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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La construction du monde. Religion / Représentations / Idéologie. (1974)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Marc Augé, La construction du monde. Religion / Représentations / Idéologie. Paris: François Maspero, Éditeur, 1974, 142 pp. Collection: “Dossiers africains”, dirigée par Marc Augé et Jean Copans. [M. Jean Copans nous a accordé le 12 décembre 2017 son autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre de Marc Augé dans Les Classiques des sciences sociales.]

[5]

La construction du monde.
Religion / Représentations / Idéologie
.

Introduction

Voir, comprendre, agir : les sociétés nous livrent, à travers la masse plus ou moins compliquée de leurs représentations (de leurs théories de l'homme et du monde, de l'individu et de la société, des dieux et de l'histoire) la somme de leurs efforts pour maîtriser par l'intelligence les forces dont témoignent avec une agressive insistance l'existence même de la société (« naturelle » pour tout individu qui y naît) et l'évidence incessamment renouvelée de la naissance, de la vie et de la mort. Tout ordre est simultanément organisation concrète et représentation ; l'ordre social ne s'inscrit sur le sol et ne situe les uns par rapport aux autres les individus qu'à compter du moment où il se donne aussi pour intelligence d'un rapport réel fondé en nature. Les représentations de la personne, des pouvoirs bénéfiques et maléfiques, de l'hérédité, de l'univers et de ses forces se combinent en outre les unes aux autres de façon cohérente et systématique. La nature et la culture, l'individuel et le social se réfèrent à un ordre toujours déjà donné qui inscrit les aléas de la vie individuelle dans les contraintes de l'ordre social et celles-ci dans la nécessité d'un ordre naturel. Faire ici le point sur ce que nous pouvons savoir des représentations de la notion de personne, des croyances à la sorcellerie, des représentations de l'univers et de la vie dans les sociétés africaines, c'est commencer à nous donner les moyens [6] d'analyser la ruse de la raison lignagère aux termes de laquelle l'individu n'échappe à son hasard qu'en s'identifiant à un destin extérieur, d'analyser, au bout du compte, le fonctionnement des « appareils idéologiques » qui permettent à la structure hiérarchique des sociétés lignagères de fonctionner et de se reproduire.

La cohérence virtuelle des représentations, que je propose d'appeler idéologique, nous impose deux ordres de réflexion, à vrai dire complémentaires. Tout d'abord une réflexion sur le sens même de cette cohérence et sur la notion d'idéologie. La réflexion sur la cohérence interne de l'idéologie est au cœur de la pensée marxiste ; qu'on pense par exemple aux analyses consacrées à ce sujet par N. Poulantzas dans son ouvrage Pouvoir politique et classes sociales (Maspero, 1971). Poulantzas refuse les problématiques centrées sur le sujet et sur l'idéologie « conception du monde » (chez le jeune Marx ou Lukacs) ou expression d'une classe hégémonique (chez Gramsci), mais il ne nie pas pour autant la cohérence au moins relative de l'idéologie, faisant simplement la part de l'imprégnation par des éléments du monde de la vie des classes mon dominantes, la part des décalages chronologiques. En outre, et proche sur ce point du Pour Marx d'Althusser, il tente, à l'aide de la notion d'imaginaire social, d'articuler le rapport réel des hommes à leurs conditions d'existence avec la représentation cohérente qu'ils en ont. Par l'idéologie le rapport réel des hommes à leurs conditions d'existence s'investirait en un rapport imaginaire, l'ensemble constituant un univers « relativement cohérent ». Mais la notion d'imaginaire social laisse entier le problème du rapport entre conscience individuelle et contrainte sociale et, d'un autre côté, elle ne permet pas d'évacuer si facilement la problématique du sujet.

De ce dernier point de vue (et c'est le second ordre de réflexion) l'expérience africaine témoigne à la fois du caractère réactif et créatif de l'idéologie et des conditions spécifiques de l'efficacité symbolique. L'épreuve occidentale a été pour l'Afrique une épreuve de force, non seulement du fait de l'intervention militaire et des contraintes économiques, sociales et politiques qui l'ont accompagnée et suivie, mais aussi du fait du message imposé par les colonisateurs ; le christianisme débarque avant ou avec le colonisateur, parlant de la vraie force et des vrais miracles ; en un sens la force matérielle des conquérants militaires lui sert de preuve, comme s'il en était le secret chaque jour dévoilé ; l'évidence [7] de cette force constitue par elle-même un message et une démonstration, dont l'existence du christianisme à son tour fonde la réalité historique en vérité essentielle. L'Afrique produit en réaction — non pour fuir mais pour comprendre — des théories, des religions, des « essais » idéologiques ; il s'agit d'une réaction logique, attestée dans toutes les régions soumises à l'agression occidentale sous des formes plus ou moins directes, d'autant plus logique que le colonisateur débarque, de son côté, avec son mode d'emploi, la Bible, liant le changement dans les rapports de force à la transformation des hommes, celle-ci à la conversion des âmes. Cette aventure dure encore et il n'est pas indifférent que les discours, même parodiques ou redondants, nous parlent aujourd'hui en même temps de construction nationale, d'idéal de développement et d'épanouissement de l'homme africain, ivoirien ou sénégalais.

Mais la réaction et la création idéologiques se manifestent comme un volontarisme toujours déjà piégé, qui recompose un schéma de libération originale avec des termes empruntés, qui essaie de dessiner ou d'ébaucher les signes du pouvoir et de la libération, parce qu'il n'est pas à même d'en créer les conditions. Apparaît alors une double question, qu'il suffira ici de poser : Qui crée la protestation symbolique ? Quelle en est l'efficacité ? Là encore l'histoire africaine contemporaine témoigne du rôle des prophètes, des médiateurs dont l'existence constitue progressivement, à la suite d'un itinéraire typique et exemplaire (milieu rural, passage par une mission chrétienne, essais de thérapie plus ou moins traditionnelle, relations ambiguës avec l'entourage africain puis avec l'administration européenne), un ensemble de questions où beaucoup reconnaissent leurs préoccupations, leurs angoisses et leur désir, car le déchirement du monde ancien et le renversement inachevé des évidences naturelles font de l'individu africain, plus encore que de tout homme, un être historique. Par la création idéologique s'accomplissent simultanément une nécessité sociale et un désir individuel dont le terme décevant se formule en illusions toujours recommencées : s'affirmer comme sujet d'une histoire qui ne crée que des objets. Cependant, si l'efficacité symbolique n'est sans doute pas là où nous aurions tendance à la chercher — dans le court terme dont, par exemple, les indépendances nationales ou l'échec de la révolution lumumbiste auraient marqué des échéances positives ou négatives — elle nous [8] renvoie à l'histoire dense de l'Afrique en devenir, comme l'antérieur d'un futur dont la raison nous apparaîtra rétrospectivement, surdéterminée et inachevée ; les signes que diffusent les symbolismes d'hier et d'aujourd'hui ne signifient pas la réalisation des attentes et des espoirs, mais les luttes des Africains entre eux et avec ceux qui les dominent.

Marx écrit dans la Critique de l’économie politique  [1] : « il y a aussi les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques... ». Si l'on devait parler d'une anthropologie « idéologique » au sens où l'on parle d'une anthropologie « économique » elle déborderait donc largement le cadre jusqu'ici assigné, non sans quelque incertitude, à l'anthropologie dite « religieuse » ; d'une part elle ne se réduirait pas aux seuls aspects institutionnels de la religion, examinant ensemble et comme un tout dont elle postulerait la cohérence relative les croyances à la sorcellerie, à la magie, les techniques de guérison, les théories de la personne, de l'hérédité, etc., d'autre part elle déborderait largement sur le domaine de l'anthropologie sociale, de l'anthropologie politique et même de l'anthropologie économique, examinant les faits dont s'occupent ces disciplines sous l'angle des représentations auxquelles ils donnent lieu : les règles de l'héritage et de transmission du pouvoir, les règles matrimoniales, les comportements sociaux plus ou moins stéréotypés, les interdits, le pouvoir économique de gestion et redistribution sont tout à la fois l'objet et l'expression de représentations qui tendent à en justifier l'existence. Tout ordre est en même temps représentation de lui-même [2]. L'objet fondamental d'une anthropologie de ce genre serait de définir la nature exacte du rapport entre certains types d'organisation et les représentations auxquelles ils donnent lieu (représentations qui font partie de ces [9] organisations comme la loi plus ou moins complexe de leur fonctionnement) ; elle ne se proposerait pas un objet différent de celui de l'anthropologie économique (il n'y a pas plusieurs anthropologies) mais inverserait en quelque sorte l'ordre des observations [3].

L'originalité de l'entreprise ne serait pas totale. Le problème des liaisons de fait et des liaisons intellectuelles entre les divers ordres ou niveaux réalisés a toujours été au cœur de la réflexion (et du malaise) anthropologique, qu'elle s'exprime en termes de fonctions ou en termes de structures. Mais il n'a jamais été aussi clairement formulé qu'à propos des faits de représentation. L'anthropologie religieuse a été sensible à la cohérence des diverses représentations d'une société, notamment aux rapports entre religion, magie et sorcellerie ou cosmologie, cosmogonie et organisation sociale. L'anthropologie politique n'a pas ignoré, à beaucoup près, le rôle et l'importance des manifestations et du langage religieux dans la vie et dans le projet politiques. L'anthropologie sociale et l'anthropologie politique se réfèrent explicitement aux théories locales concernant le corps et le psychisme. Revenons rapidement sur ces trois ordres de considération, qui se recouvrent d'ailleurs partiellement.

1. Le monde et la société

Paul Mercier prend acte dans son Histoire de l'anthropologie [4] des progrès réalisés dans l'étude des conceptions du monde et de la société : « On parlait aux périodes précédentes de religion, de magie ; on tend maintenant à les étudier comme des croyances et des techniques de manipulation du monde et de l'homme qui ne prennent un sens que par référence à un ensemble plus vaste : [10] toute la conception du monde et de la société que se construit chaque groupe humain. Il a fallu quelque temps pour que les anthropologues reconnaissent chez les « primitifs » l'existence d'un système intégré, ayant sa logique propre, expliquant et justifiant à leurs yeux toutes leurs institutions et tous leurs comportements — les comportements « idéaux » au moins. On déborde ici le secteur des faits magico-religieux : ils ne sont que l'aspect le plus spectaculaire d'une réalité « idéologique » beaucoup plus large... ». Quelques remarques peuvent être faites à ce propos. Tout d'abord cette cohérence au moins virtuelle des faits de représentation n'est pas toujours reconnue ; peut-être d'ailleurs son existence pourrait-elle être mise en doute (on pourrait se demander par exemple si des groupes sociaux différents ne sécrètent pas des idéologies différentes les unes des autres jusque dans leur langage et leurs références). Mais le débat n'est pas même amorcé. Dans l'introduction à Gods and Rituals Middleton reconnaît qu'il n'y a pas une claire distinction de sujet entre cet ouvrage et deux autres ouvrages de la même série (l'un consacré aux mythes et aux cosmologies, l'autre à la magie, à la sorcellerie et à la guérison) [5] ; dans l'introduction à Magic, Witchcraft and Curing (1967) il se réfère à la distinction faite traditionnellement entre la magie, par laquelle les hommes prétendent agir d'eux-mêmes sur le monde, et la religion où l'action sur le monde réclame la médiation de la prière et la volonté des dieux, à la distinction entre le caractère « instrumental » de la magie et le caractère « expressif » des mythes et des cosmologies. Mais l'expérience du terrain et la littérature montrent assez le caractère très contestable de cette distinction ; les systèmes religieux, effort pour comprendre le monde, tendent à lui donner les moyens d'agir sur lui ; quant aux rites « magiques » et aux croyances à la sorcellerie, ils expriment tout autant que la religion l'organisation du monde, puisque les limites de l'efficacité supposée des actions magiques ou de sorcellerie correspondent souvent à des champs sociaux précisément définis. À l'intérieur de Gods and Rituals on trouve des textes traitant de phénomènes en apparence très [11] distincts : rituels de conflits, rites de mort et de fertilité, religion et société, mouvements millénaristes, etc., sans que soit réellement justifiée leur réunion dans un même ouvrage, ni, à propos de chaque cas, précisé le rapport du secteur étudié aux autres secteurs de l'idéologie ; on peut citer, pour prendre un exemple non africain, les réflexions de Michael J. Harner au début de son article consacré au « Jivaro Soûls » ; les croyances concernant les âmes constituent selon lui l'un des quatre grands systèmes de « pensée verbalisée » de la culture jivaro, les trois autres étant les croyances aux génies de moissons, les croyances à la sorcellerie et le système de parenté. Harner affirme que, consciemment, chacun de ces systèmes relève de principes différents, même s'ils peuvent être pensés comme fonctionnellement reliés en tant qu'expressions de besoins « subconscients ». Il n'y aurait donc pas de système d'ensemble et l'auteur peut parler des âmes jivaro sans référence aux croyances touchant à la sorcellerie ou à la parenté. Néanmoins, c'est dans le système de pensée centré sur l'âme d'arutam que les Jivaro, nous dit Harner, cherchent une assurance contre « la menace omniprésente de la mort ». Comme il nous dit ailleurs que la mort est fréquemment attribuée à une action de sorcellerie, on peut penser qu'il y a quelque artifice à présenter ces « systèmes de pensée verbalisée » comme radicalement autonomes.

Lorsqu'à l'inverse une cohérence est postulée, de quelle cohérence s'agit-il ? L'œuvre de Griaule inciterait peut-être trop facilement à admettre que toute société tient sur elle-même un discours total, clos et systématique. Le discours de Griaule (Masques dogons, 1938 ; Dieu d'eau, entretiens avec Ogotemmêli, 1948) s'identifie, dans la meilleure des hypothèses, à celui des plus savants de ses informateurs, des initiés du dernier degré, des spécialistes. Il constitue progressivement (comme font des initiations successives) un discours qui se présente à la fois comme l'expression d'un savoir et comme sa condition ; certes il y a bien dans ce cas cohérence, s'appliquant à l'ensemble de toutes les représentations possibles ; comme l'écrit Paul Mercier dans son Histoire de l’anthropologie : Griaule « a voulu montrer qu'une analyse minutieuse des mythologies, des cosmogonies, des philosophies africaines révèle l'existence de systèmes remarquablement cohérents et éminemment compréhensibles. Les faits religieux, présentés trop souvent par bribes, reçoivent leur unité et leur signification des systèmes de pensée qui les pénètrent. Au-delà, [12] c'est l'organisation sociale elle-même qui doit être envisagée à la lumière de cette philosophie implicite, s'exprimant dans les mythes, les symboles, les systèmes des correspondances, par laquelle les intéressés expliquent leur vie sociale et culturelle. C'est seulement en partant de cette philosophie, de cette série homogène des postulats relatifs à l’ordre du monde et de la société, que l’on peut décrire la réalité sociale dans sa vie propre, et en faire ressortir la forte cohérence [6] ». Mais, à ne s'en tenir qu'à cet aspect des choses, comme l'écrit encore Paul Mercier, « ... l'anthropologue ne ferait qu'enregistrer patiemment la théorie qu'une société élabore pour rendre compte de son propre fonctionnement... [7] ». Le discours de l'ethnologie redouble celui du savant local, ce qui ne serait pas gênant si ce discours lui-même était situé dans l'idéologie d'ensemble de la société. La cohérence d'une théorie explicitement formulée par quelques spécialistes n'est pas celle des différentes théories partielles (de la personne, de l'hérédité, de la sorcellerie, etc.) que l'observateur reconstitue. Il est certain en tout cas, que, dans la plupart des sociétés africaines, aucun système idéologique complexe et complet n'est formulé en tant que tel par qui ce soit : simplement, il est fait référence, dans telle ou telle circonstance, et notamment lorsqu'il s'agit d'interpréter le malheur, la maladie ou la mort, aux éléments de représentations nécessaires à sa compréhension ; l'hypothèse défendue ici est que pour celui qui les met en rapport les uns avec les autres ces différents éléments font système au moins virtuel (avec éventuellement des lacunes), que ce système abstrait des différentes pratiques, de leur représentation et leur justification, déborde tous les discours explicites de la société sur elle-même qui ne sauraient constituer pour l'ethnologue observateur qu'une des données dont il doit s'efforcer de comprendre la raison d'être.

2. La politique et le sacré

L'anthropologie politique a mis en valeur depuis longtemps l'imbrication du politique et du sacré. Tout un chapitre de [13] l’Anthropologie politique de Georges Balandier [8] est consacré aux rapports entre « Religion et Pouvoir » et s'ouvre par un rappel de la formule de Luc de Heusch : « la science politique relève de l'histoire comparée des religions ». Mais le terme « religion » paraît quelque peu limité pour connoter tous les aspects du sacré qui entrent dans la définition ou dans l'exercice du pouvoir. Si nous suivons l'analyse de Georges Balandier, par exemple, nous constatons qu'elle met tour à tour en évidence les théories locales du rapport entre force et pouvoir, l'association des activités politiques et religieuses, l'homologie entre représentation de l'ordre du monde et représentation de l'ordre de la société, les interférences entre stratégies du savoir et stratégies du pouvoir. De fait les représentations « politiques » des sociétés africaines précoloniales postulent une remarquable imbrication des données politiques, sociales et biologiques [9]. Les théories de la force, telles qu'elles sont formulées par diverses sociétés et reproduites par les ethnologues, font apparaître au moins trois types de pouvoir. Le premier type, qu'on pourrait qualifier d'incarné, est aussi bien celui du chef ou de l'homme influent que du sorcier ou de l'homme redouté. Il est essentiellement ambigu et singulier : ses effets peuvent être fastes ou néfastes et son action s'exerce successivement sur des individus ou des objets, sans que ses manifestations soient associées à la santé ou au sort de toute une société. Celui qui possède un pouvoir de ce genre peut utiliser des objets et des techniques, mais son pouvoir est en lui ; quant à ce pouvoir, s'il a des implications politiques, sa sphère d'action déborde celle du politique. Chez les Tiv du Nigeria, par exemple, la réussite comme chef était traditionnellement associée, mais au même titre que la réussite matérielle ou la longévité — ou encore l'aptitude à faire disparaître ses voisins —, à la possession du tsav. Le tsav est une substance qui pousse sur le cœur de certaines personnes [10] ; il est presque toujours humain, mais quelques rares animaux sauvages et domestiques sont parfois décrits comme le possédant. À l'autopsie il apparaît comme un [14] caillot de sang dans le péricarde. Monochrome, il n'est pas dangereux ; mais rouge et noir (surtout lorsque le caillot semble avoir poussé des griffes), il trahit la qualité de sorcier cannibale de son possesseur. Ainsi une certaine méfiance s'exerce à rencontre de tout pouvoir, car si le tsav est la propriété naturelle des hommes de talent ou des « leaders » nés, il peut être alimenté et renforcé par le cannibalisme. On ne fait pas l'autopsie d'un vieillard : sans tsav il ne serait pas devenu vieux ; de même les collaborateurs de l'administration anglaise (chefs, juges, policemen) n'auraient pas pu tenir leur rôle sans avoir ce pouvoir. L'ambiguïté liée au thème du cannibalisme est aussi liée à celui de sorcellerie : aucune mort n'est accidentelle ; toute mort est due au tsav défini comme source de volition ; une mort peut avoir plusieurs causes, mais toujours une volonté (celle du tsav) est à son origine. Ainsi les hommes avec tsav sont nécessaires ; ils sont les « leaders » de la société, dans le système précolonial comme dans le système anglais ; mais parce qu'ils ont le tsav ils ont le pouvoir de tuer ; à la limite, on n'atteint le pouvoir qu'en s'appropriant la substance des autres. Les mbatsav ce sont aussi bien les hommes de pouvoir (les hommes au pouvoir) que les sorciers néfastes, tueurs et nécrophages.

Au deuxième type de pouvoir pourrait s'appliquer le qualificatif de symbolique ou symbolisé ; le « symbole » grec était une pièce coupée en deux, dont la reconstitution, à n'importe quelle époque, devait permettre de se reconnaître, aux deux individus qui avaient fait initialement le partage, unis dès ce moment par une relation « symbolique », lien d'hospitalité en général. Le deuxième type de pouvoir pourrait aussi être dit symbolique, dans la mesure où il est représenté comme intérieur à un objet mais comme inefficace ou dangereux tant que le détenteur de l'objet n'est pas doté lui-même d'un pouvoir correspondant. La double possession, de l'objet et du don, est nécessaire à l'existence efficace du pouvoir. Il apparaît que c'est l'hérédité qui garantit généralement la possession de ce don, en même temps que le droit et l'aptitude à détenir l'objet.

Un bon exemple de ce type de pouvoir est fourni par la société Meru, étudiée par Bernardi [11]. Lucy Mair commet une légère [15] confusion en parlant du Kiragu — le pouvoir du Mugwe — comme d'une entité distincte de la personne du Mugwe mais à lui donnée par Dieu [12] : il faut ajouter, en suivant les indications de Bernardi, que le terme Kiragu désigne en même temps et au même titre un objet ou insigne dont la nature peut varier selon les tribus (hydromel, arbre brûlé, etc.) et que seul le Ugwe, qui s'incarne dans les Mugwe, rend possible la possession du Kiragu. Ugwe et Kiragu sont en relation de « symbole ».

Le pouvoir de type 3 est tout entier dans l'objet, réceptacle et instrument du pouvoir. Celui qui détient l'objet détient le pouvoir. Il n'empêche que la lutte pour le pouvoir ne se déroule généralement qu'entre certains individus et certaines familles postulantes. C'est le cas pour le tambour royal des Ankole de l'Ouganda, d'après K. Oberg [13]. Le tambour, ou Bagyendanwa, outre d'autres vertus, possède le pouvoir royal ; il est le tambour des Abachwezi, fondateurs du royaume. Mais comme le pouvoir est en lui, il est davantage la garantie du royaume et des gouvernés que des gouvernants : « ... si un roi étranger parvenait à capturer le tambour sacré, il deviendrait automatiquement roi d'Ankole [14]. » Dans la pratique, l'hérédité reste le principe de la prise du pouvoir en Ankole, et la lutte pour le pouvoir n'oppose entre eux que les fils du roi défunt. Il reste que dans la théorie indigène une distinction s'opère entre le pouvoir indifférencié de l'objet (vertus militaires, météorologiques, sanitaires, etc.) et le rôle de celui qui s'en empare, plus spécifiquement politique. Le Bagyendanwa contient de nombreux pouvoirs, susceptibles, à la limite, de jouer contre le Mugabe qui le détient, mais tant qu'il est détenu par la personne du Mugabe son pouvoir est politique, associé au maintien de l'ordre intérieur et extérieur.

[16]

3. La personne et la société

Les anthropologues ont de longue date fait état de théories locales qui associent la transmission de substances physiques (os, chair, sang), d'entités spirituelles (diverses catégories d'« âmes ») et de pouvoirs (pouvoir d'agression ou de défense, du sorcier ou du contre-sorcier, pouvoir de malédiction, etc.) à certaines relations de parenté. De même l'exercice de certains pouvoirs (pouvoirs de sorcellerie ou de malédiction) est limité à certaines relations et les influences bénéfiques ne sont censées s'exercer que dans certaines sphères rigoureusement définies. L'exemple le plus frappant est celui des théories de la sorcellerie : selon les sociétés le pouvoir du sorcier est censé s'exercer à l'intérieur ou à l'extérieur du lignage ; ainsi, chez les Tallensi, étudiés par Meyer Fortes, le pouvoir du witch est transmis par la mère à ses enfants des deux sexes, mais il meurt avec le mâle. Les Tallensi constituent une société patrilinéaire à résidence patri-locale ; le pouvoir de sorcellerie, associé à la descendance utérine, n'implique donc pas le lignage mais concerne les relations d'alliance. En revanche chez les Ashanti le pouvoir est censé se transmettre et s'exercer à l'intérieur du matrilignage. Les analyses qui se soucient simplement, pour une société donnée, de mettre en correspondance l'organisation sociale et la théorie de la sorcellerie, de faire de la seconde un mode de lecture de la première ne nous apprennent donc rien sur les rapports entre ces deux niveaux de réalité.

Edmund R. Leach a tenté une interprétation systématique de ces rapports en établissant entre incorporation et alliance une opposition systématique qu'exprimerait dans toute société l'opposition des symboles associés aux notions de substance commune et d'influence mystique. « Un mariage crée une alliance entre deux groupes A et B. Les enfants du mariage peuvent être liés à l'un ou l'autre de ces groupes ou aux deux par incorporation, permanente ou partielle, mais ils peuvent être aussi liés à l'un ou l'autre de ces groupes ou aux deux en vertu de l'alliance matrimoniale elle-même. Les symboles dont il a été question — l'os, le sang, la chair, la nourriture et l'influence mystique — différencient d'une part l'incorporation permanente de l'incorporation [17] partielle, et d'autre part l'incorporation de l'alliance. Ces variables sont pertinentes dans toutes les sociétés et pas seulement dans les systèmes unilinéaires d'un type particulier [15]. »

L'exemple de la société ashanti pose de ce point de vue un problème que n'ignore pas Leach : dans cette société, comme dans bien d'autres d'ailleurs, la menace d'une agression surnaturelle est censée venir des gens du lignage. Leach introduit pour triompher de cette difficulté une distinction entre « influence mystique incontrôlée » et « agression surnaturelle contrôlée » et croit pouvoir affirmer : « L'influence mystique incontrôlée dénote une relation d'autorité potentielle de l'agresseur sur l'agression ou vice versa. Lorsque l'origine présumée de l’agression surnaturelle contrôlée et celle de l’influence mystique incontrôlée se confondent, cette origine commune est dans une position d'autorité politique vis-à-vis d’ego. » Les notions utilisées par Leach ne sont pas d'une rigueur absolue et peuvent être critiquées, mais nous retiendrons ici son effort pour dégager des rapports systématiques entre ordres différents de représentation [16].

Dans ce dossier nous sommes obligés pour des raisons de commodité et parce que la littérature ethnologique a souvent procédé à un découpage de ce genre, de présenter tour à tour des réflexions sur les représentations du monde, les représentations de la personne, les théories de la sorcellerie et les mouvements politico-religieux en Afrique noire. Mais il restera toujours entendu d'une part que les différents ordres de représentations doivent être dans la mesure du possible, pour chaque société, compris ensemble, d'autre part que c'est leur rapport aux structures socio-économiques et plus précisément leur rôle dans le fonctionnement de celles-ci qui constituent en définitive le véritable objet d'étude.

L'itinéraire suivi ici nous conduit du monde à l'individu et de l'individu à la société, et ce faisant, d'une réflexion sur les origines à une pensée de l'avenir. Suzanne Lallemand, dans le chapitre « Cosmologie, cosmogonie », rappelle le caractère cohérent [18] des constructions intellectuelles africaines que l'école française a pu reconstituer, l'effort de « liaison » qu'il représente et qui, à son terme, tend à faire de la « culture » un moyen efficace de connaître la « société ». Françoise Michel-Jones met en valeur les multiples liaisons établies par les représentations de la personne avec tous les autres ordres de représentation. L'essai de J.-P. Dozon, qui ne prétend pas à l'exhaustivité, définit l'idéologie comme production, pratique sociale douée d'efficacité : les mouvements messianiques sont à cet égard de profonds révélateurs de la nature de l'idéologie, de la liaison entre compréhension de l'histoire et construction du monde. J'essaie pour ma part, en analysant le phénomène des croyances à la sorcellerie, de montrer qu'elles font partie intégrante d'une logique sociale (logique lignagère notamment) qui peut s'appréhender simultanément comme organisation et comme représentation mais qui est indécomposable : l'atteinte chrétienne à la conception persécutive du mal est aussi bien une agression contre l'ordre social inscrit sur le sol, et exprimé en termes de segmentation, d'alliance, de division du travail et de solidarité de groupes. En fin de volume a été reproduit un exemple d'analyse « idéologique » qui suggère une direction de recherche : les croyances à la sorcellerie, telles qu'elles s'expriment dans les villages de Basse Côte d'Ivoire demandent, pour être comprises, qu'on prenne en compte d'autres ensembles théorisés par la société — ensemble des références sociales pertinentes, ensemble des constituants de la personne, ensemble des activités économiques — pour manifester la relation que la théorie sociale locale établit entre eux. Il est peut-être alors possible d'une part de comprendre comment l'idéologique (production locale reconstituable) fonctionne directement comme idéologie (privilégiant des lignes de force et confondant systématiquement problèmes individuels et problématique sociale), d'autre part de mettre en évidence le jeu des représentations affrontées dans le discours des « prophètes » actuels, partagés entre une demande issue de la communauté du malheur, nourrie par l'évidence des nouveaux malheurs mais formulée souvent en termes anciens, et le volontarisme du pouvoir, imposant dans le langage du jour (en termes de développement et d'esprit d'entreprise) une vision triomphaliste de l'actualité où les églises nouvelles trouvent aussi leur compte.

Ce dossier veut constituer un instrument de travail et de [19] réflexion ; on n'y trouvera pas une théorie de l'idéologie [17]. Mais les thèmes qu'il propose, s'ils esquissent un bilan critique de l'anthropologie des faits de croyance et de représentation, ne sont pas rassemblés au hasard. Tous ces thèmes, dans notre hypothèse de travail, doivent être pris en compte pour définir l'objet réel d'analyse que constitue la logique d'ensemble des représentations d'une société donnée. Cette logique elle-même (ses règles ou, si l'on veut, sa syntaxe) parle du fonctionnement réel de la société, de ses privilèges et de ses masques. Elle laisse apparaître aussi, à travers ses efforts vains mais toujours recommencés pour comprendre, maîtriser et revendiquer la logique (et la force) des autres, le visage tour à tour dérobé et cynique de la domination coloniale ou néo-coloniale.

Marc Augé



[1] P. 273 dans l'édition de la Pléiade (Œuvres, vol. 1, 1963).

[2] C'est pourquoi le reproche, que rappelle plus loin Suzanne LALLEMAND, fait par Turner aux ethnologues français de « tendre à considérer la structure sociale comme le reflet de la cosmologie » n'a, à la limite, aucun sens. Plus précisément si certains ethnologues français, en ne s'intéressant qu'à l'étude des cosmologies, ont pu donner l'impression que les autres niveaux d'organisation et de représentation étaient secondaires, il n'en reste pas moins que les « choix » sociaux et politiques d'une société sont aussi des choix intellectuels, des représentations. La tendance de l'empirisme anglo-saxon à considérer la cosmologie ou la religion comme le reflet de la structure sociale est tout aussi dénuée d'intérêt que la tendance inverse.

[3] Il est significatif qu'un spécialiste de l'anthropologie économique comme Maurice GODELIER parle aujourd'hui (Horizon, trajets marxistes en anthropologie, Maspero, 1973) du « caractère fantasmatique des rapports sociaux ». L'expression est parfaitement justifiée dans la mesure où elle manifeste le caractère arbitraire des configurations sociales considérées comme pertinentes dans un ensemble donné et la liaison de ces configurations avec d'autres secteurs de la spéculation intellectuelle (théorie de la personne, des pouvoirs, de l'hérédité...).

[4] Paul MERCIER, Histoire de l'anthropologie, 2e éd., P.U.F., Paris, 1971, p. 199.

[5] John MIDDLETON, éd., Gods and Rituals : Readings in Religions, Beliefs and Practices, Natural History Press, New York, 1967 (American Muséum Sourcebooks in Anthropology) ; on pourra se reporter à la traduction française publiée sous le titre Anthropologie religieuse : les dieux et les rites (Larousse, Paris, 1974) et aux quelques réflexions critiques (« Dieux et rituels ou rituels sans dieux ? ») que j'ai développées dans l'introduction.

[6] Paul MERCIER, Histoire de l'anthropologie, op. cit., p. 200.

[7] Ibid.

[8] G. Balandier, Anthropologie politique, 2e éd., P.U.F., Paris, 1969, chap. v, p. 117-144.

[9] Le point de vue sera plus précisément développé dans le dossier consacré, dans cette collection, aux groupes sociaux et aux systèmes politiques.

[10]  Pour sa description, cf. Paul BOHANNAN, « Extra-processual évents in Tiv political institutions », American Anthropologist, 60, 1, 1958, p. 1-12.

[11] B. BERNARDI, The Mugwe, a Failing Prophet, Oxford University Press, Londres, 1959.

[12] L. Mair, Primitive Government, Harmondsworth, Penguin Books, 1964 (cf. chap. IX, « Kings and ritual »).

[13] K. OBERG, « Le royaume des Ankole d'Ouganda », in M. FORTES et E. E. EVANS-PRITCHARD, eds, Systèmes politiques africains, P.U.F., Paris, 1964. (Trad. franc, de African Political Systems, Londres, 1940.) Voir notamment p. 131 sq.

[14] Ibid., p. 136.

[15] Edmund R. LEACH, Critique de l'anthropologie, P.U.F., Paris, 1968. (Trad. franc. Rethinking Anthropology, 2e éd., Londres, 1966.) Cf. le chap. I, « Repenser l'anthropologie ».

[16] Pour la critique de ces notions, voir plus bas le chapitre consacré aux croyances à la sorcellerie.

[17] De nombreux chercheurs travaillent actuellement sur cette « théorie de l'idéologie ». Signalons, parmi les Français, Pierre Bonnafé, Maurice Godelier, Claudine Vidal...



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 15 mars 2019 14:02
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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