effectivement raccourcies, que les systèmes de pensée qu'elles traduisent sont complexes et variés, que les deux types de sociologie s'interpénètrent, et qu'il y a des conflits sérieux et de grandes différences à la fois entre les deux groupes et au sein de chacun d'eux. On trouvera une bibliographie assez complète dans mon livre « La Crise de la Société Industrielle » (New-York, Oxford University Press, 1969, Editions Anthropos, Paris, 1971.)



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 17 octobre 2017 6:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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