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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte Yves Bertrand, “Les intellectuels comme classe sociale”, in revue CRITÈRE, no 1, février 1970, “La culture”, pp. 75-81. Montréal: Un groupe de professeurs du Collège Ahuntsic. Une édition numérique réalisée avec le concours de Mme Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation accordée par l'auteur le 27 décembre 2022.]

[75]

Revue CRITÈRE, No 1, “La culture”.

ÉTUDES

Les intellectuels
comme classe sociale


par Yves BERTRAND

Notre société évolue sous le signe de l’intellectuel. Celui-ci jouit d’un statut privilégié et paradoxal : on le réclame ou on le conteste, on lui demande conseil pour le traiter ensuite « d’idéaliste ». Il devient urgent, me semble-t-il, de briser ces évidences du quotidien et d’instaurer une problématique de l’intellectuel, à savoir : qu’est-ce qu’un intellectuel ? en quoi consiste sa vision du monde ? pouvons-nous parler d’une classe sociale formée par les intellectuels ?

Nous esquisserons, pour répondre à ces questions, une phénoménologie de l’intellectuel en utilisant les travaux d’Éric Hoffer sur les mouvements de masse. Notre second but consistera à révéler la pensée de cet auteur original. En effet, peu de gens connaissent Éric Hoffer, le chercheur d’or devenu débardeur. Nous pousserons jusqu’à leurs ultimes conséquences les réflexions acides de ce débardeur de San Francisco qui refuse les titres de philosophe, d’écrivain ou d’intellectuel. [1]

I. Le rôle de l’intellectuel :
discréditer l’ordre établi.


E. Hoffer s’est tout d’abord attardé à décrire dans son premier livre, The True Believer, [2] la nature d’un mouvement de masse. Il soulignait, entre autres choses, les éléments importants dans la structure génétique du mouvement de masse : le désir de changement, l’interchangeabilité des masses, l’identification de l’individu à la masse, le statut des indésirables (les pauvres, les inadaptés, les ambitieux), le rôle des doctrines et de la haine.

La thèse du livre ne peut manquer de provoquer les esprits puisqu’elle ressemble, grosso modo » à la proposition suivante : les mouvements de masse politiques, religieux ou nationalistes sont le fait d’hommes frustrés conduits par le remords et le dégoût d’eux-mêmes. Ce mépris les force à enterrer leur individualité [76] dans une cause ou une utopie quelconque. La foi dans une Cause : voilà le succédané pour l’homme frustré dans sa lutte contre les faits ou le présent intolérable. C’est dans cette étude de la nature des mouvements de masse qu’Éric Hoffer analyse le statut de l’intellectuel.

L’intellectuel est à l’origine de tout mouvement de masse. En effet, les mouvements de masse naissent avec la discréditation de l’ordre établi. Or cette discréditation n’apparaît pas comme une conséquence inéluctable attachée à l’action abusive des gens au pouvoir. Elle provient plutôt d’un travail délibéré des hommes de lettres. Ceux-ci ébranlent, par une dénonciation constante, les croyances ; ils minent les institutions existantes ; ils diffusent le doute et l’irrévérence ; ils familiarisent les masses à l’idée de la nécessité d’un changement. L’intellectuel peut remplir ce rôle essentiel pour l’apparition d’un mouvement de masse parce qu’il est perçu par les gens comme un être inoffensif. [3]

En résumé, l’intellectuel militant a comme fonction de préparer le terrain pour un mouvement de masse : 1) en discréditant les croyances et les institutions ; 2) en créant indirectement le besoin de nouvelles croyances chez les insatisfaits de telle façon que les nouveaux dogmes soient acceptés d’emblée ; 3) en nourrissant la nouvelle doctrine ; 4) en minant les convictions des gens conservateurs. [4]

* * *

II. Les fondements de
la vision intellectuelle du monde
.

L’intellectuel peut apparaître dans diverses couches sociales ; il se définit ultérieurement comme le sujet d’une seule classe sociale : celle des intellectuels. Cette nouvelle classe comprend divers types, à savoir : les prêtres, les écrivains, les prophètes, les artistes, les étudiants et les professeurs.

Mais cette définition, commune à plusieurs catégories de personnes, suppose une vision homogène et unitaire du monde. Quels sont les facteurs qui permettent à ces gens de se construire une vision du monde caractérisée comme intellectuelle ?

[77]

a. L’insécurité fondamentale de l’intellectuel.

Il y a tout d’abord des structures psychologiques communes. Ces gens ont toujours fait valoir le besoin d’être reconnus comme supérieurs et de disposer conséquemment d’un statut particulier dans la société. E. Hoffer cite une parole de Napoléon : « La vanité a engendré la Révolution ; la liberté n’était qu’un prétexte » [5]

Il y a apparemment une insécurité irrémédiable dans le cœur de chaque intellectuel. Ce dernier doute continuellement de ses possibilités. Il veut sans cesse prouver sa valeur. La reconnaissance de cette supériorité suffit d’ailleurs pour que l’intellectuel délaisse la cause des défavorisés. Cette dialectique de la reconnaissance et de la non-reconnaissance nous permet de comprendre l’histoire des mouvements de masse. La stabilité de la Chine impériale, comme celle de l’ancienne Égypte, se fondait sur l’alliance étroite entre la bureaucratie et les intellectuels. La persistance de l’empire romain doit être reliée à l’union des dirigeants romains et des intellectuels grecs. L’histoire nous donne aussi des exemples où le défaut d’alliance entre les intellectuels et les gens au pouvoir a entraîné la chute de ces derniers : pensons à la faillite des Anglais aux Indes et en Palestine.

b. L’intellectuel : un être défavorisé.

L’intellectuel va vers les masses puisqu’il recherche un rôle de leader. Et l’homme de lettres, contrairement à l’homme d’action, a besoin de la sanction populaire pour réaliser ses idéaux. Il veut commander mais sur la base d’une certaine justification. [6] Il choisit donc de se battre pour les défavorisés. Ses idéaux s’identifient à la liberté, l’égalité, la justice et la vérité. Mais ces rationalisations cachent des intentions autres : il lutte pour la reconnaissance, le statut particulier et la gloire. Ce qui nous amène à conclure que la lutte de l’intellectuel pour les défavorisés est fonction de la situation défavorisée de l’intellectuel, essentiellement aristocrate.

[78]

c. L’intellectuel : un individu marginal.

Les facteurs psychologiques ne sauraient expliquer entièrement la genèse de la classe sociale des intellectuels ni celle de leur vision du monde. Il faut tenir compte des facteurs socio-historiques.

Le phénomène de l’intellectuel défenseur des opprimés apparaît tardivement dans l’histoire. Les civilisations passées consacrent l’intellectuel comme l’ami des gens au pouvoir et, au demeurant, étranger aux problèmes de la masse : par exemple, les intellectuels de l’ancienne Égypte et de la Chine impériale. Une seule exception confirme la règle. Un groupe d’Hébreux s’est posé, au huitième siècle avant J.-C., comme le défenseur des faibles et des opprimés. Ces hommes, les prophètes, surgissent à côté de la classe traditionnelle des intellectuels formée par les prêtres, les conseillers, les médecins et les scribes. Ces prophètes se sont identifiés comme les meneurs du peuple élu et se sont posés contre l’élite au pouvoir. Voyons les circonstances qui ont présidé à la naissance de cette classe sociale.

La diffusion de la littérature constitue un facteur prédominant. Les marchands phéniciens mirent au point un alphabet plus simple que celui des Égyptiens. Les Juifs adoptèrent la nouvelle écriture. Les entreprises commerciales phéniciennes purent absorber le surplus de scribes ; ce qui ne fut pas le cas de la société juive demeurée essentiellement agricole. La chute de Salomon entraîna le chômage chez les scribes. Et ces derniers se posèrent contre la classe au pouvoir en devenant les porte-parole de la masse. [7]

La classe sociale des intellectuels se forme véritablement au quinzième siècle de notre ère. Les évènements catastrophiques du 14ème siècle — la peste, les désordres à l’intérieur de l’Église — affaiblirent l’emprise de l’Église sur les masses. Cette époque vit aussi l’invention de l’imprimerie et l’apparition du papier. La conjugaison de ces deux séries causales entraîna la diminution du contrôle de l’Église sur l’éducation. Les nouveaux intellectuels ne se rattachent pas à l’Église ou au gouvernement. Ils n’ont pas de statut précis et de rôle social donné. Le pouvoir appartient aux propriétaires terriens, à l’Église, aux marchands et aux soldats. L’Intellectuel se sent, dans un tel contexte, superflu et en marge de la société. Il s’allie, dans sa recherche du pouvoir et [79] d’un statut d’exception, avec les bourgeois, les paysans, les défavorisés. [8]

* * *

III. L’incompatibilité fondamentale
des intellectuels et des prolétaires
.

Est-ce que cette description historique peut nous amener à penser que la vision intellectuelle du monde se confond avec celle des prolétaires ? Certains faits nous permettent d’adopter l’hypothèse contraire. En effet, si l’intellectuel militant réussit à établir un ordre social dans lequel sa recherche d’un statut supérieur et d’un rôle social est satisfaite, sa vision des masses s’assombrit et se transforme en mépris. Le défenseur se métamorphose en détracteur. L’histoire nous rappelle que les intellectuels juifs ont gagné la lutte au cinquième siècle. Les scribes furent les maîtres après le retour de Babylone. Ayant pris le pouvoir, ces intellectuels affichèrent leur mépris pour les masses. Pensons à Luther qui défia le Pape et ses conseillers au nom du peuple et s’allia plus tard aux princes allemands contre le peuple. [9] Il en est de même pour les régimes communistes. Le marxisme se voulait un mouvement de salut pour les prolétaires et les intellectuels. La révolution terminée, les intellectuels prirent le pouvoir et furent les seuls à récolter les fruits de cette révolution, c’est-à-dire, une place privilégiée dans la société.

N’oublions pas que les régimes communistes accordent beaucoup d’importance à la classe sociale des intellectuels. La bureaucratie constitue la force dominante. Les poètes, les artistes et les professeurs sont devenus les nouveaux aristocrates. Et les masses travaillent toujours pour des idéaux.

La vision du monde des intellectuels est donc fondamentalement incompatible avec celle des prolétaires. L’intellectuel préfère un ordre social dominé par les rois ou les nobles, et craint l’intervention des masses. Les idées de M. Heine, Nietzsche, Jaspers, vont dans ce sens. Renan affirmait qu’une culture supérieure exige la subordination des masses. Il envisageait le monde dirigé par une élite nantie des pouvoirs absolus et capable de semer la terreur dans le peuple. [10] Bref, serait-il injuste de comparer la [80] vision du monde de l’intellectuel à celle du fonctionnaire colonialiste chez les indigènes ?

IV. Le statut de l’intellectuel
dans la société contemporaine
.

Nous pourrions nous demander, puisque notre culture affectionne tout particulièrement la notion de masse — production de masse, consommation de masse, distribution de masse, communication de masse, culture de masse, — quel est et quel doit être le statut de l’intellectuel.

Les masses ont pu modifier le sens de l’évolution des États-Unis. Mais l’automation élimine graduellement le pouvoir des masses. La société a plutôt besoin des intellectuels. Les bureaucrates s’accaparent les postes de commande.

Une interrogation radicale sur les bienfaits des régimes intellectuels s’impose. Il est assez étonnant que ces régimes totalitaires soient essentiellement aristocratiques. Les intellectuels contemporains surgissent sur tous les continents et réclament le pouvoir parce qu’ils ont l’impression d’appartenir à une élite. [11] Pensons à l’intelligentsia dans les régimes communistes, aux intellectuels et à leurs mouvements de libération en Asie et en Afrique. Un gouvernement formé par des intellectuels s’oriente inévitablement vers une politique de prestige ; l’économie tend à servir les désirs de puissance et de grandeur plutôt que les besoins du peuple. L’intellectuel refuse le dialogue avec le peuple mais réclame l’obéissance flatteuse ... Il semble donc que notre époque soit celle des intellectuels.

Disons, pour résumer, que les masses ne profitent jamais des mesures réalisées par ce type de gouvernement puisque les intellectuels au pouvoir éprouvent un profond mépris pour l’humanité.

V. Il faut détruire la classe sociale
des intellectuels


L’énumération de ces faits nous amène à formuler une première conclusion : la société traverse une crise qui entraînera sa dislocation à brève échéance. La principale cause de cette crise réside dans l’existence des classes sociales. La thèse, qui semble au départ banale, se révèle par la suite originale si l’on précise que la classe sociale des intellectuels est à l’origine de cette crise. L’intellectuel apparaît en soi inoffensif et même utile à la société.  [81] Or l’étude de l’histoire des civilisations fait surgir une constante : l’intellectuel a toujours des prétentions à la supériorité de la catégorie sociale à laquelle il appartient.

Nous voudrions terminer cette approche de la pensée de Eric Hoffer par l’examen de ses conclusions. L’auteur voit deux solutions pour résoudre cette crise engendrée par les intellectuels. La première consisterait dans l’élimination des intellectuels par les masses. La seconde s’identifierait à la transformation de toutes les classes sociales en une seule : les intellectuels. Ces deux solutions me semblent appartenir au domaine de l’imagination. Mais Marcuse n’aurait-il pas dit qu’il faut mettre l’imagination au pouvoir ?

Yves Bertrand,

Professeur de Philosophie,
Collège de Maisonneuve.

BIBLIOGRAPHIE

E. Hoffer, The True Believer, Time inc., N.Y., 1963.

_____, The passionnate State of minds, Harper and Row, N.Y., 1955.

_____, The ordeal of change, Harper and Row, N.Y., 1963.

_____, The temper of our time, Harper and Row, N.Y., 1967.

All Kuettner, Uncommon ideas from an uncommon man, Pace, dec. 1967, p. 25-29.


[1] Vg. l’article de All Kuettner intitulé : Uncommon ideas from an uncommon man, dans la revue Pace, décembre 1967, p. 25.

[2] Éric Hoffer, The True Believer, Time Inc., N.Y., 1963.

[3] Vg. page 38 : « The masses liste» to him because they know that his words, however urgent, cannot have immédiate results. The authorities eithers ignore him or use mild methods to muzzle him. »

[4] Idem, p. 147-148.

[5] Idem, p. 38.

[6] « He needs justification, and he seeks it in the réalisation of a grandiose design, and in the solemn ritual of making the word become flesh. » p. 39.

[7] E. Hoffer, The Ordeal Of Change, Harper and Row, N.Y., 1963, chap. 6, The intellectual and the masses, p. 36.

[8] Idem, p. 38.

[9] Vg. p. 41 : « Ester, when allies with the German prindelints, he lashed out against the rebellions masse with unmatched ferocity » : ‘Let there be no half-measures. Cut their throats. Transfix them’. »

[10] E. Hoffer, The Temper of our time, Harper and Row, N.Y., 1967, p. 71.

[11] Ibidem.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 24 juin 2024 22:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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