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Collection « Histoire du Saguenay—Lac-Saint-Jean »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-François HÉBERT, “Mgr Eugène Lapointe”, in ouvrage sous la direction de Jean-François Hébert, LA PULPERIE DE CHICOUTIMI. UN SIÈCLE D’HISTOIRE, pp. 75-80. Chicoutimi: Musée de La Pulperie de Chicoutimi, 1998, 100 pp. [Le 5 juin 2014, la direction du Musée de la Pulperie de Chicoutimi, conjointement avec les auteurs, nous a accordé son autorisation de diffuser ce livre, en accès libre à tous, en version numérique, dans Les Classiques des sciences sociales.]

[75]

Jean-François HÉBERT

Historien

Mgr Eugène Lapointe.”

In ouvrage sous la direction de Jean-François Hébert, LA PULPERIE DE CHICOUTIMI. UN SIÈCLE D’HISTOIRE, pp. 75-80. Chicoutimi : Musée de La Pulperie de Chicoutimi, 1998, 100 pp.


Mgr Eugène Lapointe est considéré par plusieurs comme le fondateur du syndicalisme catholique au Québec, voire au Canada. Son action syndicale, il l'a réalisée à Chicoutimi, principalement au sein de la Compagnie de pulpe où l'union catholique a vu le jour. Malgré l'importance de son oeuvre syndicale, il a travaillé dans plusieurs autres milieux, particulièrement au Séminaire de Chicoutimi. Il faut donc connaître l'ensemble de son action pour être en mesure de bien apprécier l'implication de Mgr Eugène Lapointe.

Les premières années

C'est à Saint-Étienne de La Malbaie que naît Eugène Lapointe, le 21 avril 1860. Fils du cultivateur François-Xavier Lapointe et de Léocadie Guérin, le jeune Lapointe passe son enfance sur les terres familiales longeant la rivière Malbaie. Cette partie de Charlevoix était connue sous l'appellation « le Trou » à l'époque. C'est lorsqu'il est âgé entre 4 et 6 ans qu'il entend parler pour la première fois du Saguenay, alors que des membres de sa famille vendent leurs terres pour aller s'y installer. Déjà à ce moment, l'attrait du Saguenay est présent dans sa tête d'enfant. Il rapporte d'ailleurs ce qui suit dans ses mémoires :

« Ce qu'on racontait du Saguenay et du voyage m'émerveillait et je rêvais d'un voyage au Saguenay comme on rêve aujourd'hui d'un voyage autour du monde ».


Le jeune Eugène Lapointe commence ses études en 1867, à l'école du rang Nord'Est de la rivière Malbaie. Il nous rapporte ainsi cet épisode de son enfance :

« À l'âge de 7 ans, je parcourais donc, hiver comme été, quotidiennement, une distance d'environ 2 milles et demi, aller et retour, pour aller réciter ma leçon et recevoir en fait d'instruction ce qu'une pauvre institutrice .pouvait donner à plus de 60 enfants. À 8 ou 9 ans cependant, grâce au manuscrit alors en usage, je pouvais déchiffrer assez récriture à la main pour lire à mon père les lettres et autres documents calligraphiés qu'il recevait du Gouvernement. »

À l'âge de 14 ans, il part pour Québec afin de faire ses études classiques au Petit Séminaire. C'est au cours de ses études à cet endroit qu'Eugène Lapointe fait sa première visite au Saguenay. Cela se déroule alors qu'il est âgé de 20 ans, à l'été de 1880. Il traverse les Laurentides pour visiter l'arrière-pays de Charlevoix. Ce voyage lui donne l'élan poétique suivant dans ses mémoires :

« Faire le trajet en voiture, c'était traverser la chaîne des Laurentides, s'enfoncer dans les montagnes, dans la forêt vierge, voir de près enfin et fouler de mon pied ces mornes, comme les appelait mon grand-père, que mes yeux avaient tant de fois contemplés de loin enveloppés de brume à leur sommet ou couronnés de neige. Ah ! le beau voyage ! Je connaissais de ces montagnes celles qui environnent le Trou où j'étais né et avais grandi. »

Pendant ce voyage au Saguenay, le jeune Lapointe fait la connaissance de David Price, grand patron de la compagnie du même nom. Il est très impressionné, et même honoré d'avoir serré la main de cet homme aux manières affables, qui cause bien et qui badine gentiment. Cependant, cet élan d'admiration et de joie est mis de côté lorsqu'il voit les conditions de vie dans lesquelles se trouvent les habitants du Bassin, à [76] Chicoutimi, qui sont à l'emploi de la même Compagnie Price. Il en restera marqué et notera ses impressions dans ses mémoires :

« Avec 0.50$ par jour, on vivait chichement, en se privant souvent du nécessaire, au jour le jour, sans espoir d'un meilleur lendemain. Cette population ouvrière du Bassin, si mal logée, astreinte à un travail que j'estimai très dur, me fit pitié, et de Chicoutimi, j'emportai une impression pénible, celle du Bassin. »

Cette population ouvrière du Bassin, le jeune Lapointe y consacrera une partie importante de sa vie ; il accomplira auprès d'elle l'oeuvre dont on se souviendra le plus de son action au Saguenay, soit l'implantation d'un syndicat catholique. Malgré les apparences, ce n'est cependant pas au cours de ce voyage qu'il prend la décision de venir s'installer au Saguenay, puisqu'il termine la relation de son expédition en disant :

« J'étais loin de penser alors que deux ans plus tard j'y reviendrais pour m'y fixer et y passer toute ma vie. »


Fig. p. 76. Le Séminaire de Chicoutimi vers 1892, un peu après les travaux d'agrandissement auxquels a participé l'abbé Lapointe. Source : ANQC, fonds Ellefsen.


Lors de son séjour à Québec, le jeune Lapointe commence à s'intéresser davantage à la cause des travailleurs. C'est à ce moment qu'il est témoin de la misère des ouvriers et qu'il voit le sang couler lors de confrontations entre ceux-ci et les forces de l'ordre. Dans son étude sur la Fédération ouvrière mutuelle du Nord, Michel Têtu relate d'ailleurs l'événement suivant :

« C'était aux alentours des années 1870-1875. Plusieurs conflits s'étaient produits dans les manufactures québécoises. Entre autres, lors d'une manifestation, des ouvriers en chaussures, qui défilaient en scandant des slogans « anarchistes », avaient dévalisé la boutique d'un épicier ; il se trouva là lorsque l'armée tira sur les grévistes. Le meneur qui faisait crier « Du pain ou du sang », s'écroula une balle dans la tête ; et le jeune étudiant vit la cervelle de celui-ci sur le trottoir. Il en fut profondément bouleversé et il racontait souvent, comment le lendemain, lorsqu'il revint sur les lieux et se promena dans le quartier ouvrier, il avait trouvé les gens tristes, malheureux, n'osant plus manifester, mais le regardant, lui, étudiant, avec envie et même haine, futur capitaliste aux yeux de ces ouvriers opprimés. Il décida de ne pas se désintéresser de leur sort. »

Pendant ses études classiques, Eugène Lapointe fait la connaissance de Mgr Thomas-Etienne Hamel, alors supérieur du Séminaire et recteur de l'université Laval. C'est à lui qu'il doit en grande partie sa vocation, c'est lui qu'il voit comme un exemple à suivre pour aider les pauvres, comme il le mentionne d'ailleurs dans ses mémoires :

« Je dois avouer que le souvenir de ses leçons et de ses exemples ne contribua pas peu à ma détermination de devenir prêtre et qu'il me fut une lumière dans la suite, que de fois je me suis dit : je serai prêtre comme M. Hamel. Je crois pouvoir ajouter que si je me suis occupé dans ma vie plus particulièrement peut-être des pauvres, des petits, des ouvriers, le souvenir de M. Hamel, ami des pauvres, des humbles, pauvre lui-même, y fut pour une bonne part. »

Immédiatement après avoir terminé son cours classique, il décide d'entrer en religion. Il va donc poursuivre ses études théologiques au Grand Séminaire de Chicoutimi, de 1882 jusqu'en 1886. Le choix de Chicoutimi, au lieu de Québec, résulte du fait que le nouveau diocèse de Chicoutimi, érigé en 1878, comprend également la région de Charlevoix. Lapointe, natif de cette dernière région, appartient donc de droit au nouveau diocèse lorsqu'il prend la décision d'entrer en religion, puisque les membres du clergé séculier doivent se rapporter à l'évêque du diocèse d'où ils proviennent. Mgr Dominique Racine, le premier évêque de Chicoutimi, lui en ayant fait la demande, Eugène Lapointe se rend au Séminaire de l'endroit en septembre pour l'ouverture des classes.

Lors de son arrivée, le Séminaire de Chicoutimi ne date pas de dix ans et ne possède pas encore tous les professeurs nécessaires pour pourvoir à l'éducation des jeunes élèves. Eugène Lapointe doit donc, comme c'est souvent le cas à l'époque, enseigner aux jeunes du Petit Séminaire pendant que lui-même étudie au Grand Séminaire avec l'objectif de devenir prêtre. Pendant ses années d'études passées [77] dans cette institution, Lapointe a sans doute connu des moments plus difficiles que d'autres. La solitude et l'isolement de la communauté ne semblent pas lui plaire outre mesure. Il en donne l'impression lorsqu'il écrit :

« Dans les années qui suivirent, je fis mon grand Séminaire. La réclusion mit une barrière entre ma solitude et les événements du dehors. Ce qui en put filtrer jusqu'à moi ne doit pas trouver place dans ces souvenirs. »

L'aboutissement de ses études théologiques au Grand Séminaire, c'est l'ordination. Il est donc sacré prêtre en l'église de Baie-Saint-Paul, le 1er août 1886, par Mgr Racine.

Au Séminaire de Chicoutimi

Le nouvel abbé Lapointe entreprend dès lors une carrière au Séminaire de Chicoutimi, institution à laquelle il sera d'ailleurs rattaché tout au long de sa vie sacerdotale et ce, malgré les nombreuses autres occupations qu'il remplira. Seulement au Séminaire, le nombre et la diversité des fonctions qu'il occupe sont assez surprenants. Il a été professeur de religion, de déclamation et de lecture, de philosophie, de sociologie et d'action sociale catholique pendant une douzaine d'années, et professeur de théologie pastorale au Grand Séminaire pendant 24 ans.

On le retrouve ensuite comme membre du Conseil de la maison, directeur des élèves et il agit aussi à titre de préfet des études. Du côté spirituel, il est confesseur et directeur de conscience pour les élèves, prédicateur pour plusieurs retraites de vocation. Il est tour à tour directeur spirituel, directeur de l'Académie Saint-François-de-Sales, directeur de la Congrégation de la Sainte-Vierge et directeur de la Société Saint-Dominique.

Toujours au sein du Séminaire, il occupe aussi certaines fonctions de nature culturelle et récréative. Ainsi, il est bibliothécaire, annaliste et metteur en scène pour le théâtre collégial. Il est également à l'origine de la fondation, en juillet 1907, de la maison de vacances de Pointe-aux-Alouettes pour les prêtres du Séminaire. Celle-ci se trouve à Baie-Sainte-Catherine, dans Charlevoix. Afin d'y établir cette maison de vacances, l'abbé Lapointe doit acheter les terrains nécessaires. Il le fait à même l'argent qu'il a obtenu en vendant une de ses propriétés le long de la chute Naim, sur la rivière Malbaie. Cette chute sera par la suite aménagée afin de pourvoir en électricité une partie de Charlevoix, et l'on y construit un moulin à pulpe qui est à l'origine de la paroisse de Saint-Philippe de Clermont.

Fig. p. 77. Le pape Léon XIII, le père de l'encyclique Rerum novarum
qui a tant marqué l'abbé Lapointe. Source : ANQC, fonds SHS.

Cependant, si l'on se fie à ses mémoires, Pointe-aux-Alouettes n'est pas son premier choix pour l'établissement de la maison de vacances. En effet, lors de la narration de son premier voyage au Saguenay et au Lac-Saint-Jean, il visite le site de l'ancien poste de traite de la Compagnie de la Baie d'Hudson, sur les rives de la rivière Métabetchouane, à sa décharge dans le lac Saint-Jean. Il nous le rappelle ainsi :

« Je m'arrêtai longtemps à contempler cette immense nappe d'eau et tout le panorama qui l'entourait du côté sud. Je gardai de ce coin du lac St-Jean une si favorable impression, que plus tard je fis des instances vaines auprès de Mgr Labrecque pour qu'il [le] cédât au Séminaire pour y construire une maison de vacances. Le terrain en question appartenait à la corporation épiscopale. »

Au fil des années, Mgr Lapointe occupe également certaines fonctions administratives au sein du Séminaire. Il est procureur, vice-supérieur et supérieur à plusieurs reprises. De plus, pendant l'été 1891, alors qu'on est à faire la finition de l'intérieur du séminaire et que la rentrée des élèves est retardée jusqu'à la mi-septembre, le procureur qui préside aux travaux de construction, l'abbé J.-F. Roy, tombe malade vers la fin de juin, épuisé par la fatigue. C'est à l'abbé Lapointe qu'incombe la tâche de le remplacer temporairement comme procureur, afin de terminer les travaux amorcés. Il remplit bien sa mission si on se fie à ses écrits où il note :

« Mon premier soin fut d'aller à la Malbaie et à la Baie-Saint-Paul engager le plus grand nombre possible de menuisiers. Une semaine après, le chantier contenait bien une cinquantaine d'ouvriers. Les travaux furent menés rondement. Et au quinze septembre tout était prêt pour la rentrée des élèves. »

Cette expérience des travaux de construction au Séminaire, il la fait une seconde fois, mais avec une ampleur beaucoup plus imposante. En effet, en 1912, à la suite d'un terrible incendie, tout le quartier est de Chicoutimi se retrouve en cendres, dont le Séminaire qui est une perte totale. En raison de l'importance du travail à faire, Mgr Lapointe est chargé d'aider le procureur, l'abbé Jean Bergeron, pour rebâtir. En ce sens, Mgr Lapointe se souvient que deux charges lui sont particulièrement dévolues : « l'installation temporaire de la communauté et la reconstruction, en prenant, bien entendu, l'avis du Conseil. » Il s'acquitte de sa tâche avec coeur et dévotion. C'est lui qui réussit à trouver les terrains nécessaires et à entreprendre les pourparlers pour les acquérir. Il réussit également à se [78] procurer les donations indispensables pour la reconstruction de l'établissement qui abrite aujourd'hui le Cégep de Chicoutimi.

Ce sont toutes ces fonctions associées à l'importance de l'implication de Mgr Lapointe qui font en sorte qu'on le surnommera, à juste titre, « le second fondateur » du Séminaire de Chicoutimi.

Études supérieures et voyages

En plus de ses études au Petit Séminaire de Québec et au Grand Séminaire de Chicoutimi, l'abbé Lapointe poursuit des études qui lui confèrent le titre de maître es arts (M.A.) de l'université Laval, à Québec, en 1890. Il va ensuite à Rome, d'octobre 1891 à décembre 1893, où il obtient, en 1893, un doctorat en philosophie (D. Ph.) de l'Université Grégorienne [1].

Son compagnon de messe à Rome, l'abbé Elie Auclair, nous donne une bonne description de l'abbé Lapointe dans une lettre qu'il adresse quelques années plus tard au chanoine Edmond Duchesne, du Séminaire de Chicoutimi. Voici un extrait que rapporte Drolet dans son étude sur Mgr Lapointe :

Fig. p. 78. Les bureaux de la F.O.M.N. situés en plein coeur du quartier ouvrier. C'est à cet endroit que Mgr Lapointe passera beaucoup de temps pour convaincre les travailleurs des bienfaits du syndicalisme catholique. Source : ANQC, fonds SHS.


« Svelte et de haute taille — qu'il n'avait guère tendance à courber— dégagé d'allure, de démarche même un peu brusque, et un brin solennel, de figure au teint pâle et de traits réguliers, avec des yeux au regard pénétrant, un large front de penseur et des cheveux tout noirs, très fournis, M. Lapointe paraissait distant de prime abord. Mais, ce n'était là qu'une distinction de la dignité qu'il savait mettre en tout, et, sitôt qu'on l'avait pénétré, on le sentait si bon, si affable et si prévenant, qu'il n'y avait pas moyen de ne pas l'aimer aussi fortement que respectueusement. Et puis, quel charmant causeur il était aux heures de détente et de récréation ! Les confrères le recherchaient volontiers. Jouir de son intimité était considéré par tous comme un privilège que, je m'en flatte, j'ai pu goûter largement. »

Pendant les deux premières années de ce séjour à Rome, l'abbé Lapointe participe aux tractations qui conduisent à l'établissement à Québec des Soeurs Franciscaines Missionnaires de Marie. Il en profite également, pendant ses vacances, pour visiter différentes maisons de la congrégation dont, entre autres, celles de Rome et des Châtelets, en Bretagne.

Alors qu'il entreprend sa troisième année à Rome, pendant laquelle il a planifié un voyage en Terre Sainte, il contracte la malaria. Après quelques mois de convalescence, il se trouve dans l'obligation de rentrer au Canada, n'ayant plus assez d'argent pour assumer les dépenses relatives à son séjour et principalement dues aux frais médicaux.

C'est au cours de ce voyage en Europe que l'abbé Lapointe se sensibilise davantage aux oeuvres sociales, et particulièrement à celles touchant les ouvriers. Marqué par l'encyclique Rerum novarum du pape Léon XIII, il profite de son passage dans les « vieux pays » pour se renseigner sur tout ce qui pourra lui être utile sur ce sujet une fois revenu au Canada. Il note d'ailleurs ceci dans ses mémoires :

« L'encyclique Rerum novarum, qui venait de paraître, m'avait vivement frappé. Je voyais déjà clairement qu'à des besoins nouveaux il fallait pourvoir par des institutions et des méthodes nouvelles. »

L'aide aux ouvriers qui l'a toujours intéressé, il peut maintenant constater comment elle fonctionne en Europe, et l'observer plus aisément. Il note aussi que « ce travail était commencé en Europe. Je l'avais suivi de loin. Je voulais le voir sur place et en constater les résultats. C'était une étude d'observation que j'avais commencée à Rome et que je poursuivais en France durant mes vacances. »

C'est également pendant ce voyage qu'il prend véritablement conscience de l'importance et de l'urgence d'appliquer l'association ouvrière telle que prônée par l'encyclique. Ceci, comme le mentionne Têtu, parce qu'il est témoin de violentes bagarres qui opposent les ouvriers aux soldats du gouvernement :

« À Rome, l'armée avait chargé contre les manifestants ouvriers et plusieurs y avaient laissé leur vie. Il apprenait par les journaux que dans tous les pays, des ouvriers se voyaient refuser [79] la justice. Lorsqu'ils essayaient de faire appel à l'opinion publique, et revendiquaient des conditions de travail plus humaines, ils étaient repoussés ; et s'ils venaient à troubler l'ordre établi, la force était impitoyable pour les mater. »

Fig. p. 79. Le Séminaire de Chicoutimi à la fin des années '20. C'est à la suite de l'incendie qui rasa l'ancien séminaire, en 1912, que cette bâtisse fut érigée. Source : ANQC, fonds SHS.

Une fois revenu au Canada, il ne peut vaquer convenablement à ses occupations, n'étant pas complètement remis de la malaria. Il part donc pour les États-Unis afin de terminer sa convalescence. Il occupe alors, de février à août 1894, la fonction d'aumônier auprès d'une petite congrégation canadienne à Notre-Dame-de-Lourdes de Schylerville, près de Saratoga, dans le diocèse d'Albany, dans l'état de New York.

Outre ses voyages d'études, Mgr Lapointe se déplace à plusieurs autres occasions au cours de sa vie. On le retrouve ainsi à des endroits aussi différents que sa Malbaie natale, les Antilles, les Bermudes, les États-Unis et l'Europe à quelques reprises. Il va également dans le sud des États-Unis et à la Havane, alors qu'il est âgé de 40 ans, pour se reposer de la fatigue qui l'afflige au point de le rendre malade.

Devoirs cléricaux

Malgré les nombreuses fonctions qu'il occupe au sein du Séminaire, l'abbé Lapointe est appelé à exercer certaines activités pour le diocèse auquel il est rattaché. On le voit agir, entre autres, à titre d'aumônier à plusieurs reprises.

Ainsi, il est aumônier des Soeurs du Bon-Conseil de Chicoutimi, de septembre 1901 à septembre 1907. On le retrouve ensuite comme aumônier général de la Fédération ouvrière de Chicoutimi, qui devient la Fédération ouvrière mutuelle du Nord, de 1907 à 1914. Par la suite, il devient aumônier des Soeurs Antoniennes de Marie de Chicoutimi, d'octobre 1914 à septembre 1916.

Outre les charges d'aumônier, il remplit d'autres fonctions au sein de l'administration diocésaine. C'est ainsi qu'il devient vicaire général de l'évêque de Chicoutimi, du 18 septembre 1908 au 17 octobre 1928, puis vicaire général honoraire, du 17 octobre 1928 au 27 mars 1947.11 est également vicaire capitulaire, du 9 décembre 1927 au 17 octobre 1928 et officiai, du 10 octobre 1907 au 27 mars 1947. De plus, il est théologien au premier concile plénier du Canada qui se déroule à Québec le 19 septembre 1909.

Oeuvres sociales

En dehors de ses activités cléricales et séminariales, Mgr Lapointe participe beaucoup aux oeuvres sociales, principalement auprès des ouvriers. Dès l'année 1903, il commence à propager les idées et les principes de l'union catholique des travailleurs : « Pour cela il fondait même un cercle d'études où plusieurs ouvriers s'initiaient à l'idée du syndicalisme catholique en s'inspirant surtout de l'encyclique Rerum Novarum. » Dans le même but, il organise des conférences pour le public en général sur le problème ouvrier.

Il est donc à l'origine de la fondation de la Fédération ouvrière de Chicoutimi en 1907, qui devient, par la suite, la Fédération ouvrière mutuelle du Nord (F.O.M.N.) en 1912. Il n'hésite alors pas à se confronter dans des joutes oratoires avec les partisans des syndicats internationaux que l'on retrouve déjà dans la région et qui font une lutte acharnée au nouveau syndicat. C'est à ce titre que plusieurs le considèrent comme le père du syndicalisme catholique et national dans la province de Québec et même au Canada.

Il est directeur général des oeuvres sociales diocésaines reliées à l'oeuvre-mère de la F.O.M.N. Il est apôtre de la tempérance, apôtre du respect du dimanche et l'un des fondateurs de la Ligue du Dimanche. Il est également promoteur des retraites fermées au diocèse de Chicoutimi, membre de la Commission centrale des Semaines sociales du Canada et premier directeur diocésain de l'Action catholique. D'ailleurs, dans un article de L'Action catholique du 28 mai 1936, sous la plume de Jules Dorion, on fait la description suivante de Mgr Lapointe, telle que rapportée par Drolet :

« Mgr Lapointe est de la lignée de ces pasteurs qui ne se bornent pas à exercer leur ministère sacerdotal, mais ils vont de l'avant... Il a été un prêtre modèle, un directeur d'âmes au doigté merveilleux, un professeur émérite, mais encore un de ces entraîneurs qui aiguillonnent les volontés et savent leur donner de la trempe. »

[80]

D'un autre côté, Mgr Lapointe s'intéresse beaucoup à la culture. En ce sens, on le voit collaborer à plusieurs journaux de l'époque, que ce soit L'Oiseau-Mouche, où il écrit sous le pseudonyme de Jacques-Coeur, L'Alma Mater ou encore Le Progrès du Saguenay. Outre ces participations, il est à l'origine, voire le fondateur et l'âme dirigeante du journal La Défense. Il est également l'auteur de quelques ouvrages à caractère religieux ou travailliste.

Les honneurs

Un prêtre de la qualité d'Eugène Lapointe ne peut rester abbé toute sa vie. Sa nomination comme vicaire général, en 1908, lui confère le titre de Protonotaire Apostolique (P.A.) qui lui donne le rang de Monseigneur. Il obtiendra même du Pape, à la suite d'une demande de l'évêque de Chicoutimi, l'autorisation de porter à vie tous les insignes de couleur violette qui sont en usage pour les protonotaires apostoliques. Il sera de plus nommé Doyen du Chapitre de la Cathédrale de Chicoutimi, le 26 janvier 1926.

L'Université de Montréal lui décerne également, en septembre 1943, un doctorat honoris causa en sciences sociales, économiques et politiques (D. es Sc. Soc). Cet honneur lui est décerné à l'occasion du 40e anniversaire de fondation du groupe d'études à l'origine de la fondation de la Fédération Ouvrière de Chicoutimi. Il lui est également décerné comme reconnaissance pour son travail dans le milieu du syndicalisme et pour l'amélioration des conditions des travailleurs qui en est résultée.

Les dernières années

Mgr Eugène Lapointe entre en semi-retraite au Séminaire de Chicoutimi à partir de 1938. C'est alors qu'il se décide à écrire ses mémoires, travail auquel il met fin le 27 janvier 1946. Le vieil homme aveugle qu'il est devenu met alors un terme à ses écrits. Il termine ainsi, avec résignation et sérénité :

« Aveugle ! Aveugle ! Impossible d'écrire, même de lire. Fiat, j'aurais voulu remplir ce cahier. Sachons mourir. »

Mgr Lapointe décède à l'Hôtel-Dieu Saint-Vallier de Chicoutimi, le 27 mars 1947. Son corps est d'abord déposé dans la chapelle funéraire de la famille de feu l'abbé Thomas Roberge, au cimetière Saint-François-Xavier de Chicoutimi, le 31 mars 1947. Par la suite, le 10 juin de la même année, son corps est transféré dans le cimetière du Petit Séminaire de Chicoutimi.

Sources

Cinquante ans de syndicalisme catholique au Royaume du Saguenay, album souvenir publié à l'occasion du 50e anniversaire de fondation de la Fédération Ouvrière de Chicoutimi, 1957, pp. 14-24.

Drolet, Jean-Claude, « L'oeuvre sociale de Mgr Eugène Lapointe » dans Saguenayensia, volume 13, numéro 1 (janvier-février 1971), pp. 22-27.

Drolet, Jean-Claude, « Mgr Eugène Lapointe, initiateur du syndicalisme catholique en Amérique du Nord » dans Saguenayensia, volume 8, numéro 5 (septembre-octobre 1966), pp. 100-106.

Frenette, Chan. F.-X.-Eug. Notices biographiques et notes historiques sur le diocèse de Chicoutimi, Chicoutimi, 1945, pp. 61-62.

Gagnon, Gaston, « Mgr Eugène Lapointe et les débuts de la grande industrie au Saguenay 1896-1930 » dans S.C.H.E.C, Sessions d'étude, 55 (1988), pp. 63-74.

Lapointe, Mgr Eugène, « Mémoires de Monseigneur Eugène Lapointe » dans Saguenayensia, du volume 29, numéro 1 (janvier-mars 1987), au volume 32, numéro 3 (juillet-septembre 1990).

Parisé, Robert, Le Fondateur du syndicalisme catholique au Québec, Mgr Eugène Lapointe : sa pensée et son action syndicales, Les Presses de l'Université du Cuébec, 1978, 80 p.

Simard, André. « Mgr Eugène Lapointe » dans Les évêques et les prêtres séculiers au diocèse de Chicoutimi ; 1878-1968, Chicoutimi, Chancellerie de l'évêché, 1969, pp. 104-106.

Têtu, Michel, « La Fédération Ouvrière Mutuelle du Nord » dans Relations Industrielles, volume 17, numéro 4 (octobre 1962), pp. 402-421.



[1] II est à noter que les auteurs qui traitent de ce voyage dans leurs études parlent plutôt de l'Université de la Propagande. Par contre, et c'est la raison pour laquelle nous préférons garder l'Université Grégorienne, Mgr Lapointe rapporte dans ses mémoires qu'il a étudié à cette dernière université et non pas à celle de la Propagande. Or, qui mieux que lui peut savoir dans quelle université il a étudié ?



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 28 mars 2015 13:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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