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Collection « Méthodologie en sciences sociales »

TEXTES DE METHODOLOGIE EN SCIENCES SOCIALES
choisis et présentés par Bernard Dantier
Docteur de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales
Maître de conférences à Sciences-Po Paris.
Chargé de cours et de gestion de formations à l'Institut Supérieur de Pédagogie - Faculté d'Éducation de Paris.

Cette rubrique, évolutive, qui s’enrichira au cours du temps, propose au lecteur des textes de méthodologie
en sciences sociales, cela afin de l’aider dans une démarche de compréhension et de participation à ces sciences.

Structuralisme et rapports sociaux: Claude Lévi-Strauss et «les structures élémentaires de la parenté»”.
Extrait de: Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté.
Paris, La Haye: Mouton et Maison des sciences de l'Homme, 1967 (1re édition, 1947), pp. 3-13 et pp. 548-570.

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Structuralisme et rapports sociaux:
Claude Lévi-Strauss
et «les structures élémentaires de la parenté»”.

Le «structuralisme» que prône Claude Lévi-Strauss ne constitue pas une totale innovation dans la tradition des sciences sociales. Il représente plutôt une formalisation et une systématisation d’un principe d’approche globale qu’on peut trouver déjà par exemple chez Marcel Mauss avec la notion de «fait social total» (cf. «Essai sur le don») ou chez Ruth Benedict avec celle de « patron de civilisation » (cf. «Échantillons de civilisation») et bien sûr surtout chez Ferdinand de Saussure dans son étude «synchronique» de la langue (cf. «Cours de linguistique générale»). Il s’agit toujours ici de se défier à la fois des découpages toujours arbitraires de certains objets sociaux artificiellement isolés des autres («la famille», «le travail», «la justice», «l’économie», etc.), comme de se défier du point de vue historique qui prétend expliquer un fait présent par la série des faits qui le précèdent (jusqu’à voir par exemple dans l’institution éducative l’effet d’une évolution interne à celle-ci mais aussi externe à son moment présent). 

Au contraire, ici, on tente d’envisager l’ensemble social présent et son unité actuelle au-travers des éléments (les diverses institutions entre autres) qui prennent sens comme parties indissociables d’un mouvement commun, la structure dynamique de la société qui doit être perçue dans sa personnalité générale, les parties s’interpénétrant et se modifiant mutuellement en produisant une entité nouvelle qui à son tour en même temps les pénètre et les modifie. Cette personnalité sociale représente toujours un ensemble organisé de choix, d’acceptations et de refus, une sélection faite parmi les virtualités humaines toujours trop nombreuses et trop contradictoires, sélection agencée et opérée en fonction des possibilités et des opportunités environnementales, ce qui en fait bien une structuration de la plasticité humaine et donc une structure, laquelle demeure majoritairement inconsciente et se transmet collectivement surtout par la pratique (on retrouvera, avec quelques variations, la même démarche méthodologique chez Pierre Bourdieu). 

C’est ainsi que, selon Lévi-Strauss, dans une société les formes de parenté sont organisées d’abord de manière à permettre autant qu’à suivre le principe de «l’échange», de «la réciprocité» et de la «règle» qui font la dimension sociale de l’humanité. La prohibition de l’inceste, qui oblige comme elle autorise les enfants à obtenir les partenaires sexuelles en dehors de leur famille biologique, introduit la culture dans la nature en cassant et ouvrant le noyau biologique de la famille sur la loi de l’échange des femmes, échange qui constitue non seulement un échange de personnes mais un échange plus global, d’ordre économique, politique, religieux, artistique, scientifique, etc. Les «structures élémentaires de la parenté» foncièrement exogamiques, en tant que vecteurs d’intégration sociétale et de cohésion entre les sous-groupes, participent alors aussi des structures générales du fonctionnement d’une société qui à chaque fois doit apparaître pleinement personnelle par rapport aux autres. 

Avec cet extrait nous nous intéresserons d’abord à la problématique de la distinction comme du rapport entre nature et culture, à travers notamment les concepts de la généralité humaine et sa constance dans l’espace et le temps (ainsi quasi biologique) d’une part et d’autre part de la particularité sociale (culturelle) et ses variations géographiques et historiques. Le chercheur en sciences sociales se demandera à l’occasion s’il se positionne bien dans ce dernier pôle, comment et pourquoi. Ensuite nous nous intéresserons à la façon dont l’étude d’un élément de la société (ici la parenté et ses règles notamment sexuelles) contribue à l’étude totale de cette société et, vice versa, comme l’appréhension de celle-ci favorise l’explication et la compréhension de celui-là, tout cela dans l’échange réciproque d’une même règle.

Bernard Dantier, sociologue
10 janvier 2008
.


Extrait de: Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté.
Paris, La Haye: Mouton et Maison des sciences de l'Homme, 1967
(1re édition, 1947), pp. 3-13 et pp. 548-570.

[pp. 3-13]

De tous les principes avancés par les précurseurs de la sociologie, aucun n'a, sans doute, été répudié avec tant d'assurance que celui qui a trait à la distinction entre état de nature et état de société. On ne peut, en effet, se référer sans contradiction à une phase de l'évolution de l'humanité au cours de laquelle celle-ci, en l'absence de toute organisation sociale, n'en aurait pas moins développé des formes d'activité qui sont partie intégrante de la culture. Mais la distinction proposée peut comporter des interprétations plus valables. 

Les ethnologues de l'école d'Elliot Smith et de Perry l'ont reprise pour édifier une théorie contestable, mais qui, par-delà le détail arbitraire du schéma historique, laisse clairement apparaître l'opposition profonde entre deux niveaux de la culture humaine, et le caractère révolutionnaire de la transformation néolithique. L'Homme de Néanderthal, avec sa connaissance probable du langage, ses industries lithiques et ses rites funéraires, ne peut être considéré comme vivant à l'état de nature: son niveau culturel l'oppose, cependant, à ses successeurs néolithiques avec une rigueur toute comparable - bien que dans un sens différent - à celle que les auteurs du XVIIe ou du XVIIIe siècle prêtaient à leur propre distinction. Mais surtout, on commence à comprendre que la distinction entre état de nature et état de société, [1] à défaut d'une signification historique acceptable, présente une valeur logique qui justifie pleinement son utilisation, par la sociologie moderne, comme un instrument de méthode. L'homme est un être biologique en même temps qu'un individu social. Parmi les réponses qu'il fournit aux excitations extérieures ou intérieures, certaines relèvent intégralement de sa nature, d'autres de sa condition: ainsi n'aura-t-on aucune peine à trouver l'origine respective du réflexe pupillaire et de la position prise par la main du cavalier au simple contact des rênes. Mais la distinction n'est pas toujours aussi aisée: souvent, le stimulus physico-biologique et le stimulus psycho-social suscitent des réactions du même type, et on peut se demander, comme le faisait déjà Locke, si la peur de l'enfant dans l'obscurité s'explique comme une manifestation de sa nature animale, ou comme le résultat des contes de sa nourrice. 

Plus encore : dans la majorité des cas, les causes ne sont même pas distinctes réellement, et la réponse du sujet constitue une véritable intégration des sources biologiques et des sources sociales de son comportement. Ainsi l'attitude de la mère envers son enfant, ou les émotions complexes du spectateur d'un défilé militaire. C'est que la culture n'est, ni simplement juxtaposée, ni simplement superposée à la vie. En un sens, elle se substitue à la vie, en un autre elle l'utilise et la transforme, pour réaliser une synthèse d'un ordre nouveau. 

S'il est relativement aisé d'établir la distinction de principe, la difficulté commence quand on veut opérer l'analyse. Cette difficulté est, elle-même, double: d'une part, on peut essayer de définir, pour chaque attitude, une cause d'ordre biologique ou social; d'autre part, chercher par quel mécanisme des attitudes d'origine culturelle peuvent se greffer sur des comportements qui sont eux-mêmes de nature biologique, et réussir à se les intégrer. Nier ou sous-évaluer l'opposition, c'est s'interdire toute intelligence des phénomènes sociaux ; et, en lui donnant sa pleine portée méthodologique, on risque d'ériger en insoluble mystère le problème du passage entre les deux ordres. Où finit la nature ? Où commence la culture ? On peut concevoir plusieurs moyens de répondre à cette double question. Mais tous se sont montrés, jusqu'à présent, singulièrement décevants. 

La méthode la plus simple consisterait à isoler un enfant nouveau-né, et à observer ses réactions à différentes excitations pendant les premières heures, ou les premiers jours, qui suivent sa naissance. On pourrait alors supposer que les réponses fournies dans de telles conditions sont d'origine psycho-biologique, et ne relèvent pas des synthèses culturelles ultérieures. La psychologie contemporaine a obtenu, par cette méthode, des résultats dont l'intérêt ne peut faire oublier leur caractère fragmentaire et limité. Tout d'abord, les seules observations valables doivent être précoces: car des conditionnements sont susceptibles d'apparaître au terme de peu de semaines, peut-être même de jours; ainsi, seuls des types de réactions très élémentaires, tels que certaines expressions émotives, peuvent-ils être en pratique étudiés. D'autre part, les épreuves négatives présentent toujours un caractère équivoque. Car la question reste toujours ouverte de savoir si la réaction en cause est absente à cause de son origine culturelle, ou parce que les mécanismes physiologiques qui conditionnent son apparition ne sont pas encore montés, en raison de la précocité de l'observation. Du fait qu'un très jeune enfant ne marche pas, on ne saurait conclure à la nécessité de l'apprentissage, puisque l'on sait, au contraire, que l'enfant marche spontanément, dès qu'il en est organiquement capable. Une situation analogue peut se présenter dans d'autres domaines. Le seul moyen d'éliminer ces incertitudes serait de prolonger l'observation au-delà de quelques mois, ou même de quelques années; mais on se trouve alors aux prises avec des difficultés insolubles: car le milieu satisfaisant aux conditions rigoureuses d'isolation exigée par l'expérience n'est pas moins artificiel que le milieu culturel auquel on prétend le substituer. Par exemple, les soins de la mère pendant les premières années de la vie humaine constituent une condition naturelle du développement de l'individu. L'expérimentateur se trouve donc enfermé dans un cercle vicieux. 

Il est vrai que le hasard a parfois paru réussir ce dont l'artifice est incapable : l'imagination des hommes du XVIIIe siècle a été fortement frappée par le cas de ces «enfants sauvages», perdus dans la campagne depuis leurs jeunes années, et auxquels un concours de chances exceptionnel a permis de subsister et de se développer en dehors de toute influence du milieu social. Mais il apparaît assez clairement des anciennes relations que la plupart de ces enfants furent dés anormaux congénitaux, et qu'il faut chercher dans l'imbécillité dont ils semblent avoir à peu près unanimement fait la preuve, la cause initiale de leur abandon, et non, comme on le voudrait parfois, son résultat. 

Des observations récentes confirment cette manière de voir. Les prétendus «enfants-loups» trouvés aux Indes n'atteignirent jamais un niveau normal. L'un - Sanichar - ne put jamais parler, même adulte. Kellog rapporte que, de deux enfants découverts ensemble, il y a une vingtaine d'années, le cadet resta incapable de parler, et que l'aîné vécut jusqu'à six ans, mais avec le niveau mental d'un enfant de deux ans et demi, et un vocabulaire de cent mots à peine. Un rapport de 1939 considère comme idiot congénital un «enfant-babouin» d'Afrique du Sud, découvert en 1903 à l'âge probable de douze à quatorze ans. Le plus souvent d'ailleurs, les circonstances de la trouvaille sont sujettes à caution. 

En outre, ces exemples doivent être écartés pour une raison de principe qui nous place d'emblée au cœur des problèmes dont la discussion fait l'objet de cette Introduction. Dès 1811, Blumenbach, dans une étude consacrée à l'un de ces enfants, le Sauvage Peter, remarquait qu'on ne saurait rien attendre de phénomènes de cet ordre. Car, notait-il avec profondeur, si l'homme est un animal domestique, il est le seul qui se soit domestiqué lui-même. Ainsi, on peut s'attendre à voir un animal domestique, tel qu'un chat, un chien ou une bête de basse-cour, s'il se trouve perdu et isolé, retourner à un comportement naturel qui fut celui de l'espèce avant l'intervention extérieure de la domestication. Mais rien de tel ne peut se produire pour l'homme, car dans le cas de ce dernier, il n'existe pas de comportement naturel de l'espèce auquel l'individu isolé puisse revenir par régression. Comme le disait, ou à peu près, Voltaire: une abeille égarée loin de sa ruche et incapable de la retrouver est une abeille perdue; mais elle n'est pas devenue, pour cela, une abeille plus sauvage. Les «enfants sauvages», qu'ils soient le produit du hasard ou de l'expérimentation, peuvent être des monstruosités culturelles; mais, en aucun cas, les témoins fidèles d'un état antérieur. 

On ne peut donc espérer trouver chez l'homme l'illustration de types de comportement de caractère pré-culturel. Est-il possible, alors, de tenter une démarche inverse, et d'essayer d'atteindre, aux niveaux supérieurs de la vie animale, des attitudes et des manifestations où l'on puisse reconnaître l'ébauche, les signes avant-coureurs, de la culture ? C'est, en apparence, l'opposition entre le comportement humain et le comportement animal qui fournit la plus frappante illustration de l'antinomie de la culture et de la nature. Le passage - s'il existe - ne saurait donc être cherché à l'étage des prétendues sociétés animales telles qu'on les rencontre chez certains insectes; car nulle part mieux que dans de tels exemples ne trouve-t-on réunis les attributs, impossibles à méconnaître, de la nature : l'instinct, l'équipement anatomique qui seul peut en permettre l'exercice, et la transmission héréditaire des conduites essentielles à la survivance de l'individu et de l'espèce. Aucune place, dans ces structures collectives, même pour une esquisse de ce qu'on pourrait appeler le modèle culturel universel: langage, outils, institutions sociales, et système de valeurs esthétiques, morales ou religieuses. C'est à l'autre extrémité de l'échelle animale qu'il faut s'adresser si l'on espère découvrir une amorce de ces comportements humains: auprès des mammifères supérieurs, et plus spécialement des singes anthropoïdes.

Or, les recherches poursuivies depuis une trentaine d'années sur les grands singes sont particulièrement décourageantes à cet égard: non que les composantes fondamentales du modèle culturel universel soient rigoureusement absentes: il est possible, au prix de soins infinis, d'amener certains sujets à articuler quelques monosyllabes ou dissyllabes, auxquelles ils n'attachent d'ailleurs jamais de sens; dans certaines limites, le chimpanzé peut utiliser des outils élémentaires et, éventuellement, en improviser ; des relations temporaires de solidarité ou de subordination peuvent apparaître et se défaire au sein d'un groupe donné; enfin, on peut se plaire à reconnaître, dans certaines attitudes singulières, l'esquisse de formes désintéressées d'activité ou de contemplation. Fait remarquable: ce sont surtout les sentiments que nous associons volontiers à la partie la plus noble de notre nature, dont l'expression semble pouvoir être identifiée le plus aisément chez les anthropoïdes: ainsi la terreur religieuse et l'ambiguïté du sacré. Mais si tous ces phénomènes plaident par leur présence, ils sont plus éloquents encore - et dans un tout autre sens - par leur pauvreté. On est moins frappé par leur ébauche élémentaire que par le fait - confirmé par tous les spécialistes -de l'impossibilité, semble-t-il, radicale, de pousser ces ébauches au delà de leur expression la plus primitive. Ainsi, le fossé que l'on pouvait espérer combler par mille observations ingénieuses n'est-il en réalité que déplacé, pour apparaître plus infranchissable encore: quand on a démontré qu'aucun obstacle anatomique n'interdit au singe d'articuler les sons du langage, et même des ensembles syllabiques, on ne peut qu'être frappé davantage par l'absence irrémédiable du langage, et une totale incapacité d'attribuer aux sons émis ou entendus le caractère de signes. La même constatation s'impose dans les autres domaines. Elle explique la conclusion pessimiste d'un observateur attentif qui se résigne, après des années d'étude et d'expérimentation, à voir dans le chimpanzé «un être endurci dans le cercle étroit de ses imperfections innées, un être « régressif » si on le compare à l'homme, un être qui ne veut ni ne peut s'engager dans la voie du progrès ». 

Mais, plus encore que par les échecs devant des épreuves précises, on est convaincu par une constatation d'un ordre plus général, et qui fait pénétrer plus profondément au sein du problème. C'est qu'il est impossible de tirer de l'expérience des conclusions générales. La vie sociale des singes ne se prête à la formulation d'aucune norme. En présence du mâle ou de la femelle, de l'animal vivant ou mort, du sujet jeune ou âgé, du parent ou de l'étranger, le singe se comporte avec une surprenante versatilité. Non seulement le comportement du même sujet n'est pas constant, mais aucune régularité ne peut être dégagée du comportement collectif. Aussi bien dans le domaine de la vie sexuelle qu'en ce qui concerne les autres formes d'activité, le stimulant externe ou interne, et des ajustements approximatifs sous l'influence des échecs et des succès, semblent fournir tous les éléments nécessaires à la solution des problèmes d'interprétation. Ces incertitudes apparaissent dans l'étude des relations hiérarchiques au sein d'un même groupe de vertébrés, qui permet pourtant d'établir un ordre de subordination des animaux les uns par rapport aux autres. Cet ordre est remarquablement stable, puisque le même animal conserve la position dominante pendant des périodes de l'ordre d'une année. Et pourtant, la systématisation est rendue impossible par des irrégularités fréquentes. Une poule, subordonnée à deux congénères occupant une place médiocre dans le tableau hiérarchique, attaque cependant l'animal qui possède le rang le plus élevé; on observe des relations triangulaires où A domine B, B domine C, et C domine A, tandis que tous les trois dominent le reste du groupe. 

Il en est de même en ce qui concerne les relations et les goûts individuels des singes anthropoïdes, chez qui ces irrégularités sont encore plus marquées : « Les primates offrent beaucoup plus de diversité dans leurs préférences alimentaires que les rats, les pigeons et les poules.» Dans le domaine de la vie sexuelle aussi, nous trouvons chez eux «un tableau qui recouvre presque entièrement la conduite sexuelle de l'homme... aussi bien dans ses modalités normales que dans les plus remarquables parmi les manifestations habituellement appelées «anormales», parce qu'elles heurtent les conventions sociales». Par cette individualisation des conduites, l'orang-outang, le gorille et le chimpanzé ressemblent singulièrement à l'homme. Malinowski se trompe donc quand il écrit que tous les facteurs définissant la conduite sexuelle des mâles anthropoïdes sont communs à tous les membres de l'espèce «fonctionnant avec une telle uniformité que, pour chaque espèce animale, il suffit d'un groupe de données et d'un seul... les variations étant si petites et si insignifiantes que le zoologue est pleinement autorisé à les ignorer ». 

Quelle est, au contraire, la réalité? La polyandrie semble régner chez les singes hurleurs de la région de Panama, bien que la proportion des mâles par rapport aux femelles soit de 28 à 72. En fait, on observe des relations de promiscuité entre une femelle en chaleur et plusieurs mâles, mais sans qu'on puisse définir des préférences, un ordre de priorité ou des liens durables. Les gibbons des forêts siamoises vivraient en familles monogames relativement stables; pourtant, les rapports sexuels ont lieu indifféremment entre membres du même groupe familial, ou avec un individu appartenant à un autre groupe, vérifiant ainsi - dirait-on - la croyance indigène que les gibbons sont la réincarnation des amants malheureux.17 Monogamie et polygamie existent côte à côte chez les rhésus ;18 et les bandes de chimpanzés sauvages observées en Afrique varient entre quatre et quatorze individus, laissant ouverte la question de leur régime matrimonial. Tout semble se passer comme si les grands singes, déjà capables de se dissocier d'un comportement spécifique, ne pouvaient parvenir à rétablir une norme sur un plan nouveau. La conduite instinctive perd la netteté et la précision qu'on lui trouve chez la plupart des mammifères; mais la différence est purement négative, et le domaine abandonné par la nature reste territoire inoccupé. 

Cette absence de règles semble apporter le critère le plus sûr qui permette de distinguer un processus naturel d'un processus culturel. Rien de plus suggestif, à cet égard, que l'opposition entre l'attitude de l'enfant, même très jeune, pour qui tous les problèmes sont réglés par de nettes distinctions, plus nettes et plus impératives, parfois, que chez l'adulte, et les relations entre les membres d'un groupe simien, tout entières abandonnées au hasard et à la rencontre, où le comportement d'un sujet n'apprend rien sur celui de son congénère, où la conduite du même individu aujourd'hui ne garantit en rien sa conduite du lendemain. C'est, en effet, qu'il y a un cercle vicieux à chercher dans la nature l'origine de règles institutionnelles qui supposent - bien plus, qui sont déjà - la culture, et dont l'instauration au sein d'un groupe peut difficilement se concevoir sans l'intervention du langage. La constance et la régularité existent, à vrai dire, aussi bien dans la nature que dans la culture. Mais, au sein de la première, elles apparaissent précisément dans le domaine où, dans la seconde, elles se manifestent le plus faiblement, et inversement. Dans un cas, c'est le domaine de l'hérédité biologique, dans l'autre celui de la tradition externe. On ne saurait demander à une illusoire continuité entre les deux ordres de rendre compte des points par lesquels ils s'opposent. 

Aucune analyse réelle ne permet donc de saisir le point du passage entre les faits de nature et les faits de culture, et le mécanisme de leur articulation. Mais la discussion précédente ne nous a pas seulement apporté ce résultat négatif; elle nous a fourni, avec la présence ou l'absence de la règle dans les comportements soustraits aux déterminations instinctives, le critère le plus valable des attitudes sociales. Partout où la règle se manifeste, nous savons avec certitude être à l'étage de la culture. Symétriquement, il est aisé de reconnaître dans l'universel le critère de la nature. Car ce qui est constant chez tous les hommes échappe nécessairement au domaine des coutumes, des techniques et des institutions par lesquelles leurs groupes se différencient et s'opposent. À défaut d'analyse réelle, le double critère de la norme et de l'universalité apporte le principe d'une analyse idéale, qui peut permettre - au moins dans certains cas et dans certaines limites - d'isoler les éléments naturels des éléments culturels qui interviennent dans les synthèses de l'ordre plus complexe. Posons donc que tout ce qui est universel, chez l'homme, relève de l'ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier. Nous nous trouvons alors confrontés avec un fait, ou plutôt un ensemble de faits, qui n'est pas loin, à la lumière des définitions précédentes, d'apparaître comme un scandale: nous voulons dire cet ensemble complexe de croyances, de coutumes, de stipulations et d'institutions que l'on désigne sommairement sous le nom de prohibition de l'inceste. Car la prohibition de l'inceste présente, sans la moindre équivoque, et indissolublement réunis, les deux caractères où nous avons reconnu les attributs contradictoires de deux ordres exclusifs: elle constitue une règle, mais une règle qui, seule entre toutes les règles sociales, possède en même temps un caractère d'universalité. [2] Que la prohibition de l'inceste constitue une règle n'a guère besoin d'être démontré; il suffira de rappeler que l'interdiction du mariage entre proches parents peut avoir un champ d'application variable selon la façon dont chaque groupe définit ce qu'il entend par proche parent; mais que cette interdiction, sanctionnée par des pénalités sans doute variables, et pouvant aller de l'exécution immédiate des coupables à la réprobation diffuse, parfois seulement à la moquerie, est toujours présente dans n'importe quel groupe social. 

On ne saurait, en effet, invoquer ici les fameuses exceptions dont la sociologie traditionnelle se contente souvent de souligner le petit nombre. Car toute société fait exception à la prohibition de l'inceste, quand on l'envisage du point de vue d'une autre société dont la règle est plus stricte que la sienne. On frémit en pensant au nombre d'exceptions qu'un Indien Paviotso devrait, à ce compte, enregistrer. Quand on se réfère aux trois exceptions classiques: Égypte, Pérou, Hawaï, auxquelles il faut d'ailleurs ajouter quelques autres (Azandé, Madagascar, Birmanie, etc.), on ne doit pas perdre de vue que ces systèmes sont des exceptions par rapport au nôtre propre, dans la mesure où la prohibition y recouvre un domaine plus restreint que ce n'est le cas parmi nous. Mais la notion d'exception est toute relative, et son extension serait fort différente pour un Australien, un Thonga, ou un Eskimo. 

La question n'est donc pas de savoir s'il existe des groupes permettant des mariages que d'autres excluent, mais plutôt s'il y a des groupes chez lesquels aucun type de mariage n'est prohibé. La réponse doit être, alors, absolument négative, et à un double titre : d'abord, parce que le mariage n'est jamais autorisé entre tous les proches parents, mais seulement entre certaines catégories (demi-sœur à l'exclusion de sœur, sœur à l'exclusion de mère, etc.); ensuite, parce que ces unions consanguines ont, soit un caractère temporaire et rituel, soit un caractère officiel et permanent, mais restent, dans ce dernier cas, le privilège d'une catégorie sociale très restreinte. C'est ainsi qu'à Madagascar, la mère, la sœur, parfois aussi la cousine, sont des conjoints prohibés pour les gens du commun, tandis que, pour les grands chefs et les rois, seule la mère - mais la mère tout de même - est fady, « défendue ». Mais il y a si peu «exception» à la prohibition de l'inceste que celle-ci fait l'objet d'une extrême susceptibilité de la part de la conscience indigène: quand un ménage est stérile, on postule une relation incestueuse, bien qu'ignorée; et les cérémonies expiatoires prescrites sont automatiquement célébrées. 

Le cas de l'Égypte ancienne est plus troublant, parce que des découvertes récentes suggèrent que les mariages consanguins - particulièrement entre frère et sœur - ont peut-être représenté une coutume répandue chez les petits fonctionnaires et artisans, et non limitée, comme on l'a jadis cru, à la caste régnante et aux plus tardives dynasties. Mais en matière d'inceste, il ne saurait y avoir d'exception absolue. Notre éminent collègue M. Ralph Linton nous faisait remarquer un jour que dans la généalogie d'une famille noble de Samoa, étudiée par lui, sur huit mariages consécutifs entre frère et sœur, un seul mettait en cause une sœur cadette, et que l'opinion indigène l'avait con damné comme immoral. Le mariage entre un frère et sa sœur aînée apparaît donc comme une concession au droit d'aînesse ; et il n'exclut pas la prohibition de l'inceste puisque, en plus de la mère et de la fille, la sœur cadette reste un conjoint interdit, ou tout au moins désapprouvé. Or, un des rares textes que nous possédions sur l'organisation sociale de l'ancienne Égypte suggère une interprétation analogue; il s'agit du Papyrus de Boulaq n° 5, qui relate l'histoire d'une fille de roi qui veut épouser son frère aîné. Et sa mère remarque : « Si je n'ai pas d'enfants après ces deux enfants-là, n'est-ce pas la loi de les marier l'un à l'autre ? ». Ici aussi, il semble s'agir d'une formule de prohibition autorisant le mariage avec la sœur aînée, mais le réprouvant avec la cadette. On verra plus loin que les anciens textes japonais décrivent l'inceste comme une union avec la sœur cadette, à l'exclusion de l'aînée, élargissant ainsi le champ de notre interprétation. Même dans ces cas, qu'on pourrait être tenté de considérer comme des limites, la règle d'universalité n'est pas moins apparente que le caractère normatif de l'institution. 

Voici donc un phénomène qui présente simultanément le caractère distinctif des faits de nature et le caractère distinctif - théoriquement contradictoire du précédent - des faits de culture. La prohibition de l'inceste possède, à la fois, l'universalité des tendances et des instincts, et le caractère coercitif des lois et des institutions. D'où vient-elle donc ? Et quelle est sa place et sa signification ? Débordant inévitablement les limites toujours historiques et géographiques de la culture, coextensive dans le temps et dans l'espace à l'espèce biologique, mais redoublant, par l'interdiction sociale, l'action spontanée des forces naturelles auxquelles elle s'oppose par ses caractères propres, tout en s'identifiant à elles quant au champ d'application, la prohibition de l'inceste apparaît à la réflexion sociologique comme un redoutable mystère. Peu de prescriptions sociales ont préservé, dans une semblable mesure, au sein même de notre société, l'auréole de terreur respectueuse qui s'attache aux choses sacrées. D'une façon significative, et qu'il nous faudra commenter et expliquer par la suite, l'inceste, sous sa forme propre et sous la forme métaphorique de l'abus de mineure («dont», dit le sentiment populaire, «on pourrait être le père»), rejoint même, dans certains pays, son antithèse, les relations sexuelles interraciales, cependant forme extrême de l'exogamie, comme les deux plus puissants stimulants de l'horreur et de la vengeance collectives. Mais cette ambiance de crainte magique ne définit pas seulement le climat au sein duquel, même encore dans la société moderne, évolue l'institution; elle enveloppe aussi, sur le plan théorique, les débats auxquels, depuis ses origines, la sociologie s'est appliquée avec une ténacité ambiguë : « La fameuse question de la prohibition de l'inceste, » écrit Lévy-Bruhl, « cette vexata quœstio dont les ethnographes et les sociologues ont tant cherché la solution, n'en comporte aucune. Il n'y a pas lieu de la poser. Dans les sociétés dont nous venons de parler, il est vain de se demander pour quelle raison l'inceste est prohibé: cette prohibition n'existe pas...; on ne songe pas à l'interdire. C'est quelque chose qui n'arrive pas. Ou, si par impossible cela arrive, c'est quelque chose d'inouï, un monstrum, une transgression qui répand l'horreur et l'effroi. Les sociétés primitives connaissent-elles une prohibition de l'autophagie ou du fratricide? Elles n'ont ni plus ni moins de raison de prohiber l'inceste». 

On ne s'étonnera pas de trouver tant de gêne chez un auteur qui n'a pourtant pas hésité devant les plus audacieuses hypothèses, si l'on considère que les sociologues sont à peu près unanimes à manifester, devant ce problème, la même répugnance et la même timidité.

[pp. 548-570]

 

Ainsi, c'est toujours un système d'échange que nous trouvons à l'origine des règles du mariage, même de celles dont la singularité apparente semble pouvoir justifier seulement d'une interprétation à la fois spéciale et arbitraire. Au cours de ce travail, nous avons vu la notion d'échange se compliquer et se diversifier ; elle nous est apparue constamment sous d'autres formes. Tantôt, l'échange s'est présenté comme direct (c'est le cas du mariage avec la cousine bilatérale), tantôt comme indirect (et dans ce cas, il peut répondre à deux formules, continue et discontinue, correspondant à deux règles différentes de mariage avec la cousine unilatérale) ; tantôt, l'échange fonctionne au sein d'un système global (c'est le caractère, théoriquement commun, du mariage bilatéral et du mariage matrilatéral), tantôt, il provoque la formation d'un nombre illimité de systèmes spéciaux et de cycles étroits, sans relation entre eux (et sous cette forme, il menace, comme un risque permanent, les systèmes à moitiés, et s'attaque, comme une faiblesse inévitable, aux systèmes patrilatéraux) ; tantôt, l'échange apparaît comme une opération au comptant, ou à court terme (avec l'échange est explicite et, tantôt, implicite (ainsi qu'on l'a vu dans l'exemple une opération à terme plus reculé (comme dans les cas où les degrés prohibés englobent les cousins au premier, et parfois au second degré); tantôt, l'échange des sœurs et des filles, et le mariage avunculaire), tantôt, comme du prétendu mariage par achat) ; tantôt, l'échange est fermé (lorsque le mariage doit satisfaire à une règle spéciale d'alliance entre classes matrimoniales ou d'observance de degrés préférentiels), tantôt, il est ouvert (lorsque la règle d'exogamie se réduit à un ensemble de stipulations négatives, laissant le choix libre au delà des degrés prohibés); tantôt, il est gagé par une sorte d'hypothèque sur des catégories réservées (classes ou degrés), tantôt (comme dans le cas de la prohibition de l'inceste simple, telle qu'on la trouve dans notre société), il repose sur une garantie plus large, et de caractère fiduciaire: la liberté théorique de prétendre à n'importe quelle femme du groupe, moyennant la renonciation à certaines femmes déterminées du cercle de famille, liberté assurée par l'extension, à tous les hommes, d'une prohibition similaire à celle qui frappe chacun d'eux en particulier. Mais que ce soit sous une forme directe ou indirecte, globale ou spéciale, immédiate ou différée, explicite ou implicite, fermée ou ouverte, concrète ou symbolique, c'est l'échange, toujours l'échange, qui ressort comme la base fondamentale et commune de toutes les modalités de l'institution matrimoniale. Si ces modalités peuvent être subsumées sous le terme général d'exogamie (car, ainsi qu'on l'a vu dans la première partie de ce travail, l'endogamie ne s'oppose pas à l'exogamie, mais la suppose), c'est à la condition d'apercevoir, derrière l'expression superficiellement négative de la règle d'exogamie, la finalité qui tend à assurer, par l'interdiction du mariage dans les degrés prohibés, la circulation, totale et continue, de ces biens du groupe par excellence que sont ses femmes et ses filles. 

La valeur fonctionnelle de l'exogamie, définie au sens le plus large, s'est, en effet, précisée et affirmée au cours des chapitres précédents. Cette valeur est d'abord négative. L'exogamie fournit le seul moyen de maintenir le groupe comme groupe, d'éviter le fractionnement et le cloisonnement indéfinis qu'apporterait la pratique des mariages consanguins: si l'on avait recours à eux avec persistance, ou seulement de façon trop fréquente, ceux-ci ne tarderaient pas à faire «éclater» le groupe social en une multitude de familles, qui formeraient autant de systèmes clos, de monades sans porte ni fenêtre, et dont aucune harmonie préétablie ne pourrait prévenir la prolifération et les antagonismes. Ce péril mortel pour le groupe, la règle d'exogamie, appliquée sous ses formes les plus simples, ne suffit pas entièrement à l'écarter. Tel est le cas de l'organisation dualiste. Avec l'organisation dualiste, le risque de voir une famille biologique s'ériger en système clos est, sans doute, définitivement éliminé. Le groupe biologique ne peut plus être seul ; et le lien d'alliance avec une famille différente assure la prise du social sur le biologique, du culturel sur le naturel. Mais un autre risque apparaît aussitôt: celui de voir deux familles, ou plutôt deux lignées, s'isoler du continuum social sous la forme d'un système bipolaire, d'une paire intimement unie par une suite d'intermariages, et se suffisant à soi-même, indéfiniment. La règle d'exogamie, qui détermine les modalités de formation de telles paires, leur confère un caractère définitivement social et culturel; mais le social pourrait n'être donné que pour être, aussitôt, morcelé. C'est ce danger qu'évitent les formes plus complexes d'exogamie, tel le principe de l'échange généralisé ; telles aussi, les subdivisions des moitiés en sections et en sous-sections, où des groupes locaux, de plus en plus nombreux, constituent des systèmes indéfiniment plus complexes. Il en est donc des femmes comme de la monnaie d'échange dont elles portent souvent le nom, et qui, selon l'admirable mot indigène, « figure le jeu d'une aiguille à coudre les toitures, et qui, tantôt dehors, tantôt dedans, mène et ramène toujours la même liane qui fixe la paille ». Même en l'absence de tels procédés, l'organisation dualiste, réduite à elle- même, n'est pas impuissante: nous avons vu comment l'intervention des degrés de parenté préférés, au sein même de la moitié - par exemple, la prédilection pour la vraie cousine croisée, et même pour un certain type de vraie cousine croisée, comme c'est le cas chez les Kariera -, fournit le moyen de pallier les risques d'un fonctionnement trop automatique des classes. En face de l'endogamie, tendance à imposer une limite au groupe, et à discriminer au sein du groupe, l'exogamie est un effort permanent vers une plus grande cohésion, une solidarité plus efficace, et une articulation plus souple. 

C'est qu'en effet, l'échange ne vaut pas seulement ce que valent les choses échangées : l'échange - et par conséquent la règle d'exogamie qui l'exprime - a, par lui-même, une valeur sociale : il fournit le moyen de lier les hommes entre eux, et de superposer, aux liens naturels de la parenté, les liens désormais artificiels, puisque soustraits au hasard des rencontres ou à la promiscuité de l'existence familiale, de l'alliance régie par la règle. À cet égard, le mariage sert de modèle à cette «conjugalité » artificielle et temporaire qui s'établit, dans certains collèges, entre jeunes gens du même sexe, et dont Balzac remarque profondément qu'elle ne se superpose jamais aux liens du sang, mais les remplace : « Chose bizarre! Jamais, de mon temps, je n'ai connu de frères qui fussent Faisants. Si l'homme ne vit que par les sentiments, peut-être croit-il appauvrir son existence en confondant une affection trouvée dans une affection naturelle. » [3] 

Certaines théories de l'exogamie, critiquées au début de ce travail, retrouvent, sur ce nouveau plan, une valeur et une signification. Si l'exogamie et la prohibition de l'inceste possèdent, comme nous l'avons suggéré, une valeur fonctionnelle permanente et coextensive à tous les groupes sociaux, comment les interprétations qu'en ont données les hommes, aussi différentes qu'elles puissent être, ne posséderaient-elles pas toutes une ombre de vérité? Ainsi les théories de McLennan, de Spencer, et de Lub-bock ont-elles, au moins, un sens symbolique. On se souvient que, pour le premier, l'exogamie aurait trouvé son origine dans des tribus pratiquant l'infanticide des filles, et par conséquent obligées à chercher au dehors des épouses pour leurs fils. De façon analogue, Spencer a suggéré que l'exogamie a dû débuter parmi des tribus guerrières, enlevant des femmes aux groupes voisins. Et Lubbock a fait l'hypothèse d'une opposition primitive entre deux formes de mariage: un mariage endogamique, où les épouses sont considérées comme la propriété commune des hommes du groupe; et un mariage exogamique, assimilant les femmes capturées à une sorte de propriété individuelle de leur vainqueur, donnant ainsi naissance au mariage individuel moderne. On peut discuter le détail concret ; mais l'idée fondamentale est juste : c'est-à-dire que l'exogamie a une valeur moins négative que positive, qu'elle affirme l'existence sociale d'autrui, et qu'elle n'interdit le mariage endogame que pour introduire, et prescrire, le mariage avec un autre groupe que la famille biologique: non, certes, parce qu'un péril biologique est attaché au mariage consanguin, mais parce qu'un bénéfice social résulte d'un mariage exogame. 

Ainsi donc, l'exogamie doit être reconnue comme un élément important - sans doute comme, de très loin, l'élément le plus important — de cet ensemble solennel de manifestations qui, continuellement ou périodiquement, assurent l'intégration des unités partielles au sein du groupe total, et réclament la collaboration des groupes étrangers. Tels sont les banquets, les fêtes, les cérémonies de divers ordres qui forment la trame de l'existence sociale. Mais l'exogamie n'est pas seulement une manifestation, prenant place au milieu de beaucoup d'autres: les fêtes et les cérémonies sont périodiques, et la plupart correspondent à des fonctions limitées. La loi d'exogamie, au contraire, est omniprésente, elle agit de façon permanente et continuelle, bien plus, elle porte sur des valeurs - les femmes - qui sont les valeurs par excellence, à la fois du point de vue biologique et du point de vue social, et sans lesquelles la vie n'est pas possible, ou tout au moins est réduite aux pires formes de l'abjection. Il n'est donc pas exagéré de dire qu'elle est l'archétype de toutes les autres manifestations à base de réciprocité, qu'elle fournit la règle fondamentale et immuable qui assure l'existence du groupe comme groupe: chez les Maori, nous apprend Elsdon Best, «les fillettes de rang aristocratique, et aussi les garçonnets de même rang, étaient mariés à des membres de tribus puissantes et importantes, relevant même, peut-être, de groupes entièrement étrangers, comme un moyen de se procurer l'assistance de ces tribus à l'occasion de guerres. Il y a là comme une application de ce dicton des anciens temps : He taura taonga e motu, he taura tangata e kore e motu (un lien établi par des présents peut se briser, mais non un lien humain). Deux groupes peuvent s'unir par des relations amicales et échanger des cadeaux, et cependant se quereller et se combattre plus tard, mais l'intermariage les lie d'une façon permanente». Et plus loin, il cite cet autre proverbe : He hono tangata e kore e motu, kapa he taura waka, e motu: un lien humain est indestructible, mais il n'en est pas ainsi d'une bosse de bateau, car celle-ci peut se rompre. La philosophie contenue dans ces propos est d'autant plus significative que les Maori n'étaient nullement insensibles aux avantages du mariage à l'intérieur du groupe: si les deux familles se querellent et s'insultent, disaient-ils, cela ne sera pas sérieux, mais seulement une affaire de famille; et la guerre sera évitée. 

La prohibition de l'inceste est moins une règle qui interdit d'épouser mère, sœur ou fille, qu'une règle qui oblige à donner mère, sœur ou fille à autrui. C'est la règle du don par excellence. Et c'est bien cet aspect, trop souvent méconnu, qui permet de comprendre son caractère: toutes les erreurs d'interprétation de la prohibition de l'inceste proviennent d'une tendance à voir, dans le mariage, un processus discontinu, qui tire de lui-même, dans chaque cas individuel, ses propres limites et ses possibilités. C'est ainsi qu'on cherche, dans une qualité intrinsèque de la mère, de la fille ou de la sœur, les raisons qui peuvent prévenir le mariage avec elles. On se trouve, alors, infailliblement entraîné vers des considérations biologiques, puisque c'est seulement d'un point de vue biologique, mais certainement pas social, que la maternité, la sororalité ou la filialité - si l'on peut dire - sont des propriétés des individus considérés; mais, envisagées d'un point de vue social, ces qualifications ne peuvent être regardées comme définissant des individus isolés, mais des relations entre ces individus et tous les autres: la maternité est une relation, non seulement d'une femme à ses enfants, mais de cette femme à tous les autres membres du groupe, pour lesquels elle n'est pas une mère, mais une sœur, une épouse, une cousine, ou simplement une étrangère sous le rapport de la parenté. Il en est de même pour toutes les relations familiales, qui se définissent, à la fois, par les individus qu'elles englobent et par tous ceux, aussi, qu'elles excluent. Cela est si vrai que les observateurs ont été souvent frappés par l'impossibilité, pour les indigènes, de concevoir une relation neutre, ou plus exactement une absence de relation. Nous avons le sentiment - d'ailleurs illusoire - que l'absence de parenté détermine, dans notre conscience, un tel état ; mais la supposition qu'il puisse en être ainsi pour la pensée primitive ne résiste pas à l'examen. Chaque relation familiale définit un certain ensemble de droits et de devoirs: et l'absence de relation familiale ne définit pas rien, elle définit l'hostilité : « Si vous voulez vivre chez les Nuer, vous devez le faire à leur façon; vous devez les traiter comme une sorte de parents, et ils vous traiteront aussi comme une sorte de parents. Droits, privilèges, obligations, tout est déterminé par la parenté. Un individu quelconque doit être, soit un parent réel ou fictif, soit un étranger, vis-à-vis duquel vous n'êtes lié par aucune obligation réciproque, et que vous traitez comme un ennemi virtuel. » Le groupe australien se définit exactement dans les mêmes termes : « Quand un étranger approche d'un camp qu'il n'a jamais visité auparavant, il ne pénètre pas dans le camp, mais se tient à quelque distance. Après un moment, un petit groupe d'anciens l'aborde, et la première tâche à laquelle ils se livrent est de découvrir qui est l'étranger. La question qu'on lui pose le plus souvent est: Qui est ton maeli (père du père) ? La discussion se déroule sur des questions de généalogie, jusqu'à ce que tous les intéressés se déclarent satisfaits, quant à la détermination exacte de la relation de l'étranger avec chacun des indigènes présents au camp. Quand on est arrivé à ce point, l'étranger peut être reçu dans le camp, et on lui indique chaque homme et chaque femme, avec la relation de parenté correspondante entre lui-même et chacun... Si je suis un indigène et que je rencontre un autre indigène, celui-ci doit être, ou bien mon parent, ou bien mon ennemi. Et s'il est mon ennemi, je dois saisir la première occasion de le tuer, de crainte que lui-même ne me tue. Telle était, avant la venue de l'homme blanc, la conception indigène des devoirs envers le prochain. » 

Ces deux exemples ne font que confirmer, dans leur frappant parallélisme, une situation universelle : « Pendant tout un temps considérable et dans un nombre considérable de sociétés, les hommes se sont abordés dans un curieux état d'esprit, de crainte et d'hostilité exagérées, et de générosité également exagérée, mais qui ne sont folles qu'à nos yeux. Dans toutes les sociétés qui nous ont précédés immédiatement et encore nous entourent, et même dans de nombreux usages de notre moralité populaire, il n'y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement, déposer ses armes et renoncer à sa magie, ou donner tout : depuis l'hospitalité fugace jusqu'aux filles et aux biens. »7 Or, il n'y a dans cette attitude aucune barbarie, et même, à proprement parler, aucun archaïsme: mais seulement la systématisation, poussée jusqu'à son terme, des caractères inhérents aux relations sociales. 

Chaque relation ne saurait être isolée arbitrairement de toutes les autres ; et il n'est pas davantage possible de se tenir en deçà, ou au-delà, du monde des relations : le milieu social ne doit pas être conçu comme un cadre vide au sein duquel les êtres et les choses peuvent être liés, ou simplement juxtaposés. Le milieu est inséparable des choses qui le peuplent ; ensemble, ils constituent un champ de gravitation où les charges et les distances forment un ensemble coordonné, et où chaque élément, en se modifiant, provoque un changement dans l'équilibre total du système. Nous avons fourni une illustration, au moins partielle, de ce principe en analysant le mariage des cousins croisés. Mais on voit comment son champ d'application doit être élargi à toutes les règles de parenté, et, avant toute autre, à cette règle universelle et fondamentale qu'est la prohibition de l'inceste : car c'est le caractère total de tout système de parenté (et il n'est pas de société humaine qui en soit dépourvue) qui fait que la mère, la sœur, la Tu voudrais épouser ta sœur ? Mais qu'est-ce qui te prend ? Tu ne veux pas avoir de beau-frère ? Tu ne comprends donc pas que si tu épouses la sœur d'un autre homme, et qu'un autre homme épouse ta sœur, tu auras au moins deux beaux-frères, et que si tu épouses ta propre sœur tu n'en auras pas du tout ? Et avec qui iras-tu chasser ? Avec qui feras-tu les plantations ? Qui auras-tu à visiter ? » 

Sans doute tout cela est-il un peu suspect, parce que provoqué. Mais les aphorismes indigènes recueillis par le même enquêteur, et que nous avons cités en épigraphe à la première partie de ce travail, ne le sont pas, et leur sens est le même. D'autres témoignages corroborent la même thèse: pour les Chukchee, une «mauvaise famille» se définit comme une famille isolée «sans frère et sans cousin». D'ailleurs, la nécessité de provoquer le commentaire (dont le contenu est, en tout cas, spontané), et la difficulté à l'obtenir, sont révélatrices du malentendu inhérent au problème des prohibitions du mariage. Celles-ci ne sont des prohibitions qu'à titre secondaire et dérivé. Avant d'être un interdit portant sur une certaine catégorie de personnes, elles sont un prescrit qui en vise une autre. Que la théorie indigène est, à cet égard, plus clairvoyante que tant de commentaires contemporains ! Il n'y a rien dans la sœur, ni dans la mère, ni dans la fille, qui les disqualifie en tant que telles. L'inceste est socialement absurde avant d'être moralement coupable. L'exclamation incrédule arrachée à l'informateur : Tu ne veux donc pas avoir de beau-frère ! fournit sa règle d'or à l'état de société. 

Il n'y a donc pas de solution possible au problème de l'inceste à l'intérieur de la famille biologique, même si l'on suppose celle-ci déjà placée dans un contexte culturel qui lui impose ses exigences spécifiques. Le contexte culturel ne consiste pas dans un ensemble de conditions abstraites; il résulte d'un fait très simple, et qui l'exprime tout entier, à savoir que la famille biologique n'est plus seule, et qu'elle doit faire appel à l'alliance d'autres familles pour se perpétuer. On sait que Malinowski s'est employé à défendre une conception différente: la prohibition de l'inceste résulterait d'une contradiction interne, au sein même de la famille biologique, entre des sentiments mutuellement incompatibles, ainsi les émotions qui s'attachent aux rapports sexuels et l'amour parental, ou « les sentiments naturels qui se nouent entre frères et sœurs. » Ces sentiments ne deviennent toutefois incompatibles qu'en raison du rôle culturel que la famille biologique est appelée à jouer: l'homme doit enseigner ses enfants, et cette vocation sociale, s'exerçant naturellement au sein du groupe familial, serait irrémédiablement compromise si des émotions d'un autre type venaient bouleverser la discipline indispensable au maintien d'un ordre stable entre les générations: «l'inceste équivaudrait à la confusion des âges, au mélange des générations, à la désorganisation des sentiments, et à un renversement brutal de tous les rôles, au moment précis où la famille représente un agent éducatif de première importance. Aucune société ne pourrait exister dans des conditions pareilles.» 

II est fâcheux, pour cette thèse, qu'il n'existe pratiquement aucune société primitive qui ne lui inflige une contradiction flagrante sur chaque point. La famille primitive achève sa fonction éducative plus tôt que la nôtre, et dès la puberté - souvent même avant - elle transfère au groupe la charge des adolescents, dont la préparation est remise à des maisons de célibataires, ou des cercles d'initiation. Les rituels d'initiation sanctionnent cette émancipation du jeune homme, ou de la jeune fille, de la cellule familiale, et leur incorporation définitive au groupe social. Pour parvenir à cette fin, ces rituels font exactement appel aux procédés dont Malinowski n'évoque l'éventualité que pour en dénoncer les mortels périls: désorganisation affective, et échange violent des rôles, cet échange pouvant aller jusqu'à la pratique, sur la personne même de l'initié, d'usages très peu familiaux par des parents rapprochés. Enfin, on sait que les différents types de systèmes classificatoires se soucient fort peu de maintenir une claire distinction entre les âges et les générations; il n'est pas moins difficile, pourtant, à un enfant Hopi qu'il ne serait à l'un des nôtres, d'apprendre à appeler un vieillard «mon fils», ou toute autre assimilation du même ordre. La situation, prétendument désastreuse, que Malinowski s'exerce à dépeindre pour justifier la prohibition de l'inceste n'est, à tout prendre, qu'un tableau fort banal de n'importe quelle société, quand on l'envisage d'un autre point de vue que le sien propre. 

Cet égocentrisme naïf est si dépourvu de nouveauté et d'originalité que Durkheim en avait offert une critique décisive, de longues années avant que Malinowski ne lui eût donné un temporaire regain de vitalité. Les relations incestueuses et les sentiments familiaux n'apparaissent contradictoires que parce que nous avons conçu ceux-ci comme excluant irréductiblement celles-là. Mais si une longue et ancienne tradition permettait aux hommes de s'unir à leurs proches parents, notre conception du mariage serait tout autre. La vie sexuelle ne serait pas devenue ce qu'elle est: elle aurait un caractère moins personnel, laisserait moins de place aux libres jeux de l'imagination, aux rêves, aux spontanéités du désir ; le sentiment sexuel se serait tempéré et amorti, mais, par là même, il se serait rapproché des sentiments domestiques, et n'aurait eu aucun mal à se concilier avec eux. Et, pour terminer cette paraphrase par une citation : « Certes, la question ne se pose pas, une fois que l'on suppose l'inceste prohibé ; car l'ordre conjugal, étant dès lors excentrique à l'ordre domestique, devait nécessairement se développer dans un sens divergent. Mais on ne peut évidemment expliquer cette prohibition par des idées qui, manifestement, en dérivent. » 

Ne faut-il pas aller plus loin encore? De nombreuses sociétés pratiquent, à l'occasion même du mariage, la confusion des générations, le mélange des âges, le renversement des rôles, et l'identification de relations à nos yeux incompatibles. Et comme ces usages leur semblent en parfaite harmonie avec une prohibition de l'inceste conçue parfois de façon très rigoureuse, on peut en conclure, d'une part, qu'aucune de ces pratiques n'est exclusive de la vie de famille, et, d'autre part, que la prohibition doit se définir par des caractères différents, et qui lui soient communs à travers ses multiples modalités. Chez les Chukchee, par exemple, « l'âge des femmes échangées en mariage n'est guère pris en considération. Ainsi, sur la rivière Oloi, un homme (…) maria son fils, âgé de cinq ans, à une fille de vingt ans. En échange il donna sa nièce qui avait douze ans, et celle-ci épousa un jeune homme de plus de vingt ans. La femme du petit garçon jouait le rôle de nourrice, le faisait manger elle-même et le mettait au lit... » L'auteur cite aussi le cas d'une femme mariée à un bébé de deux ans et qui, ayant elle-même un enfant d'un « compagnon de mariage », c'est-à-dire d'un amant officiel et temporaire, partageait ses soins entre les deux nourrissons: « Quand elle allaitait son bébé, elle allaitait aussi son mari-bébé... Et dans ce cas, le petit mari prenait volontiers le sein de sa femme. Quand je demandai qu'on m'expliquât la conduite de la femme, le Chukchee répondit : Qui sait ? Peut-être est-ce un moyen magique pour s'assurer le futur amour de son jeune mari. » II est certain, en tout cas, que ces unions en apparence inconcevables sont compatibles avec un folklore d'un roman­tisme exalté, tout plein de coups de foudre, de Princes Charmants et de Belles au Bois Dormant, de beautés farouches et d'amours triomphantes. On connaît des faits analogues en Amérique du Sud. 

Pour inusités qu'ils puissent paraître, ces exemples ne sont pas uniques, et l'inceste à l'égyptienne n'en constitue, probablement, que la limite. On trouve leur analogue chez les Arapesh de Nouvelle-Guinée, où les fiançailles infantiles sont fréquentes, les deux enfants grandissant comme frère et sœur. Mais c'est au profit du mari que s'établit, cette fois, la différence d'âge : « Un garçon Arapesh élève sa femme. D'habitude, un père fonde son droit, non sur le fait d'avoir donné le jour à son enfant, mais sur celui de l'avoir nourri; de même, le mari Arapesh exige de sa femme soins et dévouement, non pas en invoquant le prix qu'il a payé pour elle, ou son droit de propriétaire, mais en vertu de la nourriture qu'il lui a fournie pendant sa croissance et qui est devenue l'os et la chair de son corps. » Ici encore, ce type de relations, en apparence anormales, fournit le modèle psychologique du mariage régulier: «Toute l'organisation sociale se fonde sur l'analogie établie entre les enfants et les épouses, qui sont considérés comme un groupe plus jeune, moins responsable que la société masculine, et qu'il faut par conséquent diriger. Par définition, les femmes rentrent dans cette catégorie infantile... vis-à-vis de tous les hommes, plus âgés qu'elles, du clan où elles doivent se marier. » 

De même, chez les Tapirapé du Brésil central, les phénomènes de dépopulation ont généralisé un système de mariage avec des petites filles. Le « mari » vit chez ses beaux-parents et la mère de la «femme» assure les travaux féminins; le mari Mohave porte sur ses épaules la petite fille qu'il a épousée, s'occupe des soins du ménage, et de façon plus générale, agit simultanément comme un mari et in loco parentis. Les Mohave commentent la situation avec cynisme, et demandent, parfois même en présence de l'intéressé, si l'homme n'aurait pas épousé sa propre fille : « Qu'est-ce que tu promènes sur ton dos ? interrogent-ils. Est-ce là ta fille ? Quand des mariages de ce type se défont, il n'est pas rare que le mari ait une attaque de folie. » 

Nous avons nous-mêmes assisté, chez les Tupi-Kawahib du Haut-Madeira, dans le Brésil central, aux fiançailles d'un homme d'une trentaine d'années avec un bébé de deux ans à peine, et que sa mère portait encore dans les bras. Rien de plus touchant que l'émoi avec lequel le futur mari suivait les ébats puérils de sa petite fiancée; il ne se lassait pas de l'admirer, et de faire partager ses sentiments aux spectateurs. Pendant des années, sa pensée allait être occupée par la perspective de monter un ménage; il se sentirait réconforté par la certitude, grandissant à ses côtés en force et en beauté, d'échapper un jour à la malédiction du célibat. Et dès à présent, sa tendresse naissante s'exprimait par d'innocents cadeaux. Cet amour, déchiré, selon nos critères, entre trois ordres irréductibles: paternel, fraternel et marital, n'offrait, dans un contexte approprié, aucun élément trouble, et rien ne pouvait laisser deviner en lui une tare, mettant en péril le futur bonheur du couple, et moins encore, l'ordre social tout entier. 

Contre Malinowski, et contre ceux de ses disciples qui cherchent vainement à maintenir une position périmée, on doit donc donner raison à ceux qui, comme Fortune et Williams, ont, à la suite de Tylor, trouvé l'origine de la prohibition de l'inceste dans ses implications positives. Comme le dit justement un observateur, «il en est du couple incestueux comme de la famille avare : ils s'isolent automatiquement de ce jeu consistant à donner et à recevoir, à quoi se ramène toute la vie de la tribu ; dans le corps collectif, ils deviennent un membre mort ou paralysé ». 

Chaque mariage ne saurait donc être isolé de tous les autres mariages, passés ou futurs, qui ont eu, ou auront lieu au sein du groupe. Chacun est le terme d'un mouvement qui, aussitôt qu'il a atteint ce terme, doit se renverser pour se dérouler dans un sens nouveau; que le mouvement s'arrête, et tout le système de réciprocité se trouvera ébranlé. En même temps que le mariage est la condition pour que la réciprocité se réalise, il risque donc, à chaque coup, l'existence de la réciprocité: car que se passerait-il, si femme était reçue sans que fille ou sœur soit rendue ? Il faut courir ce risque, pourtant, si l'on veut que la société continue; pour sauvegarder la perpétuité sociale de l'alliance, on doit se compromettre avec les fatalités de la filiation, c'est-à-dire, en somme, de l'infrastructure biologique de l'homme. Mais la reconnaissance sociale du mariage (c'est-à-dire la transformation de la rencontre sexuelle à base de promiscuité en contrat, en cérémonie, ou en sacrement) est toujours une angoissante aventure; et on comprend que la société ait cherché à se prémunir contre ses risques par l'imposition continuelle, et presque maniaque, de sa marque. Les Héhé, dit Gordon Brown, pratiquent le mariage des cousins croisés, mais non sans hésitation: car s'il permet de maintenir le lien clanique, en même temps il risque de le détruire en cas de mauvais mariage; et, indiquent les informateurs, « à cause de cela, beaucoup de gens s'y refusent. » Cette attitude ambivalente des Héhé, vis-à-vis d'une forme spéciale du mariage, est l'attitude sociale par excellence vis-à-vis du mariage sous toutes ses formes: en reconnaissant et en sanctionnant l'union des sexes et la reproduction, la société s'impose à l'ordre naturel ; mais en même temps, elle donne à l'ordre naturel sa chance, et l'on peut dire, de toutes les cultures du monde, ce qu'un observateur a remarqué pour l'une d'elle : « La plus fondamentale des notions religieuses a trait à la différence qui règne entre les sexes. Chacun est parfaitement normal à sa manière, mais leur contact est lourd de dangers pour tous deux. » 

Tout mariage est donc une rencontre dramatique entre la nature et la culture, entre l'alliance et la parenté. « Qui a donné la fiancée ? » chante l'hymne hindou du mariage. « À qui donc l'a-t-il donnée ? C'est l'amour qui l'a donnée; c'est à l'amour qu'elle a été donnée. L'amour a donné ; l'amour a reçu. L'amour a rempli l'océan. Avec amour je l'accepte. Amour ! que celle-ci t'appartienne. » Ainsi, le mariage est un arbitrage entre deux amours: l'amour parental et l'amour conjugal ; mais tous deux sont amour, et dans l'instant du mariage, si l'on considère cet instant isolé de tous les autres, tous deux se rencontrent et se confondent, « l'amour a rempli l'océan. » Sans doute ne se rencontrent-ils que pour se substituer l'un à l'autre, et accomplir une sorte de chassé-croisé. Mais ce qui, pour toute pensée sociale, fait du mariage un mystère sacré, est que, pour se croiser, il faut, au moins pour un instant, qu'ils se joignent. À ce moment, tout mariage frise l'inceste; bien plus il est inceste, au moins inceste social : s'il est vrai que l'inceste, entendu au sens le plus large, consiste à obtenir par soi-même, et pour soi-même, au lieu d'obtenir par autrui, et pour autrui. 

Mais, puisqu'on doit céder à la nature pour que l'espèce se perpétue, et, avec elle, l'alliance sociale, il faut au moins qu'on la démente en même temps qu'on lui cède, et que le geste qu'on accomplit vers elle s'accompagne toujours d'un geste qui la restreint. Ce compromis entre nature et culture s'établit de deux façons, puisque deux cas se présentent, l'un où la nature doit être introduite puisque la société peut tout, l'autre où la nature doit être exclue puisque c'est elle cette fois qui règne : devant la filiation, par l'affirmation du principe unilinéaire, devant l'alliance, par l'instauration des degrés prohibés. 

Les multiples règles interdisant ou prescrivant certains types de conjoints, et la prohibition de l'inceste qui les résume toutes, s'éclairent à partir du moment où l'on pose qu'il faut que la société soit. Mais la société aurait pu ne pas être. N'avons-nous donc cru résoudre un problème que pour rejeter tout son poids sur un autre problème, dont la solution apparaît plus hypothétique encore que celle à laquelle nous nous sommes exclusivement consacré ? En fait, remarquons-le, nous ne sommes pas en présence de deux problèmes, mais d'un seul. Si l'interprétation que nous en avons proposée est exacte, les règles de la parenté et du mariage ne sont pas rendues nécessaires par l'état de société. Elles sont l'état de société lui-même, remaniant les relations biologiques et les sentiments naturels, leur imposant de prendre position dans des structures qui les impliquent en même temps que d'autres, et les obligeant à surmonter leurs premiers caractères. L'état de nature ne connaît que l'indivision et l'appropriation, et leur hasardeux mélange. Mais, comme l'avait déjà remarqué Proudhon à propos d'un autre problème, on ne peut dépasser ces notions qu'à la condition de se placer sur un nouveau plan : « La propriété est la non-réciprocité, et la non-réciprocité est le vol... Mais la communauté est aussi la non-réciprocité, puisqu'elle est la négation des termes adverses; c'est encore le vol. Entre la propriété et la communauté, je construirais un monde. » Or qu'est-ce que ce monde, sinon celui dont la vie sociale s'applique tout entière à construire et reconstruire sans arrêt une image approchée et jamais intégralement réussie, le monde de la réciprocité que les lois de la parenté et du mariage font, pour leur compte, laborieusement sortir de relations condamnées, sans cela, à rester tantôt stériles et tantôt abusives ? Mais le progrès de l'ethnologie contemporaine serait bien peu de chose si nous devions nous contenter d'un acte de foi - fécond sans doute, et, en son temps, légitime - dans le processus dialectique qui doit inéluctablement faire naître le monde de la réciprocité, comme la synthèse de deux caractères contradictoires, inhérents à l'ordre naturel. L'étude expérimentale des faits peut rejoindre le pressentiment des philosophes, non seulement pour attester que les choses se sont bien passées ainsi, mais pour décrire, ou commencer à décrire, comment elles se sont passées. 

À cet égard, l'œuvre de Freud offre un exemple et une leçon. À partir du moment où l'on prétendait expliquer certains traits actuels de l'esprit humain par un événement, à la fois historiquement certain et logiquement nécessaire, il était permis, et même prescrit, d'essayer d'en reconstituer scrupuleusement la séquence. L'échec de Totem et tabou, loin d'être inhérent au dessein que s'est proposé son auteur, tient plutôt à l'hésitation qui l'a empêché de se prévaloir, jusqu'au bout, des conséquences impliquées dans ses prémisses. Il fallait voir que des phénomènes mettant en cause la structure la plus fondamentale de l'esprit humain, n'ont pas pu apparaître une fois pour toutes: ils se répètent tout entiers au sein de chaque conscience; et l'explication dont ils relèvent appartient à un ordre qui transcende, à la fois, les successions historiques et les corrélations du présent. L'ontogenèse ne reproduit pas la phylogénèse, ou le contraire. Les deux hypothèses aboutissent aux mêmes contradictions. On ne peut parler d'explication qu'à partir du moment où le passé de l'espèce se rejoue, à chaque instant, dans le drame indéfiniment multiplié de chaque pensée individuelle, parce que, sans doute, il n'est lui-même que la projection rétrospective d'un passage qui s'est produit, parce qu'il se produit continuellement. 

Du point de vue de l'œuvre de Freud, cette timidité conduit à un étrange et double paradoxe. Freud rend compte, avec succès, non du début de la civilisation mais de son présent; et, parti à la recherche de l'origine d'une prohibition, il réussit à expliquer, non, certes, pourquoi l'inceste est consciemment condamné, mais comment il se fait qu'il soit inconsciemment désiré. On a dit et redit ce qui rend Totem et tabou irrecevable, comme interprétation de la prohibition de l'inceste et de ses origines: gratuité de l'hypothèse de la horde des mâles et du meurtre primitif, cercle vicieux qui fait naître l'état social de démarches qui le supposent. Mais, comme tous les mythes, celui que Totem et tabou présente avec une si grande force dramatique, comporte deux interprétations. Le désir de la mère ou de la sœur, le meurtre du père et le repentir des fils, ne correspondent, sans doute, à aucun fait, ou ensemble de faits occupant dans l'histoire une place donnée. Mais ils traduisent peut-être, sous une forme symbolique, un rêve à la fois durable et ancien. Et le prestige de ce rêve, son pouvoir de modeler, à leur insu, les pensées des hommes, proviennent précisément du fait que les actes qu'il évoque n'ont jamais été commis, parce que la culture s'y est, toujours et partout, opposée. Les satisfactions symboliques dans lesquelles s'épanche, selon Freud, le regret de l'inceste, ne constituent donc pas la commémoration d'un événement. Elles sont autre chose, et plus que cela: l'expression permanente d'un désir de désordre, ou plutôt de contre-ordre. Les fêtes jouent la vie sociale à l'envers, non parce qu'elle a jadis été telle, mais parce qu'elle n'a jamais été, et ne pourra jamais être, autrement. Les caractères du passé n'ont de valeur explicative que dans la mesure où ils coïncident avec ceux de l'avenir et du présent. 

Freud a parfois suggéré que certains phénomènes de base trouvaient leur explication dans la structure permanente de l'esprit humain, plutôt que dans son histoire : ainsi, l'état d'angoisse résulterait d'une contradiction entre les exigences de la situation, et les moyens à la disposition de l'individu pour y faire face ; en l'occurrence, par l'impuissance du nouveau-né devant l'afflux des excitations extérieures. L'anxiété apparaîtrait donc avant la naissance du super-ego : « II n'est pas inconcevable que des facteurs d'ordre quantitatif, par exemple une dose excessive d'excitation, et la rupture des barrières qui s'y opposent, soient la cause immédiate de la répression primitive. » En effet, la susceptibilité du super-ego n'est nullement en rapport avec le degré de sévérité dont il a fait l'expérience. L'inhibition justifierait ainsi d'une origine interne, et non externe. Ces vues nous semblent seules capables d'apporter une réponse à une question que l'étude psychanalytique des enfants pose de façon très troublante: chez les jeunes enfants, le « sentiment du péché » paraît plus précis, et mieux formé, qu'il ne devrait résulter de l'histoire individuelle de chaque cas. La chose s'expliquerait si, comme l'a supposé Freud, les inhibitions entendues au sens le plus large (dégoût, honte, exigences morales et esthétiques), pouvaient être «organiquement déterminées, et occasionnellement produites, sans le secours de l'éducation». 11 y aurait deux formes de sublimation, l'une issue de l'éducation et purement culturelle, l'autre, «forme inférieure», procédant par réaction autonome, et dont l'apparition se placerait au début de la période de latence ; il se pourrait même que dans ces cas exceptionnellement favorables, elle se poursuivît pendant tout le cours de l'existence. 

Ces audaces par rapport à la thèse de Totem et tabou, et les hésitations qui les accompagnent, sont révélatrices: elles montrent un science sociale comme la psychanalyse - car c'en est une - encore flottante entre la tradition d'une sociologie historique cherchant, comme l'a fait Rivers, dans un passé lointain la raison d'être d'une situation actuelle, et une attitude plus moderne et scientifiquement plus solide, qui attend, de l'analyse du présent, la connaissance de son avenir et de son passé. C'est bien là, d'ailleurs, le point de vue du praticien; mais on ne saurait trop souligner qu'en approfondissant la structure des conflits dont le malade est le théâtre, pour en refaire l'histoire, et parvenir ainsi à la situation initiale autour de laquelle tous les développements subséquents se sont organisés, il suit une marche contraire à celle de la théorie, telle que Totem et tabou la présente. Dans un cas, on remonte de l'expérience aux mythes, et des mythes à la structure; dans l'autre, on invente un mythe pour expliquer les faits : pour tout dire, on procède comme le malade, au lieu de l'interpréter. 

Malgré ces pressentiments, une seule, parmi toutes les sciences sociales, est parvenue au point où l'explication synchronique et l'explication diachronique se confondent, parce que la première permet de reconstituer la genèse des systèmes et d'en opérer la synthèse, tandis que la seconde met en évidence leur logique interne et saisit l'évolution qui les dirige vers un but. Cette science sociale est la linguistique, conçue comme une étude phonologique. Or, quand nous considérons ses méthodes, et plus encore son objet, nous pouvons nous demander si la sociologie de la famille, telle que nous l'avons conçue au cours de ce travail, porte sur une réalité aussi différente qu'on pourrait croire, et si, par conséquent, elle ne dispose pas des mêmes possibilités. 

Les règles de la parenté et du mariage nous sont apparues comme épuisant, dans la diversité de leurs modalités historiques et géographiques, toutes les méthodes possibles pour assurer l'intégration des familles biologiques au sein du groupe social. Nous avons ainsi constaté que des règles, en apparence compliquées et arbitraires, pouvaient être ramenées à un petit nombre : il n'y a que trois structures élémentaires de parenté possibles; ces trois structures se construisent à l'aide de deux formes d'échange; et ces deux formes d'échange dépendent elles-mêmes d'un seul caractère différentiel, à savoir le caractère harmonique ou dysharmonique du système considéré. Tout l'appareil imposant des prescriptions et des prohibitions pourrait être, à la limite, reconstruit a priori en fonction d'une question, et d'une seule : quel est, dans la société en cause, le rapport entre la règle de résidence et la règle de filiation? Car tout régime dysharmonique conduit à l'échange restreint, comme tout régime harmonique annonce l'échange généralisé. 

La marche de notre analyse est donc voisine de celle du linguiste phonologue. Mais il y a plus: si la prohibition de l'inceste et l'exogamie ont une fonction essentiellement positive, si leur raison d'être est d'établir, entre les hommes, un lien sans lequel ils ne pourraient s'élever au-dessus d'une organisation biologique pour atteindre une organisation sociale, alors il faut reconnaître que linguistes et sociologues n'appliquent pas seulement les mêmes méthodes, mais qu'ils s'attachent à l'étude du même objet. De ce point de vue, en effet, « exogamie et langage ont la même fonction fondamentale : la communication avec autrui, et l'intégration du groupe ». On peut regretter qu'après cette profonde remarque, son auteur tourne court, et assimile la prohibition de l'inceste à d'autres tabous, comme l'interdiction des relations sexuelles avec un garçon incirconcis chez les Wachag-ga, ou le renversement de la règle hypergamique dans l'Inde. Car la prohibition de l'inceste n'est pas une prohibition comme les autres ; elle est la prohibition sous sa forme la plus générale, celle, peut-être, à quoi toutes les autres se ramènent - à commencer par celles qui viennent d'être citées - comme autant de cas particuliers. La prohibition de l'inceste est universelle comme le langage; et, s'il est vrai que nous soyons mieux informés sur la nature du second que sur l'origine de la première, c'est seulement en suivant la comparaison jusqu'à son terme que nous pourrons espérer pénétrer le sens de l'institution. 

La civilisation moderne est parvenue à une telle maîtrise de l'instrument linguistique et des moyens de communication, et elle en fait un usage si diversifié, que nous nous sommes, pour ainsi dire, immunisés au langage ; ou tout au moins, nous croyons l'être. Nous ne voyons plus dans la langue qu'un intermédiaire inerte, et par lui-même privé d'efficacité, le support passif d'idées auxquelles l'expression ne confère aucun caractère supplémentaire. Pour la plupart des hommes, le langage présente sans imposer; mais la psychologie moderne a réfuté cette conception simpliste : « Le langage n'entre pas dans un monde de perceptions objectives achevées, pour adjoindre seulement, à des objets individuels donnés et clairement délimités les uns par rapport aux autres, des»noms » qui seraient des signes purement extérieurs et arbitraires ; mais il est lui-même un médiateur dans la formation des objets ; il est, en un sens, le dénominateur par excellence. » Cette vue plus exacte du fait linguistique ne constitue pas une découverte ou une nouveauté: elle replace seulement les perspectives étroites de l'homme blanc, adulte et civilisé, au sein d'une expérience humaine plus vaste, et par conséquent plus valable, où la « manie de dénomination » de l'enfant, et l'étude de la révolution profonde produite, chez des sujets arriérés, par la découverte soudaine de la fonction du langage, corroborent les observations faites sur le terrain; il en ressort que la conception de la parole comme verbe, comme pouvoir et comme action, représente bien un trait universel de la pensée humaine. 

Que les relations entre les sexes puissent être conçues comme une des modalités d'une grande « fonction de communication », qui comprend aussi le langage, certains faits empruntés à la psychologie pathologique tendent déjà à le suggérer: la conversation bruyante semble avoir, pour certains obsédés, la même signification qu'une activité sexuelle sans frein. Ils ne parlent eux-mêmes qu'à voix basse et dans un murmure, comme si la voix humaine était inconsciemment interprétée comme une sorte de substitut de la puissance sexuelle. Mais, même si l'on n'est disposé à accueillir et à utiliser ces faits que sous réserve (et nous ne faisons, ici, appel à la psychopathologie que parce qu'elle permet, comme la psychologie infantile et l'ethnologie, un élargissement de l'expérience), on doit reconnaître que certaines observations de coutumes et d'attitudes primitives leur apportent une frappante confirmation. Il suffira de rappeler qu'en Nouvelle-Calédonie, la « mauvaise parole », c'est l'adultère; car « parole » doit probablement être interprété dans le sens d'« acte », et certains documents sont plus significatifs encore: pour plusieurs peuplades très primitives de Malaisie, le péché suprême, déchaînant l'orage et la tempête, comprend une série d'actes en apparence hétéroclites et que les informateurs énumèrent pêle-mêle: le mariage entre proches parents; le fait, pour père et fille ou pour mère et fils, de dormir trop près l'un de l'autre ; un langage incorrect entre parents ; les discours inconsidérés ; pour les enfants, jouer bruyamment, et, pour les adultes manifester une joie démonstrative dans les réunions sociales; imiter le cri de certains insectes ou oiseaux ; rire de son propre visage contemplé dans un miroir; enfin, taquiner les animaux et, plus particulièrement, habiller un singe en homme, et se moquer de lui. Quels rapports peut-il y avoir entre des actes assemblés de façon aussi baroque ? 

Ouvrons une brève parenthèse: dans une région voisine, Radcliffe-Brown a recueilli une seule de ces prohibitions. Les indigènes des îles Andaman croient qu'on provoque la tempête en tuant une cigale, ou en faisant du bruit quand elle chante. Comme la prohibition semble exister à l'état isolé, et que le sociologue anglais s'interdit toute étude comparative, au nom du principe que chaque coutume s'explique par une fonction immédiatement apparente, il a voulu traiter cet exemple sur une base purement empirique: la prohibition découlerait du mythe de l'ancêtre tuant une cigale; celle-ci crie, et la nuit apparaît. Ce mythe, dit Radcliffe Brown, exprime donc la différence de valeur que la pensée indigène prête au jour et à la nuit. La nuit fait peur, cette peur se traduit par une prohibition, et comme on ne peut agir sur la nuit, c'est la cigale qui devient l'objet du tabou. 

Si l'on voulait appliquer cette méthode au système complet des prohibitions, tel que nous l'avons restitué plus haut, il faudrait invoquer une explication différente pour chacune d'elles. Mais alors, comment comprendre que la pensée indigène les groupe sous le même chef ? Ou celle-ci doit être taxée d'incohérence, ou nous devons rechercher le caractère commun qui fait que, sous un certain rapport, ces actes apparemment hétérogènes traduisent une situation identique. 

Une remarque indigène nous mettra sur la voie: les Pygmées de la péninsule malaise considèrent comme un péché de se moquer de son propre visage vu dans un miroir; mais, ajoutent-ils, ce n'est pas un péché de se moquer d'un être humain véritable, car celui-ci peut se défendre. Cette interprétation s'applique évidemment aussi au singe costumé, qu'on traite comme s'il était un être humain quand on le taquine, et qui a l'air d'un être humain (comme le visage dans le miroir), bien qu'il n'en soit réellement pas un. On peut retendre aussi à l'imitation du cri de certains insectes ou oiseaux - animaux «chanteurs», sans doute, comme la cigale Anda-man -: en les imitant, on traite une émission sonore, qui « a l'air » d'une parole, comme si c'était une manifestation humaine, alors que tel n'est pas le cas. Nous trouvons donc deux catégories d'actes se définissant comme usage immodéré du langage, les uns d'un point de vue quantitatif : jouer bruyamment, rire trop fort, manifester à l'excès ses sentiments; les autres, d'un point de vue qualitatif: répondre à des sons qui ne sont pas des paroles, prendre comme interlocuteur un individu (miroir ou singe) qui n'a qu'une apparence d'humanité. [4] Toutes ces prohibitions se ramènent donc à un dénominateur commun: elles constituent toutes un abus du langage, et elles sont, à ce titre, groupées avec la prohibition de l'inceste, ou avec des actes évocateurs de l'inceste. Qu'est-ce que cela signifie, sinon que les femmes elles-mêmes sont traitées comme des signes, dont on abuse quand on ne leur donne pas l'emploi réservé aux signes, qui est d'être communiqués ? 

Ainsi, le langage et l'exogamie représenteraient deux solutions à une même situation fondamentale. La première a atteint un haut degré de perfection; la seconde est restée approximative et précaire. Mais cette inégalité n'est pas sans contre-partie. Il était de la nature du signe linguistique de ne pouvoir rester longtemps au stade auquel Babel a mis fin, quand les mots étaient encore les biens essentiels de chaque groupe particulier: valeurs autant que signes; précieusement conservés, prononcés à bon escient, échangés contre d'autres mots dont le sens dévoilé lierait l'étranger, comme on se liait soi-même en l'initiant: puisque, en comprenant et en se faisant comprendre, on livre quelque chose de soi, et qu'on prend prise sur l'autre. L'attitude respective de deux individus qui communiquent acquiert un sens dont elle serait autrement dépourvue: désormais, les actes et les pensées deviennent réciproquement solidaires; on a perdu la liberté de se méprendre. Mais, dans la mesure où les mots ont pu devenir la chose de tous, et où leur fonction de signe a supplanté leur caractère de valeur, le langage a contribué, avec la civilisation scientifique, [5] à appauvrir la perception, à la dépouiller de ses implications affectives, esthétiques et magiques, et à schématiser la pensée. 

Quand on passe du discours à l'alliance, c'est-à-dire à l'autre domaine de la communication, la situation se renverse. L'émergence de la pensée symbolique devait exiger que les femmes, comme les paroles, fussent des choses qui s'échangent. C'était en effet, dans ce nouveau cas, le seul moyen de surmonter la contradiction qui faisait percevoir la même femme sous deux aspects incompatibles: d'une part, objet de désir propre, et donc excitant des instincts sexuels et d'appropriation; et en même temps, sujet, perçu comme tel, du désir d'autrui, c'est-à-dire moyen de le lier en se l'alliant. Mais la femme ne pouvait jamais devenir signe et rien que cela, puisque, dans un monde d'hommes, elle est tout de même une personne, et que, dans la mesure où on la définit comme signe, on s'oblige à reconnaître en elle un producteur de signes. Dans le dialogue matrimonial des hommes, la femme n'est jamais, purement, ce dont on parle; car si les femmes, en général, représentent une certaine catégorie de signes, destinés à un certain type de communication, chaque femme conserve une valeur particulière, qui provient de son talent, avant et après le mariage, à tenir sa partie dans un duo. À l'inverse du mot, devenu intégralement signe, la femme est donc restée, en même temps que signe, valeur. Ainsi s'explique que les relations entre les sexes aient préservé cette richesse affective, cette ferveur et ce mystère, qui ont sans doute imprégné, à l'origine, tout l'univers des communications humaines. 

Mais le climat brûlant et pathétique où sont écloses la pensée symbolique et la vie sociale, qui en constitue la forme collective, réchauffe encore nos songes de son mirage. Jusqu'à nos jours, l'humanité a rêvé de saisir et de fixer cet instant fugitif où il fut permis de croire qu'on pouvait ruser avec la loi d'échange, gagner sans perdre, jouir sans partager. Aux deux bouts du monde, aux deux extrémités du temps, le mythe sumérien de l'âge d'or et le mythe andaman de la vie future se répondent: l'un, plaçant la fin du bonheur primitif au moment où la confusion des langues a fait des mots la chose de tous; l'autre, décrivant la béatitude de l'au-delà comme un ciel où les femmes ne seront plus échangées; c'est-à-dire rejetant, dans un futur ou dans un passé également hors d'atteinte, la douceur, éternellement déniée à l'homme social, d'un monde où l'on pourrait vivre entre soi.


[1] Nous dirions plus volontiers aujourd'hui: état de nature et état de culture.

[2] «Si l'on demandait à dix ethnologues contemporains d'indiquer une institution humaine universelle, il est probable que neuf choisiraient la prohibition de l'inceste; plusieurs l'ont déjà formellement désignée comme la seule institution universelle.» Cf. A. L. kroeber, Totem and Taboo in Retrospect. American Journal of Sociology, vol. 45, n° 3, 1939, p. 448.

[3] «La conjugalité qui nous liait l'un à l'autre et que nous exprimions en nous disant Faisants ...» (H. de balzac, Louis Lambert, dans Œuvres Complètes, édition de la Pléiade. Paris, 1937, t. X, p. 366 et 382).

[4] On peut inclure dans la même définition tous les actes classés par les Dayak comme djeadjea ou défendus: donner à un homme ou à un animal un nom qui n'est pas le sien ou ne lui convient pas ; dire de lui quelque chose qui soit contraire à sa nature; par exemple, dire du pou qu'il danse, du rat qu'il chante, de la mouche qu'elle part en guerre, d'un homme qu'il a pour femme ou pour mère une chatte, ou quelque autre animal; enterrer des animaux vivants en disant «j'enterre un homme», etc. (hardeland, Dajackisch-Deutsches Worterbuch ; cité par R. caillois, L'Homme et le sacré. Paris, 1939). Mais nous croyons que ces actes relèvent de l'interprétation positive que nous proposons ici, plutôt que celle, fondée sur le désordre, ou le «contre-ordre», avancée par R. caillois (op. cit., chap. 3). «L'homosexualité mystique» nous apparaît comme une fausse catégorie, puisque l'homosexualité n'est pas le prototype de «l'abus de communication», mais un de ses cas particuliers, au même titre (mais dans un sens différent) que l'inceste, et tous les autres actes qu'on vient d'énumérer.

[5] «C'est la civilisation scientifique qui tend à appauvrir notre perception» (W. kôhler. Psychological Remarks on Some Questions of Anthropology. American Journal of Psychology, vol. 50, 1937, p. 277).

Fin de l'extrait.



Revenir à l'auteur: Jacques Brazeau, sociologue, Univeristé de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mercredi 13 avril 2011 12:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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