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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Actes du colloque de l'ACSALF 1993, ENTRE TRADITION ET UNIVERSALISME (1994)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir des Actes du colloque de l'ACSALF 1993, ENTRE TRADITION ET UNIVERSALISME. sous la direction de Françoise-Romaine Ouellette et Claude Bariteau. Québec: L'Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1994, 574 pp. [Autorisation accordée par la présidente de l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[19]

Entre tradition et universalisme.

Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme
tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993.

Introduction

ESPACE ET ALTÉRITÉ

Par Marc AUGÉ

Président, École des Hautes études en sciences sociales

Je voudrais d'abord vous remercier de m'avoir fait l'honneur de m'inviter à prononcer cette conférence inaugurale. J'y vois une preuve supplémentaire du fait que, de part et d'autre de l'Atlantique, nous continuons, si vous me passez l'expression, à nous tenir à l'œil - constatant du même coup qu'il n'y a plus de dérive des continents et que nous observons du même regard des évolutions ou des mutations qui nous sont communes et qui concernent au premier chef notre discipline, l'anthropologie sociale.

Si j'ai souhaité centrer les quelques remarques introductives que je pouvais vous proposer autour des thèmes de l'espace et de l'altérité, c'est parce qu'ils me paraissent plus que d'autres illustrer ces évolutions et ces mutations. C'est évident de l'espace, de l'espace terrestre qui rétrécit sous nos yeux du fait de l'accélération des moyens de circulation et de communication, et de la surabondance d'images qui nous assaillent quotidiennement, au point que l'anthropologue peut se demander légitimement aujourd'hui comment tracer les frontières de son terrain d'observation sans le mutiler. C'est non moins évident de l'altérité qui est pourtant l'objet anthropologique par excellence et que nous avons autant de mal à penser, aujourd'hui, que l'espace, là aussi du fait d'une surabondance qui contraste étrangement avec ce que l'on appelle parfois la mondialisation de la culture : les nationalismes, les régionalismes, les fondamentalismes, pour ne rien dire des entreprises de « purification ethnique », relèvent moins d'une crise d'identité que d'un emballement des processus générateurs d'altérité. [20] Comme s'ils étaient à la recherche d'un niveau pertinent d'identité collective (identité que par là même ils substantialisent indûment), un certain nombre de groupements humains ne cesse de sécréter de l'altérité, de fabriquer de l'autre (un autre impensé et donc absolu, comme si faute de concevoir l'autre on créait de l'étranger) et par là même de se décomposer, comme si, à l'inverse de la différenciation cellulaire, cette incessante différenciation sociale était porteuse de mort.

L'un des intérêts d'une rencontre comme celle que vous organisez c'est qu'elle permet des contacts, qu'elle nous permet de nous donner une information réciproque sur ce que nous faisons les uns et les autres, de faire le point, aussi, avec nous-mêmes parce que, après tout, les occasions ne sont pas si nombreuses d'exposer de façon synthétique des bilans et des projets. Vous m'excuserez donc de dire, pour commencer, quelques mots de mon itinéraire personnel. L'évoquer, en effet, alors que je n'ai jamais senti comme contradictoire ou torturé le mouvement qui me faisait changer d'espaces et chercher d'autres autres que les Alladian de mes premiers exercices ethnologiques, c'est me permettre d'aborder devant vous, comme je les ai rencontrés, deux thèmes complémentaires et, me semble-t-il, éminemment actuels : l'interpénétration des lieux et des non-lieux (ce que j'ai appelé les non-lieux) dans notre contemporanéité, et la réapparition de l'individu dans notre champ d'observation avec son corollaire, au plan plus collectif : la mort de l'exotisme.

Un mot, donc, de mon itinéraire. On pourrait penser, puisque j'utilise le terme « itinéraire » et que mes dernières publications ont été majoritairement consacrées à l'analyse de faits ou d'espaces principalement européens, que je vais relater et tenter de justifier un itinéraire en forme d'aller-retour. Cette démarche (qu'on la qualifie de retour ou, comme Georges Balandier, de détour) est possible. Elle s'accommode assez du vieillissement de l'ethnologue qui perd le goût du voyage et des changements globaux d'une époque dont les évolutions accélérées teintent de nostalgie ou d'archaïsme les objets traditionnels de l'ethnologie classique. L'heure du repli et d'un retour du regard ethnologique sur lui-même, sur lui-même et sur les réalités spécifiques du monde le plus moderne, aurait sonné.

Cette démarche, pourtant, n'est pas la mienne. Je continue, d'ailleurs, d'aller en Afrique. Deux de mes livres (Le dieu d'objet et N'Kpiti, la rancune et le prophète, l'un consacré aux religions togolaises, l'autre à un prophète guérisseur ivoirien) se sont intercalés entre les petits essais que je consacrais à certains aspects du quotidien et de l'espace français. Mais, indépendamment de ces considérations factuelles, il me semble avoir toujours tenté, à partir de différents terrains ou objets empiriques, d'approfondir [21] l'interrogation sur l'objet ultime de la recherche anthropologique, qui est, selon moi, l'étude des procédures de construction du sens à l'œuvre dans les diverses sociétés et qui dépendent à la foi d'initiatives individuelles et de symboliques collectives.

Je voudrais donc suggérer que l'étude attentive, en Côte-d'Ivoire puis au Togo, des systèmes de représentation auxquels se référaient les spécialistes pour interpréter les événements, notamment individuels, et plus particulièrement les événements malheureux, n'est pas en soi différente de la démarche par laquelle on peut tenter d'appréhender, dans les sociétés les plus modernes, les procédures de constitution du sens, du sens social qui a toujours à voir avec les notions d'identité et de relation. Elles sont d'autant moins différentes que le monde lignager et le monde industriel, pour parler un peu vite, bougent ensemble et sont soumis à une même crise due, pour ce qui concerne leurs cohérences symboliques respectives, à la mise en relation des diverses parties de l'humanité (dont la colonisation n'est qu'une des formes, même si c'est sans doute la plus agressive et la plus déstructurante) et, corrélativement, à un processus d'individualisation des consciences (ou, si l'on veut, à une solitude accrue des individus) dont témoignent un peu partout le recours à de nouvelles formes de religion ou, dans un autre registre, l'affaiblissement des rhétoriques intermédiaires et des « groupes intermédiaires » (comme les syndicats) dans lesquels Durkheim voyait le plus sûr moyen d'intégration au monde moderne. En ce sens, le monde lignager et le monde industriel sont non seulement tous deux contemporains mais appartiennent à une même modernité.

Dans les sociétés lignagères de Côte-d'Ivoire où j'ai travaillé systématiquement de 1965 à 1970 et que je n'ai pas cessé de fréquenter depuis, j'étais confronté à deux types de réalités à la fois distinctes et peu dissociables : celle des systèmes de représentation encore à l'œuvre dans les sociétés villageoises et en fonction desquels les individus tentaient d'interpréter leur vie quotidienne et celle d'institutions très particulières, nées au début du siècle, les prophétismes. L'Afrique en général (l'Afrique coloniale) a été une terre de prophètes, de prophètes-guérisseurs qui, amalgamant en proportions variables des éléments empruntés aux logiques lignagères et au message chrétien, s'efforçaient de répondre efficacement aux angoisses, aux malheurs, aux maladies et aux incertitudes de ceux qui s'adressaient à eux. En Côte-d'Ivoire le plus célèbre fut Harris qui parcourut la région en 1913-1914 et dont se réclament la plupart des nombreux prophètes qui ne cessent de faire entendre leur voix aujourd'hui encore. Sans renier totalement les logiques anciennes d'interprétation, les prophètes s'efforcent de rendre compte à la fois des malheurs de type ancien (la jalousie, la maladie, la mort) et de tout ce qui échappe aux grilles classiques d'interprétation : les [22] nouveaux malheurs (la ville, le chômage, les scolarités malheureuses, l'échec professionnel).

Dans mon livre Théorie des pouvoirs et idéologie, consacré à une analyse comparée des sociétés lagunaires de Côte-d'Ivoire, j'avais avancé la notion d'idéo-logique pour définir à l'intérieur d'une même société, la somme du possible et du pensable, c'est-à-dire, plus concrètement, la logique des représentations de la nature et de l'homme, du corps et de ses humeurs, de la transmission et de l'influence qui englobent les représentations de la filiation et de l'alliance et les règles sociales en général. La notion d'idéo-logique est différente de celle de cosmologie conçue comme somme achevée de représentations du monde et de la société. L'idéo-logique, en effet, relève de la pratique : c'est une grammaire en forme de mode d'emploi où l'énoncé même des règles syntaxiques identifie en chaque circonstance ceux qui ont le droit de l'utiliser. Tout le monde n'a pas le même droit à la parole, le droit aux mêmes mots ou au même emploi des mots, ni la même capacité de maîtrise du système, même lorsque, de différents points de vue, tous font référence à un même ensemble de représentations.

Les prophétismes africains font bouger l'idéo-logique lignagère dans la mesure où ils proposent des grilles d'interprétation de l'événement qui dépassent le cadre d'une société ou d'une ethnie et où, complémentairement, ils donnent davantage la parole aux individus.

Parce qu'il correspondait à des mises en ordre syntagmatique, le concept d'idéo-logique impliquait que, aussi bien dans l'analyse qui pouvait en être faite que dans les discours ou les pratiques dont elles étaient à la fois l'élément constitutif et l'objet, des notions et des réalités ordinairement affectées à des domaines institutionnels distincts fussent prises dans une même continuité intellectuelle.

Chacun conjugue à sa façon les différents systèmes symboliques dont parle Lévi-Strauss dans son « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss » selon des procédures dont les scénarios des procès de sorcellerie étudiés dans Théorie des pouvoirs et idéologie me fournissaient des exemples très démonstratifs : c'est par exemple pour des raisons d'ordre économique (redistribution de la récolte ou de la pêche) que deux partenaires sociaux (par exemple un oncle maternel et un neveu utérin) mettent en cause leur relation, l'un d'entre eux trouvant dans les troubles physiques qui l'assaillent le signe et la preuve de l'attaque dont il se croit victime de la part de l'autre et s'adressant à ses parents paternels ou à ses camarades de classe d'âge pour qu'ils le soutiennent et fassent appel à une autorité thérapeutico-religieuse susceptible de le défendre et de le soulager. Mais les scénarios de la sorcellerie sont, de ce point de vue, à l'image de tous les scénarios [23] sociaux qui ne mettent en relation les uns et les autres qu'en mettant en jeu des pans de réalité que le langage institutionnel distingue. Qu'il puisse être utile, à des fins d'analyse, de distinguer et d'abstraire des systèmes ou des champs n'ôte rien au fait que les pratiques concrètes, à l'inverse, conjuguent ces systèmes et ces champs ou plus exactement (parce que ceux-ci n'ont pas d'existence concrète intégralement isolable mais correspondent à des points de vue sur le réel) qu'elles définissent un secteur de la réalité dont elles fixent la cohérence et établissent l'homogénéité, constituant ainsi un nouvel objet que l'analyse ne peut pas se contenter de découper selon le pointillé du langage institutionnel. Qu'il y ait du religieux dans le politique, de la reproduction sociale dans le culturel, de l'économique dans le familial relève d'une telle évidence qu'on serait tenté de se demander si l'humanité a véritablement eu besoin d'attendre les sciences sociales pour s'en rendre compte, s'y résigner ou en jouer.

Constituer les énoncés et les pratiques en objets d'analyse de plein droit peut en revanche ouvrir une perspective dans laquelle les distinctions institutionnelles ne sont plus au premier plan. Dans cette perspective on peut notamment, me semble-t-il, reformuler la question du rapport entre le culturel et le social d'une part, l'individuel et le social ou le collectif d'autre part. Logique des pratiques et logique des représentations, l'idéo-logique comme somme du possible et du pensable n'est réductible au culturel que si l'on entend par culture le social en tant qu'il est représenté - ce qui me paraît, de fait, correspondre à l'usage le plus attesté de ce concept dans la tradition anthropologique. Un certain nombre de représentations symboliques, parce qu'elles concernent la matière première de l'identité corporelle et de la relation, parce qu'elles concernent la naissance, la sexualité, la reproduction, l'hérédité, la maladie ou la mort, ont au moins en commun, dans la diversité des « cultures », cette matière première elle-même, quelle que soit sa forme dans telle ou telle d'entre elles.

À partir de là deux directions de recherche m'ont paru possibles : l'une ayant pour but l'analyse des formes et des modalités du pouvoir ; l'autre les rapports de l'individu aux formes symboliques qui donnent un sens à ses parcours. Désignant un lieu que la recherche anthropologique n'a pas fini d'explorer et que je devais moi-même fréquenter dans les années suivantes (je pense plus particulièrement à Pouvoirs de vie, pouvoirs de mort, Génie du paganisme et à Le dieu objet), je remarquai, dès Théorie des pouvoirs, que le pouvoir se présentait toujours comme la limite et même l'impensable du social : au-delà du système des différences où s'ordonne le social, au-delà des frontières et des interdits qui, très littéralement, le constituent : du côté de la transgression, de la rupture ou, si l'on veut, de l'exception qui fonde la norme. Les figures du pouvoir et de la domination - et symétriquement celles de l'obéissance, du suivisme ou de l'asservissement - ne relèvent pas [24] pour autant d'une logique inconsciente : dans les rituels dits d'inversion politique ou sexuelle, les catégories dominées crient la vérité des rapports sociaux et de la domination, inversant moins le rapport des forces qu'elles n'en grossissent et caricaturent les manifestations. Les figures de l'inversion (que j'ai suggéré pour cette raison d'appeler inversion-perversion) ne sont ni l'instrument cynique et aliénant de la récupération, ni la forme pure de la subversion : partie prenante et constitutive d'une idéo-logique plus globale, elles assiègent et protègent tout à la fois l'espace toujours historiquement menacé du pouvoir. Les figures du prophétisme sont du même ordre, et il était déjà très remarquable, dans les années 1960, de pouvoir constater que le discours et la pratique du prophète le plus connu de Côte-d'Ivoire, Albert Atcho, selon les moments ou selon l'angle d'analyse retenu, pouvaient apparaître soit comme un modèle d'aliénation à l'ordre des choses existant, soit comme une expression radicale de la contestation, de la dénonciation et du refus.

Aujourd'hui, alors que se multiplient les mouvements prophétiques - cette multiplication par elle-même étant un signe subversif -, les déclarations d'allégeance au pouvoir, la volonté affirmée d'encourager les travailleurs entreprenants et de stimuler le développement sont inséparables d'un constat de carence qui en relativise la portée et en modifie le sens : la parole du prophète ne signifierait rien, en effet, si elle n'était d'abord une réponse au mal-être, au malheur, à la misère et à la maladie. Si conventionnel que puisse être leur propos, les prophètes, de par leur seule existence, se situent au lieu où l'idéo-logique offre prise à l'histoire, aux reformulations, aux recompositions. Leur ambiguïté est à l'image de la situation qu'ils essaient de comprendre et dans laquelle ils tentent d'inscrire leur présence et leur action. Et le pouvoir ne s'y trompe pas, veillant à les cantonner dans une activité strictement thérapeutique et religieuse, quitte à intervenir lorsqu'ils semblent vouloir mettre en question cette assignation à résidence et proposer des mises en cause plus générales.

Du côté des parcours individuels, mon analyse s'est déroulée sur deux plans. Dans la continuité de mes travaux africanistes, j'ai proposé la notion d'itinéraire thérapeutique. Elle s'appliquait en premier lieu aux parcours des patients africains qui ont recours alternativement à différents guérisseurs, à différents prophètes mais aussi à l'hôpital et aux représentants (souvent démunis) de la médecine biologique. Ces parcours sont exemplaires pour plusieurs raisons : 1) ils correspondent à une quête de sens individuel pour laquelle l'enjeu corporel et le rétablissement du lien social ne sont pas distingués ; 2) ils correspondent à un état de société dans lequel les repères de l'identité et de la relation ne sont plus évidents.

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Ces deux considérations s'appliquent exemplairement à la société industrielle moderne. J'ai ainsi été naturellement amené à évoquer dans quelques essais les modalités ordinaires de construction du sens quotidien (dans La traversée du Luxembourg), puis à conduire une réflexion sur les différents types d'espaces auxquels nous faisons aujourd'hui volontiers référence : l'espace de la ville (dans Un ethnologue dans le métro), l'espace souvent mythique du terroir et du territoire (dans Domaines et Châteaux), les espaces du transport et de la communication caractéristiques de notre époque (aéroports, autoroutes, échangeurs, grandes surfaces, réseaux divers de transmission et de communication) à propos desquels on serait tenté d'imaginer ce que pourrait être ce que j'ai appelé, d'un terme paradoxal et contradictoire, une ethnologie de la solitude. Ces espaces (que j'ai analysés dans mon livre Non-lieux) correspondent à une situation de surmodernité caractérisée par le triple excès mentionné plus haut : excès événementiel, lié à l'influence des médias, excès d'images, sous la même influence, excès d'individualisation, lié à l'affaissement des cosmologies collectives.

L'analyse de l'espace est ici décisive. L'ethnologie du proche, de l'Europe et spécialement de la France n'a accédé à la dignité de l'ethnologie « exotique », l'ethnologie des lointains, qu'en inscrivant ses analyses dans l'espace, substituant ainsi la rigueur prosaïque de l'approche monographique aux nostalgies et parfois aux dérives de l'approche folkloriste. L'ethnologie du proche s'est ainsi assignée des lieux d'étude qui constituaient autant d'objets d'analyse. Mais la contemporanéité qu'affronte aujourd'hui l'analyse anthropologique n'est pas essentiellement constituée de lieux. Le lieu, le lieu anthropologique, c'est un espace où sont symbolisées des identités, des relations et une histoire ; pour Mauss et pour toute une tradition anthropologique qui trouve son expression la plus achevée dans le culturalisme, toute culture est localisée dans le temps et l'espace, et c'est d'ailleurs ce qui permet à l'ethnologue de l'étudier comme si, par une sorte d'harmonie préétablie, l'activité de symbolisation et de marquage de l'espace (espace sauvage/espace cultivé, espace profane/espace sacré, systèmes de moitiés, règles de résidence, compartimentation de l'espace domestique) avait procédé au rebours de ce que serait ultérieurement le décryptage de l'ethnologue appelé à lire à travers l'organisation spatiale les subtilités de la logique symbolique et de l'ordre social. Dans les non-lieux caractéristiques de la modernité contemporaine, au contraire, on ne peut lire ni identité, ni relation, ni histoire ; on ne peut retrouver, comme dans les lieux classiquement étudiés par l'ethnologie, les repères et les symboles des identités partagées. L'extension des non-lieux à la terre entière, dans des proportions encore inégales, l'affaiblissement parallèle des cosmologies ou des rhétoriques intermédiaires, qui reposaient sur la pérennité et la symbolisation du lieu, et la dissolution consécutive des liens sociaux qui y correspondaient, au total un certain rapport solitaire au monde caractérisent ainsi [26] la modernité contemporaine. Mais nombre de phénomènes étudiés par l'ethnologie classique et, plus spécifiquement, les phénomènes dits de « contact culturel » préfiguraient cette « délocalisation » du social.

Nous avons toujours eu tendance à étudier ces phénomènes en fonction des urgences du moment où ils apparaissaient et par rapport aux modèles passés qu'ils modifiaient et adaptaient. C'est encore ce que fait Sahlins dans son livre Islands of History (Chicago Press, 1985 ; Gallimard/Le Seuil, 1989) lorsqu'il remarque, à propos d'Hawaï, qu'en plaçant leurs concepts et leurs catégories « en relation ostensible avec le monde », les sociétés s'exposaient à leur voir subir une « réévaluation fonctionnelle ». Les termes et parfois les institutions demeurent mais elles changent de signification. Ainsi la notion de tabou, qui désignait la qualité spécifique des biens réservés à la divinité, est devenue, à l'épreuve du contact européen, le simple signe d'un droit de prospérité matérielle.

Cette démarche est incontestablement légitime mais le moment est peut-être venu de considérer les phénomènes de contact, y compris sous leurs formes les plus spectaculaires (prophétismes, messianismes), d'un autre point de vue : non plus simplement comme des modifications du passé et des adaptations à une situation particulière mais comme une anticipation de ce qui est devenu aujourd'hui notre lot commun, notre contemporanéité. Les sociétés colonisées ont été les premières à subir le choc d'une mondialisation aujourd'hui parvenue à son terme. Leurs utopies sont à cet égard parlantes et les prophètes s'efforcent visiblement de reconstruire des lieux, des cosmologies et un langage. Mais par leur effort pour retenir auprès d'eux des patients et des fidèles peu patients et peu fidèles, pressés de trouver un remède à leurs maux en se précipitant d'un guérisseur à l'autre en passant par l'hôpital ou le dispensaire, ils soulignent le caractère singulier, individuel et solitaire des parcours thérapeutiques et religieux. Et l'ethnologue qui étudie telle ou telle institution médico-religieuse est ainsi invité à ne pas limiter son observation à la communauté dont rêve le guérisseur ou le prophète mais à prendre en considération la multiplicité des parcours individuels qui y convergent de façon plus ou moins durable ou éphémère.

Depuis Durkheim il pourrait sembler que la place de l'individu dans la recherche socio-anthropologique est définie négativement : les sciences de la société n'ont pas à connaître l'individu. Considérer les faits sociaux comme des choses, c'est admettre qu'il y a un niveau d'observation et d'analyse depuis lequel on peut et doit faire abstraction des intentions et des particularités individuelles. Les plus hautes ambitions des sciences sociales se sont inscrites dans ce courant de pensée qui a trouvé l'une de ses réalisations les plus achevées dans l'ensemble de réflexions et de théories parfois abusivement unifié sous le terme « structuralisme ».

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Mais plusieurs aspects et plusieurs étapes se laissent ici distinguer. La sociologie durkheimienne n'ignore ni la diversité du social, ni l'efficacité des émotions. Durkheim déplore déjà dans La division sociale du travail l'affaiblissement des « corps intermédiaires » (l'école, les syndicats) qui avaient permis l'intégration des individus d'origine étrangère à la nation française. Dans les Formes élémentaires de la vie religieuse, il insiste non seulement sur le caractère collectif des représentations du social qui font à ses yeux la vérité du sentiment religieux, mais également sur le rôle de la remémoration qui donne leur caractère particulier aux cérémonies où, simultanément, le groupe se reconnaît et se rappelle. Il s'agit toujours dans l'expérience religieuse d'une fusion intellectuelle et affective où l'individu se perd dans la conscience partagée d'un destin collectif - aussi nécessaire à cette expérience que dépassée par elle.

Cette difficulté (présence-absence de la réalité individuelle dans l'analyse anthropologique) réapparaît dans la pensée des anthropologues comme le symptôme d'une inquiétude sans réponse, d'une question mal élucidée : de qui les anthropologues parlent-ils quand ils parlent de ceux dont ils parlent ? Mauss a abordé cette question d'une manière à la fois maladroite et révélatrice. Parallèlement à la notion de fait social total/il a en effet proposé la notion d'homme total. L'homme total c'est l'homme étudié dans toutes ses dimensions (physique, physiologique, sociale, etc.) mais c'est aussi et avant tout l'homme « moyen ». La notion d'homme moyen ne correspond pas à une approximation statistique mais à un modèle qui, dans un certain état de société ou dans certaines classes de la société, correspond à une réalité. Ce qui individualise les hommes, nous dit Mauss en substance, c'est la conscience réflexive qui permet aux individus évolués une mise à distance de soi et constitue un rempart contre les émois collectifs. Mauss s'intéresse à juste titre à des phénomènes comme le sens des obligations ou la prière, pensée comme cause efficace par celui qui prie, à toutes les « réponses » instinctives auxquelles s'apparentent les mouvements de masse. Mais c'est au prix d'une distinction entre hommes évolués (ceux des hautes castes de nos civilisations qui ne sont généralement pas, nous dit-il, ceux que le sociologue doit étudier) et hommes moins évolués, et d'une assimilation entre sociétés les moins évoluées et couches sociales les moins évoluées des sociétés modernes. La conscience réflexive, l'individualité réelle (privilèges de l'évolution et privilèges de classe) ne sont pas l'objet de l'anthropologue qui s'assigne l'étude de l'homme « total », c'est-à-dire « instinctif » ou encore « moyen » : « L'homme ordinaire est déjà dédoublé et se sent une âme ; mais il n'est pas maître de lui-même. L'homme moyen de nos jours - et ceci est surtout vrai des femmes - et presque tous les hommes des sociétés archaïques ou arriérées, est un « total » : il est affecté dans tout son être par la moindre de ses perceptions et par le moindre choc mental. L'étude de cette « totalité » est capitale, par conséquent, pour tout ce qui ne concerne pas l'élite de nos sociétés modernes » (Sociologie et Anthropologie, p. 306).

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On voit ainsi que le renoncement à étudier l'homme dans sa dimension individuelle passe par une conception biaisée de l'homme « moyen » (que l'on pourrait dire aussi bien « culturel » parce que toutes ses attitudes sont des réponses instinctives mais codées et symbolisées par la culture), de l'homme « moyen » à conscience réflexive moins développée et, de ce fait, incapable d'initiatives originales, et par une conception également biaisée, mais en sens inverse, de l'homme « évolué », l'homme des castes supérieures de la société moderne que Mauss, avec une certaine candeur, estime préservé des emportements instinctifs de la masse.

La non-pertinence de la dimension individuelle dans l'appréhension du fait social est postulée par des démarches aussi opposées que celle du culturalisme et du structuralisme. Dans un cas nous sommes dans la théorie de l'homme moyen, dans l'autre on s'intéresse à des phénomènes (transformations du mythe, logique des systèmes d'alliance matrimoniale) qui se situent à un autre niveau que celui des pratiques sociales.

Mon propos ici n'est pas d'évoquer en sens inverse les théories qui s'appuient sur les faits d'interaction pour faire dériver le social des comportements individuels. Il est plutôt, au contraire, de montrer qu'à l'intérieur même de la démarche anthropologique qui s'attache, par définition, à appréhender des totalités comparables, s'est peu à peu affirmée une prise en considération plus nette de l'enjeu individuel.

Cette prise en considération s'est révélée nécessaire à partir du moment où l'intérêt des observateurs s'est porté sur les pratiques et non plus simplement sur les institutions. Un ethnologue comme Marc Abélès, lorsqu'il veut étudier le jeu politique dans la France moderne, tire à ce propos profit de son expérience africaniste. L'anthropologie africaniste, en effet, a révélé l'existence de dispositifs de pouvoir là même où il n'y a pas d'institution politique pleinement autonome, comme chez les Nuer étudiés par Evans-Pritchard. Pour Marc Abélès, dans ses deux ouvrages. Jours tranquilles en 89. Ethnologie politique d'un département français (Odile Jacob, 1989) et Anthropologie de l'État (Armand Colin, 1990), la politique moderne analysée par l'anthropologue doit combiner trois intérêts : pour le pouvoir, son accès et son exercice, pour le territoire et les identités qui s'y affirment, pour les représentations et les pratiques qui façonnent la sphère du public.

La démarche de Marc Abélès, sous cet aspect, s'inspire de celle de Michel Foucault. Celui-ci, en effet, a voulu dans ses travaux sur la folie, le sexe, la prison, qui le confrontaient à l'omniprésence des appareils institutionnels et des normes officielles, contourner cet obstacle et analyser le « comment », le pouvoir en acte comme « mode d'action sur des actions ». Il écrit ainsi dans La volonté de savoir (Gallimard, 1976) : « L'analyse en termes [29] de pouvoir ne doit pas postuler comme données initiales la souveraineté de l'État, les formes de la loi ou l'unité globale d'une domination ; celles-ci n'en sont que les formes terminales ». Ainsi s'esquisse une approche anthropologique de l'histoire qui peut être dérangeante, comme celle de Michel de Certeau, mais qui me paraît plus authentiquement anthropologique que d'autres dans la mesure où elle se donne comme point de départ et comme objet d'analyse l'aliénation à l'institution dont parlait Castoriadis.

Désinstitutionnaliser et déglobaliser la démarche anthropologique conduit nécessairement à porter une attention accrue aux parcours individuels. Les notions d'espace et d'individualité sont essentielles à cette orientation nouvelle. Ainsi Michel de Certeau, dans son ouvrage L'invention du quotidien (Gallimard, 1990), distingue le lieu comme surface géométrique et l'espace comme pratique du lieu. L'appréhension globale de la ville (celle qui peut s'effectuer depuis le 110e étage du World Trade Center) - le point de vue de l'œil solaire - n'a rien à voir avec la connaissance qu'on prend de la ville une fois redescendu au ras du sol. En bas les marcheurs sont pris dans une multitude d'itinéraires possibles et Michel de Certeau nous invite à analyser « les pratiques microbiennes, singulières et plurielles », les pratiques d'espace qui peuvent tricher avec l'ordonnancement d'ensemble.

Il présente lui-même cette démarche comme la suite et la réciproque de l'analyse faite par Michel Foucault des structures de pouvoir. Foucault, nous dit-il en effet, a déplacé l'analyse « vers les dispositifs et les procédures techniques, <instrumentalités mineures> capables par la seule organisation de <détail> de transformer une multiplicité humaine en société disciplinaire ». La production d'un espace disciplinaire passe par des ajustements, des inventions spécifiquement individuelles - version noire des initiatives spatiales auxquelles s'intéresse de Certeau, sensible à la liberté des rhétoriques piétonnières et aux possibilités qu'elles manifestent d'un jeu avec la discipline globale et la contrainte institutionnelle.

L'individu réapparaît donc dans le regard anthropologique dès que celui-ci se détourne de l'institution et cesse de considérer la culture comme le tout dont il faut partir pour comprendre les singularités.

Mais nous le voyons réapparaître également dans la préoccupation des ethnologues de terrain qui s'intéressent aux représentations et à leur efficacité, comme si l'individu, ou la conscience individuelle, occupait aujourd'hui, à l'intérieur des objets dont l'ethnologue s'assigne l'étude et des espaces où il la circonscrit, une place majeure. Disons, pour faire vite, que l'élaboration individuelle de représentations doit être d'autant plus prise en considération que nous sommes dans une époque où les rhétoriques intermédiaires s'affaissent et se désorganisent. J'entends par « rhétoriques [30] intermédiaires » les éléments discursifs propres aussi bien aux cosmologies traditionnelles qu'aux corps intermédiaires (syndicats, partis...) des sociétés modernes et qui donnaient un sens au monde - c'est-à-dire un statut intellectuel et symbolique établi aux relations avec les autres. La nécessité du recours à l'individu est donc aujourd'hui un constat empirique et une nécessité de méthode.

Nul n'exprime mieux cette nécessité, à mon sens, que Gérard Al- thabe lorsqu'il s'intéresse, par exemple, aux espaces périurbains caractéristiques de notre époque. L'enquête est pour lui un cadre composé de ce qu'il appelle « événements de communication » (lesquels peuvent être des entretiens, des réunions, de simples observations) mais chacun des protagonistes de la vie sociale est à l'interaction d'une pluralité d'« espaces de communication » : « Le redoutable problème du sujet individuel se pose alors. L'ethnologue et ses interlocuteurs sont placés dans une situation qui, du point de vue de chacun des protagonistes, est partielle ; chacun d'entre eux est à l'intersection d'une pluralité d'espaces de communication et se protège dans une sphère privée d'où les autres sont maintenus à distance. En conséquence, la manière dont un sujet participe au jeu social étudié ne peut être comprise d'une manière satisfaisante de l'intérieur de celui-ci, à partir de l'espace de communication où l'investigation s'est déroulée. Un prolongement de l'enquête intervient dont l'essentiel n'est plus la communication, mais les sujets qui en sont les acteurs » (« Ethnologie du contemporain et enquête de terrain ». Terrain, 14,1990).

L'entretien de longue durée devient dès lors une nécessité. Dans le tête-à-tête avec l'enquêteur, l'enquêté élabore le récit et la représentation de son existence, il unifie, ordonne et hiérarchise les diverses situations auxquelles il appartient. Il construit une image de lui-même qui intègre les représentations que les autres se font de lui. Il se produit ainsi en acteur social et, pourrait-on ajouter, propose du même coup une image de la société dans laquelle il vit.

Ces effets de totalisation sont, aujourd'hui, de plus en plus le fait d'individus. Si les conditions de la communication interindividuelle y sont pour quelque chose, il faut aussi, à leur propos, évoquer les nouveaux espaces de la modernité et spécialement les nouvelles mobilités qui leur correspondent. Gérard Althabe et son équipe se sont intéressés aux espaces de communication particuliers dans lesquels les sujets ne font que passer, comme les marchés, les bars et les cafés, espaces, nous dit Gérard Althabe, qui se constituent comme des « ailleurs » par rapport au contexte qu'ils mettent à distance (la ville, la famille, le travail). J'ajouterai qu'aujourd'hui, de nombreux phénomènes non localisés ou autrement localisés que ceux étudiés traditionnellement par l'ethnologie (la télévision, les médias en [31] général, les images publicitaires, l'actualité...) poussent à son comble l'instabilité spatiale et la multiplication des changements d'échelle. Ces phénomènes recouvrent un paradoxe qui est essentiellement, d'un point de vue anthropologique, le paradoxe contemporain : leur vérité n'est pas locale (les images et les messages médiatisés mettent n'importe qui en rapport avec le monde entier) mais leur sens immédiat (le type de relation qu'ils permettent d'établir) est plus individuel que collectif. Ils facilitent la réalisation des effets de totalisation individuels. Chacun est ou croit être en relation avec l'ensemble du monde. On peut même imaginer que la conscience (même illusoire) de tout savoir sans rien pouvoir est à la source du sentiment de crise dont on parle volontiers aujourd'hui à propos des grands systèmes idéologiques ou des grandes institutions mais qui est peut-être, dans son principe, une crise de l'individu qu'aucune rhétorique intermédiaire ne protège plus d'une confrontation directe avec l'ensemble informel de la planète ou, ce qui revient au même, avec l'image vertigineuse de sa solitude.

Rien ne témoigne mieux de ce rapport solitaire au monde que le rôle joué dans l'appréhension de celui-ci par des textes, des messages et des images qui ont un statut très particulier associé pour nous à la notion de « média ». Pour le dire autrement, nous sommes passés d'états de société où diverses médiations institutionnelles jouaient un rôle essentiel dans la perception des uns et des autres et des uns par les autres à des états de société où le rapport de chacun à la globalité du monde passe par les médias. Les cosmologies traditionnelles ou les visions du monde induites par les différents corps intermédiaires auxquels nous faisions allusion plus haut symbolisaient la diversité ordonnée des relations entre les hommes dans une société donnée : relations entre générations, entre sexes, entre castes ou classes, relations de parenté et d'alliance, etc. Il serait sans doute possible de montrer, dans différents contextes, que l'activité rituelle a moins pour but d'établir une relation entre le monde humain et le monde divin ou surnaturel (cette dualité ne semble jamais posée comme telle dans les systèmes religieux païens) qu'une relation entre partenaires humains : elle est donc bien à la fois sociale et médiatisée car elle donne du sens à des relations entre hommes. La chose est assez évidente lorsqu'on pense aux rites de naissance, aux rites d'initiation ou aux rituels qui entourent la mort, dont l'effet, sinon la finalité avouée, est toujours de tisser ou de recomposer la trame sociale dont l'arrivée, le vieillissement ou la disparition d'individus changent la texture. Les dieux, même lorsqu'il y est fait référence sous une forme nettement individualisée (et d'ailleurs anthropomorphe, comme s'ils étaient toujours d'anciens hommes, des ancêtres), apparaissent bien comme des médiateurs et l'enjeu de leur intervention ou du traitement dont ils sont l'objet de la part des humains est pour l'essentiel une relation entre les hommes.

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Lorsque nous parlons de sens en anthropologie, c'est du sens que des hommes peuvent donner à leurs relations réciproques dont nous parlons, du sens social. Et c'est bien de ce sens-là aussi que parlent les individus quand ils s'inquiètent du sens de leur vie. Ce n'est pas métaphoriquement ou secondairement que le parti, le syndicat, pour ceux qui y adhèrent, donnent ou donnaient un sens à la vie : ils préfigurent ce que devraient ou auraient dû être des relations sociales satisfaisantes, où l'identité de chacun puisse s'éprouver pleinement dans la relation à autrui. Nous savons bien que tel n'est pas ou n'est plus toujours le cas, il s'en faut de beaucoup, et c'est bien d'une crise du sens dont nous entendons souvent parler aujourd'hui tant dans le domaine individuel (le couple, la famille) que dans le domaine collectif institutionnel (la société, l'Etat).

Un élément de cette crise me paraît indubitablement résider dans la substitution, caractéristique de notre modernité, des médias aux médiations. L'objet du message médiatique (la cible disent les publicitaires) c'est l'individu défini dans ses fonctions de consommateur ou de citoyen. En sens inverse se proposent à son regard ou à son attention des textes et des images qui ont trait au monde entier, voire à l'espace infini de la guerre des étoiles. Faire ce constat n'est pas suggérer qu'il n'y a pas une sociologie possible des médias, ni des enjeux sociaux aux divers types de médias aujourd'hui à l'œuvre, mais c'est insister sur le fait que les procédures d'élaboration du sens sont confiées aux individus eux-mêmes qui sont invités à y penser et à en penser quelque chose par eux-mêmes. L'important n'est pas alors de dénoncer de probables effets d'illusion (de tels effets sont bien évidemment inhérents à toute cosmologie) mais de comprendre un cas de figure inédit dans sa généralité et d'apprendre à en étudier les manifestations.

Celles-ci concernent au moins deux ordres de phénomène : nous avons évoqué plus haut les espaces anonymes de la circulation, de la communication et de la diffusion, mais sans doute faut-il, au même titre, considérer comme une caractéristique de notre modernité les phénomènes traditionnellement étudiés par l'ethnologie sous l'intitulé approximatif de « syncrétisme ». Toutes les formes religieuses qui prolifèrent à l'heure actuelle (prophétismes, sectes, fondamentalismes divers) ont en commun de s'adresser à des individus malades ou malheureux auxquels les médiations ou les cosmologies anciennes ne permettent plus de se situer les uns par rapport aux autres et qui souffrent, en quelque sorte, d'un déficit de sens.

Nous sommes bien à l'heure d'une anthropologie généralisée, c'est-à-dire sans exotisme, pour laquelle l'étude du social ne peut plus faire abstraction de la réalité idéologique de l'individu. Quelques lignes de Michel Leiris nous aideront à conclure sur ce point. Dans un court article publié en 1930 dans la revue Documents et repris dans le recueil intitulé [33] Brisées en 1966 (Mercure de France) et 1992 (Gallimard), « L'homme et son intérieur », Michel Leiris, parlant du corps humain, écrivait : « Si nous devions nous tenir seuls, et réduits à l'image du seul corps qui est le nôtre, en face de la nature externe, cette position serait grandiose peut-être - celle d'un dieu ou d'un héros - mais plus épouvantable que toute autre, car nous ne comprendrions jamais quelle est cette autre chose, si distincte de notre être, si indifférente à nous, étrangère d'une étrangeté à tel point distante et glaciale. Ce qui nous donne la possibilité de nous relier à elle, c'est l'existence de créatures humaines autres que vous, qui font aussi fonction de médiation, grâce au fait que d'un côté elles participent de la nature (puisqu'elles nous sont extérieures comme elle) en même temps que d'un autre côté elles participent de nous-mêmes (puisque leur constitution est à peu près semblable à notre constitution même). Ainsi la société se trouve être le lien entre la nature et nous et nos relations humaines deviennent d'emblée les plus importantes parmi les nombreux rapports existant entre le monde et nous... ». On pourrait compléter cette analyse en faisant remarquer que le spectacle des sociétés différentes et de « créatures humaines » autres que nous en un double sens (parce qu'elle étaient des autres comme tous les autres, y compris les autres proches, mais qu'en outre elles étaient marquées visiblement, culturellement, au sceau d'une certaine différence et, en ce sens, exotique) ajoutait à cette fonction médiatrice une dimension supplémentaire. Or à l'heure des médias et de la mort de l'exotisme, il se produit un court-circuit qui confronte directement chaque individualité à l'image du monde : à la difficile symbolisation des rapports entre hommes succèdent une multiplication et une individualisation des cosmologies qui constituent par elles-mêmes, aux yeux de l'anthropologue, un objet d'études démultiplié, fascinant, paradoxal et inédit.

On voit ainsi que se dessine à l'horizon de la recherche anthropologique la possibilité d'une anthropologie sans exotisme. L'exotisme, depuis la naissance du romantisme, c'était, avec le sentiment de la distance, l'évidence simultanée d'une ressemblance relative et d'une différence radicale : une religion exotique, c'est une religion qui offre assez de traits pertinents pour qu'un chrétien puisse y reconnaître une religion mais dont les postulats et les rituels sont assez dérangeants à ses yeux pour qu'il s'interroge à leur propos et soit tenté, tour à tour, d'y voir une ébauche ou une dégénérescence de la vraie religion, voire une magie. La magie, ce n'est peut-être après tout que la religion des autres. Il en va de même, aux yeux de l'observateur distancié, lorsqu'il s'intéresse au pouvoir, à la famille, à l'économie chez les autres : la réalité exotique rappelle à l'observateur celle qui lui sert de référence (la sienne) ; elle la lui rappelle assez pour qu'il soit tenté d'en parler dans les termes qu'il applique à celle-ci. On parle alors d'ethnocentrisme - ethnocentrisme patent, par exemple, dans les coutumiers rédigés par les officiers ou les administrateurs coloniaux français qui [34] tentaient d'exprimer dans les termes du droit français les modalités de la vie sociale et de l'échange économique propres aux sociétés africaines dont ils avaient la charge. Mais l'artifice du langage ne fait que souligner le côté dérangeant, décalé d'une réalité qui ne s'y soumet pas. D'où les débats que nous connaissons bien sur la présence ou l'absence de l'État ou même du politique, sur le monothéisme larvé des polythéismes, sur la pertinence ou l'impertinence de notions comme celles de dot, de contrat, d'exploitation. Qu'il en soit rendu compte en termes évolutionnistes, culturalistes, diffusionnistes, marxistes, c'est toujours l'évidence de ce décalage qui a donné à penser à l'ethnologue et à l'ethnologie comme science des autres. L'exotisme n'est d'ailleurs pas lié à la distance géographique ni même à l'appartenance ethnique : l'ethnologie de l'Europe s'est d'abord donné pour objet les survivances, les traditions et les milieux humains (paysans, artisans) qui relevaient pour elle d'une sorte d'exotisme intime.

Cet exotisme disparaît aujourd'hui. Il disparaît du fait des effets spatiaux et idéologiques généralisés que j'ai associés à la notion de surmodernité. Mais il disparaît aussi à nos yeux parce qu'à la lumière de ces effets nous nous apercevons qu'une bonne partie de ce que l'ethnologie étudiait depuis de longues années comme des réalités exotiques (les messianismes, les prophétismes, les syncrétismes, l'ensemble des phénomènes dits « de contact », notamment ceux qui relèvent des transferts de population massifs liés à l'esclavage) avait valeur d'anticipation et correspondait à une accélération de l'histoire, à un rétrécissement de l'espace et à une individualisation des consciences qui, prolongés et amplifiés, caractérisent aussi bien la surmodernité actuelle. Inversement la catégorie du syncrétisme fonctionne aujourd'hui à vide car tout peut en relever, notamment dans les pays les plus industrialisés. C'est dire qu'elle n'est plus opératoire parce qu'elle reposait sur un effet de distance dont la disparition est précisément caractéristique de notre contemporanéité. La mort de l'exotisme ouvre ainsi un champ d'exploration à l'anthropologie, appelée plus que jamais à réfléchir sur les catégories renouvelées de l'espace et de l'altérité.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 4 avril 2019 10:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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