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Collection « Histoire du Saguenay—Lac-Saint-Jean »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Camil Girard et Gervais Tremblay. “Histoire du Saguenay—Lac-Saint-Jean et culture innue. Un potentiel pour l’industrie récréotouristique.” In ouvrage sous la direction de Jean Désy et al., Le potentiel récréotouristique du Moyen Nord québécois. L’axe des Monts Valin-Mont Otish Saguenay—Lac-Saint-Jean, pp. 129-150. Chicoutimi : UQAC, GRIR, juin 2004, 290 pp. [Camil Girard nous a autorisé le 5 février 2016 la diffusion en libre accès à tous de ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[129]

Camil Girard et Gervais Tremblay

Histoire du Saguenay—Lac-Saint-Jean
et culture innue. Un potentiel
pour l’industrie récréotouristique
.”

In ouvrage sous la direction de Jean Désy et al., Le potentiel récréotouristique du Moyen Nord québécois. L’axe des Monts Valin-Mont Otish Saguenay—Lac-Saint-Jean, pp. 129-150. Chicoutimi : UQAC, GRIR, juin 2004, 290 pp.

Introduction [129]
Partie 1. Territoire ancestral des Innus et histoire de la région [130]
1re période. Une souveraineté partagée (1603-1842).
Les premières alliances franco-amérindiennes [133]
The Kings Posts, 1760-1842. Les alliances anglo-amérindiennes [137]
2e période. La souveraineté autochtone usurpée (1840-1982) [138]

3e période. La reconnaissance des Premières Nations (1982 à nos jours) [141]

Partie 2. La mise en valeur de la rivière Péribonka [142]
Bibliographie [147]



C'est à condition de ne pas être comme « nous » que les Amérindiens ont le droit, on oserait dire le devoir d'exister.
(Charles Taylor [2002] philosophe, Université McGill)

INTRODUCTION

Il est certain que les négociations des gouvernements du Québec et du Canada avec la Première nation innue auront un impact sur tout le territoire de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Dans ce contexte, il importe de resituer dans une perspective de longue durée la nature des liens particuliers que la Première nation innue a établis avec les Couronnes sur ses terres ancestrales depuis les premiers contacts. C'est sur ce fond d'une occupation millénaire du territoire que les droits ancestraux des Premières nations, dont le titre aborigène, sont reconnus dans la constitution (1982), ce qui invite à une révision de notre histoire de la région dans une perspective interculturelle.

La mise en valeur de territoires ancestraux immenses impose un nouveau partage du territoire entre une multitude d'utilisateurs. Sous ce rapport, le Régime territorial de Mamuitun précise pour chaque communauté divers modes d'utilisation des territoires ancestraux qui devront être harmonisés avec les autres utilisateurs de ces territoires reconnus : Nitassinan, territoires en pleine propriété, sites patrimoniaux, parcs innus, etc. L'étude du potentiel récréo-touristique d'une rivière patrimoniale comme la Péribonka, laquelle rivière fait partie du régime territorial de la Première nation de Mashteuiatsh, permet d'amorcer la réflexion sur les enjeux plus particuliers qui sous-tendent la mise en valeur de certains territoires autour d'activités [130] économiques et culturelles particulières. Si la première partie de notre réflexion confirme l'occupation historique de l'ensemble de la région par les Innus jusqu'en 1840, la seconde partie cherche à saisir, autour de l'étude d'un bassin hydrographique comme la Péribonka, les difficultés de mise valeur de ces territoires par les Innus de Mashteuiatsh. Les distances, l'effondrement des marchés et surtout les changements dans la vie autochtone contemporaine imposent diverses actions. Le gouvernement autochtone de Mashteuiatsh s'est déjà engagé en la matière en précisant diverses utilisations du territoire le long de la Péribonka. La volonté d'adapter la tradition ancestrale à la vie contemporaine sur ces territoires passera sans doute par le récréotourisme, ce qui favorisa sans doute les uns au détriment des autres. C'est ce qui a incité les Innus à préciser les valeurs reliées à la pratique des activités traditionnelles sur leur territoire ancestral, (voir l'article de Raphaël Picard sur Innu Aitun en annexe).

Cet article se divise en deux grandes parties. La première trace un survol des trois périodes qui caractérisent l'histoire des Innus dans la région. Des premiers contacts à nos jours, le concept de souveraineté partagée entre les Premières nations et les Couronnes vient en quelque sorte préciser la portée de la reconnaissance des Innus sur leur territoire ancestral. La seconde partie porte sur le potentiel de la Péribonka au plan récréotouristique. Ici encore, le patrimoine innu se confirme dans ce vaste bassin hydrographique comme l'illustre la toponymie et les témoignages des anciens. Cependant, il devient de plus en plus difficile pour les Innus d'assurer la mise en valeur de la Péribonka autour des activités ancestrales de chasse et de trappe. Sous ce rapport le récréotourisme peut s'avérer une avenue intéressante pour assurer la survie de la culture innue dans ces territoires.

Partie 1.
Territoire ancestral des Innus
et histoire de la région


Trois grandes périodes caractérisent l'histoire des relations entre les Innus et les Couronnes française et anglaise au cours de leur histoire commune. La première qui s’échelonne de 1603 à 1842 est marquée par des rapports de respect mutuel où la souveraineté de chacun est assumée. À partir des années 1840, avec la création du Canada-Uni, la souveraineté autochtone est usurpée et les Innus protestent. En 1982, les droits ancestraux des Premières nations sont reconnus dans la Constitution du Canada. Depuis cette date, à la suite de nombreux jugements qui sont venus préciser la portée de la Constitution qui reconnaît et confirme les droits ancestraux, les gouvernements et en particulier le gouvernement du Québec (1985) ont précisé le caractère distinct des Premières nations autochtones et cherché à mettre en place des gouvernements autonomes pour assurer la prise en charge des Premières nations à partir de leur culture (Innu Aitun ou pratique traditionnelle innue).

Le territoire traditionnel, en particulier celui des peuples nomades identifiés aux Premières nations algonquiennes auxquelles sont associés les Innus, n'est pas fixé de manière précise. Il est difficile de concevoir dans les cultures ancestrales qu'il ait [131] pu y avoir des frontières précises pour délimiter des territoires occupés et mis en valeur par des familles ou des dans constitutifs de chaque Première nation.

Les territoires traditionnels de chaque nation se situent autour des grands bassins hydrographiques à partir desquels s'organisent les déplacements en fonction des besoins divers selon les saisons. Les échanges autour de lieux de foire traditionnelle, la mise en place du commerce des fourrures depuis quatre siècles dans les postes de traite, la création des réserves et Se peuplement des terres depuis 160 ans, voilà autant d'éléments qui ont marqué et changé le rapport des Premières nations à leur terre ancestrale.

Nous pouvons postuler que chacune des Premières nations et en particulier celles associées au nomadisme (chasseur-cueilleur), occupe de manière traditionnelle un territoire autour de bassins hydrographiques assez bien délimités. En générai, les lignes de partage des eaux entre les grands bassins hydrographiques apparaissent, sur la longue durée, comme des frontières naturelles qui délimitent assez bien des espaces culturels de chaque Première nation à un territoire donné.

Partant de ce postulat, les frontières de la Première nation innue se sont créées autour des bassins hydrographiques du lac Saint-Jean (voir carte - Les principaux bassins hydrographiques). Les bassins des rivières Ashuapmushuan, Mistassini et Péribonka occupent le versant nord du lac Saint-Jean alors que les bassins des rivières Ouiatchouan, Métabetchouane et Kénogami, se trouvent sur le versant sud du lac.

[132]

Carte 15


[133]

Première période :
Une souveraineté partagée (1603-1842)

Les premières alliances franco-amérindiennes *

Les récits de Champlain et de ses contemporains, tout comme les commissions et les lettres patentes du début du XVIIe siècle concernant le Canada, l'Acadie et la « Nouvelle-France », témoignent de l'importance que la France accorde aux peuples autochtones de l'Amérique du Nord-Est. La politique amérindienne d'Henri IV concernant la Nouvelle-France qui privilégie les alliances avec les « Princes » autochtones, sera déterminante pour la naissance et pour l'avenir de la colonie.

Dans son célèbre ouvrage Des Sauvages, Samuel De Champlain décrit le déroulement de son premier voyage au Canada. Le 27 mai 1603, Champlain et Gravé Du Pont se rendent à la Pointe Saint-Mathieu afin de rencontrer un groupe de Montagnais qui y avaient établi leur campement. Cette rencontre permet la conclusion d'une première alliance documentée entre la France, représentée par Gravé Du Pont, et les Montagnais représentés par le chef Anadabijou (Girard, Gagné 1995 : 3-14).

Quelques semaines après le retour de Champlain en France (fin septembre 1603), le roi Henri IV modifie la Commission générale sur le nouveau territoire (8 novembre 1603). Il y précise pour la première fois dans une Commission générale qu'il faut s'allier, entretenir, garder et observer soigneusement les traités ou alliances avec les peuples concernés :

« Traiter et contracter à même effet paix, alliance & confédération, bonne amitié, correspondance & communication avec lesdits peuples & leurs Princes, ou autres ayans pouvoir & commandement sur eux : Entretenir, garder et soigneusement observer les traittés & alliances dont vous conviëdrés avec eux : pourveu qu'ils y satisfacent de leur part [1]. »

Dans le prolongement de cette première alliance franco-amérindienne qui débute en mai 1603 à la pointe Saint-Mathieu, les Français précisent dans les Commissions officielles la nature des rapports qu'ils veulent avoir avec les autochtones. En partenariat avec leurs alliés autochtones, ils amorcent leur exploration du territoire et élargissent leur réseau d'approvisionnement en fourrures. Ils entretiendront soigneusement ces premières alliances et ils en créeront de nouvelles avec les Micmacs, les Malécites et les Armouchiquois d'Acadie en 1604-1607, avec les Algonquins et les Hurons en 1609, avec les Népissingues, les Outaouais et les Pétuns en 1615-1616. Dans les relations politiques et commerciales avec les autochtones, [134] les protocoles diplomatiques adoptés par les Français s'ajustent aux us et coutumes des alliés autochtones. L'historienne Olive Patricia Dickason affirme que la France a développé un siècle plus tôt au Brésil, cette pratique d'adoption des protocoles autochtones (Dickason 1993 : 103 ; Girard, D'Avignon 2003). Festins, discours, échanges de présents contribuent à formaliser ces premières alliances.

Le Saguenay que les Français fréquentent à l'époque des premières alliances se limite à Tadoussac, seul port d'importance sur le fleuve. La création par la Couronne

CARTE 16



[135]

en 1652, de la Traite de Tadoussac dite Domaine du Roi, précise le mode d'utilisation du territoire entre les « Indiens » qui occupent leur terre ancestrale et les marchands des postes (Girard, Perron 1995 : 86 ss). Le gouverneur de la Nouvelle-France, Jean de Lauson, enlève Tadoussac à la Communauté des habitants en 1652. Il prend la décision d'affermer indépendamment ce territoire. Ainsi se crée la Traite de Tadoussac.

Celle-ci est en fait un territoire, une sorte de région administrative réservée à l'État ou à son mandataire qui l'afferme privément ou aux enchères à un individu, à un groupe d'individus ou à des compagnies qui obtiennent le monopole exclusif du commerce des fourrures moyennant un coût de location. Cet immense espace est alors géré par le locataire qu'on appelle le plus souvent un adjudicataire. Le Saguenay est interdit à la colonisation. Par un arrêt du Conseil d'État du Roi datant du 16 mai 1677, la délimitation territoriale est confirmée. Dans ses grands traits, la frontière de la Traite de Tadoussac se confond avec le Saguenay amérindien : elle va de l'île aux Coudres jusqu'à deux lieues au-dessous de Sept-Îles, incluant la rivière Saguenay ainsi que les lacs s'y déchargeant.

En 1733, l'intendant Hocquart en fait à nouveau préciser les frontières en commandant des rapports d'explorations à Louis Aubert de la Chesnaye sur la Côte-Nord et à Joseph-Laurent Normandin à l'intérieur du Saguenay. Sur le versant nord du Saint-Laurent la frontière va de la pointe du nord-est de l’Île aux Coudres jusqu'au cap des Cormorans incluant la rivière Moisie près de Sept-Îles. Les postes qui s'intègrent à la Traite de Tadoussac sont, outre celui de Tadoussac, ceux de Chicoutimi, du lac Saint-Jean, de Nicabau, de Mistassini, de Papinachois, des Islets de Jérémie, de Sept-Îles, de rivière Moisie ainsi que les « lieues en dépendance ». S'ajoute au territoire, La Malbaie qui a été acquise par le roi en 1724 (Ordonnances 1991 : 87 : Guitard 1984 : 24 ; Nish 1975 : 19-20).

Quant à la frontière nord-ouest, celle de la baie James et de la baie d'Hudson, elle a toujours fait l'objet de convoitise entre Français et Anglais. Même si par le traité de Ryswick (1697) la France retourne à une délimitation territoriale d'avant-guerre, la situation entourant le territoire élargi de la baie d'Hudson reste ambiguë.

Le traité d'Utrecht, signé en 1713, accorde la baie et le détroit d'Hudson à l'Angleterre (article X), ce qui laisse croire que la situation a été clarifiée. Il n’en est rien puisque de nouveaux commissaires chargés de préciser les limites entre la baie d'Hudson et les lieux appartenant à la France ne parviendront jamais à s’entendre. L'ordonnance de Hocquart, en 1733, vise à mieux délimiter la Traite de Tadoussac. Pourtant, elle reste encore très évasive : « [...] et derrière les Mistassins jusqu'à la Baie d'Hudson et au bas de la rivière le domaine sera borné, en conséquence de »notre dite ordonnance [...] ». Les Anglais des postes de la baie d'Hudson reconnaissaient eux-mêmes, vers les années 1750, que la grande majorité des Amérindiens qui vivaient au sud-est de la rivière Rupert traitaient généralement avec les Français (Francis, Morantz 1984 : 13).

[136]

En somme, dans le secteur nord-ouest, la frontière de la Traite de Tadoussac est l'objet d'une mésentente chronique qui donne lieu à un commerce très peu contrôlé. Par son action militaire et les jeux de sa diplomatie internationale, la France agit le plus souvent comme si elle avait des droits reconnus dans la baie d'Hudson. Dès 1682, la Nouvelle-France crée sa propre Compagnie du Nord. En 1706, le monopole de la traite des fourrures de ce territoire est cédé aux nouveaux locataires du Domaine du Roi au Canada (Johnston 1961 : 32,57 ; Morins 1968). Ces interventions sur tous les fronts suggèrent que le secteur du grand lac Mistassini, qui fait partie du réseau hydrographique de la baie James, est convoité sans cesse par les Français et les Anglais.

CARTE 17

Carte du Domaine du Roy en Canada dédiée à Monseigneur le Dauphin par le Père Laure, Jésuite Missionnaire de ces endroits. Bibliothèque nationale de France, code photothèque : RC 14016.


[137]

THE KINGS POSTS, 1760-1842.
Les alliances anglo-amérindiennes


Lors de la Conquête, le général Murray envoie Thomas Ainslie pour évaluer la situation dans les Postes du Roi (King's Posts). Selon son rapport, les bâtiments sont en bonne condition et n'ont subi aucun dommage durant les hostilités. Sous le nouveau Régime anglais, la structure administrative des Postes ne change pas. L'État continue d'affermer le Saguenay dès 1762 pour qu'on y exploite essentiellement un produit, les fourrures. Seul changement, les nouveaux locataires des King's Posts sont Anglais.

En 1767, la Couronne britannique confirme sa volonté de gérer le King's Domain ou les King's Posts en continuité avec la politique française. James Murray reconnaît (26 mai 1767, voir annexe), à titre de gouverneur en chef de la Province de Québec, que cette partie du Domaine du Roi est un territoire indien qui n'a jamais été cédé ni acheté par les Couronnes et qui reste réservé comme « territoire de chasse des sauvages ». Il précise que :

« Les terres du Domaine du roi (en l'occurrence ici la Traite de Tadoussac) n'ont jamais été cédées au roi de France ni achetées par lui, ou par Sa Majesté britannique... Par conséquent, les terres du Domaine sont en pratique réservées à titre de territoire de chasse des sauvages, que ceux-ci protègent jalousement dès qu'il y a la moindre apparence d’empiètement, même entre eux. » (Michel Morin 1997, p. 145 ; voir annexe James Murray, en date du 26 mai 1767 sur le Domaine du Roi).

Pendant le Régime anglais, nous assistons à une lutte à finir pour le contrôle du commerce des fourrures au Canada. Se situant d'abord au niveau des marchands, cette lutte débouche rapidement autour de deux grandes compagnies. Créée depuis 1670, la Compagnie de la Baie d'Hudson a de solides appuis en Angleterre mais semble avoir peu d'influence auprès des nouveaux dirigeants du Canada. Une nouvelle concurrente, la Compagnie du Nord-Ouest, est fondée en 1779 par un groupe de marchands anglo-canadiens dont les principaux représentants sont Benjamin et Joseph Frobisher, Simon MacTavish, John Gregory, Angus Shaw et Roderick MacKenzie. Cette compagnie a de meilleurs appuis politiques au pays, ce qui lui permet de concurrencer la Compagnie de la Baie d'Hudson pendant quelque trente ans au Saguenay.

Ce sont deux marchands anglais de Québec, Thomas Dunn et John Gray, qui obtiennent en 1762, grâce à l'appui du gouverneur Murray, l'exploitation de la traite et de la pêche dans les Postes du Roi (King's Posts) moyennant une location annuelle de 400 livres. Ils gardent, avec quelques associés, William Grant (1763) et Richard Murray (1764), leurs privilèges jusqu'en 1786. Alexander et George Davison, deux marchands de Québec, s'associent alors à l'influent François Baby qui saura user de ses contacts politiques pour décrocher la location des King's Posts. Quelques années plus tard, Baby vendra ses actions en échange d'une pension de 150 livres qui devra [138] lui être payée pendant la durée du bail. Il semble en outre que, dès 1788, les Davison sous-louent les postes du Saguenay à la Compagnie du Nord-Ouest qui est à la recherche de bassins à fourrures pour assurer son expansion (Tremblay 1984 : 215 ; Dictionnaire bibliographique du Canada, IV : 214 ; DBC V : 48, 315, 404). À partir de 1802, cette compagnie acquiert la location directe des postes du Saguenay pour une durée de vingt ans. Ainsi, pendant deux décennies, probablement trois, les marchands de la Compagnie du Nord-Ouest s'assurent, par la route du Saguenay, une porte d'entrée sur le riche bassin à fourrures de la baie d'Hudson.

En 1821, par suite de sa fusion avec la Compagnie du Nord-Ouest, la Compagnie de la Baie d'Hudson exploite le Saguenay puisqu'elle complète le bail de son ancienne rivale qui échoit en octobre 1822. Il faut croire que les propriétaires de la Compagnie de la Baie d'Hudson ne s'intéressent plus, du moins officiellement, à l'exploitation des fourrures dans les Postes du Roi puisqu'ils laissent aller le bail à John Goudie, un marchand et constructeur de navires de Québec. Ce qui surprend, c'est que la compagnie montre d'abord peu d'intérêt au renouvellement du droit de location et, par la suite, cherche à acquérir la traite des fourrures dans les Postes du Saguenay (Simard 1968 : 110 ; Guitard 1984 : 98-99). Les historiens n'ont pas encore élucidé cette question.

Après quelques années où le bail change plusieurs fois de main, William Lampson et Moulton Bullock, deux marchands de Boston qui avaient pris le contrôle du bail en 1829 cèdent finalement leurs droits à la Compagnie de la Baie d’Hudson, le 13 mai 1831, pour une somme de 25 000 livres. Se dessine alors une nouvelle lutte au Saguenay. D'une part, la Compagnie de la Baie d’Hudson, sous le leadership de George Simpson, cherche à maintenir son monopole tant sur le commerce des fourrures que sur le territoire tout entier. D'autre part, un nouvel entrepreneur forestier, William Price, parvient, non sans mal, à ouvrir les King's Posts à la colonisation dans le but d'y exploiter les pinières. Price développe un nouveau monopole au Saguenay tandis que le commerce des fourrures périclite pour devenir une activité marginale pratiquée par les Amérindiens dans des territoires de chasse de plus en plus éloignés des lieux de peuplement.

Tant que l'activité économique principale du Saguenay se limite au commerce des fourrures, il n'y a pas de peuplement. Les postes sont créés le long de la route des fourrures et les Blancs qui interviennent dans ce commerce sont des employés au service des locataires ou sous-locataires du Roi. Par leur position, ils ne peuvent pas développer pour eux-mêmes le territoire, toujours propriété du Roi qui l'afferme pour son bénéfice en respectant la souveraineté des Indiens du Domaine.

Deuxième période :
La souveraineté autochtone usurpée (1840-1982)


Avec l'ouverture de la région à la propriété privée et à l'agriculture à partir des années 1840, les Montagnais protestent à plusieurs reprises contre le fait que leurs terres ancestrales sont vendues sans leur accord. Jusque-là, le peuplement du [139] Domaine du Roi et des King's Posts par la population blanche n'a pas été autorisé par les Couronnes, à l'exception des postes de traites ou de quelques seigneuries.

Les Innus du Saguenay-Lac-Saint-Jean et de la Haute Côte-Nord protestent par divers moyens contre ces empiétements de leur territoire [2]. Ces protestations ont pour but de confirmer les droits sur le territoire. En voici une liste non exhaustive.

1844

Pétition envoyée par les Montagnais des îslets Jérémie au gouverneur Metcalf demandant une terre près de Betsiamites.

Peter McLeod jr fait parvenir une pétition au gouvernement demandant des terres pour pratiquer l'agriculture près de Chicoutimi.

1845

Les Montagnais des Postes du Roi envoient une pétition au Comité exécutif du gouvernement de l'Union demandant des terres aux environs des baies de Betsiamites et aux Outardes.

1846

Les Montagnais envoient une députation à Montréal où siège la législature afin de réitérer les demandes de terres à la baie des Outardes. On exige des compensations pour les dommages subis.

1847

Les Montagnais réitèrent leurs demandes de 1846 auprès du gouvernement.

1848

Une requête signée le 7 février par 106 personnes est présentée le 11 mars suivant à Lord Elgin. Les chefs montagnais Tumas Mesituapamuskan, Jusep Kakanukus et Pasil Thissenapen représentent les Innus. Ils sont accompagnés de Peter McLeod.

1849

Le père Flavien Durocher soumet les requêtes des Montagnais des Postes du Roi à Lord Elgin (Montréal, janvier 1849)

1851

Protêt logé par les Montagnais du lac Saint-Jean.


Parmi les principales revendications, notons :

1. Des terres sur les bords de la rivière Péribonka et à l'entrée de la Grande Décharge (Alma).
2. Les loyers versés par les traiteurs au gouvernement. Les revenus tirés de la vente des terres ainsi que les droits sur les concessions.
3. La possibilité de devenir maîtres des postes lors de la fin des baux.
4. L'interdiction aux Indiens étrangers de chasser sur leur territoire.
5. Des semences et des instruments aratoires.
6. Des présents similaires à ceux reçus par les autres Indiens.

Dans un document logé le 16 juillet 1851, les Montagnais du lac Saint-Jean rappellent qu'ils n'ont pas cédé leurs terres à la Couronne, cette dernière ne les ayant pas achetées non plus. Les Montagnais (Innus) protestent en arguant que :

[140]

« ...les dites terres sont la propriété des dits Sauvages Montagnais depuis un temps immémorial que de tous temps le territoire sur lequel se trouvent situées ces terres a été leur propriété & en leur possession, leur servant de résidence & comme terrains de chasse seul moyen d'existence pour eux & leurs familles ; que le gouvernement ne peut sans être en contravention à toutes lois existantes, vendre leurs terres sans avoir transigé préalablement avec eux pour leurs droits de possession & de propriété. » (Girard 2003 : 35-42)

Les Montagnais (Innus) proclament qu'ils sont propriétaires non seulement des terres en litige, mais d’un ensemble plus vaste, soit le territoire où sont situées ces terres. Leur propriété déborde par conséquent les limites des cantons où ces terres ont été mises en vente. Ils dénoncent la vente de terres qui, sans arrangement préalable avec eux, constitue une spoliation de leurs droits de premier occupant et de premier utilisateur du territoire : « Que la couronne d'Angleterre, en conquérant le pays, n'a pas conquis leur droit de propriété et de possession sur ces terres que le premier Sauvage Montagnais, premier père d'iceux, a eu pour partage de la divine providence pour nourrir et soutenir les descendants de sa tribu. » (Girard 2003 : 35- 42)

Les Montagnais (Innus) rejettent ainsi les prétentions de la Couronne sur leur territoire ancestral, en particulier lorsque celle-ci décide de vendre des terres sans leur accord.

1852 (15 août) Demande d'argent pour la subsistance.
1853 (19 mars) Cédule de la répartition des terres.
1853 (16 mai) Répartition des terres.


Ces protestations mènent à la création des réserves innues.

Groupe centre : Mashteuiatsh (1856), Betsiamites (1861), Les Escoumins (1892), Sept-Îles (Uashat-Maliotenam) (1949), Matimekosh (Schefferville (1960).

Basse Côte-Nord : Mingan (1963), Natashquan (1953-1954), La Romaine (1956), Pakuashipi (établissement indien).

La Convention de la Baie James et du Nord québécois (11 novembre 1975) constitue le premier traité moderne entre le gouvernement fédéral, celui du Québec, ainsi que les Premières nations des Cris et des Inuit du Québec.

Le Conseil Attikamek-Montagnais (CAM) est créé le 6 février 1976. Il constitue la première organisation politique des deux nations concernées à avoir amorcé des négociations afin de régler les questions territoriales.

[141]

Troisième période :
La reconnaissance des Premières nations (1982 à nos jours)


La Constitution canadienne de 1982 reconnaît et confirme les droits ancestraux des Premières nations du Canada dont ceux des Premières nations du Québec, référant explicitement à la Proclamation royale de 1763 et précisant que les autochtones sont les Indiens, les Inuit et les Métis tels qu'ils sont reconnus par la loi du Canada.

À la suite de négociations amorcées en 1978 par le gouvernement du Québec et les chefs indiens du Québec afin de normaliser les relations du Québec et des Indiens sur son territoire, le Conseil Attikamek-Montagnais suggère que la négociation s'appuie autour de onze principes. Ces principes ont guidé le gouvernement du Québec dans son projet de reconnaissance officielle des Premières nations sur son territoire en 1985.

Le Conseil tribal Mamuitun est créé en 1991 afin d'offrir des services techniques aux communautés innues de Mashteuiatsh, de Betsiamites, d'Essipit, de Uashat Mak Mani Utenam ainsi que de Matimekosh.

Le Conseil des Attikamekw et des Montagnais (CAM) met fin à ses activités en 1994.

Le Conseil tribal Mamuitun prend la relève du CAM. À partir de 1995, il s'occupe des négociations globales pour Mashteuiatsh, Betsiamites et Essipit.

Plusieurs événements incitent les gouvernements à s'entendre avec les Innus. La Commission royale sur les Peuples autochtones du Canada a publié son rapport en 1996 en invitant les parties à régler les contentieux juridiques par la négociation. Plusieurs décisions de la Cour suprême du Canada confirment les droits ancestraux et le titre indien au Canada. Dans l'arrêt Sioui (1990), les juges reconnaissent qu'un sauf-conduit est considéré comme un traité indien au sens de la Constitution de 1982. Les arrêts Adams et Côté (1996) et Delgamukw (1997) viennent préciser la nature très large des droits ancestraux et du titre aborigène. Ces jugements confirment l'existence de droits ancestraux sous le Régime français. L'année 1603 apparaît ici comme centrale quant à l'amorce des premières alliances franco-amérindiennes. Cela ajoute à l'incertitude afférente au titre aborigène et aux droits ancestraux des Innus sur leur terre ancestrale et en particulier dans le Domaine du Roi/King's Posts.

Sur la scène internationale, d'autres événements favorisent un rapprochement entre les parties. Le 28 juillet 2000, l'Organisation des Nations Unies (ONU) crée une nouvelle instance : le Forum permanent sur les peuples autochtones, organisme doté d'un pouvoir de recommandation auprès du Conseil économique qui relève de l'Assemblée générale. Rappelons brièvement que Le Grand Conseil des Cris est un organisme accrédité auprès des Nations Unies depuis 1987. Certains Innus de Shefferville ont mené plusieurs de leurs revendications auprès de ces instances.

Le gouvernement du Québec réitère sa volonté de négocier d'égal à égal avec ses [142] Premières nations le 7 décembre 2000. L'Assemblée nationale adopte la Loi sur l'exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l'État du Québec. Au chapitre IV, l'État du Québec reconnaît les droits existants - ancestraux ou issus de traités - des nations autochtones du Québec. Le Québec s'engage de plus à promouvoir l'établissement et le maintien de relations harmonieuses avec ses nations et à favoriser leur développement ainsi que l'amélioration de leurs conditions générales.

L'Approche commune (juin 2002) est signée par les trois représentants de chacune des parties, Rémy Kurtness pour le Conseil tribal Mamuitun (Innus), Louis Bernard pour le gouvernement du Québec et André Maltais pour le gouvernement fédéral. Mashteuiatsh, Betsiamites, Essipit et une nouvelle communauté, Nutashkuan sont associées au projet. L'entente de principe devrait mener à un traité moderne.

Le gouvernement du Québec tient au cours des premiers mois de 2003, une commission parlementaire sur l'Approche commune. Plus de 80 mémoires sont déposés.

Tous les territoires du Saguenay-Lac-Saint-Jean, de la Haute et de la Basse Côte-Nord sont touchés par l'Approche commune. Elle devrait permettre de lever l'incertitude sur le territoire tout en reconnaissant les droits ancestraux de la Première nation innue.

Partie 2.
La mise en valeur de la rivière Péribonka


Le développement du potentiel récréotouristique de la Péribonka est tributaire des éléments du traité qui reconnaissent un titre aborigène sur l'ensemble du territoire (Nitassinan) ainsi que des utilisations particulières de ce territoire à des fins ancestrales ou patrimoniales (droits ancestraux) pour chaque communauté. Le véritable potentiel récréotouristique de la Péribonka qui fait partie du régime territorial de la Première nation de Mashteuiatsh, reste toutefois indissociable de l'occupation traditionnelle de ce territoire pour les Innus, spécialement dans les zones plus nordiques de terres publiques. Outre les questions d'histoire sur les relations politiques et diplomatiques des Innus et des Couronnes qui font ici l'objet du survol qui précède (titre aborigène), nous présentons dans cette partie, le bilan de recherches qui ont porté plus particulièrement sur le territoire de la rivière Péribonka. Nos enquêtes plus spécifiques sur ce bassin hydrographique montrent que la présence des Innus de Mashteuiatsh se confirme sur l'ensemble de cette rivière patrimoniale. Cependant, il devient de plus en plus difficile pour les Innus d'assurer le maintien des activités ancestrales sur la Péribonka.

Deux recherches ont permis d'appréhender l'occupation du territoire plus spécifique de la Péribonka par la Première nation innue de Mashteuiatsh. La première porte sur la toponymie ancienne et la seconde, sur les témoignages de chasseurs et de trappeurs de Mashteuiatsh dont les territoires familiaux se situent dans le secteur. Si la toponymie confirme la présence historique des Innus dans ce bassin hydrographique [143] immense, il faut convenir que l'avenir des activités traditionnelles de chasse et de trappe reste en péril surtout au nord de la Péribonka. Sous ce rapport, si la toponymie tend à confirmer l'occupation continue du territoire, l'occupation effective dans le contexte actuel de la mise en valeur des fourrures reste très fragile pour les Innus de Mashteuiatsh. La mise en valeur du potentiel récréotouristique en partenariat avec d'autres utilisateurs de la Péribonka offre un certain potentiel pour assurer la survie de la culture innue dans ce territoire.

Les recherches amorcées sur la toponymie autochtone depuis 1600 jusqu'à nos jours à partir de la cartographie ancienne et contemporaine ainsi que les enquêtes menées auprès de chasseurs et d'intervenants innus montrent que le territoire de la Péribonka a été identifié par les Innus dès les premiers contacts. Les cartes anciennes ainsi que les témoignages contemporains montrent une certaine continuité dans les toponymes utilisés qui sont pour la plupart facilement associés à la langue innue contemporaine. Une étude préliminaire des toponymes autochtones tirés d'une carte du Domaine du Roi de 1731 ouvre des perspectives intéressantes sur les toponymes autochtones et sur les manières de nommer les lieux dans la langue innue (St-Onge, Girard 2002). Cette carte identifie le Domaine du Roi au territoire ancestral des Montagnais. Sur 131 toponymes autochtones tirés de cette carte manuscrite dressée par le Père Laure, 118 ont pu être identifiés à la langue innue contemporaine. Des enquêtes plus poussées sur la toponymie autochtone depuis les premiers contacts pourront enrichir nos connaissances sur l'occupation du territoire par les Innus et sur les manières d'identifier le territoire dans la culture innue. De telles études pourront enrichir l'interprétation des paysages tout en favorisant le développement de la toponymie contemporaine du Québec à la culture innue. Il y a là un potentiel à développer pour répondre à des besoins en récréotourisme. Des portails web interactifs qui relieraient cartes anciennes et cartes contemporaines pourraient servir à développer des parcours d'interprétation originaux dans les territoires visités. Cela pourrait aussi favoriser la dénomination de nouveaux lieux en langue innue.

Une autre étude menée auprès de chasseurs qui ont leurs territoires ancestraux le long de la rivière Péribonka a permis de découvrir jusqu'à quel point la mise en valeur de ce territoire ancestral est devenue difficile (Girard, Bourassa, Tremblay 2003 : 250 pages). À travers ces témoignages de six chasseurs aînés, la rivière Péribonka apparaît comme une rivière patrimoniale associée à la culture innue. (Carte synthèse sur les trajectoires) Cependant, cette étude démontre clairement que l'économie des fourrures qui a périclité depuis une vingtaine d'années met en péril ce secteur d'activité essentiel pour la transmission des savoirs traditionnels dans les territoires de la Péribonka.

Dans cette enquête qui porte spécifiquement sur le secteur Péribonka, l'objectif était de cerner, à travers le témoignage de chasseurs et de trappeurs innus, l'état de cette pratique ancestrale dans la culture actuelle. Ces six récits de vie d'aînés ont permis de dégager de précieuses informations sur la difficulté d'occuper ce territoire dans le contexte actuel d'effondrement de l'économie des fourrures. La transmission des savoirs traditionnels devient de plus en plus difficile. Plusieurs cartes géographiques

Carte 18



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ont été dressées afin de visualiser les trajets empruntés par les familles autochtones, trajets également utilisés par les familles sur la longue durée. Ces témoignages précisent les trajectoires suivies pour se rendre sur « son territoire ». Ils montrent aussi que le savoir autochtone traditionnel s'appuie sur une connaissance très précise des lacs et des rivières utilisés selon les saisons, de génération en génération. Sous ce rapport, le bassin de la Péribonka apparaît comme une rivière ancestrale innue de première importance.

Cette enquête sur la trappe confirme que les Innus doivent faire le deuil d'une manière de pratiquer cette activité traditionnelle. Malgré certains récits assez riches d'enseignements sur les savoirs liés à la trappe, il faut à l'évidence convenir que la situation dramatique du marché des fourrures laisse peu de place aux familles pour assurer, seules, la transmission des savoirs sur la chasse. Les changements qui affectent les moyens de transport élargissent les possibilités d'accès au territoire et changent les rapports à l'espace et au temps pour atteindre les lieux de chasse et de piégeage. Ces modifications entraînent des coûts pour aller dans les territoires alors que les revenus tirés de la pratique de la trappe se sont effondrés. Il reviendra au Conseil de Bande de tenter de réorganiser l’activité, soit à partir de fonds de soutien de revenus garantis à la pratique pendant certaines saisons, soit en définissant des zones cibles où à partir de camps de base, la trappe au castor pourrait être enseignée aux jeunes et pratiquée par des Innus, voire même en collaboration avec des trappeurs dans des territoires de chevauchement partagés avec d'autres Premières nations (ex. territoires de chevauchement de frontières avec les Attikamekw, les Cris, les Naskapis).

Chose certaine, la réappropriation des territoires ancestraux par les Innus dans le cadre des négociations actuelles, oblige à revoir la situation de certaines activités comme la trappe, afin de mettre en place des politiques qui assureront, comme le veut le concept développé autour d'Innu aitun, la continuité de pratiques ancestrales. À partir du renouvellement de telles pratiques, c'est la protection d'une culture et d'une identité qui sera assurée. Sur fonds de tradition, les Innus doivent réinventer leur culture de chasse et de trappe dans ce secteur. Les activités récréo-touristiques peuvent contribuer à cette reprise en charge de la culture innue où le respect du territoire, de l'environnement et de l'animal sont au centre des valeurs.

Les changements, les déstructurations de pratique qu'impose la modernité sur des activités traditionnelles comme la trappe au castor, la volonté qu'ont les Innus d'assurer une continuité de la pratique culturelle alors que le métier et l’économie du castor sont en voie de disparition, nécessitent une importante adaptation. Ces réalités incontournables impliquent un déplacement des pôles identitaires qui passent d'une pratique culturelle associée à une économie vers une pratique politique associée à une gestion des territoires ancestraux qui imposera inévitablement des choix à chaque communauté. Les Innus, en s'appuyant sur leur culture ancestrale Innu Aitun, se réapproprieront un espace stratégique essentiel pour redécouvrir les valeurs intrinsèques de leur culture et des grandes valeurs qui la sous-tendent : respect, territoire, nature, partage.

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Tout se passe donc à partir de la culture. L'individu retisse une toile, recrée des liens avec la réalité, avec les autres et l’au-delà, dès lors qu'il y prend une place où il s’y trouve tel qu’en lui-même, avec sa communauté et sa société pour s'approprier les paramètres d’une identité que seule sa culture lui offre. Ainsi, c'est moins le territoire que les Innus recherchent que le devoir que leur impose leur culture d'en être les gardiens, les protecteurs. Dans ce contexte, on pourra comprendre que les autochtones retrouvent dans les courants environnementaux de protection de la nature et des animaux, l'espace dans lequel ils désirent développer de nouvelles pratiques modernes liées à leurs activités ancestrales, parce que c'est à ce niveau qu'ils retrouvent les valeurs et les symboles de leur culture. En respectant la nature, en cohabitant avec leurs voisins, en privilégiant le partage des ressources parmi la communauté, les Innus continuent d'être de manière quasi utopique pourrait-on dire, des mystiques dans notre monde moderne. Ils savent quelque part qu'il faut, envers et contre tous, continuer de respecter les dieux à travers l'âme des animaux et la nature (Hénaff, 1991). Nous pourrions affirmer que l'importance accordée aujourd'hui par les Innus à la Terre Mère via leur discours écologique et pro-environnementaliste, s'inscrit dans une adaptation de symbolique culturelle qui passe par une pratique de chasse et de trappe dans les territoires où le rapport de l'humain à l'animal et à son environnement était sacré ; l'approche écologique et le respect de l'environnement offrent la possibilité de maintenir ce rapport sacré au territoire. Autour de ce cercle d'appartenance, dont les Innus se perçoivent comme des gardiens, tout redevient possible (Moar, 2002).

Il y a cependant un déplacement dans les stratégies identitaires que les Innus tentent de définir dans leurs projets politiques et économiques. Avec les négociations, la prise en charge de la culture ancestrale sera désormais la responsabilité de gouvernements locaux qui exerceront l'autonomie gouvernementale innue sur le plan local. Le Territoire (Nitassinan), comme lieu physique et symbolique d’affirmation de l'identité distincte innue, devient un élément central pour redynamiser cette culture. Autour de son fameux concept de bricoleur, Lévi-Strauss montre que dans toute construction identitaire, les paramètres de la culture apparaissent comme des pièces éparses qui permettent une construction ingénieuse à la fois interne (propre à soi) et externe (en rapport aux autres, perception du réel, de l'au-delà, etc.) où se recrée une certaine cohérence de sens qui s'appuie à la fois sur le réel et le symbolique (Hénaff sur Lévi-Strauss, 1991, 305). Recréer une certaine unité autour du désordre et des multiples choix qui s'offrent à tout individu, voilà les enjeux des reconstructions d'une identité à partir des paramètres qu'offrent les cultures. En cela l'expérience de chaque acteur dans chaque culture est à la fois expérience intérieure et extérieure, qui emprunte tout autant au réel qu'à l'imaginaire, au conscient et à l'inconscient (Boesch 1995, 416).

Ce qui différencie les sociétés occidentales des sociétés ancestrales auxquelles la culture innue est associée, c'est que nos sociétés inscrivent le changement dans leur structure et dans leur organisation. Les cultures autochtones sont conçues pour durer et à cet égard, la résistance au changement, pourrait-on dire ce refus de l'histoire telle que nous la concevons, est inscrit dans ces cultures immémoriales, de [147] mémoires continues. S'inscrire en marge d'un temps linéaire pour construire un temps circulaire, un temps de toutes les mémoires et de tous les temps, n'est-ce pas là un des fondements qui distingue les cultures ancestrales des nôtres ? Nous le croyons. Sous ce rapport, les cultures ancestrales montrent que les humains sont d'abord et avant tout des êtres de croyances, de communauté et d'appartenance au territoire. Quel enseignement pour nos sociétés contemporaines où le changement commande tout ! Les autochtones nous disent qu'il faut changer mais dans la continuité de ce que nous avons de plus précieux : notre identité et notre culture dans un environnement donné.

La rivière Péribonka et la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean ont un vaste potentiel de développement. Tout développement d'activités touristiques sur le territoire régional et en particulier sur la rivière Péribonka doit tenir compte des droits reconnus aux Innus. Le tourisme de tout genre doit mettre en valeur cette histoire en assurant la participation des Innus eux-mêmes à la conception et à la mise en valeur du potentiel récréotouristique de ce territoire autour de la culture ancestrale innue. S'il est un lieu sur cette terre où la culture innue peut être protégée, valorisée et réinventée, c'est dans le moyen-nord québécois que cela se passera.

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* Les auteurs remercient l'UQAC (Comité de perfectionnement long) pour son soutien à cette recherche.

[1] Voir annexes : Commission et lettres patentes de 1603 ; Girard, Gagné, 1995; Girard, D’Avignon, 2000 ; pour un point de vue innu sur le sujet, Kurtness, 2000; sur le titre indien des Montagnais voir Dionne, 1984.

[2] Voir José Mailhot et Sylvie Vincent, La situation des Montagnais du Saguenay-Lac-Saint-Jean et de la Haute Côte-Nord au milieu du XIXe siècle, Conseil Attikamek-Montagnais (CAM), 1979, p. 15 ss.



Retour au texte de l'auteur: Ernest Bilodeau, journaliste et chroniqueur Dernière mise à jour de cette page le lundi 27 août 2018 13:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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