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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La régulation consulaire en Afrique francophone. (2017)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Henri Brice AFANE, La régulation consulaire en Afrique francophone. Les Éditions universitaires européennes, 2017, 284 pp. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 2 avril 2018 de diffuser ce livre en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[5]

Introduction

La bureaucratie apparaît comme un instrument de rationalisation dont se dotent les directions des grandes organisations modernes. Bien que trouvant ses origines dans une période lointaine, elle prend de l'ampleur avec l'essor du mode de production capitaliste. Elle naît en effet au Moyen Age [1] et atteint son plein épanouissement avec la société industrielle qui consacre le triomphe de la domination capitaliste bourgeoise au sein des sociétés occidentales. Pour M. Weber, l'essor de la bureaucratie se justifie par la nécessité de l'administration de masse, tant des biens que des personnes. C'est pourquoi « on n'a que le choix entre la "bureaucratisation" et la "dilettantisation" de l'administration » [2].

Dans sa perspective, la bureaucratie est une nécessité absolue au sein des sociétés modernes. Elle présente en effet de nombreuses vertus qui se dégagent de ses principales caractéristiques. Ces caractéristiques ne peuvent être dévoilées que si un recours plus ample est fait à une pensée wébérienne qu'il convient au préalable de situer dans son contexte.

La représentation wébérienne sur la bureaucratie tire son origine dans le cadre plus général d'une analyse des formes d'autorité. Elle prend pour objet les manières par lesquelles les hommes procèdent en divers lieux et temps pour imposer leur autorité et asseoir leur légitimité. Il en arrive ainsi à dégager l'existence de trois grandes formes d'autorité : légale-rationnelle, traditionnelle et charismatique.

[6]

À chacun de ces types d'autorité, il associe un tableau systématique des principaux traits qui les caractérisent.

L'autorité légale-rationnelle se fonde sur le droit, compris comme un ensemble de règles abstraites applicables à des cas particuliers. Les relations y sont impersonnelles, celui qui obéit se soumettant à une prescription légale et non à la personne de celui qui donne des ordres. Ce type d'autorité se caractérise par une hiérarchisation impliquant le contrôle des instances supérieures par les instances inférieures, tout en laissant cependant des possibilités de recours des subordonnés à l'égard des supérieurs. Le pouvoir y repose sur la compétence de ceux qui y exercent des fonctions. La séparation entre la fonction et la personne qui l'occupe y est claire ; le titulaire du poste n'en n'étant pas le propriétaire et devant rendre compte de l'utilisation des moyens qui lui sont confiés. Par conséquent, les ressources de la fonction sont séparées des ressources personnelles et le lieu d'exercice de l'activité professionnelle est séparé du lieu d'habitation. En outre, l'activité des bureaucrates est consignée dans des documents écrits, la plupart des dispositions et des décisions devant obligatoirement être transcrites [3].

L'autorité à caractère traditionnel se fonde sur l'adhésion au bien-fondé des dispositions transmises dans le temps. La légitimité ici repose sur la tradition. Les relations sont caractérisées par la personnalisation, l'obéissance étant due à la personne de celui qui détient l'autorité. Les rapports dominants sont ainsi de type seigneur-sujets, puisque le détenteur de l'autorité gouverne en [7] accordant des faveurs et des disgrâces, et en protégeant qui il veut. Contrairement à l'autorité légale-rationnelle, la compétence est peu prise en compte dans l'attribution des fonctions. Les charges y sont octroyées en récompense des bons et loyaux services rendus au détenteur de l'autorité, et selon sa volonté. Ainsi, contrairement au type légal-rationnel, la hiérarchisation n'obéit pas à des besoins fonctionnels. Elle se fonde sur des liens de dépendance personnelle, le droit dominant dans le cadre de ce type d'autorité étant essentiellement coutumier.

L'autorité à caractère charismatique, quant à elle, repose sur l'exemplarité d'une personne, sur l'adhésion à sa sacralité, à son héroïsme ou à son caractère extraordinaire. Elle consacre « une relation de prophète à adeptes qui implique la révélation d'un héros et sa vénération » [4]. Ce type d'autorité revêt cependant un caractère instable, dans la mesure où elle s'effrite dès lors que le détenteur de l'autorité semble abandonné par la grâce ou lorsqu'il perd ses qualités exceptionnelles. Le chef charismatique et ses adeptes forment donc une communauté émotionnelle. À travers ces caractéristiques, M. Weber n'entend pas décrire la réalité empirique. Il ne rend pas compte du déploiement concret de ces différentes formes d'autorité, qui constitue autant de formes d'administrations. Ces formes d'administration ne sont que des types-idéaux, c'est-à-dire des constructions du chercheur, élaborées à partir de la réalité, qui prennent les caractéristiques d'une épure de cette réalité construite à partir de plusieurs fragments de cette dernière. Ces formes d'autorité identifiées et analysées par M. Weber ne sont donc que des constructions théoriques élaborées à [8] partir de la réalité concrète, dans le but de les comparer à des éléments de la réalité empirique. En général, les modes concrets d'administration combinent les différents types d'autorité, bien que, selon M. Weber, la société industrielle moderne se caractérise par la prégnance de l'autorité légale-rationnelle.

Malgré l'hétérogénéité de la réalité empirique, M. Weber illustre l'idéal-type à partir de trois exemples, tout en mettant en garde contre les dangers d'un tel procédé. En effet, en se livrant à cet exercice, les données empiriques peuvent apparaître comme étant au service de la théorie et le modèle risque bien d'être assimilé à la réalité. Nonobstant ces dangers, M. Weber ne résiste pas à la tentation d'illustrer l'idéaltype de l'autorité à caractère légal-rationnel par l'exemple de la direction administrative bureaucratique, dont les caractéristiques formelles se rapprochent fortement du modèle construit.

De fait, la direction administrative bureaucratique se compose de fonctionnaires libres n'obéissant qu'aux devoirs de leurs fonctions. La hiérarchie y est organisée à des fins fonctionnelles et les attributions, définies dans un contrat, sont étroitement liées à la fonction occupée. L'intégration à l'administration bureaucratique est ouverte et conditionnée par la qualification professionnelle révélée par un examen ou attestée par un diplôme. Les rétributions sont des appointements fixes, gradués selon le rang hiérarchique auquel correspondent les responsabilités assumées. La fonction est l'unique ou la principale occupation et n'est pas appropriable. L'avancement ici résulte de l'ancienneté et du jugement des supérieurs. Les fonctionnaires sont par ailleurs soumis à une discipline ainsi qu'à un contrôle assurés par l'instance supérieure.

[9]

Ces traits de la direction administrative bureaucratique se rapprochent fortement de ceux qui caractérisent l'idéal-type de l'autorité à caractère légal-rationnel tel qu'élaboré par M. Weber. Toute organisation moderne, publique ou privée, au-delà des syncrétismes divers, fonde ainsi son fonctionnement sur les principes de l'autorité légale-rationnelle.

Ce dernier constat a des implications multiples qui concernent la situation de l'agent public. Ainsi, sa charge se présente à lui comme l'exercice d'une profession à laquelle est attaché un ensemble déterminé de connaissances. De plus, elle n'est, ni en fait ni en droit, la source d'émoluments et de rentes. Ses intérêts sont « par définition subordonnés à l'intérêt du service comme aux intérêts globaux de l'État et de la collectivité » [5].

Le fonctionnaire doit s'acquitter de sa tâche sans ressentiment ni parti pris. Il est appelé à être neutre dans le cadre professionnel, en se situant notamment en dehors des luttes et des conflits qui traversent le corps social. M. Weber affirme à ce propos :

L'honneur du fonctionnaire consiste dans son habileté à exécuter consciencieusement un ordre sous la responsabilité de l'autorité supérieure, même si - au mépris de son propre avis – elle s'obstine à suivre une fausse voie. Il doit exécuter cet ordre comme s'il répondait à ses propres convictions. Sans cette discipline morale [...] et cette abnégation, tout appareil s'écroulerait. [6]

[10]

La finalité que sert le bureaucrate est donc inhérente à l'organisation pour laquelle il exerce (État, commune, etc.) et qui réalise certaines valeurs de portée universelle. Ainsi, « les agents du Trésor font rentrer les impôts ; même si chacun pris à part, comme citoyen, ils ne sont pas d'accord avec la politique fiscale du gouvernement » [7]. C'est en vertu de cette neutralité de principe [8] que l'agent public doit être détaché de tout milieu social particulier et doit s'investir dans la réalisation des tâches de portée universelle. C'est également du fait de cette neutralité que, dans la perspective wébérienne, l'essor de la bureaucratie, bien que lié à certaines conditions et notamment à l'extension de la domination capitaliste, n'affecte pas la nature d'un régime économique ou politique.

Pour M. Weber, l'importance numérique de la bureaucratie ne détermine en rien sa relation avec le pouvoir. La preuve en est que la bureaucratie d'État s'accommode en fait de régimes divers, comme en fait foi l'exemple de la France où elle est demeurée relativement stable depuis le premier empire. De même, elle s'épanouit bien sous ce que M. Weber appelle le « socialisme d'État ».

En alignant leurs représentations et leurs pratiques sur les exigences associées au type d'autorité légal-rationnel, les bureaucrates souscrivent au principe de neutralité qui sous-tend l'action en milieu bureaucratique. La bureaucratie apparaît dès lors [11] comme un organe neutre, situé entre les dominants et les dominés, et défendant des valeurs de portée universelle garantes de l'intérêt général.

Type d'organisation fondé sur une autorité légale-rationnelle, elle est indifférente à la nature du régime et n'a pas de finalité historique propre. Les bureaucrates se situeraient donc en marge de la dialectique qui se joue au niveau des rapports de production. C'est cette neutralité de principe de la bureaucratie qui constitue le point de départ de cette réflexion, dans un contexte camerounais où l'administration publique a toujours officiellement réclamé son ancrage dans les principes wébériens. L'enjeu est de montrer que l'administration publique camerounaise, bien que se réclamant du type-idéal légal-rationnel, est loin d'être neutre dans la dialectique qui se joue au niveau des rapports de production. Au-delà des discours, du formalisme des textes et des structures qui entretiennent le mythe de la neutralité de l'administration publique au Cameroun, l'observation des pratiques caractéristiques du déploiement de l'action publique dans la régulation des interventions du capital rend compte de ce que l'administration publique camerounaise est un relais, un adjuvant, un collaborateur des groupes d'intérêts étrangers. Il s'établit entre l'idéal de neutralité et la réalité un écart au terme duquel l'agent public en situation de collaboration prend la figure d'un consul. La neutralité de la puissance publique n'est qu'un masque, un « garant métasocial » [9] dissimulant un engagement multiforme.

Plusieurs observateurs ont déjà pu relever cette implication de la bureaucratie administrative dans les luttes sociales dans plusieurs [12] domaines de la vie nationale, au niveau politique notamment dès le lendemain de l'indépendance. De fait bon nombre d'analystes de la scène politique camerounaise s'accordent sur « l'emprise qualitative et quantitative de la bureaucratie administrative sur le champ politique » [10]. Ainsi, sous le régime d'Ahmadou Ahidjo [11],

L'émergence de la fonction publique comme principale force sociale du pays et de la position bureaucratique  comme  position  politique privilégiée constitue le trait saillant de l'histoire et du fonctionnement du régime [12].

La présence de la bureaucratie administrative dans la sphère politique est renforcée et ressentie au point où l'un des observateurs du régime que « le vrai pouvoir politique local appartient à l'administration territoriale » [13]. L'administration publique est au service du régime et du parti unique.

L'engagement de l'administration publique dans le champ politique est également une caractéristique importante du régime de Paul Biya [14]. La fonction publique apparaît ici, ni plus ni moins, comme « le pouvoir réel en extension » [15], compte tenu du rôle qu'elle tient dans le processus électoral et dans la clientélisation de la société au [13] bénéfice du parti au pouvoir, des dirigeants du régime et des agents publics qui se prêtent au jeu.

Cette implication active de la fonction publique dans la vie politique du pays est un signal fort de son engagement de fait dans les luttes et les conflits qui traversent le corps social. Elle prend en effet part à ces luttes et à ces conflits, tout autant qu'elle marque explicitement ou tacitement de son empreinte le processus historique camerounais encore fortement influencé par des forces extérieures. De fait, la trajectoire historique des pays africains en général, du Cameroun en particulier, est caractérisée par une forte dépendance vis-à-vis du monde capitaliste. Cette dépendance s'organise essentiellement à partir de l'État dont le caractère protonational favorise la prédominance d'une historicité relativement extravertie, caractérisée par le primat des « dynamiques du dehors » sur les « dynamiques du dedans » [16].

Mais l'État en lui-même n'est qu'une abstraction, une idée qui prend corps dans ses différents appareils. Il n'agit et ne se déploie qu'à travers ces derniers, qui mènent en réalité une existence relativement autonome les uns vis-à-vis des autres, bien qu'officiellement l'orientation de leur action dépende de ceux qui sont à la tête de l'État. Ces appareils d'État ne disposent pas des mêmes atouts et ne bénéficient pas des mêmes ressources. Dès lors, comprendre les mécanismes de la domination du capital, étranger notamment, à partir de l'État conduit à des homogénéisations qui ne permettent pas toujours de saisir les méandres des processus de domination interne qui renforcent la prégnance des « dynamiques du dehors » sur les « dynamiques du [14] dedans ». Elle ne favorise pas non plus le dévoilement des contradictions inhérentes à ces appareils d'État qui, dans la perspective holiste, semblent homogènes.

Dès lors, l'approfondissement de la connaissance des processus internes de la domination capitaliste au Cameroun passe par une analyse de l'action des différents appareils d'État pris individuellement. C'est à partir de cette vision qu'est analysée ici l'action de son appareil qu'est l'administration publique. De fait, plus que les autres composantes de l'État, l'administration publique bénéficie seule des moyens juridiques, intellectuels et matériels qui lui permettent d'intervenir dans la société avec un minimum d'efficacité [17].

Grâce à ces atouts, entre autres, l'administration publique joue un rôle important, mais relativement peu analysé, dans le renforcement de l'emprise du capital, étranger notamment, au plan local. Cette intuition se renforce lorsqu'il faut considérer que l'administration publique postcoloniale a hérité des modes d'organisation et de gestion, mais aussi des hommes de l'administration coloniale dont l'objectif fondamental était de faciliter l'œuvre d'exploitation économique des territoires colonisés par les entreprises impériales. De fait, en Afrique en général et au Cameroun en particulier, l'administration publique postcoloniale naît des cendres de l'administration coloniale. Autant dans sa structure que dans ses principes fondateurs, la fonction publique postcoloniale s'inspire largement du modèle bureaucratique en vigueur dans l'administration coloniale mise en place par la métropole. Pour l'essentiel, cette transposition semble se fonder sur la vision selon [15] laquelle une forme d'organisation de ce type constitue un modèle exemplaire pour conduire au développement, ce d'autant plus que le mode de gestion et d'organisation bureaucratique a favorisé le développement de la société industrielle en Occident. En effet, la société industrielle émerge grâce au développement de la domination légale-rationnelle qui se matérialise par un système d'administration bureaucratique. Cette forme de domination « non seulement caractérise la société industrielle, mais permet son existence » [18], parce qu'elle fonde l'autorité sur des bases rationnelles nécessaires au fonctionnement des groupes larges et plus complexes.

Or, au vu de la situation actuelle, l'adoption d'une bureaucratie administrative de type occidental n'a pas permis au Cameroun d'emprunter la voie du "développement". Tout au contraire, l'administration publique postcoloniale camerounaise s'est illustrée jusque là par une hypertrophie de l'inertie, de la corruption, de la prédation, de l'affairisme, du clientélisme, etc., qui l'éloigné chaque jour de sa vocation de défenseur des intérêts national et général. La fonction publique au Cameroun semble pratiquement détournée des citoyens qu'elle devrait pourtant prendre sous sa protection. Les services publics apparaissent à l'observateur comme des lieux où l'intérêt général est supplanté par les intérêts particuliers des agents publics, des membres de leurs bords politiques et de leurs réseaux respectifs. L'observateur relève une privatisation croissante du service public caractérisée par l'utilisation des ressources publiques à des fins privées.

[16]

Le primat des intérêts particuliers au sein de l'administration publique camerounaise tend à l'ériger en un organe sacrificateur des intérêts national et général, notamment au profit des groupes d'intérêts étrangers et des agents publics en charge de la régulation de leurs activités. À travers des pratiques diverses, des agents publics semblent reproduire la logique des fonctionnaires de la coloniale, qui était de travailler au service exclusif des entreprises impériales et de leurs intérêts propres, au détriment des territoires colonisés. Cette intuition se consolide au contact d'un certain nombre de réalités qui ont présidé au questionnement qui fonde ce travail.

Comme le montre la littérature historique sur l'action de l'administration coloniale en Afrique francophone en général, au Cameroun en particulier, cette dernière était à la fois un relais de la domination économique et culturelle de la métropole. Telle en était d'ailleurs la vocation première, tant il est vrai que les objectifs principaux de la colonisation étaient l'exploitation économique et l'assujettissement culturel des colonies.

De fait, l'action de l'administration coloniale a été déterminante dans le processus d'exploitation économique et d'aliénation culturelle des peuples colonisés. Dans le cas spécifique du Cameroun, il est établi que c'est grâce à l'œuvre des fonctionnaires coloniaux, notamment des Hauts-commissaires et des Commissaires, que la France a pu « coloniser le Cameroun et établir des relations essentielles pour [17] maintenir ce territoire à la France malgré l'indépendance octroyé [sic] le 1er janvier 1960 » [19].

Au plan économique, l'on ne saurait nier le rôle important tenu par les commandants de cercle dans le cadre de la « mise en valeur » des colonies, espace d'émergence de la division internationale du travail encore en cours sous la globalisation actuelle. L'action culturelle qui appuiera cette exploitation économique sera, elle aussi, le fait des fonctionnaires coloniaux, à travers l'école coloniale notamment.

L'administration postcoloniale se construira structurellement et fonctionnellement sur les bases de cette administration coloniale vouées à la protection des intérêts métropolitains. Mais au lieu de rompre avec les représentations et les pratiques caractéristiques de cette dernière, la bureaucratie postcoloniale donne plutôt l'impression de reproduire le scénario de l'époque coloniale. La gestion particulariste des interventions étrangères laisse en effet penser que les différentes composantes de l'administration publique camerounaise jouent le jeu des groupes d'intérêts étrangers et de leurs représentants locaux, au détriment de l'État et de l'immense majorité de la population camerounaise. Des indices existent, qui légitiment la représentation de la bureaucratie administrative camerounaise comme un lieu à partir duquel peut s'observer la reproduction des pratiques jadis attribuées au « bon nègre », fidèle collaborateur du colon et solidaire de ses intérêts. Ainsi, le Pari Mutuel Urbain Camerounais (PMUC), entreprise appartenant à des membres du réseau françafricain de Charles [18] Pasqua [20], doit son implantation aisée à l'action énergique, diligente et déterminante de fonctionnaires du Ministère de l'Administration Territoriale (MINAT) [21]. De même, la non application par cette entreprise des dispositions de la législation du travail à une frange importante de son personnel (les commissionnaires) demeure non sanctionnée par des responsables du ministère en charge de l'emploi, du travail et de la prévoyance sociale [22]. Par ailleurs, des fonctionnaires de l'administration des forêts camouflent les pratiques frauduleuses et dévastatrices des exploitants forestiers expatriés - mais aussi locaux - en procédant à un contrôle complaisant de l'application de la législation forestière au détriment des populations riveraines des concessions d'exploitation et de l'État. Cette complicité se déploie dans un contexte où il est établi que « l'administration au plus haut niveau participe à la course au pillage des ressources forestières » [23]. Sur un tout autre plan, il suffit de mesurer la place que tiennent les notions qui composent le corpus doctrinal (« bonne gouvernance », « développement durable », « lutte contre la pauvreté », etc.) de la « nouvelle mission civilisatrice » dans les documents officiels, discours et autres déclarations publiques des autorités administratives. Des fonctionnaires tiennent un langage mystificateur aux populations, qui laisse ces dernières dans l'ignorance relative des enjeux réels des interventions du capital [19] étranger. Les déclarations publiques des gouverneurs, préfets, sous-préfets et autres délégués semblent économiquement et culturellement situées et traitées à leur profit et à celui du capital étranger.

L'administration publique ne participerait pas donc que de manière transitive au processus d'exploitation et d'aliénation en cours dans le pays. Son rôle de régulateur de l'activité économique ouvre la voie à des opportunités multiples qui l'amènent à être un complice, un adjuvant, un relais du capital étranger dont elle défend les intérêts à travers des stratégies multiples qu'il est question d'identifier au cours de cette réflexion, entre autres aspects. Ce qui précède suggère à la réflexion la question des formes de déploiement d'acteurs de la bureaucratie administrative au profit du capital, étranger notamment dans les pays francophone composants l'ancien empire colonial français. Si l'administration publique postcoloniale peut apparaître comme un maillon important de la chaîne de servitude néocoloniale, comment se déploie-t-elle pour jouer ce rôle ? A quelles stratégies recourent des agents publics pour faciliter l'œuvre d'exploitation et d'aliénation de la société par les groupes d'intérêts économiques, étrangers notamment ? A quels enjeux sont-elles assujetties ? Quels imaginaires sous-tendent les pratiques liées à la gouvernance consulaire ? Ces questions en induisent nécessairement d'autres, compte tenu des impacts de la sur la vie et les activités quotidiennes des groupes sociaux périphériques affectés par ce type de gouvernance de la sphère socio-économique. La collusion entre agents publics et capital étranger entraîne en effet la violation des droits et des intérêts de nombreuses composantes de la société, ce qui ne [20] saurait laisser celles-ci indifférentes. L'analyse du faisceau de questions exposé plus haut implique donc nécessairement un examen des réactions de ces acteurs sociaux périphériques. Cette tâche est d'autant plus justifiée que toute situation de domination suscite des réponses multiformes que l'analyste ne saurait situer en dehors de son champ d'étude. L'examen de ces réactions se fera à travers des réponses à la question de savoir comment des acteurs, autant dans l'administration publique que ceux situés en dehors de celle-ci, répondent à l'imbrication entre agents publics et milieux d'affaires, à partir de situations d'illégalité concrètement vécues. L'ambition première de cette réflexion est de montrer comment, à travers le déploiement d'un type de gouvernance consulaire, les administrations publiques francophones favorisent l'exploitation et l'aliénation de la société par les groupes d'intérêts économiques, étrangers notamment. Il s'agit ensuite, à travers l'analyse des réponses à la régulation consulaire, de montrer comment les acteurs sociaux périphériques gèrent les frustrations nées des conséquences de ce type de régulation dans un contexte de dépendance accrue des pays francophones vis-à-vis du capital, étranger notamment.

L'exposé d'ensemble de la présente réflexion se décline en trois articulations. La première présente l'État protonational comme cadre sociétal d'analyse de la gouvernance consulaire. La seconde embraye sur un détour sur les rapports entre l'administration coloniale et le capital métropolitan. La troisième s'essayera à la saisie de la gouvernance consulaire et des résistances intra et extra bureaucratiques y relatives.



[1]             L'origine de la bureaucratie est pour le moins controversée. A. Sauvy, par exemple, la situe plutôt dans la société romaine, puisque c'est à ce moment qu'émerge déjà « une tendance de l'organe à créer la fonction, tendance que nous retrouvons dans les sociétés contemporaines », Bureaux et bureaucratie, Paris, PUF, 1967, p.13.

[2]             M. Weber, Economie et société, Paris, Plon, 1971, tome I, p. 229.

[3]             C'est ce qui fonde le vieil adage, bien connu des agents publics et des usagers, selon lequel « l'administration est écrite ».

[4]             C. Lafaye, La sociologie des organisations, Paris, Nathan, 1996, p. 13.

[5]             J. Chevalier et D. Loschak, Science administratives, Paris, LGDJ, 1978, tome 2, p.26.

[6]             M. Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959, pp. 141-142.

[7]             R. Boudon et F. Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF, 2000, p. 48.

[8]             Ce que M. Weber entend par neutralité l'est-il vraiment ? Il faut en douter. En effet, si la finalité que sert le bureaucrate est inhérente à l'organisation pour laquelle il exerce, alors il sert nécessairement les intérêts de cette organisation, et donc les intérêts de ceux qui la contrôlent de l'intérieur ou de l'extérieur. Le bureaucrate sert par conséquent toujours une cause et appartient obligatoirement à l'un des fronts qui s'opposent dans les luttes qui traversent le corps social.

[9]             Cette notion est d'A. Touraine, Production de la société, Paris, Seuil, 1977.

[10]             R.-G. Nlep, L'administration publique camerounaise : contribution à l'étude des systèmes africains d'administration publique, Paris, LGDJ, 1986, p. 212.

[11]             Il fut le premier président de la République Unie du Cameroun. Il démissionnera le quatre novembre 1982 à la faveur de son successeur constitutionnel, Paul Biya.

[12]             J.-F. Bayart, L'État au Cameroun, Paris, Presses de la FNSP, 1979, p. 216.

[13]             Ibid., p. 217.

[14]             P. Biya accède au pouvoir suite à la démission d'A. Ahidjo. On lui doit notamment le passage constitutionnel de la République Unie du Cameroun à la République du Cameroun. Au moment de la rédaction de cet ouvrage, il totalise trente quatre ans de pouvoir.

[15]             F. Eboussi Boulaga, La démocratie de transit au Cameroun, Paris, L'Harmattan, 1994, p. 209.

[16]             Voir G. Balandier, Sens et Puissance. Les dynamiques sociales, Paris, PUF, 1986.

[17]             J.-F. Bayart, Op. cit., p. 217.

[18]             Ph. Bernoux, La sociologie des organisations, Paris, Seuil, 1985, p. 125.

[19]             D. Abwa, Commissaires et Hauts-commissaires de la France au Cameroun (1916-1960), Yaoundé, Presses Universitaires de Yaoundé - Presses de l'UCAC, 1998, p. 419.

[20]             Voir S. Smith et A. Glaser, Ces messieurs Afrique 2. Des réseaux aux lobbies, Paris, Calmann-Levy, 1997, pp. 205-231.

[21]             Devenu Ministère de l'Administration Territoriale et de la Décentralisation (MINATD)

[22]             Voir J.-L. Ndjou'ou Akono, « Les non-dits du PMUC », mémoire de maîtrise en Sociologie Politique, Université de Yaoundé I, 1999.

[23]             Agir Ici et Survie, France-Cameroun : croisement dangereux !, Paris, L'Harmattan, 1996, p. 21.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 4 janvier 2019 13:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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