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http://dx.doi.org/doi:10.1522/030174420

Collection « Méthodologie en sciences sociales »

TEXTES DE METHODOLOGIE EN SCIENCES SOCIALES
choisis et présentés par Bernard Dantier
Docteur de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales
Maître de conférences à Sciences-Po Paris.
Chargé de cours et de gestion de formations à l'Institut Supérieur de Pédagogie - Faculté d'Éducation de Paris.

Cette rubrique, évolutive, qui s’enrichira au cours du temps, propose au lecteur des textes de méthodologie
en sciences sociales, cela afin de l’aider dans une démarche de compréhension et de participation à ces sciences.

La psychanalyse et l'interprétation psychologique et sociologique des profondeurs des discours:
Michel Arrivé, Le linguiste et l'inconscient.
Extrait de: Michel Arrivé, Le linguiste et l'inconscient. Paris: PUF, 2008, chapitre 3, pp. 53-68.

Attention: [Extrait diffusé avec l'aimable autorisation
de l'auteur, Michel Arrivé, et de l'éditeur,
Les Presses universitaires de France.]

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Michel Arrivé, La psychanalyse et l'interprétation psychologique et sociologique
des profondeurs des discours”.


Que faire des discours que récupèrent les sciences sociales, notamment par les techniques de recueil de données que leur sont les divers types de collecte de discours ? Après qu’un psychologue, un sociologue ont interrogé une ou des personnes constituant leur « sujet » d’enquête, ou après qu’un ethnologue a enregistré d’une façon ou d’une autre les propos émis autour de lui, quel traitement appliquer aux phrases ainsi acquises ?

Bien sûr, nous avons vu, dans d’autres textes de cette collection, que tout dépend d’abord, pour « parler » simplement, de la problématique et de la ou des hypothèses de la recherche. Nous savons déjà que selon celles-là les discours recueillis doivent être approchés et analysés par tel(s) ou tel angle(s), dans telle(s) ou telle(s) composante(s) et sur telle(s) ou telle(s) intrarelation (s). Nous savons aussi que nous devons ne pas oublier que, en outre, ces discours sont littéralement des productions de chaque recherche opérée, de chaque questionnement proposé, de chaque attention portée, et qu’ainsi un ensemble de paroles exprimées par un « sujet » représente autant les effets de la projection d’une recherche que les apports de ce qu’elle rencontre.

Mais, au-delà, quoi de l’interprétation si on cherche d’abord à se demander vraiment ce qu’on étudie dans un discours ? Quoi de l’interprétation si d’abord le chercheur tente d’appréhender celui-ci au-delà de la superficie protocolaire des mots répondus ou retenus, ainsi qu’au-delà des intentions préliminaires de la recherche comme finalement des intentions de ses « répondants » ?

Dans cette collection nous avons déjà eu recours au Freud de L’interprétation des rêves comme au Saussure du Cours de linguistique générale. À ces occasions, nous nous étions demandé, entre autres questions, comment utiliser, ou du moins comprendre et ménager, 1) d’un côté les liens entre les mots d’une part et d’autre part les profondeurs psychiques du sujet parlant par le biais des relais plus ou moins filtrants et altérants de sa conscience, et 2) d’un autre côté les liens entre les mots eux-mêmes par le biais des mécanismes plus ou moins internes du langage.

Nous continuons ainsi à nous intéresser à l’inconscient, l’inconscient de la personne qui parle et l’exprime, comme l’inconscient des structures de la langue qui fait parler et exprimer. Cet inconscient, précisément,  ne doit pas être, rester ou devenir celui du chercheur qui, s’il prétend authentiquement et pleinement faire « l’analyse de contenu » d’un discours, doit « prendre conscience » comme « faire prendre conscience » à son sujet et lecteur de ce qui se cache derrière les paroles recherchées et ce qui peut ou doit les compléter.

Nous continuerons donc à tenter de faire appliquer, ou sinon du moins ajouter, par le chercheur en sciences sociales, l’approche psychanalytique initiée pour l’étude des récits des rêves, des lapsus ou des « mots d’esprit », à l’analyse des propos recueillis chez ses sujets, en admettant que le discours étudié par un sociologue, un ethnologue, un psychologue ou même un historien, ne se trouve jamais séparé ou isolé de l’inconscient (personnel et linguistique) de celui ou de celle qui l’a confié.

Avec l’étude suivante de Michel Arrivé, l’un des plus importants spécialistes en la matière, étude qui nous apporte un excellent complément (autant enrichissant que correctif) pour celles freudiennes et saussuriennes auxquelles nous avons fait référence, nous allons mieux comprendre comment l’inconscient «a» ses mots, que l’inconscient, avec notamment les processus de «condensation» et de «déplacement», parle (au moins) autant que le conscient et que l’examen de ce qu’il « dit », au travers de ce conscient ou à son côté, nous transmet des informations autant si ce n’est même plus heuristiques que celles socialisées et codifiées du consciencieusement scientifique. Nous allons de la sorte constater pourquoi et comment les mots sont aussi des « choses », ces mots étant plus et autres que de simples signes saussuriens associant un signifiant à un signifié et se succédant dans leur forme interne comme dans leurs liaisons selon la temporalité des règles repérées par la linguistique et instituées par la grammaire. Il s’agit de saisir, à côté, en deçà ou au-delà de la « signification » du mot, «ce» qu’il représente, la « chose » qu’il incarne aussi par référence, en tant que figure autonome ou même en tant que partie ou geste du corps.

NOTICE BIOBIBLIOGRAPHIQUE DE MICHEL ARRIVÉ

Michel Arrivé est professeur émérite à l’Université de Paris Ouest Nanterre. Il poursuit avec « obstination », dit-il, une double activité d’écriture.

 Linguiste, il a été le maître d’œuvre de La grammaire d’aujourd’hui, guide alphabétique de linguistique française (Flammarion, 1986). Il a publié récemment, aux PUF, À la recherche de Ferdinand de Saussure (2007) et Le linguiste et l’inconscient (2008), ouvrages dés maintenant traduits en plusieurs langues. En avril 2010, il fera paraître chez Belin une édition, largement augmentée de Verbes sages et verbes fous. Romancier, il publie chez Champ vallon, en janvier 2010, son sixième roman, Un bel immeuble, après, notamment, Les remembrances du vieillard idiot (Flammarion, 1977, Prix du premier roman), Une très vieille petite fille (2006) et La walkyrie et le professeur (2007), déjà chez Champ vallon.

Bernard Dantier, sociologue
28 février 2010
.


Extrait de: Michel Arrivé, Le linguiste et l'inconscient.
Paris: Les Presses universitaires de France, 2008, chapitre 3, pp. 58-68.


Attention: [Extrait diffusé avec l'aimable autorisation
de l'auteur, Michel Arrivé, et de l'éditeur,
Les Presses universitaires de France.]

LES MOTS DANS L’INCONSCIENT,
OU
COMMENT FAIRE D’UN MOT UNE CHOSE ?


D’une façon qui risque de paraître insolite, ce chapitre commence par le récit d’un rêve. Le lecteur apercevra vite les raisons qui m’ont fait choisir ce mode d’approche du problème annoncé par le biais, sans doute peu attendu, du rêve. Sans plus de précautions, je m’engage dans ce récit, rapporté au discours direct, à la première personne. Faut-il dire que cette première personne est celle du rêveur, et non celle de l’auteur du livre ? Et que le récit du rêve m’a été communiqué par écrit ?

RÊVE DU PARA-écrivian

Par téléphone, j’ai pris rendez-vous, la veille ou l’avant-veille, avec un marchand d’armes, à qui je souhaite acheter, pour 2200 €, un fusil.

Nous tombons d’accord sur la vente.

Le jour dit, je me dirige en voiture vers le lieu du rendez-vous : « vous me trouverez facilement, je serai assis dans le coin de la salle, sur la droite », m’a indiqué le marchand dans notre conversation téléphonique. D’une façon qui me surprend légèrement, je suis moi-même muni d’un fusil, assez démodé, apparemment, sans être vraiment ancien.

J’arrive au lieu prévu, dont je me dis qu’il ressemble vaguement à la gare, désaffectée, d’Annonay. Je descends de voiture. J’ai pris mon fusil, sans trop réfléchir aux raisons qui me l’ont fait prendre. Dans le coin du vaste local dans lequel je viens d’entrer, sur la droite, est effectivement assis un personnage que j’identifie immédiatement comme mon vendeur : un grand vieillard sec, avec une longue barbe grise. En même temps que je le découvre, je constate avec surprise que le lieu, dans son ensemble, est occupé par de nombreux autres vendeurs et acheteurs, à la manière d’un vide-greniers. Il y a un grand brouhaha de beuveries, de conversations et de contestations. Et j’entends l’un des participants – un gros gaillard rougeaud et barbu – crier à la cantonade qu’il achète un fusil pour 3000 €.

Je suis immédiatement persuadé qu’il s’agit de celui dont la vente avait été conclue avec moi la veille ou l’avant-veille.

Étonné, et même irrité, je me dirige vers le vieillard. Sans un mot, il prend en main mon fusil. Il l’examine attentivement, lustre avec un chiffon la crosse métallique, qui est en effet ternie, et, en certains points, rouillée.

Après avoir longuement réfléchi, il me dit qu’il est disposé à l’acheter. Je lui réponds que je ne suis pas venu pour vendre mon fusil, mais, conformément à notre contrat téléphonique, pour acheter le sien, au prix convenu de 2200 €. Il me répond, sans l’ombre d’une gêne, que le fusil est vendu à quelqu’un d’autre pour 3000 €. Je suis un moment tenté de prendre la parole à haute voix dans le local, pour dire que j’achète le fusil pour 3100 €. Mon intention est de mettre le marchand dans l’embarras : le gros rougeaud barbu va protester et, peut-être, s’en prendre au commerçant de mauvaise foi. Mais j’y renonce, pensant que le fusil risque finalement de me rester sur les bras au prix, trop élevé, de 3100 €. Je me retourne alors, très irrité, vers le vendeur malhonnête, et lui demande s’il est vraiment marchand d’armes. Peut-il me donner une carte professionnelle ? Fortement embarrassé, il se lève, ouvre un lourd dossier cartonné placé derrière lui, le long du mur, et finit par en exhumer une carte, précédemment fixée par un trombone à une liasse de papiers, vieilles lettres froissées et imprimés périmés. La carte elle-même est plutôt une photocopie, elle aussi froissée et cornée. Son aspect évoque les cartes distribuées par certains marabouts africains pour vanter leurs mérites de voyants ou de guérisseurs. Elle porte l’indication d’un nom propre, certainement celui du vendeur. Je ne prête pas attention à ce nom, mais je remarque précisément la mention qui le suit :

 PARA-écrivian, Dakar,

Elle est ici reproduite littéralement : PARA est en majuscules, le reste en minuscules, les lettres i et a ont été inversées dans la graphie du mot que j’identifie immédiatement comme le nom écrivain. La mention de la ville de Dakar ne m’étonne pas trop, puisque je viens de penser à un marabout africain.

Ces deux mots sont suivis de plusieurs autres indications, que je n’enregistre pas. Je me dis, vaguement, que c’est sans doute l’indication de détails relatifs à l’obtention d’un titre universitaire plus ou moins folklorique. J’ai bien remarqué, et interprété comme une coquille, l’inversion des lettres i et a.

Je demande au marchand de m’expliquer ce que c’est qu’un PARA-écrivain, car je restitue la bonne prononciation. Il est très embarrassé. Je lui déclare alors que je sais très bien, moi, ce que c’est qu’un PARA-écrivain : je pense à la parapsychologie et je suis effectivement persuadé que je sais à peu près ce que c’est qu’un PARA-écrivain. Je ne lui pose la question que pour l’emmerder (oui, je prononce le verbe).

Il ne dit pas un mot. Dans un geste vengeur, je déchire la carte du PARA-écrivian, en prenant soin que la déchirure passe au milieu du mot.

J’en jette les morceaux épars, de telle façon qu’il soit impossible de reconstituer la carte.

Je reviendrai en détail sur ce rêve au terme de ce chapitre. Pour l’instant je me contente d’attirer l’attention sur les faits à vrai dire tout à fait évidents qu’il révèle.

Le premier est qu’une partie importante du rêve est constituée par un mot. Un néologisme absolu : PARA-écrivian, avec cette graphie spécifique, tout à fait insolite – une partie en majuscules, l’autre en minuscules – et cette « coquille » qui inverse l’ordre de deux lettres, est un hapax, au même titre que le sont les mots cités par Freud dans de nombreux récits de rêves rapportés dans la Traumdeutung : norekdal, maistollmütz, tutelrein, autodidasker, j’en passe. Comme le savent tous les lecteurs de la Traumdeutung, ces mots constituent, comme notre PARA-écrivian, soit la totalité, soit une partie considérable du rêve qui les met en scène.

Deuxième fait : quoique totalement néologique, le mot laisse aisément reconnaître – comme ceux de Freud que je viens de citer – des éléments linguistiques préexistants. Mais ils ont été soumis à des opérations qui les ont fortement transformés, dans leur forme et dans leur sens. Selon toute vraisemblance, ces transformations les ont éloignés de leur fonction originelle dans la langue, ici le français, à laquelle ils ont été empruntés. On le verra peut-être plus tard.

Troisième fait : le mot PARA-écrivian est pour une part énigmatique.

Pour une part seulement, puisque le rêveur lui-même en décrypte deux aspects : d’abord l’élément PARA, qui est, selon lui, le préfixe qu’on trouve dans des formations telles que parapsychologie. Cependant, il ne dit pas clairement quel sens le préfixe peut prendre quand il affecte le mot écrivain. Ensuite l’inversion de deux lettres. Sur ce point le commentaire du rêveur présente deux caractères : d’une part il relève avec précision l’instance de la lettre, au sens littéral du terme, dans le rêve. Il prend soin en effet de remarquer la divergence entre la mutation de l’ordre des lettres et la manifestation orale, qui reste insensible à l’inversion. C’est que la lettre a ici un fonctionnement autonome, qui n’affecte pas l’aspect sonore du mot. Mais d’autre part il ne voit dans cette inversion qu’une coquille, sans se demander si cette coquille a un sens, et lequel. Attitude fréquente dans le rêve : les bizarreries les plus étranges semblent absolument naturelles, et ne déterminent ni surprise, ni tentative d’explication.

Quatrième et dernier fait : ce qui est plus énigmatique encore, c’est la valeur référentielle du terme. En quoi ce vieux marchand d’armes brocanteur peut-il être qualifié d’écrivain, même si le mot est affecté par une coquille vraisemblablement chargée de sens, même si le préfixe PARA lui confère, peut-être, une nuance dépréciative ? Là encore le rêveur ne marque aucune perplexité. C’est sans doute un indice pour l’interprétation du mot.

Il convient de garder précisément en mémoire ce récit de rêve, et plus spécifiquement le mot PARA-écrivian. Et j’entre maintenant dans le vif de l’examen du problème du mot transformé en chose.

Pour rappeler d’abord ce qui me paraît une évidence : le problème du statut du mot chez Freud est d’une extension intimidante. Pour une raison simple : il est à proprement parler coextensif à la réflexion de Freud.

Je souhaite revenir ici en détail sur une question qui me paraît entre toutes importante.

Elle peut se formuler de la façon suivante : si, comme on l’a aperçu, l’inconscient tel qu’il est conçu par Freud ne comporte pas de représentations de mots, comment se fait-il qu’on rencontre des mots dans ces formations de l’inconscient que sont par exemple le rêve, le Witz et le lapsus ? J’entends naturellement non pas les mots qui servent à raconter les rêves, mais les mots en tant que mots, tels qu’ils sont présentés par exemple dans le rêve freudien de l’autodidasker ou dans le rêve ici raconté du PARA-écrivian.

À cette question on peut d’abord entrevoir trois réponses. Les deux premières sont très partielles et très insuffisantes. Il conviendra de leur substituer une 3ème réponse, qui aura l’avantage d’englober et d’éclairer les deux premières.

1. La première consiste à faire un sort au bémol, signalé dans le chapitre précédent, qui s’observe dans le texte de 1923 (« Le Moi et le Ça »). C’est un fait que ce texte semble bien laisser possible la présence de représentations de mots comme éléments constitutifs de l’inconscient.

Cependant, ce texte, très rapide et très allusif, me semble être l’un des seuls où cette position est adoptée. Nous apercevrons cependant bien vite un autre texte, tout aussi rapide et allusif, qui semble poser la même possibilité.

2. La deuxième solution est plus radicale. Elle consiste à poser que les mots qui se rencontrent dans le rêve ne viennent pas de l'inconscient. Ils viennent directement des « restes du jour » :

« […] mots et paroles ne sont pas, dans le contenu du rêve, des néo-formations, mais des formations reprenant des paroles du jour précédant le rêve (ou toutes autres impressions fraîches, également à partir de choses lues) (« Complément métapsychologique à la doctrine du rêve », 1917-1988, p. 251). »

On le voit : il n'y a pas de contradiction entre l'absence des mots dans l'inconscient et leur présence dans le rêve : restes de la vie – consciente – du jour, ils peuvent avoir une origine orale (« des paroles ») ou écrite (« des choses lues »). Ils s'introduisent dans le rêve à la faveur de « l'abaissement de la censure entre Ics et Pcs qui caractérise le sommeil » (ibid. p. 248).

Il faut l'avouer : la solution est élégante. Le problème est qu'elle entre doublement en contradiction avec d'autres assertions freudienne.

Première contradiction : dans les assez nombreux exemples de « mots dans le rêve » analysés par Freud dans la Traumdeutung, il est bien question, dans certains cas, de mots entendus ou lus plus ou moins récemment : c'est le cas de Nora et Ekdal, qui, lus dans un article sur Ibsen, fournissent par leur condensation le mot Norekdal. Mais c'est loin d'être le cas le plus fréquent : il n'est que trop évident que les noms de Fliess – l'ami, présent comme nom de station de train (!!!) dans le rêve Hearsing ou celui d'Alex – le frère, qui apparaît, il est vrai de façon indirecte, dans le mot onirique autodidasker – et bien d'autres encore ne sont pas des « paroles du jour précédant le rêve ».

Deuxième contradiction : elle est explicitée dans le passage de la page 248 qui vient d'être allégué : il pose de la façon la plus explicite que « la censure entre Pcs et Ics est très abaissée dans le sommeil, et que le commerce entre les deux systèmes est plutôt facilité » (p. 248). C'est à la faveur de cet abaissement que les mots s'introduisent dans l'inconscient et ressurgissent dans le rêve.

3. La 3ème solution, qui, on l’a compris, est à mes yeux la véritable solution, peut à mon sens être formulée de la façon suivante : il y a bien des mots dans l’inconscient, puisqu’il y en a dans le rêve, dont « l'origine plonge dans l'inconscient » (Le rêve et son interprétation, p. 13). Lacan, en ce point, lit Freud comme moi :

« Ce ne sont pas les choses ici [dans le rêve] qui à Freud donnent le sens, mais les points de concours qui se dégagent d’un texte, et d’une sorte de décalque dont il rapplique le mot sur le mot, la phrase sur la phrase, le verbal sur le verbal, ceci jusqu’au calembour.

Les obtus disent maintenant qu’il s’agit là du préconscient. C’est justement dans la fonction de ce qui le tourmente, ce préconscient, de ce qui fait sa sensation à lui, Freud le formule en ces termes, que le préconscient rencontre des mots dont il n’a pas le contrôle. D’où lui viennent-ils ? Précisément de l’inconscient où il[s] gîte[nt] comme refoulé[s] [1] (Freud ne le dit pas autrement («Petit discours à l’ORTF », 1966, in 2001, p. 222). »

Mais ces mots y sont, selon la formule freudienne, transformés en choses. Ils bénéficient à ce titre d’un statut spécifique : ils cumulent certaines propriétés des mots qu’ils étaient précédemment et des caractères qu’ils empruntent aux choses qu’ils sont devenus. C’est ce qui explique que « ces mots ne soient pas à la dérive, c’est-à-dire que leur dérive ne relève que d’une loi des mots » (Lacan, « Petit discours », 2001, p. 222). « Loi des mots » ? Oui, certes, mais de ces mots spécifiques qui gîtent dans l’inconscient. Elles ne se confondent pas avec celles que Saussure affecte aux signes, à moins de faire subir à l’« algorithme saussurien » de notables distorsions.

Freud revient à de très nombreuses reprises sur ce traitement des mots comme des choses, au point que cela en devient un véritable leitmotiv, par exemple dans la Traumdeutung, notamment p. 257 et 262. Je cite ici un texte sans doute moins connu que ceux de la Traumdeutung qui sont généralement utilisés :

« [dans la formation du rêve], des pensées sont transposées en images – pour la plupart visuelles –, des représentations de mots sont donc ramenées aux représentations de choses qui leur correspondent (« Complément métapsychologique à la doctrine du rêve », 1917-1988, p. 251) »

Le problème est que cette formule redondante, apparemment si simple et si convaincante, est en réalité bien obscure : traiter les mots comme des choses, ou encore « ramener les représentations de mots aux représentations de choses qui leur correspondent », qu’est-ce que ça veut dire au juste ?

Dans la Traumdeutung, si du moins je l’ai bien lue, Freud ne donne pas de façon absolument claire la formulation théorique qu’on attend. On la trouve dans « L’inconscient » :

« Dans la schizophrénie, les mots sont soumis au même procès qui, des pensées du rêve latentes, fait les images du rêve, et que nous avons appelé le processus primaire psychique. Ils sont condensés, et transfèrent les uns aux autres leurs investissements sans reste, par déplacement ; le procès peut aller si loin qu’un seul mot, apte à cela du fait de multiples relations, assure la vicariance de toute une chaîne de pensées. (1915-1988, p. 237)

Cependant ce texte pleinement explicite à l’égard des particularités langagières des schizophrènes ne vise le rêve que de façon indirecte. C’est dans le « Complément métapsychologique » qu’on trouve la prise en compte directe du rêve. Il faut ici citer assez longuement un texte qui présente, on le verra sans peine, une difficulté :

« La régression une fois effectuée, il reste une série d’investissements dans le système Ics, investissements de souvenirs de choses sur lesquels le processus primaire psychique exerce son action, jusqu’à ce qu’il ait, par condensations de ces souvenirs et par déplacement des investissements les uns par rapport aux autres, configuré le contenu du rêve manifeste. C’est seulement là où les représentations de mots dans les restes du jour sont des restes de perceptions frais et actuels, et non pas expression de pensées, qu’elles sont traitées comme des représentations de choses et sont en soi soumises aux influences de la condensation et du déplacement. D’où la règle donnée dans L’interprétation des rêves, et depuis lors confirmée jusqu’à l’évidence, que mots et paroles ne sont pas, dans le contenu du rêve, des néo-formations, mais des formations reprenant des paroles du jour précédant le rêve […]. Il est très remarquable que le travail du rêve s’en tient si peu aux représentations de mots ; il est à chaque instant prêt à échanger les mots entre eux, jusqu’à ce qu’il trouve l’expression même qui offre à la présentation plastique le maniement le plus favorable (« Complément métapsychologique à la doctrine du rêve », 1917-1988, p. 251). »

On a repéré dans ce texte difficile à la fois la solution attendue et la difficulté annoncée.

Je commence par la solution. Elle consiste à poser que transformer les mots en choses, c’est les soumettre aux effets du processus primaire. Les aspects de ce processus primaire sont la condensation et le déplacement, comme nous l’avons entrevu plus haut à propos des exemples allégués et comme nous allons le voir de façon un peu plus précise à propos de Autodidasker. La condensation et le déplacement agissent au profit de la figurabilité (Darstellbarkeit) – traduite ici par « présentation plastique ». Le résultat de ces opérations sur les mots ? C’est qu’ils en viennent purement et simplement à cesser d’être des mots au sens traditionnel du terme, sens qui, tout compte fait, est assez voisin de celui qui est mis en place en 1891 dans l’Auffassung. Freud le reconnaît implicitement quand il remarque que le rêve est à tout instant « prêt à échanger les mots entre eux ». Statut insolite pour des mots : le rêve par exemple s’autorise à « échanger » « sexe féminin » et Categorie, « uriner » et categorieren, ou d’ailleurs n’importe quoi d’autre (1900-1967, p. 263). Non que ces substitutions soient dépourvues de toute contrainte. Mais les contraintes qu’elles subissent sont celles du processus primaire, et non les contraintes linguistiques qui s’exercent sur les mots dans leur usage conscient, et rendent difficile l’emploi de categorieren pour « uriner ».

J’en viens maintenant à la difficulté. On l’aura remarqué en lisant ce fragment du « Complément psychologique » : Freud semble bien laisser dans le rêve une place, modeste, il est vrai, à des mots non soumis aux processus primaires c’est-à-dire non transformés en choses. Ce sont ceux qui sont « expression de pensées ». Il y a là un problème sur lequel je continue à m’interroger : dans le « Complément », Freud ne donne pas d’exemples de ces mots, et dans la Traumdeutung, à laquelle il renvoie, je n’ai pas trouvé de cas de mots qui ne soient pas soumis aux processus primaires.

Il nous resterait maintenant à étudier sur le vif la façon dont les mots transformés en choses sont soumis aux processus primaires, c’est-à-dire perdent leur statut de mots. Travail considérable : il devrait être mené non seulement dans la Traumdeutung – où les exemples, on l’a vu, sont peu nombreux – mais aussi dans la Psychopathologie et dans le Witz, où ils sont innombrables. Car les procédés mis en œuvre, Freud le répète à tout instant, sont identiques pour le mot de rêve, pour le lapsus et pour le Witz.

Pour ne pas lasser mes lecteurs par des analyses littérales nécessairement très vétilleuses, je me contenterai de dire quelques mots d’autodidasker, un peu moins fréquenté, peut-être, que Signorelli ou famillionnaire. Voici comment s’engage l’analyse de ce mot de rêve dans la Traumdeutung :

« Un autre rêve se compose de deux fragments bien séparés. Le premier est le mot AUTODIDASKER, que je me rappelle bien nettement; le second reproduit un fantasme sans grande importance qui m'est venu à l'esprit peu de jours avant.[…] On peut aisément couper autodidasker en Autor (auteur), Autodidacte et Lasker [nom propre d'un personnage mort de la syphilis] auquel se rattache le nom de Lassalle [nom propre du socialiste allemand, mort en duel pour une femme] (Freud 1900-1967, p. 259; dans la suite, le « mot » (Wort) autodidasker est qualifié, de façon très, si j'ose dire, métalinguistique, de néologisme (neugebildete). »

 

On voit comment la condensation a opéré : elle a constitué un paquet unique de quatre unités, Autor, Autodidakte, Lasker et Lassalle qu’elle a « condensées », au sens le plus matériel, c’est-à-dire le plus littéral du terme.

Le résultat est que tous les traits distinctifs du mot sont effacés. Au risque d’entrer de façon trop vétilleuse dans la cuisine onirique du travail du rêve, voyons ce qu’il en est.

Si on veut parler du signifiant, au sens saussurien, on voit bien qu’il n’est plus soumis à la linéarité : pour lire autor, il faut aller chercher le r à l’extrême fin de la séquence en enjambant les lettres intermédiaires. Il n’est plus soumis à la distinctivité des phonèmes : pour lire le nom propre Lasker, il faut tout bonnement restituer un L absent du mot manifeste.

Quant au pauvre Lassalle, il n’est présent que par sa première syllabe, qu’il partage avec son compagnon d’infortune Lasker[2] J’ajoute encore que Lasker va faire surgir, par la voie de l’anagramme, un nom propre supplémentaire, celui d’Alex, prénom d’un frère de Freud. Là encore les lettres ont été manipulées, et d’ailleurs préalablement remplacées par leurs équivalents phoniques : le -x d’Alex est interprété comme un [ks] qui est donné, mais inversé, par le -sk-de Lasker.

Passons au signifié. Pour constater qu’il s’est purement et simplement absenté : il n’est que trop évident qu’il est impossible de cerner le « sens » d’autodidasker. Ce qui en tient lieu dans la structure sémiotique très particulière de ce drôle de mot, c’est en réalité une chaîne de référents qui s’emboîtent successivement les uns dans les autres. Car on n’en a fini ni avec le duo de Lasker et Lassalle, ni avec Alex, qui abrège Alexandre : on va voir surgir successivement Zola, d’abord sous la forme inversée d’Aloz, puis, sous l’effet d’un déplacement de syllabe dans Alek-sand-re, Sandoz. On retrouve la propriété signalée, (…), qu’a le mot onirique d’assurer « la vicariance de toute une chaîne de pensées ».

La relation qui s'institue entre les mots ainsi produits et les objets qu'ils visent reçoit de Freud un nom : c'est la Darstellung (1961, texte allemand, p. 251), l'un des noms – en concurrence avec la Vorstellung – de la « représentation ». La sémiotique très discrètement alléguée par le terme freudien est de toute évidence une sémiotique de la référence, et non de la signification. Et on ne s'étonne pas de repérer la prévalence des noms propres parmi les mots produits par Autodidasker et les autres mots oniriques : c'est que la relation entre le nom propre et son référent exclut toute prise en compte d'un signifié.

Il est vain, on le voit, de chercher à utiliser les concepts saussuriens pour décrire autodidasker comme ses homologues freudiens, et, sans doute, comme le PARA-écrivian du rêveur de ce chapitre. La raison est simple : ces formations ont cessé d’être des signes linguistiques.

Cependant, si le Saussure du Cours de linguistique générale se trouve ici congédié, on ne peut s’empêcher de penser au Saussure des anagrammes, essentiellement à l’aide du beau livre de Starobinski, Les mots sous les mots. Le fonctionnement du texte anagrammatique est, par certains aspects, comparable à celui du mot du rêve. Pour fixer rapidement les idées, je reprends l’exemple devenu illustre du vers extrait d’un « Vaticinium » (oracle) archaïque:

DONOM AMPLOM VICTOR AD MEA TEMPLA PORTATO

C’est le Dieu Apollon qui parle, dans un oracle délivré aux Romains par la Pythie de Delphes. Le sens du vers est transparent : « Que le vainqueur apporte à mes temples une offrande considérable ». Mais Saussure ne se contente pas de ce sens de surface. Il repère, éparpillé, dans le désordre, dans les lettres du vers, un autre texte, ici réduit à un mot : le nom du Dieu APOLO lui-même, sous la forme de son nominatif latin et avec son orthographe archaïque, avec un seul L. Mieux : ce mot est présent dans chacun des deux hémistiches du vers de surface :

DONOM AMPLOM VICTOR /AD MEA TEMPLA PORTATO

      A    PLO              O     A                      PL      O          O

Il est de nouveau nécessaire ici d’entrer dans le détail de la cuisine littérale de l’anagramme. Cette pratique culinaire ne devrait pas dérouter les lecteurs de Freud, qui viennent d’assister à des exercices du même style à propos du mot autodidasker. J’entre donc, pour un instant seulement, dans la cuisine anagrammatique : pour lire le nom du Dieu dans les lettres du texte de surface, il faut déplacer, dans chaque hémistiche, le premier O pour le replacer entre le P et le L. À peu près comme fait Freud pour lire le prénom de son frère Alex derrière le nom de Lasker dans la formule autodidasker de son rêve. Freud, certes, est encore plus acrobatique que Saussure : il ajoute sans barguigner la lettre – le L – qui manque au nom de son frère. C’est que pour Freud cet ajout ne porte pas à conséquence : c’est la routine du travail du rêve, soumis, entre autres, à la « condensation » (Verdichtung), c’est-à-dire, comme on a vu, transformé en chose. Pour Saussure, c’est différent : car ce bouleversement de l’ordre des lettres met en cause l’un des deux «principes» fondamentaux du signe linguistique : son «caractère linéaire». En somme, l’objet « infiniment spécial » que Saussure découvre dans le discours anagrammatique échappe aux règles qui gouvernent le «mot humain en général».

C’est que la pratique verbale à l’œuvre dans les textes anagrammatiques est soumise à des règles qui évoquent plutôt les fonctionnements du processus primaire que les principes gouvernant le signe linguistique. Saussure, nécessairement, s’en avise, et consacre un fragment capital de sa réflexion à ce problème : il s’interroge avec la plus grande lucidité sur l’exception à la linéarité qui lui est, scandaleusement, présentée par les textes anagrammatiques (Starobinski 1971, p. 46-47, voir aussi Arrivé 2007). C’est l’un des seuls fragments de l’œuvre de Saussure où se trouve confrontés, dans une sérénité apparente, les résultats de l’analyse de la langue et l’examen du fonctionnement atypique de la pratique anagrammatique :

« Que les éléments qui forment un mot se suivent, c’est là une vérité qu’il vaudrait mieux ne pas considérer, en linguistique [3], comme une chose sans intérêt parce qu’évidente, mais qui donne d’avance au contraire le principe central de toute réflexion utile sur les mots. Dans un domaine infiniment spécial comme celui que nous avons à traiter [4], c’est toujours en vertu de la loi fondamentale du mot humain en général que peut se poser une question comme celle de la consécutivité ou non-consécutivité, et dès la première [5]

Peut-on donner TAE par ta + te, c’est-à-dire inviter le lecteur non plus à une juxtaposition dans la consécutivité, mais à une moyenne des impressions acoustiques hors du temps ? hors de l’ordre dans le temps qu’ont les éléments ? hors de l’ordre linéaire qui est observé si je donne TAE par TA-AE ou TA–E, mais ne l’est pas si je le donne par ta + te à amalgamer hors du temps comme je pourrais le faire pour deux couleurs simultanées ? (Starobinski, 1971, p. 46-47). »

C’est sans doute en ce point de la réflexion de Saussure qu’on voit apparaître le plus clairement la prise en compte par le linguiste d’un fonctionnement du langage en complète infraction avec ses règles habituelles.

Après ce bref intermède saussurien, revenons à Freud. Transformé en chose, et soumis au processus primaire, le mot onirique cesse d’être un mot au sens habituel du terme. C’est ce qui explique, je le signale au passage, qu’il cesse aussi d’être soumis au métalangage. Le postulat lacanien « il n’y a pas de métalangage » trouve ainsi son étymon épistémologique chez Freud. Même s’il ne s’explicite pas ici. Pas plus qu’il ne s’explicite dans la façon dont il refuse, constamment, de distinguer le rêve du récit du rêve. Mais, informulé, il est constant.

Lacan, on le devine, s’intéresse de près aux formations verbales de l’inconscient, qu’il s’agisse du Witz – avec le familionnaire – , de l’oubli de mot – c’est ici Signorelli qui est retenu – ou de la formation onirique. C’est précisément à autodidasker que Lacan s’intéresse spécifiquement. Le texte du Séminaire III commente avec minutie les manipulations littérales qui ont produit cette formation. Je cite ces analyses, non sans corriger les erreurs d’identification de noms propres qui, de façon évidente pour tout lecteur attentif de Freud, ont été faites dans leur transcription :

« Si cela [l’analyse des rêves] ressemble à quelque chose, c’est à un déchiffrage. Et la dimension dont il s’agit est celle du signifiant. Prenez tel rêve de Freud, vous y verrez dominer un mot comme Autodidasker. C’est un néologisme. De là on trouve Lasker [et non “ l’Askel ”, comme fait lire l’éditeur] et quelques autres souvenirs. La forme même du mot est absolument essentielle quand il s’agit d’interpréter. Une première interprétation, orientation ou dichotomie, nous dirigera du côté de Lassalle [et non “ la salle ”, comme fait lire l’éditeur] [6]. On y retrouvera Alex, le frère de Freud, par l’intermédiaire d’une autre transformation, purement phonétique et verbale (Séminaire III, Les psychoses, p. 269). »

Commentaire au plus haut point judicieux, jusque dans l’ambiguïté, évidemment volontaire, que dis-je ? inévitable dans la réflexion de Lacan, qui est ici conférée au terme signifiant. Le signifiant au sens saussurien ?

Oui, certes, d’une certaine façon, c’est un « signifiant » qui est manipulé dans le texte du rêve. Mais manipulé au point de cesser d’être un signifiant au sens strict qui est donné à ce terme par Saussure. L’homophonie, qui est ici identité, fait passer le signifiant dans le registre de l’inconscient :

« Ce qui s’exprime à l’intérieur de l’appareil et du jeu du signifiant, est quelque chose qui sort du fond du sujet, qui peut s’appeler son désir. Dès lors que ce désir est pris dans le signifiant, c’est un désir signifié. Et nous voilà tous fascinés par la signification de ce désir. Et nous, nous oublions, malgré les rappels de Freud, l’appareil du signifiant (Séminaire III, Les psychoses, p. 269).

S'il fallait être complet à l'égard du mot comme chose dans l'inconscient, il faudrait aussi insister sur un aspect fortement mis en évidence par Freud : les attaches corporelles du mot, qui se manifestent de façon exemplaire dans l'hystérie. C'est notamment l'illustre Frau Cecilie (Freud et Breuer, Études sur l’hystérie, 1895-1981, p. 143-144) qui a rendu le procédé illustre : la jeune personne prend le mot au pied de la lettre, en donnant corps à son sens littéral. Le regard « perçant » que lui a jeté autrefois sa grand-mère continue à l'atteindre au front, de façon plus térébrante encore que le coup d'œil désapprobateur de l'aïeule. Sous des formes tout à fait différentes, la relation aux organes du corps se manifeste aussi dans le cas des schizophrènes. C’est ici l’illustre exemple, dans « L’inconscient », de l’Augenverdreher, le « retourneur d’yeux » qui donne un exemple de ce que Freud appelle un « langage d’organe » (Organsprache). J’ai déjà abordé ces problèmes dans le chapitre précédent. Je n’y reviens ici que pour insister sur le fait suivant : dans le cas de l’hystérique comme dans celui du schizophrène le mot tient au corps, au sens si j'ose dire le plus littéral du mot tenir : l'inconscient est inapte à le détacher de son ancrage corporel. Cet objet spécifique qui s'accroche au corps est-il encore un mot ?

Il est temps de revenir au récit de rêve qui a tenu lieu d’introduction à ce chapitre. Le mot de rêve PARA-écrivian se trouve-t-il éclairé par les remarques qui viennent d’être faites sur le statut du mot dans l’inconscient ?

D’une certaine façon, mes analyses n’auront pas été inutiles à l’égard de ce mot. Elles ont d’abord rendu compte de sa présence: non, la présence de mots dans le rêve n’a rien d’insolite, c’est même selon Freud – et, sans doute, selon l’expérience de chacun – un fait très fréquent. On est tenté ici de penser à la formule Pôor(d)j’e— li du Psychanalyser de Serge Leclaire (1968 : 112-113), même si, c’est vrai, cette « jaculation » n’a pas exactement – en tout cas pas explicitement dans les propos de Leclaire – le statut d’un mot rêvé.

Mes analyses ont eu une autre utilité : elles nous ont fait reconnaître comme caractéristiques du mot onirique certains faits présentés par notre formation. J’insiste sur deux points :

1. L’absence d’un élément. Je pense au nom du marchand d’armes-brocanteur. Le rêveur dit explicitement que ce nom est écrit sur la carte. Mais il ne le lit pas, ou ne le réécrit pas, ce qui revient au même : il est finalement absent. Quel sens conférer à cette absence ? Elle ne peut avoir qu’une fonction celle de déplacer – au sens freudien du terme – le prédicat PARA-écrivian. Contrairement à ce qui est posé par le contenu de surface du rêve, le PARA-écrivian n’est sans doute pas le marchand d’armes, puisque son nom est effacé. Qui peut-il être ? En l’absence de toute autre possibilité, c’est vraisemblablement le rêveur lui-même qui se trouve visé par la qualification de PARA-écrivian.
2. La pertinence de la lettre, indépendamment de la manifestation orale. Elle est soulignée dès l’Auffassung de 1891, puis dans la Traumdeutung. Cette autonomie de la lettre est présente à deux reprises dans notre mot : d’une part dans la mise en majuscules du préfixe PARA, d’autre part dans le fait que le rêveur, tout en remarquant l’inversion graphique des deux lettres i et a, ne donne pas à ce fait d’écriture la conséquence orale qu’il devrait comporter: il lit écrivi-a-n, avec i et a inversés, mais il prononce écrivain. Comment interpréter ce phénomène ?

De la façon la plus évidente : le mot comporte simultanément deux sens selon qu’on en prend en compte la manifestation orale ou la manifestation écrite. Pour l’oral, aucune difficulté : l’écrivain, c’est bien l’écrivain, même s’il convient de tenir compte de l’inflexion apportée par le préfixe majuscule PARA. Mais la forme littérale écrivi-a-n, de quel sens spécifique se charge-t-elle ? On ne pourrait en dire quelque chose que si on disposait des associations du rêveur. C’est pourquoi je n’en dirai rien.


Post-scriptum.

J’ai réussi à obtenir du rêveur quelques informations supplémentaires. Je les livre ici, non sans avoir obtenu son autorisation.

Après avoir, dans le passé, publié sans grand succès quatre romans, le rêveur espérait rencontrer enfin le public important qu’il croyait mériter avec son cinquième roman, qui venait de sortir en librairie. Conformément à ce que laissait prévoir l’analyse immanente de son rêve, le mot PARA-écrivian est donc bien une désignation du rêveur, en contradiction avec ce que laisse apparaître le récit de surface du rêve : c’est le rêveur qui se donne le nom d’écrivain, non toutefois sans marquer les réserves qu’appelle à ses yeux cette qualification : est-il écrivain ? Oui, sans doute, c’est bien ainsi qu’il lit le mot en dépit de la modification, strictement graphique, qui en inverse deux lettres. Mais de façon marginale, voire dégradée : seulement à la manière d’un parapsychologue à côté d’un authentique psychologue.

Reste l’inversion d’écrivain en écrivian. Le rêveur se tient d’abord coi. Puis brusquement lui vient une idée. Il attend chaque jour, dans l’angoisse, des articles sur son roman. L’un des critiques auxquels il tient le plus porte un nom de consonance arménienne, avec le suffixe -ian qui caractérise ces adjectifs dérivés que sont originellement les patronymes arméniens, sur le modèle de Safirian ou Dalgalian. C’est le désir qu’il a de voir paraître l’article de cet auteur au nom en -ian qui se fait jour dans le rêve en bouleversant la structure graphique du mot écrivain, sans l’atteindre dans sa prononciation.

La chaîne des idées portées par le PARA-écrivian est, certes, moins longue et moins lourdement chargée que celle d’autodidasker. Elle n’en est pas moins construite de la même façon.

Il ne resterait qu’à se retourner sur le reste du rêve. C’est ce que fait Freud pour le rêve de l’autodidasker, qui, comme celui du PARA-écrivian – et à la différence de certains autres, qui se réduisent à un mot – comporte en outre un long récit. Je n’en suis plus à une audace près : je me hasarde, aidé par les remarques du rêveur.

Pour passer du statut, à ses yeux insuffisant, de PARA-écrivian à celui d’authentique écrivain, en toutes lettres, le rêveur souhaite voir paraître un long et élogieux article du prestigieux critique Martin-ian ou Ernest-ian. Le désir qui est aux origines de ce rêve se manifeste dans les manipulations du signifiant qui viennent d’être analysées. Mais il apparaît en outre dans le rêve en tant que récit. Le rêveur cherche à obtenir le bien convoité : il est disposé à le payer le prix nécessaire. Pour cela le critique prend la figure du vieux marchand d’armes, et l’article se transforme en fusil. La transaction n’aboutit pas : le marchand d’armes préfère vendre le fusil à un autre amateur.

Le vieux fusil dont le rêveur s’est, à tout hasard muni pour son rendez-vous ? Il hasarde que c’est sans doute une menace à l’égard du critique insuffisamment pressé de manifester son enthousiasme. Menace dont l’inefficacité lui est cruellement signifiée par l’offre d’achat qui est faite par le marchand : il ne saisit pas ce qu’il y a de menaçant dans cette arme démodée, et la voit comme une simple marchandise qu’il envisage d’acquérir, sans doute à bas prix.

Reste à rendre compte de la dernière séquence du rêve : le geste de colère du rêveur, qui déchire la carte du marchand d’armes. Les faits sont complexes.

Il faut d’abord apercevoir qu’ici la lettre se confond avec l’être. Le texte – car c’est bien un texte, en dépit de sa brièveté de surface – PARAécrivian devient l’être qu’il désigne. L’être ? Le rêveur a un doute. Ne serait-ce pas les êtres ? En ce point du rêve le nom se met à désigner simultanément le marchand d’armes, c’est-à-dire le critique, et le rêveur lui-même. Et c’est le monstre dicéphale constitué provisoirement par le mot du rêve qui se trouve exterminé. Exterminé par le nom, comme on dit prendre par la main : la déchirure divise le(s) sujet(s) en séparant les deux parties de son/leur nom.

Fin de l’extrait

BIBLIOGRAPHIE

Arrivé, Michel, 2007, À la recherche de Ferdinand de Saussure, Paris, PUF.

Freud, Sigmund, 1891-1983, Contribution à la conception des aphasies (Zur Auffassung der Aphasien), Paris, PUF.

Freud, S., 1900-1961, Die Traumdeutung, édition allemande, Frankfurt am Main und Hamburg, Fischer Bücherei KG.

Freud, S., 1900-1967, L’interprétation des rêves (Die Traumdeutung), traduction française, Paris, PUF.

Freud, S., 1900-2003, L’interprétation du rêve (Die Traumdeutung), in Œuvres complètes, PUF, t. IV (édition utilisée et citée pour ses notes).

Freud, S., 1901-1978, Le rêve et son interprétation (Über den Traum), Paris, Gallimard.

Freud, S., 1915-1988, « L’inconscient », in Œuvres complètes, PUF, t. XIII, pp. 203-242.

Freud, S, 1917-1988, « Complément métapsychologique à la doctrine du rêve », in Œuvres complètes, PUF, t. XIII, pp. 243-258.

Freud, S., 1923 b, « Le moi et le ça » (Das Ich und das Es »), in Œuvres complètes, PUF, t. XVI, p. 257-301.

Freud, S. et Breuer, Joseph, 1895-1981, Études sur l’hystérie, Paris, PUF.

Lacan, Jacques, 1966-2001, « Petit discours à l’ORTF », in Autres écrits, pp. 221-225.

Lacan, J., 1981, Le Séminaire. Livre III. Les psychoses, Le Seuil.

Leclaire, Serge, 1968, Psychanalyser, Paris, Le Seuil.

Saussure, Ferdinand de, 1916-1986, Cours de linguistique générale, Lausanne et Paris, puis Paris, Payot.

Starobinski, Jean, 1971, Les mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard.



[1] À mon sens, le « il gîte comme refoulé » donné par l’édition doit être lu comme « ils gîtent comme refoulés », où ils représente les mots. A l’oral du « Petit discours », aucune différence entre le « il gîte comme refoulé » et le «ils gîtent comme refoulés», ce qui expliquerait l’erreur. Le singulier de « il gîte » ne pourrait représenter que « le préconscient ». Il paraît fortement paradoxal de donner le préconscient comme refoulé.

En revanche, le signifiant – qui peut prendre l’aspect du mot – est précisément donné par Lacan comme l’objet du refoulement. C’est ce qui est explicitement dit à propos de la Vorstellungsrepräsentanz, elle-même assimilée au signifiant. Voir sur ce point le texte des Écrits, 1966, p. 714 cité dans le chapitre précédent.

[2] On vient d’apercevoir que les deux personnages sont présents dans le rêve à titre d’« exemples de l’influence fatale » de la femme sur l’homme : le premier, Eduard Lasker (1829-1884), a succombé à la syphilis, maladie si bien désignée par l’adjectif dérivé du nom de Vénus ; le second, le socialiste allemand Ferdinand Lassalle (1825-1864) , « est mort dans un duel à cause d’une dame » (p. 342-343 des Œuvres complètes, tome IV).

[3] C'est là la mention explicite que je viens d'annoncer. On aura aussi remarqué, à la première ligne du texte, l'emploi du mot élément avec le sens qu'il a dans le CLG.

[4] C'est évidemment la recherche sur les anagrammes que Saussure désigne ainsi, faisant le double geste de la rattacher explicitement à la linguistique et d'en faire un « domaine infiniment spécial ».

[5] Ici Saussure, comme il lui arrive fréquemment dans cette recherche menée presque clandestinement, et sans intention immédiate de publication, s'est interrompu au milieu de sa phrase. On a constaté qu’il procède souvent de la même façon dans ses méditations proprement linguistiques.

[6] Ces bévues sont fâcheuses, d’un double point de vue. Négativement, elles ont pour effet d’occulter non seulement le « sens » du rêve – notamment l’influence déplorable de la femme sur les deux pauvres Lasker et Lassalle, malencontreusement remplacés par « l’Askel » et « la salle » – mais aussi les procédures anagrammatiques de sa formation, notamment l’irruption du nom d’Alex, anagramme approximatif de Lasker. Du coup, l’analyse « du signifiant » à laquelle Lacan soumet le mot autodidasker en devient complètement incompréhensible. Positivement, la mention de « l’Askel » est particulièrement gênante : elle oriente du côté du Triskel, symbole celtique effectivement utilisé par Lacan comme modèle topologique, mais en d’autres temps (dans Le Séminaire XXII) et avec des visées entièrement différentes. On constate, à ses erreurs, que Jacques-Alain Miller, l’éditeur, n’a pas la familiarité absolue avec le texte de Freud qu’on attend d’un lecteur attentif de Lacan. En somme, c’est son droit. Mais il aurait dû prendre la précaution d’aller vérifier ses « leçons » – au vieux sens de « lectures » – dans le texte de la Traumdeutung.



Revenir à l'auteur: Jacques Brazeau, sociologue, Univeristé de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mercredi 16 mars 2011 13:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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