Courrier des lecteurs

Produits de transformation lente du radium



Ernest Rutherford, Produits de transformation lente du radium. Lettre publiée originalement en anglais en 1905 dans la revue Nature, dans laquelle Rutherford mentionne notamment l'observation d'un nouveau produit de désintégration du radium qu'il nomme « D1 ». Lettre traduite en français par Simon Villeneuve en février 2013 et relue par Cantons-de-l'Est.



[341] Dans une parution récente de Philosophical Magazine (novembre, 1904), j’ai montré que le radium, après être passé par quatre changements rapides, se désintègre en deux produits qui se transforment lentement, que j’ai nommé radium D et radium E.

Ces deux produits peuvent être séparés en utilisant les méthodes physiques et chimiques appropriées. Le radium D, parent du E, n’émet que des rayons β, alors que le E n’émet que des rayons α. Il a été calculé que le D devrait être transformé à moitié[1] en quarante ans, et le E en à peu près un an. D’autres expériences ont démontré que le radium D est le constituant actif du plomb radioactif de Hofmann, et que le radium E est la substance active du polonium de Mme Curie et du radio-tellure de Marckwald.

Des travaux ultérieurs ont confirmé ces conclusions. J’ai examiné les taux de diminution de l’activité du radium E et du radio-tellure et j’ai trouvé qu’ils sont identiques. Chacun perd la moitié de son activité en environ 150 jours, plutôt que la période d’un an préalablement calculée. L’échantillon de radio-tellure a été obtenu de Sthamer, de Hambourg, sous la forme d’un film mince déposé sur une tige de bismuth polie. J’ai constaté des résultats semblables de désintégration et d’activité du radio-tellure chez Meyer and Schweidler (Akad. D. Wiss. Wien., 1er décembre 1904). Malheureusement, je n’ai pas réussi à déterminer précisément la baisse d’activité du polonium. Un spécimen de polonium (bismuth radioactif) a été en ma possession pendant 3 ans et a pendant ce temps perdu [342] une bonne proportion de son activité initiale. En le testant, son activité présente une valeur faible et presque constante. Cependant, en réalisant des observations régulières et rigoureuses, j’ai découvert que le taux de désintégration de ce polonium n’est certainement pas très différent de celui du radium E. D’autres expériences seront nécessaires pour trancher définitivement la question, mais j’ai peu de doutes que le taux de désintégration observé sera le même.

Le polonium, le radio-tellure et le radium E présentent des propriétés radioactives et chimiques très similaires. Chacun n’émet que des rayons α et est déposé sur une plaque de bismuth plongée dans la solution active. Conjugué avec leur radiation similaire et leur propriétés chimiques, leur taux de désintégration probablement identique montre que les propriétés radioactives des constituants sont les mêmes dans chaque cas. Nous en concluons donc que la substance active présente dans le polonium et le radio-tellure est un produit de la décomposition du radium, le sixième (ou, comme nous le verrons plus loin, probablement le septième) membre de la famille du radium.

Dans le passé, la principale objection contre l’identité du polonium et du radio-tellure se basait sur l’affirmation de Marckwald, soulignant qu’une solution très active de cette substance ne perd pas son activité de manière significative en six mois. À moins d’utiliser des méthodes peu orthodoxes, il serait difficile de déterminer avec précision la variation de l’activité de ce type de matériau radioactif. L'échantillon de radio-tellure obtenu à la fois par Meyer et Schweidler ainsi que par moi-même perd sans l'ombre d'un doute son activité très rapidement.

Récemment, j’ai observé plus précisément le radium D et j’ai obtenu des preuves solides qu’il n’est pas un produit unique et contient deux substances distinctes. Ainsi, le radium D n’émet pas de rayonnement. Il se transforme en une substance qui n’émet que des rayons β et qui est à moitié transformé en six jours. À moins d’observer le radium D peu après sa séparation, ce changement rapide passe inaperçu. Bien que les travaux sur le sujet ne soient pas terminés, les observations actuelles permettent de constater que le dépôt actif, après être passé par trois étapes rapides donnant le radium A, B et C, se transforme en un produit D qui n’émet pas de rayonnement et qui se transforme extrêmement lentement. D produit une autre substance - que nous nommerons pour le moment D1 - qui se transforme en quelques semaines en n’émettant que des rayons β. Le D1 se transforme ainsi en E (polonium).

Puisque l’activité du D1 atteint une valeur maximale quelques semaines après sa production, puis se désintègre ensuite au même taux que le D, cela ne remet pas en question la conclusion précédente, à savoir que D se transforme à moitié à peu près en quarante ans. L’idée que le radium D est le constituant actif du soi-disant radio-plomb de Hofmann est appuyée fortement par certains résultats expérimentaux obtenus par Hofmann, Gonder et Wölfl (Annal. Der Physik, vol. xv, 3, 1904).

Ils ont ainsi trouvé que des préparations de radio-plomb produisent de manière continue un produit émettant du rayonnement α, qui peut être isolé sur une plaque de bismuth. Ce produit actif est probablement du radium E puisqu’ils ont observé qu’il perd une bonne partie de son activité en un an. De plus, ils ont trouvé que l’on peut, par certains procédés chimiques, isoler un autre produit n’émettant que du rayonnement β et perdant la plus grande partie de son activité en six semaines. Cette substance est probablement le nouveau produit du radium D1 que j’ai identifié.

Dernièrement, Debierne a conclu que le radio-plomb et le polonium sont identiques. Il a suggéré que le nom « radio-plomb » soit abandonné au profit de celui de polonium. À la lumière des résultats précédents, cette affirmation n’est pas défendable. Il n’y a aucun doute que la préparation de radio-plomb en ma possession, ainsi que celle analysée par Hofmann, contient une substance distincte qui, étant la substance mère du polonium, mérite autant un nom que sa descendance. La substance radioactive dans le « radio-plomb » n’a pas plus de lien avec le plomb que le « radio-tellure » de Marckwald n’a de lien avec le tellure. Ces noms ont été adoptés parce que la matière active a été initialement trouvée associée à ces éléments.

Afin d’éviter toute confusion, j’ai nommé le nouveau produit du radium « radium D1 ».  Si aucun autre produit intermédiaire du radium n’est découvert, il serait plus simple de l’appeler radium E et de renommer radium F le produit émettant des rayons α (polonium).

E. Rutherford.

Université McGill, Montréal, 24 janvier.

VERSION ORIGINALE EN ANGLAIS

Letters to the editor

Slow Transformation Products of Radium.

[341] In a recent number of the Philosophical Magazine (November, 1904), I have shown that radium, after passing through four rapid changes, finally gives rise to two slow transformation products, which, on the scheme of changes there outlined, were called radium D and radium E.

These two products can be separated from each other by suitable physical and chemical methods. Radium D, which is the parent of E, gives out only b rays, while E gives out only a rays. It was calculated that D should be half transformed in forty years, and E in about one year. Evidence was also shown that radium D was the active constituent in the radio-active lead of Hofmann, and that radium E was the active substance present in both the polonium of Mme Curie and the radio-tellurium of Marckwald.

Later work has confirmed these conclusions. I have examined the rates of decay of the activity of radium E and of radio-tellurium, and have found them to be identical. Each loses half its activity in about 150 days, instead of the calculated period of one year. The specimen of radio-tellurium was obtained from Sthamer, of Hamburg, in the form of a thin film deposited on a polished bismuth rod. I find that the same value for the decay and activity of radio-tellurium has recently been obtained by Meyer and Schweidler (Akad. D. Wiss. Wien., December I, 1904).

I was, unfortunately, unable at the same time to determine accurately the decay of the activity of polonium. A specimen of polonium (ratio-active(sic) bismuth) had been in my possession for three years, and had during that time lost a [342] large proportion of its original activity. On testing it, the activity was found to have reached a small and nearly constant value. Rough observations, however, wich I had made from time to time indicated that the rate of decay of this polonium was certainly not very different from that of radium E. More accurate experiments will be required to settle the question definitely,  but I think there is little doubt but that their rates of decay will be found to be the same.

Polonium, radio-tellurium, and radium E have very similar radio-active and chemical properties. Each gives out only a rays, and each is deposited on a bismuth plate placed in the active solution. The probable identity of their rates of decay, taken into conjunction with the similarity of their radiations and chemical properties, shows that the radio-active constituent present is in each case the same. We may thus conclude that the active substance present in polonium and radio-tellurium is a decomposition product of radium and is the sixth (or, as we shall see later, probably the seventh) member of the radium family.

The main objection, in the past, against the identity of polonium and radio-tellurium has rested on the statement of Marckwald that a very active preparation of his substance did not lose its activity to an appreciable extent in six month. Unless very special methods were employed, it would be difficult to determine with accuracy the variation of the activity for such very active material. The specimen of radio-tellurium obtained both by Meyer and Schweidler and by myself undoubtedly does lose its activity fairly rapidly.

I have recently examined more carefully the product radium D, and have found strong evidence that it is not a single product, but contains two distinct substances. The parent product, radium D, does not give out rays at all, but changes into a substance which gives out only b rays, and is half transformed in about six days. Unless observations are made on the product radium D shortly after its separation, this rapid change is likely to escape detection. The work on this subject is still in progress, but the evidence at present obtained indicates that the active deposit from the emanation, after passing through the three rapid stages, represented by radium A, B, and C, is transformed into a ‘’rayless’’ product D, which changes extremely slowly. D continuously produces from itself another substance – which may for the time be termed D1 – which is transformed in the course of a few weeks and emits only b rays. This product D1 gives rise to E (polonium).

Since the activity of D1 reaches a maximum value a few weeks after the production of D1 and will then decay at the same rate as D, the conclusion, previously arrived at, viz., that D is half transformed in about forty years, still holds good. The view that radium D is the active constituent present in the so-called radio-lead of Hofmann has been very strongly supported by some experimental results recently obtained by Hofmann, Gonder and Wölfl (Annal. Der Physik, vol. xv., 3, 1904).

They found that preparations of radio-lead continuously produced an a ray product, which could be separated on a bismuth plate. This active product is probably radium E, for they found it lost a large proportion of its activity in one year. They found, in addition, that by certain chemical methods another distinct product could be separated which gave out only b rays, and lost much of its activity in six weeks. This substance is probably the new radium product D1 already refered to.

Debierne recently concluded that radio-lead and polonium were identical, and proposed that the name radio-lead should be dropped in favour of polonium. In the light of the above results, this position is not tenable. There is no doubt that the preparation of radio-lead in my possession, and also that experimented on by Hofmann, contains a dinstinct substance which, as the parent of polonium, has certainly as much right to a name as its offspring. The radio-active substance in ‘’radio-lead’’ has no more connection with lead than Marckwald’s active matter ‘’radio-tellurium’’ has with tellurium. The names both arose because the active matter was initially found associated with these substances.

In order to avoid confusion, I have called the new radium product ‘’radium D1.’’ If no further intermediate products of radium are brought to light, it would be simpler to call it radium E and to call the a ray product (polonium) radium F.

E. Rutherford.

McGill University, Montreal, January 24.



[1] Ce concept est aujourd’hui appelé « demi-vie ».