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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Le Devoir, Montréal, Édition du 27 janvier 2003..

Politique. Que sont devenus les intellectuels ?

par Omar Aktouf,
[Autorisation accordée par l'auteur le 18 février 2006 de diffuser cet article]
Courriel:
oaktouf@sympatico.ca

Professeur titulaire à l'École des HEC de Montréal, auteur de La Stratégie de l'autruche (Écosociété, 2002) et candidat de l'Union des forces progressistes lors des élections partielles de décembre 2005 dans la circonscription d'Outremont.

Texte reproduit dans Les Classiques des sciences sociales avec l’autorisation formelle de l’auteur accordée samedi, le 18 février 2006

[Le rôle de l'intellectuel, en contrepartie du privilège d'être payé pour lire, penser, essayer de comprendre, réfléchir et écrire, est de crier ce qui ne va pas, non de glorifier ce qui va”.
http://www.vigile.net/ds-souv/docs5/03-1-27-aktouf-politique.html 

Zola, mon ami Zola! 

Où est aujourd'hui, en terre d'Amérique du Nord, un journal tel l'Aurore lors de l'affaire Dreyfus à la fin du XIXe, en France, qui publierait un tonitruant «J'accuse» d'un Émile Zola contemporain ? Pourtant, les sujets d'indignation ne manquent pas ! Depuis l'interdiction d'accès, pour raison de «règles du commerce international» des pays pauvres aux médicaments génériques, jusqu'à la marchandisation privée de l'eau, en passant par l'absence de commission d'enquête après les exactions avérées en Palestine, les conditions moyenâgeuses des prisonniers afghans à Guantanamo, les comportements haineux envers les ressortissants «de type» musulman aux États-Unis, les pressions exercées par Washington pour étouffer toute voix dissidente envers la Maison-Blanche... sans parler de l'absence, jusqu'à présent, de réelles preuves (hors quelques cassettes aussi suspectes qu'impossibles à authentifier) contre les responsables désignés d'attentats attribués à de nébuleux «réseaux terroristes», l'acharnement, devenu scandaleusement ignominieux, de Bush à vouloir sa guerre contre l'Irak... 

Jamais le discours médiatique et politique n'a semblé aussi embarrassé et peu crédible. Et nous, les intellectuels, d'Amérique du Nord en particulier ? Fermons-nous les yeux pour ne pas déranger notre quiétude consumériste, où sommes-nous victimes d'un ostracisme qu'il faudra bien, alors, dénoncer ? Ou alors, nous faudra-t-il nous réfugier dans le clandestin, le semi-clandestin, Internet, l'underground ? 

Silence ! Les intellectuels, on se redistribue la planète et on épure ! 

Je serais sans doute assez mal venu, vu la place qu'a bien voulu m'accorder ce même quotidien, ces derniers temps, pour me plaindre du manque d'ouverture des médias aux intellectuels, en tout cas au Québec. Il ne faut cependant pas ignorer la forêt que cache l'arbre. Nombre de fois, on m'a systématiquement refusé tout espace -- en particulier anglophone --, du seul fait de ma «non-conformité idéologique» et, paraît-il, «d'anti-américanisme». 

J'ai grandi dans la censure et l'auto-censure des années de plomb du régime pseudo socialiste algérien. J'arrive de Cuba où, comme pour cette Algérie que j'ai connue, la ligne du Parti imprime son angle analytique à tous les éditoriaux. Jamais je ne me serais douté qu'en Amérique du Nord l'insidieux spectre du silence des intellectuels se glisserait comme il sévit, dirait-on «par nature», dans les régimes à caractère officiellement centralisateur et autoritaire. 

Pourquoi ? Comment se fait-il que, contrairement à l'Europe, et même, à certains pays d'Amérique latine, l'analyse intellectuelle, hors les balises du politically correct, est si dramatiquement absente ? Tous les journaux et tous les médias «établis» ressassent les mêmes discours à l'unisson, usant et abusant de tournures conditionnelles en guise de démonstrations et d'allusions en guise de preuves. 

Il semble donc qu'il faille se résigner à laisser faire la guerre à l'Irak (et peut-être aussi, du même mouvement, à la Syrie, accusée par Sharon, sans la moindre indication de preuve, d'avoir accueilli sur son sol les armes de destruction massive «dissimulées» par Saddam Hussein !) permettant à l'Amérique de Bush II de trouver des débouchés à sa colossale industrie de guerre, de raffermir sa présence en une région où le seul pétrole saoudien ne suffit plus à la stabilité de ses approvisionnements, de contrecarrer les effets de la présence de trublions gauchistes au Venezuela, au Brésil... 

La contrepartie ? Fermer les yeux et les oreilles sur : 

- les massacres systématisés en Tchétchénie;

- les quasi-génocides en Afrique Centrale;

- les exactions contre les musulmans turcophones, les Hui, les Ouïgours... en Chine;

- les graves atteintes aux droits de l'homme dans moult petites tyrannies «alliées», comme la Tunisie, où les Présidents se font élire et réélire avec des taux de 99 % et plus;

- les non moins graves atteintes aux droits, à l'existence même, contre des ethnies comme les Berbères en Algérie;

- les interventions militaires européennes, tout à fait néocolonialistes, en Afrique;

- l'écrasement systématique d'un peuple entier en Palestine... (où les porte-parole de l'armée israélienne se disent «défenseurs du monde libre à partir du... berceau du terrorisme») etc. 

Complices, dépassés ou... muselés ? 

Nombreux sont les sites Internet où des intellectuels de renom font des déclarations, signent et re-signent pétitions sur pétitionsÉ je le sais. Mais comme dirait un G. Balandier, c'est là un des recours de tout système que d'opérer une remise en cause «rituelle» de lui même : on aura toujours beau jeu de dire que tout un chacun peut s'exprimer et dénoncer, critiquerÉ sur Internet, mais à côté d'une émission télévisée de grande écoute, d'un quotidien ou d'un magazine à grand tirageÉ cela reste systématiquement du quasi suspect. 

Où sont les prises de position, au grand jour, de nos intellectuels, lorsqu'ils semblent, également, si peu présents devant : 

- le caractère inadmissible, carrément mafieux et hautement scandaleux des traficotages financiers transnationaux, et l'impunité de fait dont jouissent les coupables; 

- la véritable, et planétairement grave, agonie du capitalisme à l'américaine, que ces mêmes traficotages expriment; 

- les hallucinants privilèges et rémunérations de PDG, CEO et gros actionnaires de ce même capitalisme, comme un J. Welch de General Electric qui s'octroie une prime de départ représentant 9000 fois le salaire moyen US ou un J.M. Messier de l'ex-Vivendi qui en réclame une équivalente à neuf siècles de SMIG français (aux taux de changes actuels : une dizaine de milliers d'années de SMIG algérien !); 

- les enfants irakiens qui meurent par centaines de milliers (plus de 1 500 000 à ce jour) du fait de l'embargo imposé à leur pays; 

- les enfants qui vont à l'école le ventre vide ou ceux qui dorment dans les rues avec les sans-abri qui meurent de froid dans des villes comme Montréal ou Paris; 

- le criminel aveuglement écologique des pays les plus riches (et hyper pollueurs) depuis Johannesburg... 

Comment peut-on se dire, aujourd'hui, intellectuel, et fermer les yeux sur tout cela ? Mystère... Est-ce que l'intellectuel en terre nord-américaine (hormis ceux qu'ils faut littéralement débusquer) s'est définitivement mis hors la cité ? Ou alors, la tyrannie de l'ordre de l'argent, et de la propriété privée des médias, fait aussi bien que celle des Bolcheviks ? Toujours est-il qu'il nous faut, et gravement, nous interroger sur le rôle et la place de l'intellectuel dans nos sociétés dites avancées et démocratiques. 

On a raison, comme l'a fait un prédécesseur dans ces mêmes colonnes, de rappeler qu'aujourd'hui nos professeurs d'universités s'épuisent et se consument à seulement courir les subventions. Cependant, force est de constater aussi, je le vois bien aux réactions à mes récentes prises de position, que le plus souvent, il s'agit d'un simple et catégorique «on ne veut pas savoir» ! Une sorte de tiédeur apathique anesthésie les cerveaux et les coeurs, en plus, me semble-t-il d'une vague et terrifiante crainte de contredire les discours officiels. 

L'intellectuel, ses privilèges, et son rôle 

Socrate a payé de sa vie l'influence de ses idées sur la scène sociale et politique d'Athènes, Platon a placé les sages et les philosophes au sommet de sa pyramide républicaine, Aristote était le conseiller et le mentor d'Alexandre le Grand, Cicéron était au coeur de l'arène politique de Rome, les philosophes étaient redoutés tout au long des XVIIe et XXVIIIe siècles en Europe, ils faisaient et défaisaient les plateformes politiques à Berlin au XIXe, Camus et Sartre mobilisaient les ruesÉ Et de nos jours ? L'intellectuel est-il à la pensée unique dominante, ce que le scientifique a été devant la despotique «raison instrumentale» imposée par les diktats de l'argent ? C'est-à-dire, par exemple, capable de concevoir de bien sophistiqués moyens d'extraction, de stockage, de transport... du pétrole, mais pas la moindre technique pour en contrôler les dégâts meurtriers ! 

Où sont nos penseurs ? À part ceux qui, abonnés aux émissions de grande écoute, avalisent et dissèquent le message officiel, comptent les points de part et d'autre, tout en se réfugiant derrière une confortable «neutralité», proportionnelle à l'assiduité des médias à leur égard ? Les quelques autres, tels des Sisyphe, roulent obstinément leur rocher, ignorés du système, autant que des médias-propriétés-privées (sinon à doses homéopathiques, en prenant soin, souvent, de les faire passer pour marginaux aux yeux du grand public, distançant journaliste et média de leurs propos). La censure (directe et indirecte) de l'ordre de l'argent et de ses intérêts, semble aussi efficace que celle de n'importe quel totalitarisme idéologique. La peur de perdre vie confortable et acquis l'emporterait-elle sur le devoir de dire et de dénoncer ? Sur l'engagement ? 

Las ! Le rôle de l'intellectuel, en contrepartie du privilège d'être payé pour lire, penser, essayer de comprendre, réfléchir et écrire, est de crier ce qui ne va pas, non de glorifier ce qui va. Son rôle est d'utiliser les savoirs auxquels il a accès et les synthèses auxquelles il arrive pour interpeller, questionner, critiquer (ce qui n'est ni dénigrer, ni diffamer), et quand le moment vient, abjurer... en particulier les pouvoirs, quels qu'ils soient. Veiller jalousement au respect de l'intégrité et de l'intelligence.

Retour au texte de l'auteure: Diane Lamoureux, politologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le vendredi 17 mars 2006 19:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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