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http://dx.doi.org/doi:10.1522/030154815

Collection « Méthodologie en sciences sociales »

TEXTES DE METHODOLOGIE EN SCIENCES SOCIALES
choisis et présentés par Bernard Dantier
Docteur de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales
Maître de conférences à Sciences-Po Paris.
Chargé de cours et de gestion de formations à l'Institut Supérieur de Pédagogie - Faculté d'Éducation de Paris.

Cette rubrique, évolutive, qui s’enrichira au cours du temps, propose au lecteur des textes de méthodologie
en sciences sociales, cela afin de l’aider dans une démarche de compréhension et de participation à ces sciences.

Le monde, la connaissance et le comportement humain:
Martin Heidegger, De l'essence de la vérité.”
Extrait de: Martin Heidegger, De l'essence de la vérité in Questions I, pp. 159-194.
Paris: Gallimard, 1968, nrf
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Martin Heidegger, “Le monde, la connaissance et le comportement humain.”
Extrait de: Martin Heidegger, De l'essence de la vérité.


S’il y a bien une condition et un but quasi « automatiques », presque réflexes dans leur « évidence », c’est dans les sciences sociales, comme d’ailleurs les sciences de la nature, la référence à la « vérité », cette vérité qui préside toujours pour valider chaque étape de la démarche d’une recherche en étant l’adéquation entre un énoncé verbal et son objet.

Si la destination et les moyens des sciences résident dans la « vérité », la prudence épistémologique nous enjoint de nous demander quelle est l’essence de la vérité. Autrement dit, qu’elle est la condition de la vérité, si celle-ci est correspondance d’une formulation à son objet ?

Chez Martin Heidegger la vérité requiert d’abord pour fondement l’expérience existentielle de l’homme « s’ouvrant » à « l’ouverture » de ce qu’il rencontre. Il s’agit de l’ouverture du sujet à l’égard de son objet de conscience, lequel réclame pour se « dévoiler », autant chez lui que chez son récepteur humain, un « laisser-être ». Voilà « le laisser-être de l’étant », un « laisser être » qui implique, pour s’accomplir purement sans restriction ni limite, un dévoilement total, sans limitation, donc un « laisser-être de l’étant dans sa totalité ». Cette ouverture, cette pleine et illimitée réceptivité, permet seule un acte de langage qui constate « l’étant dans sa totalité » tel qu’il est et comme il est, c’est-à-dire qui le constate dans sa vérité, et cela dans une adaptation, un accord du comportement de l’homme par rapport à sa rencontre, adaptation et accord qui constituent la conformité même de toute assertion dite vraie. Le langage « vrai » est pénétré de l’étant total.

Toutefois ce processus, en l’occurrence le comportement humain qui s’ouvre à « l’étant dans sa totalité » et permet à l’étant de s’ouvrir dans sa totalité, nécessite la « liberté » qu’il faut envisager dans ses deux aspects : d’un côté la liberté du sujet connaissant, la liberté de l’homme, c’est-à-dire son indépendante et intègre disponibilité, son indétermination qui le rend apte à toute détermination ultérieure résultant de ses rencontres avec « l’étant dans sa totalité », et d’autre part la liberté (octroyée ou laissée) de « l’étant dans sa totalité » qui se dévoile qu’autant qu’on le laisse faire et qu’il se laisse faire. Cette liberté, du côté de l’homme, est immédiatement confortée et renforcée par les possibilités objectives de comportements et d’actions que lui dévoile « l’étant dans sa totalité » : face à la liberté de « l’étant dans sa totalité » l’homme « donne » sa liberté en toute liberté pour la retrouver plus entière, plus vraie, à partir des moyens de se faire homme dans les voies réelles que lui présente « l’étant dans sa totalité ».

À ce moment « l’histoire » commence et les actes des hommes s’y décident, en fonction de ce que « l’étant dans sa totalité » offre en possibilités et contraintes, contraintes tout aussi libératrices que les possibilités, car nécessaires et naturelles, donc « vraiment » conformes à l’être humain. Ces actes humains s’y succèdent alors comme autant d’étapes du dévoilement progressif de « l’étant dans sa totalité » (selon nous, Heidegger rejoint ici quelque peu la pensée de Hegel, mais d’une manière plus matérialiste et moins spiritualiste ou idéaliste, car le « progrès » chez Heidegger se déroule dans la mise à jour, par les actions usant des possibilités et des contraintes, de « l’étant dans sa totalité », c’est-à-dire du « monde », tandis que chez Hegel ce progrès historique se développe dans la prise de conscience de l’Esprit par lui-même, en lui-même et pour lui-même; d’ailleurs, pour nous confirmer dans cette interprétation, remarquons qu’Heidegger affirme qu’en son approche toute anthropologie et toute subjectivité de l’homme sont abolies, seul étant l’étant du monde).

Mais tout dévoilement de « l’étant » entraîne de prime abord une « obnubilation » de ce qu’il demeure dans sa totalité, car la totalité de l’étant n’est initialement, au « fondement », qu’entraperçue, devinée plutôt, pressentie, au-travers et derrière la partielle particularité de la première superficie de l’étant, son « apparence », son « évidence ». La totalité de l’étant nait dans le « mystère ». L’homme se trouve ainsi face au « mystère » du monde qui est aussi le mystère de son existence d’homme, puisque se présente encore inconnu ce qui va déterminer son action dans le prochain et futur cours historique de sa rencontre avec les chemins de « l’étant dans sa totalité ». Mis en rapport à ce « mystère », la totalité (l’Etre) de l’étant, mystère qui est conjoint au connu, à l’immédiatement dévoilé, l’homme a l’aptitude alors de se détourner de ce mystère pour se limiter à l’étant, aux étants qui lui « apparaissent » dans le flux de la « vie courante ». D’où, dès le départ, mêlée à la vérité (à la possibilité de la vérité), la non-vérité à laquelle l’homme donne cours par la « dissimulation » qu’il se fait de cette obnubilation de la totalité de l’étant, ce qui est mystère n’étant plus seulement encore non conquis, mais purement et simplement nié (et nous pourrons nous demander si en ce « mystère » ne resurgit pas le transcendant « noumène » qu’Emmanuel Kant place derrière les apparents phénomènes, ces très relatifs résultats de nos modes de perception et de pensée, à la différence cependant qu’Heidegger nous présente le « mystère » de la totalité de l’étant non pas comme un domaine définitivement inconnaissable, mais plutôt sous l’aspect d’un champ d’exploration encore obstrué mais possible par un effort d’affrontement, de questionnement et de conquête au-delà des routines et des ornières premières). Évacuant par commodité le mystère, l’homme remplit la place laissée vide en étirant et gonflant artificiellement les incomplets étants qui finissent par atteindre la complétude en prenant tout le volume du monde, cela dans une « insistance » de l’homme à rester sur et dans les surfaces premières de l’étant et des étants, sans chercher à les dépasser, sans appréhender leur dépassement. L’homme, et toute l’humanité avec lui, se fixent ainsi sur les superficies utilitaires des choses, et s’enveloppent dans les projets trop humains qu’elles peuvent servir. De la sorte (et nous retrouvons ici chez Heidegger l’intuition de Blaise Pascal expliquant toute l’histoire humaine par la recherche « du divertissement », cette fuite et cette plongée dans les occupations de l’action pour l’action, afin d’échapper à la douloureuse conscience de la réalité de l’existence humaine) les actes humains sont autant de manières de s’évader loin du mystère qui est pourtant apparu, et apparaît néanmoins toujours, au moment de la première relation au monde, relation sans cesse recommencée (et sans cesse fuie).

La science, les sciences (avec les techniques d’action qu’elles permettent), participent alors à cette errance loin de l’Etre ; elles risquent d’éloigner d’autant plus de la véritable saisie de l’Existence de l’Être que tout ce qu’elles traitent est converti par elles en savoirs, en pensées, en idées (certes « scientifiquement » « vraies » mais ontologiquement fausses), devenant inévitablement internes au sujet connaissant et recouvrant par celui-ci le prétendu objet de son savoir, objet (l’Etre, « l’étant dans sa totalité ») qui n’existe ainsi même plus en tant que tel, en tant que rencontre externe d’une substance en soi et pour soi (souvenons-nous qu’Hegel disait déjà que la pensée, comme un acide, dissout en elle tout ce qu’elle touche…).

L’essence de la vérité, en somme, n’est pas séparable de son contraire, la « non-essence de la vérité », l’une constituant l’autre.

Ainsi retrouvons-nous ici, dans l’approche heideggérienne de la vérité, entre autres problématiques, cette « liberté » qui, dans l’épistémologie des sciences sociales, prend pour nom, avec Gaston Bachelard notamment, l’expression de « rupture épistémologique », cette rupture qu’il faut faire avec les contraintes (contraires à la « liberté » du chercheur et de son objet d’étude) provenant des savoirs acquis, des idéologies sociales, des besoins économiques, des désirs égocentriques et égoïstes de l’individu. Ainsi retrouvons nous aussi, dans le même mouvement, cette nécessité de lutter contre le « sens commun » (cf. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron par exemple, dans « Le métier de sociologue »), ce sens commun qui se cantonne aux « évidences » du déjà-là, de l’immédiat, de l’utile, du « bon sens ». Plus encore, craignons que toute science ne serve qu’à « errer » dans les superficies de l’humain ou de la nature abordées par les besoins humains, au détriment d’un véritable savoir sur ce qui est au-delà de cet humain et de cette nature comme de ces besoins. Mais, outre cela, il nous faut voir dans le texte que nous allons lire, un avertissement contre l’effet inévitable de toute science, qu’elle porte sur la nature physique, chimique et biologique ou sur toute société humaine comme sur tout individu humain : la disparition, sous la connaissance même qu’on en acquiert, de ce qu’on cherche à connaître. La « vraie » connaissance de ce qui « est » ne peut se passer du transcendant mystère de l’Être, ce mystère, donc cet Être, qui se perçoit, se devine, mais n’est jamais convertible en des équations scientifiques. La science ainsi, et son chercheur, respecteront la « vérité » en préservant ce mystère et en se définissant comme des indicateurs désignant toujours une direction vers un but approché de plus en plus, mais devant être toujours perçu comme non atteint. Après tout, cela ne consisterait qu’à suivre d’une certaine façon les conseils de Karl Popper qui, en montrant qu’une hypothèse ne peut être jamais définitivement confirmée par une recherche et n’est valable qu’autant qu’une autre recherche ne l’invalide pas, souligne que toute vérité sur le monde n’est jamais définitive et ne sert qu’à être dépassée vers une nouvelle, laquelle doit servir au même usage… N’oublions pas, enfin, que la recherche de la « vérité » produit autant, par « obnubilation » comme par « errance », une non-vérité qui constitue la seconde face du Janus scientifique.

Nous retiendrons aussi, toujours dans une transposition à la méthodologie des sciences sociales des aperçus philosophiques de Martin Heidegger, l’importance de « l’observation » en tant que phase à la foi préliminaire et finale du processus de recherche. L’ouverture dont nous avons parlé, cette réceptivité de l’humain « jeté au monde » et qui laisse se déployer et « être » ce monde, doit dans les sciences sociales reprendre une plus grande place que celle qu’on lui accorde de nos jours, lorsqu’il ne s’agit plus que « d’observer » des « données » qui, loin d’être les données qu’offre le monde, sont celles résultant d’un tri et d’un point de vue dépendant d’une problématique de recherche. De même, « l’observation » qui s’intéresse au test des hypothèses, au degré de concordance entre le champ empirique (toujours artificiellement choisi, délimité et finalement construit) et les systèmes théoriques élaborés en amont pour approcher et expliquer ce champ, cette observation reste davantage une observation de la recherche par elle-même qu’une observation du monde brut tel qu’il se donne (mais nous pourrons nous demander, comme nous l’avons dans d’autres articles de cette collection, s’il est possible d’observer le monde sans préalablement avoir construit un moyen de l’observer, c’est-à-dire d’organiser et de cadrer son analyse, face à ce qui n’est au départ qu’un chaos infini…)

Enfin, si l’objectif des sciences sociales (et/ou humaines) se place dans la connaissance de la société humaine et de ses individus, nous aurons peut-être profit, dans nos problématiques et nos hypothèses, à envisager cette société et ses individus comme nous le propose Martin Heidegger : une histoire faite soit la découverte progressive de la vérité de l’Etre soit de la dissimulation de celui-ci sous les productions des projets strictement humains ; une société fonctionnant comme un système servant à oblitérer tout ce qui n’est pas elle ; des individus utilisant ou non leur liberté pour atteindre ou non la « vérité »…

Mais revenons au début… Retournons à notre liberté, retournons à la liberté du monde. Commençons d’abord par « laisser être l’étant »…

Bernard Dantier, sociologue
27 mai 2010
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Extrait de: Martin Heidegger, De l'essence de la vérité.
in Questions I, pp. 159-194. Paris: Gallimard, 1968, nrf.


De l’essence de la vérité



Il est question de l'essence de la vérité. S'interroger sur l'essence de la vérité ce n'est pas se soucier de savoir si la vérité est la vérité de l'expérience pratique de la vie ou celle de la conjecture dans le domaine économique, la vérité d'une réflexion technique ou d'une sagesse politique et plus spécialement la vérité de la recherche scientifique ou de la création artistique, ou même la vérité d'une méditation philosophique ou d'une foi religieuse. S'interroger sur l'essence, c'est s'écarter de tout cela et porter son regard vers ce qui uniquement caractérise toute « vérité » en tant que telle.

Mais la question de l'essence, ne nous égare-t-elle pas dans le vide d'un universel abstrait qui coupe le souffle à toute pensée? L'excentricité d'une telle recherche ne manifeste-t-elle pas que toute philosophie est sans appui dans le réel (bodenlos) ? Une pensée enracinée dans la réalité et tournée vers elle doit tout de même tendre, en premier lieu et sans détours, à instaurer, contre la confusion des opinions et des calculs, la vérité réelle, qui aujourd'hui nous fournit une mesure et un point d'appui. Qu'importe dans notre réelle détresse la question de l'essence de la vérité puisqu'elle s'écarte (« s'abstrait ») de toute réalité ? La question de l'essence n'est-elle pas le problème le plus inessentiel et le plus gratuit qu'on puisse se poser?

Personne ne saurait se soustraire à l'évidente certitude de ces objections. Personne non plus ne saurait en dédaigner l'urgence et la gravité. Mais qui s'exprime en ces objections ? Le simple « bon sens ». Celui-ci s'entête à soutenir les exigences de l'immédiatement utile et s'emporte contre le savoir relatif à l'essence de l'étant, savoir fondamental qui porte depuis longtemps le nom de « philosophie ».

Le sens commun a sa nécessité propre ; il défend son droit en usant de la seule arme dont il dispose. Il se réclame de 1'« évidence [1] » de ses prétentions et de ses critiques. La philosophie de son côté ne peut réfuter le sens commun puisque ce dernier est sourd à son langage. Bien plus, elle ne saurait même avoir l'intention de le réfuter car le sens commun est aveugle à tout ce qu'elle propose de regarder comme essentiel.

Au surplus, nous restons nous-mêmes au niveau de l'intelligibilité du sens commun, tant que nous nous croyons en sécurité parmi ces « vérités » diverses que nous dispensent l'expérience de la vie, l'action, la recherche scientifique, la création artistique et la foi. Nous-mêmes participons à la révolte du sens commun contre tout ce qui exige d'être mis en question. [2]

S'il faut néanmoins chercher la vérité, on souhaite que la réponse nous dise où nous en sommes. On veut savoir ce que, aujourd'hui, il en est de nous. On réclame d'apprendre quel but doit être proposé à l'homme au sein de son évolution historique et pour cette évolution elle-même. On veut la « vérité » réelle. Ainsi a-t-on tout de même souci de la vérité !

Cependant lorsqu'on réclame la « vérité » réelle, on doit déjà savoir ce que c'est que la vérité en tant que telle. Ne le saurait-on que « confusément » et « en général » ? Mais ce « savoir » approximatif et cette indifférence ne sont-ils pas, au fond, plus pitoyables que l'ignorance pure et simple de l'essence de la vérité ?


I. — le concept courant de vérité

Qu'entend-on ordinairement par « vérité » ? Ce mot si noble et pourtant si usé, au point d'en être presque vide de sens, désigne ce qui constitue le vrai comme vrai. Qu'est-ce qu'être vrai ? Nous disons par exemple : « c'est une vraie joie de collaborer à la réussite de cette entreprise ». Nous voulons dire par là qu'il s'agit d'une joie pure, réelle. Le vrai est donc le réel (Wirkliche). Nous parlons en ce sens de l'or véritable en le distinguant de l'or faux. L'or faux n'est pas réellement ce qu'il paraît être. Il n'est qu'une « apparence », il est, pour cette raison, irréel. L'irréel passe pour le contraire du réel. Mais le cuivre doré est tout de même quelque chose de réel. C'est pourquoi nous dirons plus clairement : l'or réel est l'or authentique (echt). Mais « réels » ils le sort l'un et l'autre, l'or authentique ne l'est ni plus ni moins que le cuivre doré. La vérité de l'or authentique ne peut donc être garantie par sa simple réalité. La question renaît : que signifie ici être « authentique » et être « vrai » ? L'or authentique est ce réel dont la réalité se trouve en accord avec ce que, d'emblée et toujours, nous avons « proprement » en vue lorsque nous pensons à de l'or. Inversement nous dirons, dès que nous soupçonnons avoir affaire à du cuivre doré : « quelque chose ici ne "colle" [stimmt] pas ». Au contraire, nous remarquons à propos de ce qui est « comme il convient » : cela « colle ». La chose est en accord avec ce qu'elle est estimée être. [3]

Mais nous n'appelons pas seulement vraie une joie réelle, l'or authentique et tout étant de ce genre, mais, encore et avant tout, nommons-nous vraies ou fausses nos énonciations relatives à l'étant, lequel, lui-même, peut être, selon sa nature, authentique ou faux, tel ou tel dans sa réalité. Un énoncé est vrai lorsque ce qu'il signifie et exprime, se trouve en accord avec la chose dont il juge. Ici aussi nous disons : cela « colle ». À présent, ce n'est pas la chose qui est en accord mais le jugement (Satz).

Le vrai, que ce soit une chose vraie ou un jugement vrai, est ce qui est en accord, ce qui concorde (das Stimmende). Etre vrai et vérité signifient ici : s'accorder, et ce d'une double manière : d'abord, comme accord entre la chose et ce qui est présumé d'elle et, ensuite, comme concordance entre ce qui est signifié par l'énoncé et la chose.

Ce double caractère de l'accord fait apparaître la définition traditionnelle de l'essence de la vérité : veritas est adaequatio rei et intellectus. Cela peut signifier : la vérité est l'adéquation de la chose à la connaissance. Mais cela peut s'entendre aussi : la vérité est l'adéquation de la connaissance à la chose. D'ordinaire, la définition citée ne s'exprime que dans la formule : veritas est adaequatio intellectus ad rem. Cependant la vérité ainsi comprise, ou vérité de jugement, n'est possible que fondée sur la vérité de la chose, sur adaequatio rei ad intellectum. Ces deux conceptions de l'essence de la veritas visent toujours un « se conformer à... » et pensent donc la vérité comme conformité (Richtigkeit).

Cependant, l'une de ces conceptions ne résulte pas simplement de la conversion de l'autre. Au contraire, intellectus et res sont pensés différemment dans les deux cas. Pour le reconnaître, il nous faut ramener l'expression courante du concept ordinaire de la vérité à son origine immédiate (médiévale). La veritas, interprétée comme adaequatio rei ad intellectum, n'exprime pas encore la pensée transcendantale de Kant qui est postérieure et ne deviendra possible qu'à partir de l'essence humaine en tant que subjectivité, pensée selon laquelle « les objets se conforment à notre connaissance ». Mais elle découle de la foi chrétienne et de l'idée théologique selon lesquelles les choses, dans leur essence et leur existence, ne sont que pour autant que, créées (ens creatum), elles correspondent à l'idée conçue préalablement par l’intellectus divinus, c'est-à-dire par l'esprit de Dieu. Les choses sont donc ordonnées à l’idea (ideegerecht) conformes (richtig) et, en ce sens, « vraies ». L'intellectus humanus est lui aussi un ens creatum. Faculté accordée à l'homme par Dieu, l’intellectus humanus doit être adéquat à son idée. Or l'intellect n'est conforme à son idée qu'en réalisant dans ses jugements l'adéquation du conçu à la chose, celle-ci devant être, de son côté, conforme à l’idea. La possibilité de la vérité de la connaissance humaine se fonde, si tout étant est « du créé », sur ceci que la chose et le jugement étant pareillement adéquats à l'idée et issus de l'unité du plan divin de la création, ils sont donc coordonnés l'un à l'autre. La veritas comme adaequatio rei (creandae) ad intellectum (divinum) garantit la veritas comme adaequatio intellectus (humani) ad rem (creatam). Veritas signifie partout et essentiellement la convenientia, la concordance des étants entre eux, laquelle se fonde sur la concordance des créatures avec le créateur, « harmonie » (« Stimmen ») déterminée donc par l'ordre de la création.

Mais cet ordre, détaché de toute idée de création, peut aussi être représenté de manière indéterminée et générale comme l'ordre du monde. Au lieu de l'ordre de la création conçu théologiquement, surgit l'ordination possible de tous les objets par l'esprit qui, comme mathesis universalis (Weltvernunft), se donne sa loi à lui-même et postule ainsi l'intelligibilité immédiate des démarches qui constituent son procès (ce que l'on considère comme « logique »). Il n'est plus nécessaire alors de justifier spécialement que l'essence de la vérité du jugement réside dans la conformité de l'énoncé. Même là où l'on s'efforce avec un remarquable insuccès d'expliquer comment cette conformité peut s'établir, on la présuppose déjà comme l'essence de la vérité. Pareillement la vérité de la chose signifie-t-elle toujours l'accord de la chose donnée avec son concept essentiel tel que « l'esprit » le conçoit. Ainsi naît l'apparence que cette conception de l'essence de la vérité est indépendante de l'interprétation relative à l'essence de l'être de tout étant; cette dernière inclut pourtant nécessairement une interprétation correspondante touchant l'essence de l'homme comme porteur et réalisateur de l’intellectus. Ainsi la formule de l'essence de la vérité (veritas est adaequatio intellectus et rei) acquiert-elle pour chacun et immédiatement une évidente validité. Sous l'empire de l'évidence de ce concept de vérité, à peine médité dans ses fondements essentiels, on admet comme également évident que la vérité a un contraire et qu'il y a de la non-vérité. La non-vérité d'un jugement (non-conformité) est la non-concordance de l'énoncé avec la chose. La non-vérité de la chose (inauthenticité) signifie le désaccord d'un étant avec son essence. La non-vérité se laisse chaque fois comprendre comme non-accord [4]. Celui-ci tombe donc en dehors de l'essence de la vérité. C'est pourquoi la non-vérité, en tant que contraire ainsi conçu de la vérité, peut être négligée lorsqu'il s'agit de saisir la pure essence de cette dernière.

Est-il encore nécessaire de dévoiler davantage l'essence de la vérité ? L'essence pure de la vérité n'est-elle pas suffisamment explicitée par cette notion communément valable, qu'aucune théorie ne vient troubler et que protège son évidence ? Lorsqu'enfin nous prenons la réduction de la vérité du jugement à la vérité de la chose pour ce qu'elle signifie ordinairement, à savoir pour une explication théologique, et lorsque nous veillons à purifier la détermination philosophique de l'essence de toute intrusion de la théologie et que nous limitons le concept de la vérité à la vérité du jugement, nous rejoignons une tradition ancienne de la pensée, non la plus ancienne il est vrai, et d'après laquelle la vérité consiste dans la concordance (…) d'un énoncé () avec une chose (…). Que reste-t-il à chercher, si l'on admet que nous savons ce que signifie la concordance d'un énoncé avec une chose? Mais le savons-nous ?


II. - la possibilité intrinsèque
de la concordance

Nous parlons de concordance en divers sens. Nous disons par exemple en présence de deux pièces de cinq marks posées sur la table : il y a concordance entre elles. Elles sont en concordance par l'identité de leur aspect. Elles ont donc cet aspect en commun et, de ce point de vue, sont pareilles. Nous parlons encore de concordance lorsque, par exemple nous disons d'une des pièces : cette pièce de monnaie est ronde. Ici, c'est l'énoncé qui est en concordance avec la chose. La relation, à présent ne s'établit plus d'une chose à une chose mais entre un énoncé et une chose. En quoi cependant la chose et l'énoncé peuvent-ils se convenir, là où manifestement les termes de la relation diffèrent par leur aspect ? La pièce de monnaie est faite de métal. L'énoncé n'est aucunement matériel. La pièce est ronde. L'énoncé n'a aucun caractère spatial. La pièce permet d'acheter un objet. L'énoncé n'est jamais un moyen de paiement. Mais en dépit de toutes les différences, l'énoncé en question concorde, en tant que vrai, avec la pièce de monnaie. Et cet accord, conformément au concept courant de la vérité, doit être conçu comme une adéquation.

Comment ce qui est complètement différent, l'énoncé, peut-il se faire adéquat à la pièce de monnaie ? Cet énoncé devrait donc devenir une pièce de monnaie et ainsi cesser absolument d'être lui-même. C'est ce qui ne saurait se faire. Au moment où pareille transmutation viendrait à s'accomplir, il serait impossible qu'un énoncé puisse encore, en tant que tel, être en concordance avec la chose. Pour réaliser l'adéquation, l'énoncé devra rester, voire devenir ce qu'il est. En quoi consiste donc son essence, foncièrement différente de celle de toute chose ? Comment un énoncé, tout en maintenant son essence, peut-il se faire adéquat à l'autre, à une chose ?

L'adéquation ne saurait signifier ici le fait que deux choses de nature dissemblable deviennent réellement identiques. L'essence de l'adéquation se détermine plutôt par la nature de la relation qui règne entre l'énoncé et la chose. Tant que cette « relation » demeurera indéterminée et non fondée en son essence, toute discussion sur la possibilité ou l'impossibilité, sur la nature et le degré de cette adéquation, se déroule dans le vide.

L'énoncé relatif à la pièce de monnaie « se » rapporte à cette chose en tant qu'elle l'apprésente [5] et dit ce qu'il en est de l'apprésenté selon la perspective directrice du regard (leitende Hinsicht). L'énoncé apprésentatif en ce qu'il dit de la chose apprésentée, l'exprime telle qu'elle est. Le « tel-que » concerne l'apprésentation et ce qu'elle apprésente. «Apprésenter» signifie ici, en écartant tous les préjugés « psychologistes » et « épistémologiques », le fait de laisser surgir la chose devant nous en tant qu'objet. Ce qui est ainsi opposé à nous doit, sous ce mode de position, mesurer [couvrir] (durchmessen) un domaine ouvert à notre rencontre, mais aussi demeurer la chose en elle-même et se manifester dans sa stabilité. Cette apparition de la chose, en tant qu'elle mesure [couvre] un domaine de rencontre, s'accomplit au sein d'une ouverture dont la nature d'être ouvert n'a pas été créée par l'apprésentation mais est investie et assumée par celle-ci comme champ de relation. La relation de renonciation apprésentative à la chose est l'accomplissement de cette référence (Verhältnis) ; celle-ci se réalise originellement et chaque fois comme la mise en branle d'un comportement [6]. Tout comportement se caractérise par le fait que, s'établissant au sein de l'ouvert, il s'en tient constamment à ce qui est manifeste [7] comme tel. Cela seul qui est ainsi, au sens strict du mot, manifeste, la pensée occidentale l'a précocement éprouvé comme « ce qui est présent » (« das Anwesende ») et l'a depuis longtemps nommé « l'étant » (« das Seiende »).

Le comportement est ouvert sur l'étant. Toute relation d'ouverture (par laquelle on s'ouvre à...) est un comportement. L'apérité [8] de l'homme se différencie selon la nature de l'étant et le mode du comportement. Tout travail et toute réalisation, toute action et toute prévision se maintiennent dans l'ouverture d'un domaine ouvert au sein duquel l'étant se pose proprement et se rend proprement susceptible d'être exprimé dans ce qu'il est et comme il est. C'est ce qui a lieu seulement lorsque l'étant même se pro-pose (vorstellig wird) dans renonciation qui l'apprésente, de telle sorte que cette énonciation se soumet à la consigne d'exprimer l'étant tel-qu'il est. Dans la mesure où renonciation obéit à cette consigne, elle se conforme à l'étant. L'expression soumise à pareille consigne est conforme (vraie). Ce qui est ainsi énoncé est ce qui est conforme (le vrai).

L'énoncé doit emprunter sa conformité à l'ouverture du comportement. Car ce n'est que par celle-ci que ce qui est manifeste peut devenir, d'une manière générale, la mesure directrice d'une apprésentation adéquate. Mais le comportement ouvert lui-même doit se laisser guider par cette mesure. Cela signifie que le comportement doit accepter le don préalable de cette mesure directrice de toute apprésentation. Ceci est inhérent à l'apérité du comportement. Mais si c'est seulement par l'apérité du comportement que la conformité (vérité) de l'énoncé devient possible, alors ce qui rend possible la conformité possède un droit plus originel d'être considéré comme l'essence de la vérité.

Ainsi tombe l'attribution traditionnelle et exclusive de la vérité au jugement (énoncé) [9], tenu pour être le seul lieu essentiel de celle-ci. La vérité n'a pas sa résidence originelle dans le jugement. Mais en même temps s'élève cette question : quel est le fondement de la possibilité intrinsèque de l'apérité du comportement qui se donne d'avance une mesure; c'est seulement à cette possibilité que la conformité du jugement emprunte l'apparence de réaliser l'essence de la vérité.


III. - le fondement de la possiblisation [10]
d'une conformité

D'où l’énonciation apprésentative tient-elle la consigne de s'orienter vers l'objet et de s'accorder selon la loi de la conformité ? Pourquoi cet accord est-il co-déterminant de l'essence de la vérité ? Comment seul peut s'effectuer le don préalable (Vorgabe) d'une mesure et comment se produit l'injonction de s'accorder ? C'est ce qui ne se réalisera que si cette donation préalable (Vorgeben) [nous] aura déjà rendus libres à l'ouvert pour ce qui se manifeste en lui et qui va lier toute apprésentation. Se libérer pour la contrainte d'une mesure n'est possible que si on est libre à l'égard de ce qui est manifeste au sein de l'ouvert. Une pareille manière d'être libre se réfère à l'essence jusqu'à présent incomprise de la liberté. L'apérité du comportement, ce qui rend intrinsèquement possible la conformité, se fonde dans la liberté. L'essence de la vérité est la liberté.

Mais cette affirmation sur l'essence de la conformité ne remplace-t-elle pas une « évidence » par une autre ? Une action ne peut s'accomplir que moyennant la liberté de celui qui agit. Ainsi en est-il aussi de l'action d'énoncer en apprésentant, et encore du consentement ou du refus d'une « vérité ».

Cette thèse ne signifie cependant pas que, pour parfaire un énoncé, pour le communiquer ou l'assimiler, il faut agir sans contrainte, mais elle dit : la liberté est l'essence même de la vérité. Nous entendons ici par « essence » le fondement de la possibilité intrinsèque de ce qui est immédiatement et généralement admis comme connu. Toutefois, par le concept de liberté nous ne pensons pas la vérité et moins encore son essence. La thèse selon laquelle l'essence de la vérité (la conformité de l'énoncé) est la liberté, doit donc surprendre.

Placer l'essence de la vérité dans la liberté, cela ne veut-il pas dire que l'on confie la vérité à l'arbitraire humain ? Peut-on plus foncièrement saper la liberté qu'en l'abandonnant au caprice de ce «faible roseau» ? Ce qui s'est constamment imposé au bon sens durant cette discussion, se fait jour maintenant avec plus de clarté : la vérité se trouve ici ramenée à la subjectivité du sujet humain. Même si une objectivité est accessible au sujet, elle n'en est pas moins aussi humaine que cette subjectivité et placée à la disposition de l'homme.

Sans doute porte-t-on au compte de l'homme la fausseté et l'hypocrisie, le mensonge et la tromperie, l'illusion et l'apparence, en un mot, tous les modes de la non-vérité. Mais puisqu'enfin la non-vérité est le contraire de la vérité, on a le droit de l'éloigner de l'enquête sur la pure essence de la vérité à laquelle elle est inessentielle [11]. Cette origine humaine de la non-vérité ne fait que confirmer, par opposition, que l'essence de la vérité « en soi » règne « au-dessus » de l'homme. Celle-ci vaut pour la métaphysique comme éternelle et impérissable, elle ne peut donc se construire sur l'évanescence et la fragilité de l'être humain. Comment dès lors l'essence de la vérité trouverait-elle encore son siège et son fondement dans la liberté de l'homme ?

L'hostilité à la thèse que la liberté est l'essence de la vérité s'appuie sur quelques préjugés dont les plus opiniâtres sont : la liberté est une propriété de l'homme ; l'essence de la liberté n'exige pas d'examen plus poussé et même n'en admet pas; ce qu'est l'homme, chacun le sait.


IV. — l'essence de la liberté

Cependant, l'indication d'une relation essentielle entre la vérité comme conformité et la liberté ébranle ces préjugés, pourvu toutefois que nous soyons disposés à une volte-face de la pensée. La réflexion sur ce lien essentiel entre la vérité et la liberté nous amène à poursuivre le problème de l'essence de l'homme, selon une perspective qui va nous garantir l'expérience d'un fondement [12] caché de celui-ci (du Dasein), et cela de telle manière que cette réflexion nous fasse passer d'emblée dans le domaine où l'essence de la vérité s'épanouit originellement. De là, il se découvrira pareillement : la liberté n'est le fondement de la possibilité intrinsèque de la conformité que parce qu'elle reçoit sa propre essence de l'essence plus originelle de la seule vérité vraiment essentielle.

La liberté a été déterminée d'abord comme liberté à l'égard de ce qui est manifeste au sein de l'ouvert. Comment faut-il penser cette essence de la liberté ? Le révélé (ce qui est manifeste), auquel se rend adéquat le jugement apprésentatif en tant qu'il est conforme, est l'étant tel qu'il se manifeste pour et par un comportement ouvert. La liberté vis-à-vis de ce qui se révèle au sein de l'ouvert laisse l'étant être l'étant qu'il est. (…) La liberté se découvre à présent comme ce qui laisse-être l'étant.

On parle ordinairement de « laisser [13] » lorsque par exemple nous nous abstenons d'une entreprise que nous avions projetée. Nous «laissons cela» signifie que nous n'y touchons plus et cessons de nous en préoccuper. « Laisser » a ici le sens négatif de « se détourner de... », de « renoncer à... » ; il exprime une indifférence ou même une omission.

Le mot qui est ici nécessaire pour rendre le laisser-être de l'étant ne vise cependant ni l'omission ni l'indifférence mais leur contraire. Laisser-être signifie « s'adonner à l'étant ». Ceci ne doit pas être compris comme une simple façon de manier, de conserver, de prendre soin, d'organiser l'étant rencontré ou recherché. Laisser-être l'étant — à savoir, comme l'étant qu'il est — signifie s'adonner à l'ouvert et à son ouverture, dans laquelle tout étant entre et demeure (hereinsteht) et que celui-ci apporte, pour ainsi dire, avec lui. Cet ouvert, la pensée occidentale l'a conçu à son début comme (…) le non-voilé. Lorsque nous traduisons (…) par « non-voilement », au lieu de le traduire par « vérité », cette traduction n'est pas seulement plus « littérale », mais elle comprend l'indication de repenser plus originellement la notion courante de vérité comme conformité de l'énoncé au sens, encore incompris, du caractère d'être dévoilé (Entborgenheit) et du dévoilement de l'étant (Entbergung) [14]. S'adonner au premier (c'est-à-dire au caractère d'être dévoilé), ce n'est pas se perdre en lui mais déployer un recul devant l'étant, afin qu'il se manifeste en ce qu'il est et comme il est, de sorte que l'adéquation apprésentative puisse prendre mesure sur lui. Pareil laisser-être signifie que nous nous exposons à l'étant comme tel et que nous transposons dans l'ouvert tout notre comportement. Le laisser-être, c'est-à-dire la liberté, est en lui-même ex-position à l'étant, il est ek-sistant. L'essence de la liberté, vue à la lumière de l'essence de la vérité, apparaît comme ex-position [à l'étant] en tant qu'il a le caractère d'être dévoilé.

La liberté n'est pas seulement ce que le sens commun aime à faire passer sous ce nom : le caprice qui parfois surgit en nous, de pousser notre choix vers telle ou telle extrémité. La liberté n'est pas une simple absence de contrainte relative à nos possibilités d'action ou d'inaction. Mais la liberté ne consiste pas non plus en une disponibilité à l'égard d'une exigence ou d'une nécessité (et donc d'un étant quelconque). Avant tout cela (avant la liberté « négative » ou « positive ») la liberté est l'abandon au dévoilement de l'étant comme tel. Le caractère d'être dévoilé de l'étant se trouve préservé par l'abandon ek-sistant; grâce à cet abandon, l'ouverture de l'ouvert, c'est-à-dire la « présence » (Da), est ce qu'elle est.

Dans le Da-sein se conserve pour l'homme le fondement essentiel, longtemps non fondé, qui lui permet d'ek-sister. « Existence » ne signifie pas ici existentia comme apparition d'un étant simplement donné [15]. Mais « existence » ne doit pas s'entendre davantage comme l'effort existentiel, par exemple moral, de l'homme soucieux d'une ipséité, basée sur sa constitution psycho-physique. L'ek-sistence, enracinée dans la vérité comme liberté, est l'ex-position au caractère dévoilé de l'étant comme tel. Encore incomprise, n'ayant même pas besoin d'être essentiellement fondée, l'ek-sistence de l'homme historique commence à l'instant où le premier penseur est touché par le non-voilement de l'étant et de demande ce que l'étant est. En cette question, le non-voilement de l'étant est pour la première fois éprouvé. L'étant en totalité se découvre comme puaiç, « nature », terme qui ne vise pas encore ici un domaine particulier de l'étant, mais l'étant comme tel en sa totalité, perçu sous la forme d'une présence en éclosion. Ce n'est que là où l'étant lui-même est expressément élevé et maintenu dans son non-voilement, là où ce maintien est compris à la lumière d'une interrogation portant sur l'étant comme tel, que commence l'histoire. Le dévoilement initial de l'étant dans sa totalité, l'interrogation sur l'étant comme tel et le commencement de l'histoire occidentale sont une seule et même chose; ils s'effectuent en même « temps », mais ce temps, lui-même non mesurable, ouvre la possibilité de toute mesure.

Si cependant le Da-sein ek-sistant, comme laisser-être de l'étant, libère l'homme pour sa « liberté », soit qu'elle offre à son choix quelque possible (étant), soit qu'elle lui impose quelque nécessaire (étant), alors ce n'est pas l'arbitraire humain qui dispose de la liberté. L'homme ne « possède » pas la liberté comme une propriété, mais tout au contraire : la liberté, le Da-sein ek-sistant et dévoilant, possède l'homme, et cela si originairement qu'eue seule permet à une humanité d'engendrer la relation à l'étant en totalité et comme tel, sur quoi se fonde et se dessine toute histoire. Seul l'homme ek-sistant est historique. La « nature » n'a pas d'histoire.

La liberté ainsi comprise, comme laisser-être de l'étant, accomplit et effectue l'essence de la vérité sous la forme du dévoilement de l'étant. La « vérité » n'est pas une caractéristique d'une proposition conforme énoncée par un « sujet » relativement à un « objet », laquelle alors « aurait valeur » sans qu'on sache dans quel domaine; la vérité est le dévoilement de l'étant grâce auquel une ouverture se réalise. Au sein de celle-ci se développe, en s'ex-posant, tout comportement, toute prise de position de l'homme. C'est pourquoi l'homme est selon le mode de l'ek-sistence.

Il faut, puisque tout comportement humain est ouvert à sa manière et se met en harmonie avec ce à quoi il se rapporte, que le comportement fondamental du laisser-être, c'est-à-dire la liberté, lui ait communiqué sous forme de don la directive intrinsèque de conformer son apprésentation à l'étant. L'homme ek-siste signifie maintenant : l'histoire des possibilités essentielles de l'humanité historique se trouve ménagée pour celle-ci dans le dévoilement de l'étant en totalité. Selon la manière dont est présente (west) l'essence originaire de la vérité, naissent les quelques décisions capitales de l'histoire.

Parce que la vérité est liberté en son essence, l'homme historique peut aussi, en laissant être l'étant, ne pas le laisser être en ce qu'il est et tel qu'il est. L'étant, alors, est travesti et déformé. L'apparence affirme sa puissance. En cette puissance surgit la non-essence de la vérité. Puisque la liberté ek-sistante comme essence de la vérité n'est pas une propriété de l'homme mais que celui-ci n'ek-siste qu'en tant que possédé par cette liberté et devient ainsi seulement capable d'histoire, la non-essence de la vérité ne saurait naître subsidiairement de la simple incapacité et de la négligence de l'homme. La non-vérité doit, tout au contraire, dériver de l'essence de la vérité. Ce n'est que parce que la vérité et la non-vérité ne sont point indifférentes l'une à l'égard de l'autre dans leur essence, mais s'appartiennent mutuellement, que, au fond, une proposition vraie peut se trouver en opposition aiguë avec la proposition non-vraie corrélative. La question de l'essence de la vérité n'atteint donc son domaine originel qu'au moment où la vue préalable de la pleine essence de la vérité permet d'englober dans le dévoilement de celle-ci la réflexion sur la non-vérité. L'examen de la non-essence de la vérité ne comble pas une lacune subsidiaire, mais il constitue le pas décisif dans la position adéquate de la question de l'essence de la vérité. Mais comment saisirons-nous la non-essence de l'essence de la vérité ? Si l'essence de la vérité ne s'épuise pas dans la conformité de l'énoncé, alors la non-vérité, elle non plus, ne peut être égalée à la non-conformité du jugement.


V. - l'essence de la vérité

L'essence de la vérité s'est dévoilée comme liberté. Cette dernière est le laisser-être ek-sistant qui dévoile l'étant. Tout comportement ouvert se déploie (schwingi) en laissant-être l'étant et tout en prenant attitude vis-à-vis de tel ou tel étant particulier. La liberté a, d'avance, accordé tout comportement à l'étant en totalité en tant qu'elle est l'abandon au dévoilement de cet étant en tota­lité et comme tel. Cet accord affectif [16] (Stimmung) ne se laisse cependant jamais saisir comme « état vécu » ou comme « état d'âme » (Gefilhl). Car on le détourne ainsi de son essence, et on le comprend à partir de notions qui (comme la « vie » et « l'âme ») ne peuvent elles-mêmes prétendre à la dignité d'essence qu'apparemment et aussi longtemps qu'on se méprend sur cet accord affectif et qu'on en falsifie la signification. Un accord affectif, c'est-à-dire une exposition ek-sistante à l'étant en totalité, ne peut être « vécu » et « senti » que parce que « l'homme, être doué de sentiment » s'est abandonné à un accord dévoilant de l'étant en totalité, tout en ne pressentant pas l'essence de cette disposition affective. Tout comportement de l'homme historique est, qu'il le sente expressément ou non, qu'il le comprenne ou non, accordé, et, par cet accord, porté dans l'étant en totalité. Le degré de révélation [17] de l'étant en totalité ne coïncide pas avec la somme des étants connus en fait. Au contraire, là où l'étant est peu connu de l'homme et n'est saisi que rudimentairement par la science, la révélation de l'étant en totalité peut s'affirmer de manière plus essentielle que là où ce qui est connu et constamment offert à la connaissance est devenu inépuisable pour le regard, que là où rien ne résiste plus au zèle du savoir, lorsque la capacité technique de dominer les choses se déploie en une agitation sans fin. C'est précisément dans ce nivellement omniscient d'un savoir, qui n'est plus que savoir, que s'estompe la révélation de l'étant, qu'elle sombre dans l'apparente nullité de ce qui n'est même plus indifférent, de ce qui n'est plus qu'oublié.

Le laisser-être de l'étant, générateur de l'accord (du Dasein à l'étant en totalité), pénètre et précède tout comportement ouvert qui se déploie en lui. Le comportement de l'homme est pénétré (durch-stimmt) de la révélation de l'étant en totalité. Cet « en totalité » apparaît cependant pour l'horizon de la préoccupation et du calcul journaliers comme l'insaisissable et l'imprévisible. Il ne se laisse jamais atteindre à partir de l'étant qui vient de se manifester, que celui-ci appartienne à la nature ou à l'histoire. Quoiqu'il pénètre constamment tout, en l'accordant, il reste néanmoins lui-même l'indéterminé et l'indéterminable ; et c'est pourquoi on le confond le plus souvent avec ce qu'il y a de plus courant et de moins remarquable. Ce qui nous pénètre ainsi (en nous accordant) n'est pas rien, mais est, au contraire, une dissimulation de l'étant en totalité. Dans la mesure où le laisser-être laisse être l'étant auquel il se réfère dans un comportement particulier, et ainsi le dévoile, il dissimule l'étant en totalité. En soi, le laisser-être est donc du même coup une dissimulation. Dans la liberté ek-sistante du Dasein se réalise la dissimulation de l'étant en totalité, est l'obnubilation.


VI. - LA NON-VÉRITÉ EN TANT
QUE DISSIMULATION

L'obnubilation refuse à [mot grec (N.D.L.R.)] le dévoilement. Elle ne l'admet même pas comme [mot grec (N.D.L.R.)] (privation), tout en préservant pour [mot grec (N.D.L.R.)] ce qui lui est propre. L'obnubilation est donc, lorsqu'on la pense à partir de la vérité comme dévoilement, le caractère de n'être pas dévoilé et, ainsi, la non-vérité originelle, propre à l'essence de la vérité. L'obnubilation de l'étant en totalité ne s'affirme pas comme une conséquence subsidiaire de la connaissance toujours parcellaire de l'étant. L'obnubilation de l'étant en totalité, la non-vérité originelle, est plus ancienne que toute révélation de tel ou tel étant. Elle est plus ancienne encore que le laisser-être lui-même qui, en dévoilant, dissimule déjà, et prend attitude relativement à la dissimulation. Qu'est-ce que le laisser-être préserve par cette relation à la dissimulation? Rien de moins que la dissimulation de l'étant comme tel, obnubilé en totalité, c'est-à-dire le mystère [18]. Il ne s'agit point d'un mystère particulier touchant ceci ou cela mais de ce fait unique que le mystère (la dissimulation de ce qui est obnubilé) comme tel domine le Da-sein de l'homme.

Il advient ainsi que, dans le laisser-être dévoilant et qui en même temps dissimule l'étant en totalité, la dissimulation apparaît comme ce qui est obnubilé en premier lieu. Le Da-sein en tant qu'il ek-siste, engendre le premier et le plus étendu non-dévoilement, la non-vérité originelle. La non-essence originelle de la vérité est le mystère. Le terme non-essence [19] n'implique pas encore ici cette nuance de dégradation que nous lui attachons dès que l'essence est entendue comme universalité [termes grecs (NDLR)], comme possibilitas (Ermöglichung) de l'universel et comme son fondement. C'est que la non-essence vise ici l'essence pré-existante. D'ordinaire, cependant, la « non-essence » désigne la déformation de l'essence déjà dégradée. En toutes ces significations, néanmoins, la non-essence est toujours essentiellement liée à l'essence, selon des modalités correspondantes, et ne devient jamais inessentielle au sens d'indifférente. Mais parler ainsi de la non-essence et de la non-vérité, heurte trop fort l'opinion encore courante et paraît une accumulation forcée de « paradoxes » arbitraires. Parce que cette apparence est difficile à éliminer, nous voulons renoncer à ce langage qui n'est paradoxal que pour la doxa (opinion) commune. Pour celui qui sait, tout au moins, le « non » de la non-essence originelle de la vérité comme non-vérité, indique le domaine encore inexploré de la vérité de l'Être (et non seulement de l'étant).

La liberté comme laisser-être de l'étant est en soi une relation résolue, une relation qui n'est pas close sur elle-même. Tout comportement se fonde sur cette relation et en reçoit la directive [de s'en remettre] à l'étant et à son dévoilement. Par là cependant, cette relation à la dissimulation se cache elle-même en ce qu'elle promeut l'oubli du mystère et disparaît dans cet oubli. Quoique l'homme se rapporte constamment à l'étant, il se limite habituellement à tel ou tel étant en son caractère révélé. L'homme s'en tient à la réalité courante et susceptible d'être dominée, même là où il s'agit de ce qui est fondamental. Et s'il se met en devoir d'élargir, de transformer, de se réapproprier et d'assurer le caractère révélé de l'étant dans les domaines les plus variés de son activité, les directives en vue de cette fin n'en sont pas moins trouvées dans l'étroit milieu de ses projets et de ses besoins courants.

S'installer dans la vie courante équivaut en soi au refus de reconnaître la dissimulation de ce qui est obnubilé. Sans doute y a-t-il aussi au sein de la vie courante des énigmes, du non-éclairci, de l'indécis, du douteux. Mais toutes ces questions, qui ne surgissent d'aucune inquiétude, ne sont que transitions et intermédiaires dans le mouvement de la vie courante et, par conséquent, inessentielles. Là où l'obnubilation de l'étant en totalité est tolérée sous forme d'une limite qui s'annonce accidentellement à nous, la dissimulation comme événement fondamental n'en est pas moins tombée dans l'oubli. Mais le mystère oublié du Dasein n'est pas éliminé par l'oubli ; au contraire, cet oubli prête à l'apparente disparition de ce qui est oublié une présence propre. En tant que le mystère se renie dans l'oubli et pour l'oubli, il contraint l'homme historique d'en rester à la vie courante et à ses faux pouvoirs. Ainsi abandonnée, l'humanité complète son « monde » à partir de ses besoins et de ses intentions les plus récentes et le remplit de ses projets et de ses calculs. Oublieux de l'étant en totalité, l'homme emprunte alors à ceux-ci ses mesures. Il se fixe ses projets et ses calculs en se munissant toujours de mesures nouvelles, sans plus réfléchir à cela même qui fonde la prise de mesure, ni à l'essence de ce qui la fournit. En dépit du progrès vers de nouvelles mesures et de nouveaux buts, l'homme se trompe sur l'essence authentique de ses mesures. Aussi se mesure-t-il mal, et cela d'autant plus gravement qu'il se prend exclusivement lui-même, en tant que sujet, pour mesure de tout étant. Dans cet oubli démesuré, l'humanité s'assure avec insistance d'elle-même, grâce à ce qui lui est à tout moment accessible dans la vie courante. Cette persévérance trouve son appui, inconnaissable pour elle-même, dans la relation par laquelle l'homme non seulement ek-siste, mais en même temps insiste, c'est-à-dire se raidit sur ce que lui offre l'étant en tant qu'il paraît de soi et en soi manifeste.

Ek-sistant, le Dasein est insistant. Même dans l'existence insistante règne le mystère, comme essence oubliée, et ainsi rendue « inessentielle », de la vérité.


VII. - LA NON-VÉRITÉ EN TANT QU'ERRANCE

Insistant, l'homme est tourné vers ce qu'il y a de plus courant dans l'étant. Mais il ne peut insister qu'en étant déjà ek-sistant, c'est-à-dire en tant qu'il prend tout de même pour mesure directrice l'étant comme tel. L'humanité, néanmoins, par la prise de mesure qui lui est propre, est détournée du mystère. Cette insistante conversion à ce qui est courant et cette aversion ek-sistante du mystère vont de pair. Elles sont une seule et même chose. Cette manière de se tourner et de se détourner résulte, au fond, de l'agitation inquiète qui est caractéristique du Dasein. L'agitation qui fuit le mystère pour se réfugier dans la réalité courante, et pousse l'homme d'un objet quotidien vers l'autre, en lui faisant manquer le mystère, est l'errer (Irren).

L'homme erre. L'homme ne tombe pas dans l'errance à un moment donné. Il ne se meut que dans l'errance parce qu'il in-siste en ek-sistant et ainsi se trouve toujours-déjà dans l'errance. L'errance au sein de laquelle l'homme se meut, n'a pas la forme d'un ravin qui longerait son chemin et dans lequel il lui arriverait quelquefois de choir; au contraire, l'errance fait partie de la constitution intime du Da-sein à laquelle l'homme historique est abandonné. L'errance est l'espace de jeu de cette agitation au sein de laquelle l'ek-sistence in-sistante, non sans souplesse, s'oublie elle-même et se manque toujours à nouveau. La dissimulation de l'étant en totalité, lui-même obnubilé, s'affirme dans le dévoilement de l'étant particulier qui, comme oubli de la dissimulation, constitue l'errance.

L'errance est I'anti-essence fondamentale de l'essence originaire de la vérité. L'errance s'ouvre en domaine ouvert pour toute antidémarche (Widerspiel) de la vérité essentielle. L'errance est le théâtre et le fondement de l'erreur. Non pas une faute occasionnelle, mais l'empire de cette histoire où s'entremêlent, confondues, toutes les modalités de l'errance, telle est l'erreur.

Tout comportement possède sa manière d'errer, correspondant à son apérité et à son rapport à l'étant en totalité. L'erreur s'étend depuis les méprises, les bévues et les mécomptes les plus ordinaires, jusqu'aux égarements et aux outrances de nos attitudes et de nos décisions essentielles. Ce que l'habitude et les doctrines philosophiques appellent l'erreur, c'est-à-dire la non-conformité du jugement et la fausseté de la connaissance, n'est qu'une manière, et encore la plus superficielle, d'errer. L'errance, dans laquelle l'humanité historique doit se mouvoir pour que sa marche puisse être aberrante, est une composante essentielle de l'ouverture du Dasein. L'errance domine l'homme en tant qu'elle le pousse à s'égarer [20]. Mais par l'égarement, l'errance contribue aussi à faire naître cette possibilité que l'homme a le moyen de tirer de son ek-sis-tence et qui consiste à ne pas succomber à l'égarement. Il n'y succombe pas s'il est susceptible d'éprouver l'errance comme telle et de ne pas méconnaître le mystère du Da-sein.

Comme l'ek-sistence in-sistante de l'homme se meut dans l'errance et que l'errance en tant qu'égarement  menace  toujours  l'homme  de quelque manière, l'ek-sistence, par cette menace, est lourde de mystère, encore que d'un mystère oublié; voilà pourquoi l'homme est dans l'ek-sistence de son Dasein assujetti du même coup au règne du mystère et à la menace issue de l'errance. L'un et l'autre le maintiennent dans la détresse de la contrainte [21]. La pleine essence de la vérité, incluant sa propre anti-essence, garde le Dasein dans la détresse par le fait de cette oscillation perpétuelle entre le mystère et la menace de l'égarement. Le Dasein est [soumis] à la contrainte. Du Da-sein de l'homme et de lui seul, surgit le dévoilement de la nécessité[22]; et par là, l'existence humaine peut se placer dans l'inéluctable.

Le dévoilement de l'étant comme tel est en même temps et en soi la dissimulation de l'étant en totalité. C'est dans cette simultanéité du dévoilement et de la dissimulation que s'affirme l'errance. La dissimulation de l'obnubilé et l'errance appartiennent à l'essence originaire de la vérité. La liberté, comprise à partir de l'ek-sistence in-sistante du Dasein, n'est l'essence de la vérité (comme conformité de l'apprésentation) que parce que la liberté découle elle-même de l'essence originaire de la vérité, du règne du mystère dans l'errance. Le laisser-être de l'étant s'accomplit par notre comportement au sein de l'ouvert. Toutefois, le laisser-être de l'étant comme tel et en totalité ne se fait authentiquement (wesensgerecht) que lorsque, de temps à autre, il est assumé dans son essence originaire. À ce moment, l'acceptation ré-solue [23] du mystère commence à s'accomplir au sein de l'errance aperçue comme telle. Dès ce moment, la  question de l'essence de la vérité se trouve posée dans son originalité radicale. Dès ce moment, se dévoile l'origine de l'imbrication de l'essence de la vérité avec la vérité de l'essence. La vue du mystère à partir de l'errance pose le problème de la question unique : qu'est-ce que l'étant comme tel dans sa totalité ? Une telle interrogation pense le problème essentiellement déconcertant et dont l'équivocité n'est pas encore maîtrisée : la question de l'être de l'étant. La pensée de l'Etre, dont cette interrogation dérive originairement, se conçoit depuis Platon comme « philosophie » et a reçu plus tard le nom de « métaphysique ».


VIII. - LA QUESTION DE LA VÉRITÉ ET LA PHILOSOPHIE

C'est dans la pensée de l'Etre que la libération de l'homme pour l'ek-sistence, libération qui fonde l'histoire, accède à la parole. La parole n'est pas en premier lieu 1'« expression » d'une opinion, mais, d'emblée, l'articulation protectrice de la vérité de l'étant en totalité. Le nombre de ceux qui entendent cette parole importe peu. La qualité de ceux qui peuvent y prêter attention, décide de la position de l'homme dans l'histoire. Mais à ce même moment de l'histoire du monde, où s'accomplit le début de la philosophie, commence aussi la domination expresse du sens commun (de la sophistique).

Le sens commun fait appel à l'évidence (Fraglo-sigkeit) de l'étant révélé et qualifie toute interrogation philosophique d'attentat contre lui-même et son ombrageuse susceptibilité.

Mais ce que le bon sens, d'abord justifié dans son domaine propre, estime de la philosophie, n'atteint pas l'essence de celle-ci, qui ne se laisse déterminer que relativement à la vérité originaire de l'étant comme tel en totalité. La pleine essence de la vérité incluant toutefois sa non-essence et régnant originairement sous la forme de la dissimulation, la philosophie, en tant qu'elle pose la question de cette vérité, est divisée en elle-même. Sa pensée est la souple douceur qui ne se refuse pas à l'obnubilation de l'étant en totalité. Mais elle est aussi la ré-solution rigoureuse qui, sans détruire la dissimulation, amène celle-ci, en préservant sa nature, à la clarté de l'intellection et ainsi la contraint [à se manifester] dans sa propre vérité.

La philosophie, dans la douce rigueur et la rigoureuse douceur du laisser-être de l'étant comme tel en totalité, se développe en une interrogation qui, si elle ne peut pas s'en tenir exclusivement à l'étant, ne tolère non plus aucune injonction extérieure. Cette détresse intérieure de la pensée, Kant l'a soupçonnée, car il dit de la philosophie : « Nous voyons ici la philosophie placée dans une situation critique : il faut qu'elle trouve une position ferme sans avoir, ni dans le ciel ni sur terre, de point d'attache ou de point d'appui. Il faut que la philosophie manifeste ici sa pureté, en se faisant la gardienne de ses propres lois, au lieu d'être le héraut de celles que lui suggère un sens inné ou je ne sais quelle nature tutélaire... » (Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs ; trad. V. Delbos, p. 145 sq.).

En interprétant ainsi l'essence de la philosophie, Kant, dont l'œuvre introduit la dernière phase de la métaphysique occidentale, regarde vers un domaine que, conformément à sa position métaphysique, fondée sur la subjectivité, il ne pouvait comprendre qu'à partir de cette dernière. La philosophie devait donc être interprétée par Kant comme gardant ses propres lois. Cette conception essentielle de la destination de la philosophie est cependant assez large pour rejeter tout asservissement de la pensée. La forme la plus dénuée de cet asservissement se dissimule sous le prétexte d'admettre encore la philosophie comme « expression » de la « culture » (Spengler) ou comme le luxe d'une humanité adonnée au travail.

Si cependant la philosophie réalise son essence telle qu'elle fut originairement posée comme « gardienne de ses propres lois », ou si, au contraire, elle n'est pas soutenue et déterminée dans son attitude de gardienne par la vérité de ce à quoi ses lois se réfèrent, c'est ce qui se décide par l'originalité (Anfànglichkeit) avec laquelle l'essence première de la vérité deviendra fondamentale pour l'interrogation philosophique.

L'essai ici présenté conduit la question de la vérité au-delà des bornes traditionnelles de la conception commune et aide la réflexion à se demander si la question de l'essence de la vérité ne doit pas être, en même temps et d'abord, la question de la vérité de l'essence. Mais sous le concept d'« essence », la philosophie pense l'Être. En ramenant la possibilité interne de la conformité d'un jugement à la liberté ek-sistante du laisser-être reconnu comme son « fondement », en situant d'emblée l'origine de l'essence de ce fondement dans la dissimulation et l'errance, nous avons voulu indiquer que l'essence de la vérité n'est point la « généralité » vide d'une universalité « abstraite » mais, au contraire, l'Unique dissimulé de l'histoire, unique elle-même, qui dévoile le « sens » de ce que nous appelions l'Être et de ce que nous sommes accoutumés depuis longtemps à penser comme l'étant dans sa totalité.


note

La présente communication sur l'essence de la vérité a été développée sous la forme d'une conférence publique (faite en automne et en hiver 1930 à Brème, à Marbourg-sur-Lahn, à Fribourg-en-llrisgau et en été 1932 à Dresde).

La question fondamentale de la conférence est née d'une méditation sur la vérité de l'essence et fut revue plus tard à diverses reprises, tout en maintenant inchangés le point de départ, la position fondamentale et la structure du travail.

La question décisive (Sein und Zeit, 1927) du « sens » de l'Être, c'est-à-dire (Sein und Zeit, p. 151) de la portée de la projection, c'est-à-dire de l'ouverture, ou encore de la vérité de l'Être et non pas seulement de l'étant, n'y est intentionnellement pas développée. La pensée s'y tient apparemment dans la voie de la métaphysique mais n'en réalise pas moins dans ses démarches décisives — lorsqu'elle passe de la vérité comme conformité à la liberté ek-sistante et de celle-ci à la vérité comme dissimulation et errance — une révolution de l'interrogation qui entraîne un dépassement de la métaphysique.

Le savoir acquis ici culmine dans cette expérience décisive : c'est seulement à partir du Da-sein, dans lequel peut s'engager l'homme, que se prépare pour l'homme historique la proximité de la vérité de l'Être. Non seulement toute espèce d'« anthropologie » et toute conception de l'homme comme subjectivité se trouvent abandonnées, comme c'était déjà le cas dans Sein und Zeit, non seulement la vérité de l'Être est poursuivie comme « fondement » d'une nouvelle position historique, mais encore le cours de l'exposé entreprend-il de penser à partir de ce nouveau « fondement » (du Da-sein). Les phases de l'interrogation constituent en elles-mêmes le cheminement d'une pensée qui, au lieu de nous offrir des représentations et des concepts, s'éprouve et se raffermit comme une révolution de la relation à l'Être.

Traduit de l'allemand par Gérard Grand.

[1] Nous traduisons Selbstverstândlichkeit par évidence. Il importe toutefois de remarquer que, dans la langue de Heidegger, le terme comporte une nuance très nettement péjorative, qu'il n'a pas en français. Heidegger l'emploie toujours pour désigner les évidences prétendues du sens commun qui se donnent comme telles, à raison de l'incapacité même du sens commun à poser un problème authentique.

[2] Le texte allemand dit : gegen jeden Anspruch des Fragwürdigen, ce qui signifie littéralement : contre toute exigence de ce qui est digne d'être mis en question.

[3] Stimmt : expression en réalité intraduisible, mais dont nous avons rendu le sens par une périphrase.

[4] Nous avons traduit Nichtiibereinstimmen par non-concordance. Nichtstimmen par non-accord et Nichteinstimmen par désaccord.

[5] Heidegger qui emploie le verbe vorstellen, lequel signifie ordinairement représenter, vise ici le sens étymologique de «rendre présent» devant soi, à l'exclusion de toute idée de représentation au sens que ce terme reçoit d'habitude en épistémologie ou en psychologie; c'est ce que nous avons voulu souligner en traduisant vorstellen par apprésenter.

[6] Comportement (Verhalten) n'a pas ici le sens que lui donnent les psychologues ou les moralistes : il s'agit d'un comportement plus originel et par lequel nous établissons une relation à ce qui nous entoure.

[7] Nous avons traduit Offenbares par ce qui est manifeste. Cette expression nous fait perdre l'idée d'ouverture, exprimée par le mot allemand. Nous avons adopté dans cette phrase ou ultérieurement les traductions suivantes : das Offene : l'ouvert ; die Offenbarkeit : la révélation; die Offenheit : l'ouverture. Il était impossible de conserver en français une racine identique pour tous ces termes.

[8] Nous traduisons : Offenstàndigkeit par apérité et offenstândigsein par être ouvert à... (Nous attirons l'attention sur le fait que M. Rovan emploie dans la traduction citée le mot apérité, pour exprimer l'idée d'ouverture.)

[9] Le texte allemand porte Aussage que nous avons régulièrement traduit par énoncé; nous avons ici repris le terme jugement en raison de l'allusion à la formule judicium est locus veritatis.

[10] Le texte allemand porte Ermöglichung, c'est-à-dire rendre possible, ce que nous avons traduit par possibilisation.

[11] Le texte allemand porte Unwesen, qui signifie à la fois l'inessentiel et ce qui est dégénéré par rapport à l'essence.

[12] Nous traduisons ici Wesensgrund qui signifie littéralement fondement essentiel par fondement, afin d'éviter en français la répétition renouvelée d'essentiel et d'essence.

[13] Laisser — sein-lassen, le terme allemand a le double sens de laisser être (admettre à l'être) et de laisser au sens d'abandonner.

[14] Dans cette phrase et celle qui suit, se rencontre une série de mots allemands de même racine, pour lesquels nous avons adopté les traductions suivantes : das Unverborgene — le non-voilé; die Unverborgenheit — le non-voilement; die Entbergung — le dévoilement (l'acte de dévoiler) ; die Entborgenheit — le caractère d'être dévoilé. Plus loin on trouve aussi : die Verbergung — la dissimulation et die Verborgenheit — l'obnubilation.

[15] Le terme Vorhandensein qui se trouve dans le texte allemand, désigne ici la modalité d'être d'une chose en opposition avec celle du Dasein.

[16] Nous traduisons Gestimmlheit par accord affectif. Heidegger précise le terme en lui accolant entre parenthèses le substantif Stimmung (disposition), que nous avons conservé dans le texte.

[17] Le texte porte simplement die Offenbarkeit — la révélation.

[18] Le texte porte — die Verbergung des Verborgenen im Ganzen, des Seienden als eines solchen, ce qui signifie littéralement : l'obnubilation du dissimulé en totalité, de l'étant comme tel.

[19] (…) Heidegger attribue ici à l'expression — comme nous le verrons plus loin — un troisième sens, plus originel.

[20] Nous traduisons beirren par égarer, nous avons donc : die Irre — l'errance; das Irren — l'errer; der Irrtum — l'erreur; die Beirrung — l'égarement.

[21] Le texte allemand porte : die Not der Nötigung.

[22] Le terme allemand Notwendigkeit, ici employé, est compris par Heidegger dans son acception étymologique, c'est-à-dire comme union des idées de Not (détresse) et de Wende (que nous avons traduit par oscillation). Il définit donc la nécessité comme une manière de se débattre dans la contrainte. Nous n'avons pu rendre ces diverses nuances que très approximativement dans le texte français.

[23] Le terme Entschlossenheit employé ici, unit les idées d'ouverture et de résolution.

Fin de l'extrait.



Revenir à l'auteur: Jacques Brazeau, sociologue, Univeristé de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mercredi 16 mars 2011 14:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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