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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Raymond ARON (1960), “Classe sociale, classe politique, classe dirigeante.” Un texte publié dans Sociologie politique. Tome 1, pp. 124-151. Textes réunis par Pierre Birnbaum et François Chazel. Paris: Librairie Armand Colin, 1971, 346 pp. Collection U2, sociologie politique. [M. Pierre Birnbaum nous a accordé le 28 septembre 2010 son autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[124]

Sociologie politique.
Tome 1.

Classe sociale, classe politique,
classe dirigeante
.”

Raymond ARON

Les sociologues ne s’accordent pas sur la définition du terme de classe, soit qu’ils ne l’emploient pas tous pour désigner la même réalité, soit qu’ils aient une vision autre que la réalité à laquelle il s’applique. Du moins admettent-ils tous que le concept de classe est légitime et que des groupes sociaux méritent d’être appelés classes. La légitimité même de concepts comme ceux de « classe politique » ou de « classe dirigeante » ou d’« élite » est mise en question par une fraction des sociologues. La classe dirigeante ou ruling class existe-t-elle ou n’est-elle qu’un mythe ? La power elite ou élite de puissance est-elle créée par l’imagination morose du sociologue ou domine-t-elle effectivement la société américaine ? [...]

Revenons aux premiers théoriciens de la sociologie, au début du XIXe siècle, Saint-Simon et Auguste Comte, Alexis de Tocqueville, Karl Marx. Tous mettent l’accent sur l’opposition entre l’Ancien Régime et la société moderne, postrévolutionnaire. La société pré-révolutionnaire était composée d’ordres ou d’états. Avant 1789, les Français ne naissaient pas libres et égaux, ils n’avaient pas tous les mêmes droits, ils n’étaient pas soumis tous aux mêmes obligations. L’hétérogénéité sociale était tenue pour normale, hétérogénéité de statut juridique et non pas seulement de métier, de revenu [125] ou de style de vie. Quelle que fût la mobilité sociale, les classes apparaissaient héréditaires ; le statut juridique du noble comme celui du non-noble était déterminé à la naissance. La Révolution française fait apparaître une société dont les principes sont fondamentalement autres. Tous les membres de la collectivité deviennent théoriquement soumis à la même législation et bien que la limitation du droit de suffrage, la distinction des citoyens actifs et passifs aient été maintenues en Europe occidentale même durant la plus grande partie du siècle dernier, les doctrinaires avaient reconnu et proclamé l’extension universelle de la citoyenneté. Juridiquement homogène, composée de citoyens égaux en droit, la société moderne n’en était pas moins divisée en groupes (j’emploie intentionnellement le terme le plus vague), qui s’ordonnaient en une hiérarchie plus ou moins nette, les membres de chaque groupe ayant assez de traits en commun pour être discernables des membres des autres groupes. Il s’agissait d’interpréter la différence entre la société d’Ancien Régime et la société moderne, de préciser la relation entre les états d’hier et les groupes sociaux d’aujourd’hui.

Une première interprétation est celle que résume la parabole célèbre de Saint-Simon : que l’on suppose éliminée soudain, par une catastrophe, l’élite [1] des diplomates, des conseillers d’État, des ministres, des parlementaires, des généraux, la société ne sera pas mortellement frappée, la même quantité de richesses sera produite, les conditions de vie du grand nombre ne seront pas sensiblement affectées. En revanche, que l’on suppose éliminée l’élite des banquiers, industriels, ingénieurs, techniciens, la société sera paralysée parce que la production des richesses s’arrêtera ou sera ralentie. Ce texte fameux a pour thème central l’opposition [126] de la société industrielle et de la société politico-militaire. Celle-là est l’infrastructure, celle-ci n’est plus que la superstructure (si nous traduisons en expressions marxistes la distinction saint-simonienne). Les deux écoles, saint-simonienne et positiviste d’une part, marxiste de l’autre, divergent à partir de l’interprétation donnée, par chacune d’elles, aux oppositions à l’intérieur de la société industrielle. Saint-Simon et Auguste Comte, sans nier les conflits d’intérêt entre employeurs et employés, les tiennent pour secondaires, les intérêts des uns et des autres étant fondamentalement accordés mais opposés à ceux des survivants de l’âge théologique et militaire. En revanche, selon Karl Marx, l’opposition entre salariés et capitalistes, entre ouvriers et propriétaires des moyens de production est décisive. Les uns et les autres constituent une classe et c’est la lutte entre ces deux classes qui est le ressort du mouvement historique et finalement de la révolution socialiste.

Le marxisme est, pour ainsi dire, une interprétation de la société d’Ancien Régime à la lumière de la société moderne, et de la société moderne à la lumière de la société d’Ancien Régime. Ni l’égalité juridique ni même l'égalité politique n’ont sensiblement modifié la condition du peuple. Les ouvriers ne sont pas « libérés » parce qu’ils votent tous les quatre ans. Les groupes sociaux des sociétés modernes ne sont pas moins marqués, ils ne comportent as une hiérarchie moins nette que les ordres pré-révolutionnaires. Mais s’ils sont comparables à ceux-ci, en dépit de l’égalité juridique des individus, ne projettent-ils pas une lumière, rétrospectivement, sur l’origine réelle, sur la base de la structure de l’Ancien Régime ? La classe supérieure (employons désormais ce terme à la place du terme de groupe social) est toujours celle qui possède les moyens de production, la terre hier, la terre ou les fabriques aujourd’hui. Les capitalistes sont, à notre époque, les équivalents des barons féodaux et ceux-ci étaient, en leur temps, les équivalents des capitalistes. Marx ne nie pas l’originalité de la société moderne telle que les [127] saint-simoniens l’avaient dégagée, mais il nie la solidarité essentielle des producteurs qu’affirmaient économistes, saint-simoniens et positivistes. Ce n’est qu’après la révolution socialiste que les classes sociales, aussi bien celles de l’Ancien Régime que celles de la société moderne, s’effaceront et que s’accompliront les promesses qu’offre le développement prodigieux des capacités productives.

Cette interprétation des deux sociétés, pré-révolutionnaire et post-révolutionnaire par le même schème, a pour conséquence, entre autres, la comparaison entre l’avènement de la bourgeoisie et l’avènement du prolétariat. Comme les rapports de production capitalistes se sont formés au sein de la société féodale, les rapports de production socialistes se formeront au sein de la société capitaliste et la révolution socialiste donnera le pouvoir au prolétariat comme la révolution bourgeoise a donné le pouvoir politique à la bourgeoisie qui détenait déjà la réalité du pouvoir social. Mais ce rapprochement même illustre immédiatement le paradoxe ou plutôt la contradiction interne de l’interprétation marxiste.

Considérons le monde du travail : à l’intérieur de toutes les sociétés complexes, on distingue des groupes différents selon le métier exercé (agriculteurs, marchands, artisans) et, à l’intérieur de chacun de ces groupes, une hiérarchie en fonction de la propriété, de la réussite, de la fortune, des revenus. Le seigneur féodal et le capitaliste foncier ou industriel ont en commun la propriété d’un moyen de production. Mais la fonction du seigneur féodal était militaire ; une fois la sécurité des paysans assurée, ceux-ci n’ont plus besoin du seigneur. Ils n’ont besoin de l’équivalent d’un propriétaire foncier que dans les grandes exploitations où le travail collectif requiert des fonctionnaires d’organisation ou de justice. Dans les fabriques ou les usines, ces fonctionnaires d’organisation ou de gestion sont évidemment indispensables, encore qu’ils puissent ne pas être propriétaires. En d’autres termes, l'élimination des capitalistes ne peut pas signifier l’élimination des gestionnaires du travail collectif, elle signifie seulement [128] l’élimination des propriétaires, des non-propriétaires exerçant les fonctions d’organisation ou de gestion.

Du coup, la comparaison entre l’avènement du IIIe et celui du IVe état devient doublement problématique. La bourgeoisie représentait, aux yeux de Saint-Simon et de Karl Marx, la classe du travail par opposition à l’aristocratie, d’origine féodale, qui était une classe militaire. L’opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat, en revanche, se situe à l’intérieur de la société moderne. L’aristocratie pouvait disparaître si l’aristocratie ne remplissait plus de fonction militaire ou si cette fonction était remplie par d’autres. De même, la bourgeoisie peut disparaître dans la mesure où elle est définie par la propriété des moyens de production et où des propriétaires individuels ne sont pas nécessaires. Mais les fonctions remplies par les bourgeois, organisation et gestion du travail collectif, devraient être remplies par d’autres. En quoi les cadres d’une société industrielle sans propriété des instruments de production diffèrent-ils de ces mêmes cadres, là où subsiste l’appropriation individuelle des moyens de production ? Telle est la première question qui se pose à propos de l’avènement du prolétariat.

De plus, la bourgeoisie constituait, à l’intérieur de la société pré-révolutionnaire, une minorité privilégiée. Elle occupait, avant la Révolution, des positions de commandement et de prestige. La Révolution a donné à des bourgeois le pouvoir politique qu’exerçaient auparavant le roi et, pour une part, les nobles. Mais, en accédant au pouvoir, les bourgeois demeuraient tels qu’ils étaient. En revanche, le prolétariat peut déléguer des « représentants » à l’exercice du pouvoir politique, les représentants cessent de vivre en prolétaires le jour où ils dirigent une usine, un trust ou un ministère. Des bourgeois au pouvoir sont des bourgeois. Des prolétaires au pouvoir ne sont plus des prolétaires.

Alexis de Tocqueville, dont la pensée n’est pas moins concentrée que celle de Comte ou de Marx sur la comparaison de l’Ancien Régime et de la société moderne, considère, lui [129] aussi, les classes sociales comme les principaux personnages de l’histoire. Il écrit, dans l'Ancien Régime et la Révolution, cette phrase révélatrice : « Je parle des classes, elles seules doivent occuper l’histoire » (livre II, chap. XII, éd. J. P. Mayer, p. 179).

Pas plus que Marx dans Les Luttes de classes en France ou le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, il n’énumère systématiquement les classes aux prises. Mais le descendant de la vieille noblesse comme le prophète du socialisme, également bons observateurs, évoquent, au fil de leur récit ou de leur analyse, l’aristocratie (Marx en distingue deux fractions, légitimiste-foncière, orléaniste-bancaire), la grande bourgeoisie d’affaires ou de loi, les paysans (beaucoup propriétaires), la petite bourgeoisie des villes (artisans ou commerçants), les ouvriers, Marx ajoute la pègre ou le sous-prolétariat. Tous ces groupes, dont les uns sont des survivants de l’Ancien Régime et les autres appartiennent à la société moderne, apparaissent en personne sur la scène de l’histoire. En juin 1848, ce sont les ouvriers eux-mêmes qui combattent, seuls, abandonnés par leurs chefs. La garde nationale, elle aussi, est composée par des petits bourgeois qui ont le sentiment de se battre pour eux-mêmes, pour leur intérêt de classe.

L’existence de l’État, de l’appareil d’État, civil et militaire, ne crée pas moins une difficulté pour cette interprétation de l’histoire sociale et politique en termes de classes. Louis-Napoléon et son entourage originaire de la bohème parisienne s’emparent de l’État français. Quelle est la classe au pouvoir ? Les paysans-propriétaires qui ont voté en masse pour le neveu du grand empereur ? La grande bourgeoisie capitaliste dont les intérêts seront sauvegardés, protégés par le régime impérial ? Est-ce le rapport des groupes sociaux qui s’exprime dans le régime impérial ? Ce rapport aurait-il permis un autre régime et quelles auraient été les conséquences d’une République bourgeoise ?

À toutes ces questions, Tocqueville n’aurait pas eu de mal [130] à répondre. Bien qu’à ses yeux les classes fussent les principaux personnages de l’histoire, l’État, le gouvernement ne s’explique pas entièrement par les classes et leurs luttes. Les gouvernants sont pour ainsi dire les représentants, mais ni le mode de représentation ni les règles constitutionnelles ne sont rigoureusement déterminés par la conjoncture sociale. Les sociétés modernes tendent à l’égalité, mais elles peuvent être libérales ou despotiques.

Marx observe l’énorme appareil d’État et la conquête de cet appareil par une clique d’aventuriers. Il se refuse à tirer des faits la leçon qu’ils comportent, à savoir la non-correspondance terme à terme des conflits politiques et des luttes sociales, l’efficacité de l’appareil d’État, jamais indépendant des classes sociales mais jamais non plus adéquatement défini par le seul pouvoir d’une classe. Marx ayant affirmé dogmatiquement que l’État est l’instrument d’exploitation au service de la classe dominante, observe, en historien, la relative autonomie de l’ordre politique. Mais il refuse de la reconnaître explicitement. Il cherche refuge dans l’utopie quand il envisage la révolution prolétarienne. La vraie révolution consistera à détruire l’appareil d’État et non à le conquérir comme le font toutes les révolutions qui maintiennent la société de classes et la domination-exploitation des masses par la bourgeoisie.

L’utopie d’une révolution qui détruit l’appareil d’État offrait une cible facile aux théoriciens réalistes de la classe dirigeante.

Les théoriciens modernes des élites ou des oligarchies, G. Mosca, V. Pareto, R. Michels sont, pour une part, les descendants légitimes de la philosophie politique classique. Mais ils sont, en même temps, critiques de la démocratie parlementaire et de l’utopie socialiste. Les philosophes de la politique n’ont jamais mis en doute l’inégalité des hommes en capacité intellectuelle, l’inégalité des citoyens en richesses ou en puissance. Le problème, à leurs yeux, n’était pas d’effacer ces inégalités, naturelles ou sociales, mais d’assurer [131] l’accession des plus dignes aux postes de responsabilité en même temps que d’établir des relations réciproques, d’autorité et d’obéissance, de bienveillance et de confiance entre gouvernants et gouvernés. Machiavel avait suggéré que ces relations n’étaient pas toujours ce que, d’après les moralistes, elles devraient être et que les moyens les plus couramment employés par les gouvernants, la force et la ruse (les lions et les renards), sont blâmables et nécessaires. Mais, abstraction faite du pessimisme de Machiavel, la conception classique risquait de sembler cynique dès lors qu’elle était utilisée contre l’idéologie démocratique ou socialiste. Dire que tous les partis, y compris ceux qui se réclament de la démocratie et qui se soumettent à une constitution démocratique, sont en fait dirigés par un petit nombre d’hommes, par un état-major plus ou moins permanent, c’est retrouver la loi d’airain de l’oligarchie, loi qui n’apparaît décevante ou scandaleuse qu’aux démocrates portés à croire que le pouvoir du peuple est exercé par le peuple.

Ce qui est vrai pour un parti est vrai a fortiori pour un régime. Quel que soit le mode de recrutement des gouvernants, quel que soit le fonctionnement, en théorie ou en pratique, de l’État, un régime est toujours entre les mains d’un petit nombre d’hommes. A cet égard, les régimes dits démocratiques ne diffèrent pas des régimes dits despotiques ou autoritaires. Les formules changent, c’est-à-dire les idées ou principes au nom desquels les minorités règnent, le fait oligarchique demeure. Durant la première partie de sa vie, G. Mosca infatigablement a démasqué les démocraties libérales et bourgeoises en mettant au jour, derrière la lettre des institutions et les appels au peuple, le pouvoir des hommes politiques et, au-delà, les intrigues et les pressions des hommes de finances et d’industrie. V. Pareto a poursuivi la même entreprise, sur un ton plus polémique encore, et, tout en se déclarant d’accord avec K. Marx, sur la lutte des classes, il a dénoncé, à l’avance, la future révolution dite prolétarienne comme un exemple supplémentaire de révolution [132] faite par une minorité au profit d’une minorité. Marx admettait l’interprétation oligarchique de toutes les révolutions sauf de la révolution socialiste. Il était facile et tentant de refuser cette exception et de remettre à l’alignement du passé la prétendue révolution du grand nombre au profit de tous.

Pour désigner ces oligarchies que Mosca distinguait surtout d’après leur formule respective, que Pareto caractérisait par leur attitude psycho-sociale (les violents et les rusés, les syndicalistes révolutionnaires et les ploutocrates), trois termes ont été utilisés, élite, classe politique, classe dirigeante. Le choix entre ces trois termes peut passer pour libre : après tout, les sociologues utilisent légitimement les mots qui leur plaisent, pourvu qu’ils les définissent exactement. Mais l’hésitation entre les termes reflète une équivoque relative à la réalité.

Pareto commence par définir l’élite de manière objective, c’est-à-dire en se référant à des traits observables de l’extérieur. Considérons les quelques-uns qui, quel que soit leur métier, filles de joie ou savants, ont réussi, sont tenus par leurs pairs et par le public comme les meilleurs : l’ensemble de ceux qui « ont eu du succès » constitue ce que nous appellerons l’élite de la société, les meilleurs (mot grec) non au sens moral mais au sens social et pour ainsi dire neutre. Mais, le plus souvent, Pareto, quand il parle d’élite, vise non l’ensemble de ceux qui ont réussi, mais ceux, en petit nombre, qui exercent les fonctions politiques d’administration ou de gouvernement, et aussi ceux qui, sans être fonctionnaires, députés ou ministres, influencent ou déterminent la conduite de la minorité gouvernante. Aussi, personnellement, je donne à ces trois mots élite, classe politique, classe dirigeante, trois sens différents, je désigne par chacun d’eux une autre réalité ou, si l’on veut, je pose, à l’aide de chacun d’eux, un autre problème.

J’use du terme élite au sens le plus large : l’ensemble de ceux qui, dans les diverses activités, se sont élevés en haut de la hiérarchie et occupent des positions privilégiées que [133] consacre l’importance soit des revenus soit du prestige. Le terme de classe politique devrait être réservé à la minorité, beaucoup plus étroite, qui exerce effectivement les fonctions politiques de gouvernement. La classe dirigeante se situerait entre l’élite et la classe politique : elle couvre ceux des privilégiés qui, sans exercer de fonctions proprement politiques, ne peuvent pas ne pas exercer de l’influence sur ceux qui gouvernent et ceux qui obéissent, soit en raison de l’autorité morale qu’ils détiennent, soit à cause de la puissance économique ou financière qu’ils possèdent.

De ces trois termes, c’est celui d’élite [2] que j’emploie le moins volontiers, parce qu’il a des résonances équivoques. Est-il possible, est-il utile de constituer un ensemble qui englobe tous ceux qui ont réussi, y compris les rois de la pègre ? La réussite dans certains métiers, tels ceux d’artisans, pratiqués dans la solitude, est mal connue en dehors d’un cercle étroit et ne confère ni autorité ni célébrité. Il n’est ni très facile ni très utile de tracer le cercle à l’intérieur duquel les réussites assurent l’entrée dans l’élite. Ce mot, au fond, ne sert à rien d’autre qu’à rappeler la loi d’airain de l’oligarchie, l’inégalité des dons et des succès (sans que les succès soient toujours proportionnels aux dons).

En revanche, les deux mots de classe politique et de classe dirigeante posent un problème important, celui des rapports entre la minorité qui exerce effectivement le pouvoir politique et une minorité, moins étroite, qui exerce des fonctions de commandement ou de prestige dans la société et non dans l’État. Tout régime comporte une classe politique, que ce régime soit démocratique ou soviétique. Une société ne comporte pas une classe dirigeante, si les dirigeants de l’industrie, ceux des syndicats ouvriers, ceux des partis politiques se [134] considèrent comme ennemis les uns des autres, au point de n’avoir aucune conscience de solidarité.

Le fait, ou la loi d’airain, de l’oligarchie peut être souligné avec une intention agressive à l’égard des idéologies. Les démocrates naïfs s’imaginent que le peuple gouverne à l’Ouest, alors que les électeurs sont effectivement « manipulés » par des politiciens « rusés ». Les communistes, croyants ou cyniques, affirment que le prolétariat est au pouvoir en Union soviétique alors que le Parti, le Comité central, le Praesidium, voire le secrétaire général du Parti, « manipulent » les masses et, au nom du prolétariat, exercent un pouvoir plus absolu que celui des rois ou des empereurs du passé. Cette argumentation, polémique et politique, est bon marché. Elle ne nous intéresse pas, bien qu’elle comporte évidemment une part de vérité. Elle est position et non solution du problème. Étant entendu que toujours et partout un petit nombre gouverne, quel est ce petit nombre ? Quels en sont le recrutement, l’organisation, la formule ? Comment l’autorité est-elle exercée ? Quelles sont les relations de la classe politique avec les autres privilégiés, les autres détenteurs de puissance et de prestige ?

Ces questions sont d’autant plus inévitables que la différenciation sociale, au cours du siècle écoulé depuis les premières doctrines sociologiques, a progressé en même temps que s’affirmait la revendication d’égalité. Aujourd’hui l’égalité devant la loi n’est plus guère mise en doute sur le plan théorique et l’universalité de la participation politique par le droit de vote n’est plus enjeu de conflit. Tous les membres de la communauté sont citoyens. Mais les citoyens, sur le plan de ce que Hegel appelait « société civile » [3], sur le plan de l’activité économique, ont chacun un métier. Les fonctions d’administration, au niveau de la ville, de la région ou de l’État, comme les fonctions politiques (souvent électives) à ces divers niveaux, sont exercées par des hommes qui sont ou deviennent [135] des professionnels. La classe politique n’est héréditaire ni à l’Est ni à l’Ouest. À l’Est comme à l’Ouest, les détenteurs de l’autorité étatique ont des liens (il reste à préciser lesquels) avec les hommes de puissance économique et les hommes de prestige intellectuel ou spirituel. Il nous faut analyser les diverses catégories sociales qui peuvent appartenir à la classe dirigeante — ou encore comme je me suis exprimé ailleurs — les diverses sortes d’élites, si nous voulons comparer les sociétés au regard de leur classe politique ou de leur classe dirigeante.

Quatre antithèses — pouvoir temporel et pouvoir spirituel, pouvoir civil et pouvoir militaire, pouvoir politique et pouvoir administratif, pouvoir politique et pouvoir économique — illustrent, me semble-t-il, la différenciation moderne des fonctions de commandement, la multiplication des groupes sociaux capables d’exercer effectivement des fonctions de commandement ou d’influencer substantiellement ceux qui les exercent.

Dans toutes les sociétés, ceux qui établissent la hiérarchie des valeurs, qui forment les façons de penser et déterminent le contenu des croyances, constituent ceux qu’Auguste Comte appelait le pouvoir spirituel. À notre époque, le pouvoir spirituel est partagé entre ou disputé par trois sortes d’hommes, les prêtres, survivants du pouvoir spirituel que le fondateur du positivisme appelait théologique, les intellectuels, écrivains ou savants, et les idéologues de partis. Un regard sur les régimes, soviétique et occidental, suffit pour apercevoir une différence fondamentale dans les relations structurelles des catégories dirigeantes [4] : selon la formule soviétique, ce sont les idéologues du Parti qui proclament la vérité suprême et enseignent ce qui est sacré. Les prêtres sont tenus officiellement en piètre estime et les intellectuels doivent souscrire à la vérité idéologique, plus ou moins étendue selon les moments et les hommes.

[136]

Le pouvoir, dans les sociétés modernes, se veut civil en son origine et sa légitimité puisqu’il invoque une légitimité démocratique. Mais il n’est effectif qu’à la condition d’obtenir l’obéissance des chefs de l’armée et de la police. Aussi, en fait, à notre époque, nombreux sont les régimes qui doivent leur avènement à l’action de l’armée. Nombreux sont les hommes politiques qui ont d’abord porté l’uniforme et qui doivent tout ou partie de leur autorité morale ou de leur prestige à leur passé militaire.

L’État moderne est d’abord un État administratif. Les citoyens comme les sujets économiques sont en permanence soumis aux commandements des fonctionnaires qui fixent les règles de la compétition entre individus et tirent les conséquences des lois, en chaque circonstance. Ce pouvoir administratif est en un sens « dépersonnalisé » et parfois « dépolitisé » : les fonctionnaires ordonnent en tant que fonctionnaires et les citoyens obéissent aux lois et aux représentants anonymes de l’État. Mais les grands fonctionnaires n’appartiennent pas moins à la minorité gouvernante, à la fois parce qu’ils influencent les décisions des hommes politiques et parce que le pouvoir administratif influe sur la répartition du produit social, répartition qui constitue un des enjeux de la lutte entre les groupes sociaux.

Les hommes politiques sont différenciés, à l’Ouest, des administrateurs, bien que, en certains régimes, les ministres soient choisis parmi les fonctionnaires. Ils sont plus ou moins « professionnels » selon que la politique est ou non leur carrière exclusive et la source unique de leurs revenus, mais ils sont toujours « différenciés » en ce sens que leur activité, de représentants ou de ministres, s’insère dans un réseau d’obligations, de droits, d’actions spécifiques.

L’ensemble de ces conduites politiques est lié aux autres ensembles de conduites sociales, plus étroitement à l’ensemble que l’on peut appeler économique. Deux catégories de privilégiés, détenteurs de deux sortes de pouvoirs, émergent de l’ensemble économique : les gestionnaires du travail collectif, [137] propriétaires des moyens de production, managers, ingénieurs, et les meneurs de masses, dirigeants de syndicats ouvriers et, éventuellement, dirigeants des partis politiques, désireux d’organiser un groupe professionnel (les ouvriers d’industrie) sur la base d’une affiliation de classe.

Ces catégories dirigeantes sont toutes présentes dans n’importe quelle société moderne, qu’elle soit de régime soviétique ou de régime occidental. J’appelle structure de la classe dirigeante ou des catégories dirigeantes les relations prévues par la formule ou imposées par la loi ou la coutume entre les diverses espèces de privilégiés, détenteurs soit d’autorité morale, soit de pouvoir légal, soit de puissance effective économique ou sociale. Les régimes de type occidental sont définis non par la seule différenciation de ces catégories, mais par le libre dialogue entre ces catégories. Les régimes de type soviétique sont définis par une moindre différenciation et surtout par une moindre liberté de dialogue ou d’opposition entre les prêtres et les intellectuels, entre les intellectuels et les idéologues, les idéologues et les chefs du parti, les chefs du parti et les gouvernants. Les fonctionnaires du travail collectif ne constituent pas une catégorie séparée des fonctionnaires d’État. Les meneurs de masses, au niveau des entreprises, les secrétaires de syndicats ont une fonction d’encadrement plus que de revendication et sont recrutés en conséquence.

Un régime de type soviétique, par rapport à un régime de type occidental, présente deux caractéristiques majeures : il tend à rétablir la confusion de la société et de l’État alors que la modernité créait ou accentuait la distinction, en différenciant les fonctions politiques, en tolérant des organisations professionnelles ou politiques, indépendantes les unes des autres et légitimement rivales. À l’Est, les gestionnaires du travail collectif sont, de l’entreprise jusqu’au bureau central du plan, des fonctionnaires, alors qu’à l’Ouest ces gestionnaires se répartissent en catégories multiples (propriétaires, managers non-propriétaires, fonctionnaires d’État). À l’Est, les chefs de parti sont à la fois, en permanence, maîtres de [138] l'exécutif, meneurs de masses et idéologues officiels, alors qu’à l’Ouest les gouvernants ont en face d’eux une opposition, des secrétaires de syndicats plus ou moins indépendants et des écrivains, savants, idéologues qui ne cessent de discuter sur le vrai et le faux, sur le sacré et le scandaleux, sans que la voix des gouvernants temporaires soit capable de dominer le tumulte des débats ou de la propagande.

Ces remarques ne visent pas à développer une théorie de la classe dirigeante, à l’Est ou à l’Ouest, mais seulement à indiquer le genre de problèmes que pose l’étude des oligarchies modernes ou, si l’on préfère, l’étude du fait oligarchique dans les sociétés modernes. La différenciation sociale n’a pas épargné les oligarques, mais elle a abouti à deux modalités extrêmes : le regroupement des catégories dirigeantes sous l’autorité temporelle et spirituelle des chefs du parti unique, la désintégration de la classe dirigeante en une sorte de guerre froide permanente entre les catégories dirigeantes. La plupart des régimes occidentaux se situent entre ces deux formes extrêmes. La Grande-Bretagne me paraît l’exemple le plus typique d’un pays dont le régime est de type occidental mais qui possède encore une classe dirigeante : les couches supérieures du monde des affaires, de l’université, de la presse, de l’Église, de la politique, se retrouvent dans les mêmes clubs, ils ont souvent des liens de famille, ils ont une conscience de constituer une communauté, ils ont une représentation relativement définie de l’intérêt supérieur de l’Angleterre. Cette classe est ouverte aux talents, elle absorbe les individus d’origine modeste et ne rejette pas ceux des siens qui ont pris la tête des mouvements populaires de protestation. Les catégories dirigeantes constituent une classe dirigeante dans la mesure même où la classe politique et l’élite sociale sont imbriquées l’une dans l’autre.

L’étude empirique d’une catégorie dirigeante comporte essentiellement quatre aspects : quelle est l’origine sociale, quel est le recrutement des hommes politiques (ou des hauts fonctionnaires ou des intellectuels) ? Quelles sont les qualités [139] qui semblent assurer le succès, quelles sont les modalités de la carrière ? Quelle est la manière de penser, quelle est la conception de l’existence, caractéristique de cette catégorie ? Quelle est la cohérence, quelle est la conscience de solidarité des membres de cette catégorie ?

Quand il s’agit de la classe politique, des rapports entre dirigeants de l’industrie et dirigeants de l’État, ces dernières interrogations deviennent évidemment décisives et d’autres s’y ajoutent. Les décisions les plus graves sont prises par un ou quelques hommes. C’est parfois un homme qui doit choisir entre la paix et la guerre. En ce sens, la concentration du pouvoir n’est pas une hypothèse, mais un fait. La question est de savoir en quelle mesure les décisions, prises par le président des États-Unis ou les membres du Cabinet, expriment les intérêts, la volonté ou l’idéal d’un petit groupe que l’on baptisera « élite de puissance », ou « monopolistes », ou « capitalistes ».

Nous ferons observer, tout d’abord, que cette question est empirique plus que théorique, elle relève de l’enquête non de la doctrine ou de l’analyse de concepts. Les remarques suivantes visent donc à circonscrire le sujet, non à le traiter. Il va de soi qu’en un régime fondé sur la propriété des instruments de production les mesures prises par les législateurs et les ministres ne seront pas en opposition fondamentale avec les intérêts des propriétaires. Les gouvernants ne sont par radicalement hostiles aux intérêts de ceux qui ont réussi sur le plan économique. Les dirigeants des démocraties occidentales ne sont pas, et ne peuvent pas être, ennemis du régime que les soviétiques appellent capitaliste parce qu’il admet une propriété privée des instruments de production et n’impose pas une planification totale. Mais cette proposition est trop évidente pour être instructive.

Il faut aller au-delà de cette platitude pour formuler les véritables interrogations. Un régime capitaliste, selon une définition aussi vague, comporte des modalités extrêmement diverses, extension plus ou moins grande de la propriété collective, [140] de la planification, fiscalité plus ou moins progressive, etc. Pour que le pouvoir, dans une démocratie occidentale, pût être décrété celui des capitalistes ou des monopolistes, il faudrait établir que ces capitalistes ou monopolistes ont conscience de leur solidarité, qu’ils ont une idée commune de leur classe et de leur intérêt de classe. Les faits, au premier abord, ne semblent pas suggérer que cette conscience existe ou que cet intérêt de classe soit connu et reconnu par ceux qu’il devrait unir.

Qu’un dirigeant de la Standard Oil ou de la General Motors intervienne auprès du State Department pour obtenir des commandes ou le soutien du gouvernement contre une menace de nationalisation, rien de plus normal et de plus vraisemblable. Le State Department cède-t-il à ses pressions ? C’est à voir. Ce qui serait intéressant, ce serait que les dirigeants politiques prissent des décisions parce que celles-ci seraient conformes aux intérêts soit de telle grande corporation influente, soit des grandes corporations ou des « monopoles » en tant que tels. Or c’est précisément ce fait qui n’est pas démontré et qui paraît même improbable.

Les hommes d’affaires républicains qui peuplaient l’administration Eisenhower prêchaient et appliquaient la doctrine de la monnaie saine et de la rigueur financière parce qu’elle donnait satisfaction à leur système de valeurs et bien qu’elle fût, à beaucoup d’égards, moins propice au gonflement des profits que la doctrine opposée. Ils s’efforçaient de réduire les dépenses militaires en vue d’équilibrer le budget. Ils n’avaient pas d’interprétation commune de la conjoncture internationale et ils auraient été bien en peine de dire quelle diplomatie répondait à l’intérêt de classe du grand capitalisme.

Que les chefs de l’armée et les dirigeants de l’industrie soient en relations étroites, dans les États-Unis d’aujourd’hui, en raison des commandes d’armements, en raison aussi des postes offerts par l’industrie aux généraux après leur retraite, nul ne le discute. La conduite de la politique extérieure serait-elle autre, si ces liens étaient moins étroits ? Les généraux [141] recommandent-ils un programme parce qu’ils songent à leurs appointements futurs ? Quel que soit le régime, chefs de l’armée et chefs de l’industrie, en une société industrielle, seront intimement liés. La diplomatie américaine, le volume des armements sont-ils déterminés par ces liens personnels ou sociaux ? À mon sens, personne n’a encore rendu vraisemblable la réponse positive à une telle interrogation.

Il nous reste à préciser les relations entre ces catégories dirigeantes et les classes sociales. Ces relations sont, de toute évidence, autres selon les types de sociétés et les types de régimes. Nous ne les envisagerons que dans le cas de la société moderne industrielle, telle qu’elle s’est épanouie au XXe siècle aux États-Unis, en Union soviétique, en Europe occidentale.

La masse de la population est répartie entre les métiers — exploitation agricole, industrie, services — que le progrès économique a multipliés et différenciés. Les revenus de chacun dépendent essentiellement de la place occupée dans le processus de production, cette place étant définie soit par le rapport à la propriété des moyens de production, soit par la qualification du travail fourni, soit par les deux critères à la fois. Une société de type soviétique ne laisse subsister que le second critère puisqu’elle élimine radicalement la propriété des moyens de production. L’organisation sociale qui paraît primordiale aux individus est le système de production et d’échanges, la communauté familiale n’étant plus une unité de production et les communautés religieuses ou idéologiques ne fournissant plus, dans la majorité des cas, les moyens de vivre. La « société civile » (die bürgerliche Gesellschaft), au sens que Hegel donnait à ce mot, englobe l’ensemble de la collectivité et en constitue pour ainsi dire l’infrastructure. Suscite-t-elle des classes ennemies, dont l’une, la classe exploitée, a pour mission le renversement révolutionnaire du régime établi ? Ni en Union soviétique, ni aux États-Unis, la classe ouvrière n’est révolutionnaire, autrement dit, ne semble penser ou agir comme si elle avait [142] pour objectif ou pour ambition de renverser le régime économique ou politique. Elle n’est pas non plus au pouvoir, elle ne s’est pas transformée en « classe universelle » à l’Est ou à l’Ouest. Elle semble révolutionnaire, en France et en Italie, dans la mesure où le parti auquel un grand nombre d’ouvriers donnent leur suffrage se réclame d’un régime de type soviétique à l’intérieur d’une société de type occidental.

Les ouvriers d’industrie, russes ou américains, sont intégrés à une certaine organisation, administrative et technique. L’étude empirique établit l’ampleur des différences de revenus à l’intérieur de la classe ouvrière. Quelle est la hiérarchie des salaires, entre le manœuvre et l’ouvrier le plus qualifié ? L’ensemble des ouvriers a-t-il la même façon de vivre, les mêmes convictions, a-t-il conscience de constituer une unité sociale ou historique, avec une mission propre ? En d’autres termes, quand il s’agit des classes — et nous prenons l’exemple de la classe ouvrière parce que c’est elle qui, d’après tous les auteurs, présente, le plus accentués, les caractères d’une classe — on se pose deux types de questions : jusqu’à quel point existe-t-elle objectivement ? Jusqu’à quel point a-t-elle conscience d’elle-même et quel est le contenu, conservateur, réformiste ou révolutionnaire, de cette conscience ?

La première question se pose, de manière identique, à propos de la classe ouvrière soviétique et de la classe ouvrière américaine. La deuxième ne se pose pas ou ne comporte pas de réponse démontrée, à propos de la classe ouvrière soviétique, parce que la structure des catégories dirigeantes interdit et la question et la réponse. Plaçons-nous à l’intérieur d’une entreprise industrielle moderne : les ouvriers sont soumis à une autorité qui n’est démocratique ni en son origine (nomination et non élection) ni en son mode d’exercice (commandement et non discussion). Si les syndicats ouvriers sont libres, ils formuleront, avec plus ou moins de véhémence, des revendications économiques (salaires, partages des bénéfices) ou politiques (participation à l’autorité). Si les syndicats [143] ouvriers sont dirigés par des secrétaires nommés par ou soumis au parti, certaines revendications ne seront pas élevées. L’existence même d’un intérêt de classe spécifique, éventuellement opposé à celui de la direction de l’entreprise, sera niée.

Plaçons-nous maintenant à un niveau supérieur, celui des ouvriers d’industrie pris globalement. La même opposition se retrouve, encore plus nette. La conscience de classe, l’idée d’une vocation commune dépend plus de la propagande et de l’organisation que du degré de communauté objective (jusqu’à quel point les ouvriers sont-ils les mêmes et différents des autres membres de la société globale ?). Les ouvriers ne peuvent accéder à la conscience d’eux-mêmes comme d’une classe, si le régime économique et politique interdit les organisations autonomes ou, pour parler un autre langage, si la structure des catégories dirigeantes interdit le dialogue des intellectuels, des meneurs de masses et des hommes politiques.

Les relations de classes ne sont pas unilatéralement déterminées par les relations des catégories dirigeantes. Si l’on compare les diverses sociétés occidentales, il serait déraisonnable d’attribuer l’attitude révolutionnaire [5] de la classe ouvrière, en France ou en Italie, à la seule action des meneurs. Ces derniers déterminent-ils l’attitude des masses ou celles-ci sont-elles entraînées par eux ? La réponse doit être autre selon les circonstances et elle est rarement catégorique dans un sens ou dans un autre. Nous voulions montrer seulement que les « relations de classes » n’apparaissent au jour, en une société industrielle, qu’à la condition que des organisations socio-économiques, extérieures à l’appareil du parti unique et de l’État, soient tolérées. Ce que la comparaison entre l’univers soviétique et le monde occidental révèle, c’est que [144] la structure des catégories dirigeantes et non le rapport des classes détermine l’essence des régimes économico-politiques.

Les groupes sociaux, il est vrai, se forment différemment selon que la propriété privée des instruments de production, du sol et des machines, est ou non tolérée. Répartition des revenus, niveau et style de vie des groupes sont influencés par le statut de la propriété et plus encore par le mode de régulation (marché ou planification). Mais les différences majeures viennent de la structure des catégories dirigeantes, des rapports établis par le régime entre la société et l’État. Il suffit, pour qu’un régime de type soviétique s’instaure, qu’un parti communiste, seul ou avec l’aide de l’armée rouge, s’empare du pouvoir. Ce n’est donc pas l’état des forces productives mais l’état des forces politiques, voire militaires, qui est la cause prédominante, cause des caractères propres à chaque type de société, cause de l’avènement ou de la chute d’un type de société ou d’un autre.

Comparons les résultats de ces analyses avec les doctrines sociologiques que nous avons évoquées et avec les interprétations, plus ou moins justificatrices ou polémiques, que chaque régime donne de lui-même et des autres.

La réalité du régime soviétique n’a pas grand-chose de commun avec le mythe de la « classe universelle » et du « pouvoir du prolétariat ». Le pouvoir est exercé par le Parti qui représente le prolétariat mais qui n’est évidemment plus dirigé par des prolétaires. Certes, la révolution de type communiste élimine radicalement les survivants des anciennes classes privilégiées (nobles et bourgeois-propriétaires), elle fait donc surgir de la masse populaire les catégories dirigeantes de la société nouvelle et, en théorie, elle peut favoriser à chaque génération l’ascension des mieux doués, la transmission des privilèges étant non exclue mais atténuée par la suppression de la propriété privée et des accumulations de richesses familiales [6].

[145]

Les mérites d’un tel régime sont, pour une part, ceux qu’il s’attribue à lui-même, pour une part exactement opposés à ceux que revendique l’idéologie officielle. La lutte des groupes pour le partage du produit social, le heurt entre ouvriers et propriétaires disparaissent, comme le veut la doctrine, et la société cesse d’être le théâtre d’une guerre froide permanente. Mais la paix est rétablie non en supprimant les occasions ou les enjeux des conflits, mais en prévenant l’organisation des armées et la propagande de guerre. Saint-simoniens et marxistes tenaient également pour indispensable la coopération de tous les producteurs, dirigeants et employés ayant, au fond, les mêmes intérêts. Mais les saint-simoniens ne croyaient pas qu’il fût nécessaire de supprimer la propriété privée des instruments de production pour que tous les producteurs prissent conscience de leur solidarité. Les marxistes, au contraire, croyaient qu’il y aurait une lutte des classes tant qu’il y aurait une distinction entre capitalistes et prolétaires. Ils ont éliminé la propriété privée des instruments de production, les capitalistes, puis conformément à leur doctrine, ils ont proclamé qu’il n’y avait plus de classes ou que les classes n’étaient plus antagonistes et enfin, pour que la réalité ne pût démentir leur doctrine, ils ont réservé un monopole au Parti et à son idéologie : les représentants de tous les groupes, s’exprimant par l’intermédiaire et avec le vocabulaire du Parti, témoignaient à l’envi de la disparition des classes et de leur lutte.

Le régime soviétique est une réaction contre la tendance, caractéristique des sociétés occidentales, a la différenciation des fonctions et à la dispersion des catégories dirigeantes. Il rétablit l’unité d’une classe dirigeante, l’unité spirituelle et politique des catégories dirigeantes que compromet, à l’Ouest, le dialogue des hommes politiques, des intellectuels et des meneurs de masses. En ce sens, il est le contraire de ce qu’il prétend être, il accentue le fait oligarchique qu’il nie, il confirme le cynisme de Pareto, il est la victoire d’une minorité qui invoque la voix de l’histoire ou du prolétariat comme [146] d’autres minorités ont invoqué la voix de Dieu ou du peuple. La théorie des élites d’un Pareto convient mieux à l’interprétation des révolutions se réclamant de Marx que le marxisme. L’efficacité révolutionnaire, créatrice, de l’État, a été glorieusement illustrée par ceux qui ne voyaient en celui-ci que l’instrument de la classe économiquement privilégiée. Il est facile à ceux qui détiennent le pouvoir militaire de s’assurer ensuite la possession des moyens économiques et la puissance.

Mais l’occidental, « démasquant » la réalité soviétique a l’aide des conceptions d’un Pareto, aurait tort de méconnaître les accomplissements historiques du régime adverse. Car celui-ci a effectivement mis un terme à la lutte des classes, non pas, il est vrai, en substituant une harmonie miraculeuse des intérêts aux contradictions d’hier, mais en proclamant et en interdisant de mettre en doute que cette harmonie désormais existe. Le monopole d’un parti et d’une idéologie, la soumission des intellectuels et des meneurs de masses aux ordres des chefs du parti, contribuent à la restauration d’une classe dirigeante. Or les régimes occidentaux sont menacés moins par la toute-puissance des monopolistes que par la désintégration du consensus social, par la rivalité des catégories dirigeantes.

Les polémistes soviétiques, les critiques occidentaux qui croient s’inspirer de Marx « démasquent » la démocratie de type occidental en découvrant le rôle sinistre des monopolistes ou des élites de puissance. Le fait oligarchique, encore une fois, n’est pas douteux. Mais le trait caractéristique de l’oligarchie, à l’intérieur des sociétés de type occidental, ce n’est pas le despotisme secret d’un groupe d’hommes (les chefs de l’industrie ou de l’armée), c’est l’absence d’une volonté, d’une conception communes à ces groupes dirigeants que la loi de la démocratie met en compétition. Le danger est d’autant plus grand que la compétition des groupes dirigeants ne donne pas nécessairement au simple citoyen un sentiment de liberté. Même si le fonctionnement de l’économie [147] ou la conduite de la diplomatie, aux États-Unis, ne sont maîtrisés, dirigés, pensés par personne, par aucun homme seul ou aucune équipe consciente, le citoyen n’acquiert pas, pour autant, la conviction qu’il est capable d’influer sur le cours des événements ou sur la marche des mécanismes démesurés de l’industrie ou de l’armée. La mythologie des élites souveraines et clandestines aura du succès parce qu’elle exprime l’impuissance ressentie par le grand nombre et désigne des « responsables ». L’impuissance n’est pas moins authentique, au cas où ces responsables n’existent pas, ou encore sont tous et personne.

Les théoriciens des élites n’ont pas tort de « démasquer » la démocratie. Il n’y a pas de gouvernement du peuple par le peuple. Mais il n’est pas non plus démontré que les désirs ou les velléités du grand nombre soient sans effet sur la conduite des gouvernants. La question — en quelle mesure les gouvernants manipulent-ils les masses ou se bornent-ils à traduire en actes les aspirations des électeurs ? — est, en grande mesure, une fausse question. En tous les régimes, il y a un dialogue des gouvernés et des gouvernants. La pluralité des partis, la régularité des élections, la liberté des débats renforcent l’opinion et réduisent la marge de manœuvre et de manipulation des catégories dirigeantes. Mais la concurrence déchaînée entre ces dernières, qui donne certaines garanties aux gouvernés, ne confère à ceux-ci ni la réalité ni l’illusion du pouvoir.

Que les catégories dirigeantes en viennent à se traiter mutuellement en ennemies, que l’État ne soit plus tenu par une minorité résolue, consciente d’une mission : les masses ne goûteront pas, pour autant, l’exaltation de la liberté ; au contraire, elles imagineront une élite mystérieuse qui tisse dans l’ombre les fils de leur destin, quelques-uns devant être tout-puissants, si tant de millions d’hommes sont impuissants.

La controverse, scientifique et politique, autour des concepts de classe sociale et de classe dirigeante a pour origine un trait spécifique des sociétés modernes, la séparation [148] de la puissance sociale et de l’autorité politique, la différenciation des fonctions et, en particulier, des fonctions politiques. Les doctrinaires de la sociologie, au siècle dernier, ont tous reconnu cette dissociation de la société et de l’État (pour employer l’antithèse allemande Gesellschaft und Staat), tous admis que le développement de la société industrielle contribuerait au rétablissement de l’unité, les survivances de la féodalité et de l’Ancien Régime achevant de disparaître et l’État devenant l’expression authentique de la société moderne. Mais aucun des grands doctrinaires de sociologie, sur le continent, n’avait une idée nette de ce que serait l’État moderne, expression fidèle de la société moderne. Les uns le voyaient pris en charge par les producteurs, les autres en annonçaient le dépérissement après la victoire du prolétariat, d’autres enfin s’interrogeaient sur la probabilité respective du régime représentatif et du despotisme.

Une des causes principales de ces incertitudes était l’équivoque même de la notion de classe, qui s’appliquait à la fois aux minorités privilégiées, noblesse et bourgeoisie, et aux masses, paysans et ouvriers. Les classes privilégiées de l’Ancien Régime étaient des minorités qui détenaient à la fois puissance sociale (par la propriété du sol), force militaire (ils étaient les combattants ou l’encadrement des combattants) et pouvoir politique (ils exerçaient des fonctions judiciaires et administratives). Avant la Révolution, la classe noble avait perdu une grande part de sa puissance économique et presque toutes ses fonctions judiciaires ou administratives. Des hommes différents exerçaient ces fonctions et ces hommes dépendaient de plus en plus de l’appareil d’État. Mais la noblesse continuait d’offrir le modèle de la « classe dominante », minorité qui serait socialement privilégiée et qui exercerait effectivement le pouvoir, dans la société et dans l’État. Or cette représentation est inadéquate à la société moderne parce que celle-ci est caractérisée par une différenciation des fonctions qui interdit aux propriétaires et managers des moyens de production d’être eux-mêmes chefs [149] de l’armée ou chefs de l’exécutif. Comme cette confusion des puissances et des pouvoirs est, à notre époque, impossible, les idéologues ont inventé le mythe des élites clandestines, qui détiendraient la toute-puissance par personnes interposées.

La réalité est à la fois plus simple et plus complexe. Les relations de commandement, à l’intérieur des sociétés modernes, sont, par essence, multiples parce que le travailleur, le citoyen, le contribuable, l’automobiliste sont soumis chacun à une discipline propre, technique, administrative, légale, politique. Les hommes qui dirigent ces organisations, qui président à ces appareils se distinguent inévitablement. Sur le plan des faits, la pluralité des catégories dirigeantes est la donnée première, les relations entre ces catégories dirigeantes ayant, en chaque régime, un caractère spécifique. Les régimes occidentaux tolèrent le dialogue de ces catégories, les régimes soviétiques confèrent un monopole à un parti ou à une idéologie ; ils rétablissent, au profit des chefs politiques, la suprématie d’un pouvoir temporel et spirituel à la fois. La dissociation entre société et État est réduite, la concurrence entre les élites atténuée.

Toutes les sociétés modernes posent, à la base, l’égalité juridique et politique des individus, ainsi qu’un principe démocratique de légitimité. Au sommet, elles possèdent soit un parti unique et une idéologie d’État, soit des partis multiples et des débats incessants. Entre la base et le sommet s’interposent d’abord des groupes sociaux, chacun défini par sa participation au processus de production, son niveau et son genre de vie, ses manières de penser et son système de valeurs ; ensuite les relations entre ces groupes selon l’attitude que les masses et les dirigeants de chacun d’eux adoptent à l’égard des autres. Les relations entre les chefs syndicaux et les entrepreneurs sont déterminées, à l’Ouest à la fois par le régime (qui autorise la libre négociation), par l’état d’esprit des masses et par les conceptions des meneurs de masses et des gestionnaires du travail (propriétaires ou [150] managers). A l’Est, ces relations sont déterminées surtout par le régime qui interdit le conflit ouvert ou l’affirmation d’intérêts opposés, encore que les sentiments des masses puissent, en certaines circonstances, influencer des chefs syndicaux, même fonctionnaires d’État. En d'autres termes, la zone intermédiaire, des relations entre groupes ne peut être comprise que par référence et aux données économico-sociales et au régime d’État, parce que le régime commande la structure des catégories dirigeantes et la conscience que les groupes sociaux prennent ou non d’eux-mêmes.

La pluralité des catégories dirigeantes est inséparable de la nature des sociétés modernes, mais ces catégories peuvent constituer une classe dirigeante soit lorsqu’elle sont mises au pas par un parti unique, soit quand elles gardent, en dépit de la compétition, le sens de l’intérêt commun au régime et à l’État, soit quand elles continuent à se recruter, en majorité, dans un milieu étroit et pour ainsi dire aristocratique. Les deux concepts de catégories dirigeantes et de classe dirigeante peuvent et doivent être utilisés en vue d’analyses scientifiques, sans intention partisane. Ils passent, aux yeux de certains, pour politiquement orientés, mais à tort. Les concepts « démasquent », il est vrai, la confusion mythique du prolétariat et de la classe dirigeante dans les sociétés soviétiques, la confusion supposée de la puissance économique et du pouvoir politique dans les sociétés démocratiques. Mais ils démasquent aussi la naïveté de l’idéologie démocratique à la Lincoln « par le peuple et pour le peuple ». Par ailleurs, les concepts ne tranchent pas les problèmes réels, à l’Est et à l’Ouest, de l’accord ou du désaccord entre les sentiments et les intérêts du grand nombre d’une part, l’action des minorités dirigeantes de l’autre. Il n’est pas impossible de plaider qu’une classe dirigeante, unifiée par la discipline d’un parti, est plus efficace, pour le bien de la société, que la libre compétition entre les minorités.

Enfin, est-ce la faute du sociologue si un régime donne de [151] lui-même une interprétation plus éloignée de la réalité que ne l’est l’interprétation que les autres régimes se plaisent à donner d’eux-mêmes ?


Archives européennes de sociologie,
I, Paris, 1960, pp. 260 à 281.


[1] J’appelle ici élite la minorité qui, en chacune des professions énumérées, a le mieux réussi, occupe les positions les plus élevées.

[2] En revanche, je n’ai pas d’objection contre l’emploi du terme élite au pluriel, comme équivalent de ce que j’appelle plus bas catégories dirigeantes.

[3] Bürgerliche Gesellschaft, traduite d’ordinaire par « société civile ».

[4] Ou des élites si l’on préfère.

[5] La formule est exagérément simple et l’attitude révolutionnaire comporte maintes nuances. Mais il ne s’agit ici que d’une analyse théorique, non d’une description.

[6] Les enfants d’un membre du Politburo n’en ont pas moins, de toute évidence, des avantages à la naissance.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 22 décembre 2020 9:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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