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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Louise Bouchard, “La Compagnie de pulpe de Chicoutimi”, in ouvrage sous la direction de Jean-François Hébert, LA PULPERIE DE CHICOUTIMI. UN SIÈCLE D’HISTOIRE, pp. 21-30. Chicoutimi: Musée de La Pulperie de Chicoutimi, 1998, 100 pp. [Le 5 juin 2014, la direction du Musée de la Pulperie de Chicoutimi, conjointement avec les auteurs, nous a accordé son autorisation de diffuser ce livre, en accès libre à tous, en version numérique, dans Les Classiques des sciences sociales.]

[21]

Louise BOUCHARD

Historienne et archiviste

“La Compagnie de pulpe
de Chicoutimi.”


In ouvrage sous la direction de Jean-François Hébert, LA PULPERIE DE CHICOUTIMI. UN SIÈCLE D’HISTOIRE, pp. 21-30. Chicoutimi : Musée de La Pulperie de Chicoutimi, 1998, 100 pp.


Le contexte de fondation

À la fin du XIXe siècle, c'est un vent de morosité qui affecte Chicoutimi. L'économie est stagnante et les travailleurs espèrent de meilleures conditions salariales. Une nouvelle génération montante rêve de grandeur pour la ville et la région. Le jeune Joseph-Dominique Guay apparaît comme le chef de file de cette élite. Propriétaire et journaliste du Progrès du Saguenay, c'est par l'entremise de ce journal qu'il attire l'attention des lecteurs sur les lacunes de l'administration municipale et sur le mode de gestion de la Compagnie Price.

C'est dans ce contexte qu'en janvier 1895 Guay et son équipe font leur entrée à l'Hôtel de Ville de Chicoutimi. Aussitôt assermenté comme maire, J.-D. Guay amorce la réalisation de son programme électoral. En premier lieu, il met de l'ordre dans les finances de la ville. Ensuite il modernise les infrastructures en créant la Compagnie électrique de Chicoutimi et la Compagnie municipale des eaux de Chicoutimi. La troisième action posée par le nouveau maire et son conseil est de mettre sur pied une politique industrielle en vue d'attirer les investisseurs.

Des annonces sont placées dans les journaux, des lettres sont envoyées à des industries de Toronto, New York et Liverpool. On mise sur les richesses naturelles de Chicoutimi : l'eau, le bois, ainsi que sur la facilité de transport et la main-d’œuvre à bon marché pour les attirer. Le maire Guay part en tournée de prospection. À son retour, deux projets retiennent l'attention : ceux d'une filature de coton et d'une usine de pâtes à papier. Des pourparlers sont entrepris avec le président de la Canada Paper, mais les choses traînent en longueur et cette dernière se retire. Devant ce revirement, Guay s'associe avec quelques amis et forme le 24 novembre 1896, dans les bureaux du Progrès du Saguenay, la Compagnie de pulpe de Chicoutimi (C.P.C.).

Fig. p. 21. La chute de la rivière Chicoutimi en 1895.
Source : ANQQ, collection Magella Bureau.



La construction

Mise sur pied avec un capital de 50 000$, la Compagnie de pulpe de Chicoutimi est la première industrie, dans ce secteur de production, avec des actionnaires et un bureau de direction provenant essentiellement du milieu d'affaires canadien-français.

Le site choisi pour implanter la première usine est celui de l'Ile Électrique, propriété de la Compagnie électrique. La Compagnie de pulpe de Chicoutimi en fera l'acquisition officielle le 20 novembre 1897 au coût de 20$. Le choix de ce site est déterminé par trois facteurs, soit d'une part l'importance du pouvoir hydraulique de 12 000 c.v., qui permet à la C.P.C. de produire un maximum de 120 tonnes de pulpe par jour ; d'autre part, la proximité des réserves forestières près du lac Kénogami et de la rivière Cyriac, où Guay possède d'importantes concessions forestières ; et enfin, la facilité d'expédition par la rivière Saguenay, navigable de sept à neuf mois par année.

En décembre 1896, après avoir signé un contrat avec la maison Carter Wilkinson de Liverpool, la C.P.C. débute les travaux de construction de son premier moulin. La [22] réalisation des plans et devis est confiée à l'ingénieur Alex Wendler et à l'architecte CE. Eaton. Les premiers travaux portent sur l'aménagement d'un pont, d'une écluse et d'une conduite forcée. En même temps que ces travaux, soixante-quinze hommes travaillent à la construction des fondations du moulin. C'est seulement en juillet 1897 que les maçons entreprennent l'élévation des murs. Évalué à 125 000$, le moulin est mis sous la protection de saint Joseph, patron des ouvriers, et commence à fonctionner le 4 janvier 1898. Soixante-quinze ouvriers vont y trouver de l'emploi.

Un mois plus tard, bénéficiant d'un renouvellement de contrat avec ses clients anglais et profitant d'une commande de pâte provenant de New York, la C.P.C. entreprend des agrandissements à son moulin. Ces travaux permettent à la compagnie d'augmenter, à l'automne 1899, son nombre de travailleurs à cent vingt-cinq et de doubler sa production à latin de 1900.

Fig. p. 22a. Vue générale du site de la C.P.C. vers 1911.
Source : La Pulperie de Chicoutimi, collection Antoinette Gousse.


Les travaux sont à peine terminés qu'en novembre 1899 la direction décide d'ériger un second moulin. Cette nouvelle construction fait suite à la signature d'un contrat à long terme avec la maison Lloyd d'Angleterre. Afin de financer le gigantesque projet, la C.P.C. augmente son capital actions à 1 000 000$ et émet une émission de débentures de 450 000$, qui est garantie par une hypothèque sur ses propriétés.

On débute les travaux en octobre 1900 : les plans de l'édifice sont confiés aux architectes Lemay et Berlinguet de Québec. Considéré comme le plus grand moulin jamais construit en Amérique du Nord et l'un des plus grands au monde, le bâtiment, qui coûte près de 1 500 000$, est inauguré en grande pompe le 28 novembre 1903.

D'une capacité de production deux fois plus grande que le premier, le nouveau moulin entraîne des effets immédiats sur la production de la C.P.C, en plus de favoriser l'augmentation de l'emploi. Ainsi, trois cent cinquante (350) hommes travaillent jour et nuit dans les moulins de la compagnie et 800 autres dans les chantiers. Pour permettre au moulin de fonctionner neuf mois par année, la C.P.C. construit, en même temps que le moulin, une écluse sur le lac Kénogami.

Des ajouts dans les carnets de commandes, une série de grèves dans les pays Scandinaves et la conquête de nouveaux marchés amènent la C.P.C. à prendre de l'expansion. Au moment où elle se porte acquéreur de l'usine de la Compagnie de pulpe de Ouiatchouan (Val-Jalbert), en 1909, elle décide d'agrandir son premier moulin. Tirant parti de cette expansion, la C.P.C devient, en 1910, le premier fabricant de pâte mécanique au Canada.

Fig. p. 22b. En 1900, la C.P.C. obtient une médaille d'or à l'Exposition universelle de Paris pour la qualité de sa pâte. Source : ANQC, fonds Dubuc.

C'est également pendant cette période qu'elle se lance dans la construction d'un troisième moulin, situé juste à côté de l'usine St-Joseph. Les premiers travaux consistent à modifier le pouvoir hydraulique avec la construction d'une écluse en béton, munie de vannes régulatrices et d'une prise d'eau qui alimente les moulins #1 et #3. Les plans du moulin sont l'oeuvre de l'architecte René-P. Lemay et sont conçus selon le même gabarit architectural que les autres bâtiments du site. Conjointement à ces travaux, on procède à l'amélioration de l'usine St-Joseph : on augmente son pouvoir hydraulique par l'installation de nouvelles turbines, on ajoute douze meules supplémentaires et on en profite pour refaire les murs extérieurs et la devanture en pierre.

Comme la compagnie fait construire ses moulins un à un en fonction des contrats à long terme qu'elle obtient, elle doit, afin de réaliser tous ces travaux, augmenter au cours des années son capital [23] actions qui passe graduellement de 50 000$ à 30 000 000$ en 1915.

En mai 1915, la Compagnie de pulpe de Chicoutimi se joint au consortium de la North American Pulp and Paper Companies dont J.-É.-A. Dubuc est le président. Ce trust a pour objet de s'intéresser à l'exploitation et à la construction d'usines de pâte mécanique et chimique au Canada et d'usines à papier aux États-Unis, dans les villes de New York, Boston, Philadelphie et Cleveland. Avec un actif de 30 000 000$ et des sièges sociaux à Boston, Montréal et Cleveland, le trust absorbe trois grandes compagnies, soit la St. Lawrence Pulp and Lumber Corporation, dont la production annuelle est de 36 000 tonnes de pâte chimique, la Compagnie de pulpe de Chicoutimi, qui a une production annuelle de 90 000 tonnes de pâte mécanique, et la Tidewater Paper Mills de Brooklyn (New York), avec sa production de 27 000 tonnes de papier annuellement.

Fig. p. 23a. L'amenée d'eau du moulin #2 fut une réussite d'ingénierie à son ouverture en 1903. Source : ANQC, fonds SHS.


La North American Pulp
and Paper Companies


De plus, le trust intègre toutes les sociétés filiales de la Compagnie de pulpe de Chicoutimi, notamment l'usine de pâte mécanique de Ouiatchouan, l'usine de pâte chimique Ha ! Ha ! Bay Sulphite, la Société d'éclairage et d'énergie électrique du Saguenay, la Compagnie générale du port de Chicoutimi, la Compagnie de chemin de fer Roberval-Saguenay, la Société des constructeurs-mécaniciens, le journal Le Progrès du Saguenay, la Compagnie de téléphone Saguenay-Québec, la Maison Côté-Boivin, le Crédit municipal canadien, la Société de construction ouvrière, la Chicoutimi Freehold Estates Limited. Représentant un actif de plus de 16 000 000$ dans la région, toutes ces compagnies joueront un rôle important dans l'économie et le développement de Chicoutimi.

La North American Pulp and Paper Companies est, en 1915, la plus puissante organisation qui existe en Amérique du Nord dans le secteur de production de pâtes et papier et l'une des plus importantes du genre au monde.

Fig. p. 23b. L'usine Sainte-Marie vers 1915. Source : ANQC, fonds Lemay.


Le début des années '20

Suite à la réorganisation de la North American Pulp and Paper et à la hausse continue du prix de la pâte, les dirigeants réalisent de nouveaux travaux sur le site. En 1919, ils entreprennent la construction de l'atelier de réparation mécanique et de la fonderie, conçue selon les plans de l'ingénieur Edouard Lavoie. S'inspirant du même modèle architectural que celui des moulins, cet édifice de trois étages en [24] granit rose vient remplacer l'ancien atelier de la Société des constructeurs-mécaniciens sur la rue du Havre. Terminé en 1921, au coût de 217 000$, ce bâtiment est pourvu d'un outillage des plus modernes et de tout l'équipement nécessaire pour le coulage de la fonte et de ses alliages.

Parallèlement aux travaux de l'atelier, on entreprend la construction du quatrième moulin situé dans la partie avant du moulin Ste-Marie. Réalisé selon les plans et devis des ingénieurs Burrough Pelletier et Lorenzo Delisle, cette annexe d'une trentaine de mètres fonctionne entièrement à l'électricité et produit à elle seule 80 tonnes de pulpe par jour. Tous ces projets d'agrandissement et de rénovation ont des répercussions sur la compagnie. Sa production annuelle passe graduellement de 10 000 à près de 100 000 tonnes par année et ses profits grimpent de 20 000 $ à 2 000 000$.

Fig. p. 24a. Au cours des années, le moulin Saint-Joseph connaît plusieurs transformations. On le voit ici en 1899, un peu après sa construction. Source : ANQC, fonds Vincent-Dubuc.


La C.P.C. compte, en 1920, un effectif de près de 1 000 journaliers et presque autant dans les chantiers. Ce qui fait d'elle l'un des plus grands producteurs de pâte mécanique au monde. Un des éléments importants de ce succès est la qualité de sa pulpe. Le type de bois et la technique utilisée font la renommée des usines de Chicoutimi.


Le processus de fabrication de la pulpe

C'est en 1840 que l'on entend parler pour la première fois de pâte mécanique. C'est à l'Allemand Frederich Gottlab Keller que l'on doit cette invention basée sur l'emploi de l'épinette et du sapin, en raison de leurs qualités ligneuses particulières. Cette invention aura des effets bénéfiques sur l'industrie du papier. Obtenue par des moyens mécaniques comme le râpage, la pâte mécanique, couramment appelée pulpe, entre dans le procédé de fabrication du papier journal. La production de cette pâte touche trois secteurs d'activités distincts : la coupe du bois, la fabrication et l'expédition de la pâte.

Fig. p. 24b. Le moulin Saint-Joseph vers 1906. Source : ANQC, fonds Lemay.


De la forêt au moulin

À la mi-novembre, les équipes de travailleurs, supervisées par les départements forestiers de la compagnie, se mettent en route pour les chantiers, situés à une trentaine de kilomètres de Chicoutimi. Les hommes commencent par ériger les camps et les écuries. Vient ensuite l'aménagement des chemins reliant les lieux de coupe aux aires de stockage. Par la suite, les équipes de bûcherons se rendent dans les chantiers en apportant la nourriture nécessaire pour y passer l'hiver.

Abattus à la hache et sciés au godendard, les arbres sont coupés en longueur de trois mètres, puis apportés sur des traîneaux jusqu'aux aires de stockage [25] situées près des rivières. Au printemps, on prépare les billes de bois pour le transport qui se fait par voie fluviale.

Comme la rapidité de ce transport dépend entièrement de l'importance du coup d'eau printanier, on construit des écluses en bois pour hausser le niveau de la rivière et pour disposer d'une plus grande force pour le flottage. Les billes acheminées sur la rivière sont dirigées vers le lac Dubuc, pour y être emmagasinées.


Fig. p. 25a. Le moulin Saint-Joseph en 1909. Source : ANQC, fonds Lemay.


La fabrication de la pâte

Arrivées à la scierie, les billes doivent passer par plusieurs étapes de transformation avant d'être expédiées sous forme de pâte. Une fois emmagasinées sur le lac Dubuc, elles prennent la direction de la scierie. Des hommes munis de gaffes les dirigent vers le monte-billes où elles sont coupées en billots de 60 centimètres de longueur par un convoyeur à scies multiples. Par la suite, ces billots sont dirigés vers la glissoire à bois menant aux écorceurs. L'écorçage consiste à enlever l'écorce sur des billots afin de les rendre bien lisses et uniformes, les préparant ainsi pour l'étape suivante, le défibrage.

Fig. p. 25b. Le moulin Saint-Joseph après 1912. Source : ANQC, fonds SHS.


Avec cette opération commence véritablement le procédé de fabrication de la pâte. Le défibrage a pour but de réduire le bois en fibres en le râpant sur une meule de grès tournant à grande vitesse, actionnée par l'énergie hydraulique. L'ouvrier charge de bois les défibreurs qui sont dotés de trois ouvertures et de trois pistons, qui pressent les billots contre la meule, qui les pulvérise littéralement.

Le défibrage terminé, les fibres sont mélangées à une grande quantité d'eau et entraînées par des pompes centrifuges vers les tamis. Ces derniers permettent le passage des fibres les plus fines et écartent celles de moindre qualité. Les fibres ainsi sélectionnées sont expédiées au département des métiers et ramassées par un cylindre grillagé ; elles adhèrent par couches successives à un feutre sans fin qui permet de réduire graduellement leur teneur en eau, formant ainsi une feuille de pâte. Lorsque la feuille atteint un centimètre d'épaisseur, l'ouvrier la coupe, la plie en quatre et la dépose sur un chariot. Un treillis métallique est alors placé entre chaque feuille afin de faciliter l'étape suivante, le pressage.

Amenée aux presses hydrauliques sur des chariots, la pâte est pressée jusqu'à ce que la quantité d'eau    comprise dans  chaque [26] feuille soit abaissée du quart pour atteindre une proportion de 45% à 50%.

Fig. p. 26a. Le lac Dubuc près de la scierie de la C.P.C. Source : ANQC, fonds Vincent-Dubuc.


La dernière étape consiste à effectuer la mise en ballot ; les treillis métalliques sont enlevés et le contenu de six chariots est placé sous une presse brocheuse afin de constituer des ballots de 220 kilos chacun. Prêts pour l'expédition, ces ballots sont dirigés vers l'extérieur de l'usine.

Fig. p. 26b. L'expédition de la pulpe au Bassin. Source : ANQC, fonds Dubuc.


L'expédition

Le bois tiré de la forêt, transporté par les cours d'eau et transformé en pâte, est prêt à être expédié ; le cycle est ainsi terminé. Comme les clients de la compagnie sont américains et européens, deux modes d'expédition sont employés : le train et le bateau. Les trains du Canadien national assument par l'intermédiaire de la Compagnie Intercontinental les livraisons de pâte en direction de New York, alors que pour l'Europe, la pâte est acheminée par train jusqu'au quai du « bassin » à Chicoutimi et à celui de Port-Alfred, puis chargée à bord de transatlantiques à destination de l'Angleterre et de la France.

Fig. p. 26c. En équipe de cinq, les hommes coupent les arbres et les transportent près de la rivière. Source : Collection des Eudistes, fonds du Père Courtois.


Travailler à l'usine

Commençant à travailler très jeunes à l'usine, afin de contribuer au revenu familial, les jeunes garçons accomplissent des tâches telles que compteur de billots, conducteur de chariot, balayeur ou portier. Aussitôt que leur âge et leur condition [27] physique le permettent, ils accèdent à des postes tels que conducteurs de meules, de métiers ou de presse.

Fig. p. 27. Vue aérienne de la partie haute du site vers 1927.
Source : SHS, fonds René-Bélanger.



Très rapidement, ils veulent améliorer le rendement de « leur machine ». Ils mettent à profit leur génie, leur imagination et leur talent. C'est ainsi qu'en 1906 deux ouvriers de Chicoutimi font breveter l'invention d'une machine à scier le bois. En plus d'économiser la main-d’œuvre, cette invention permet d'augmenter le nombre de billots coupés dans une journée, soit 4 000 billots en dix heures de travail.

De 1908 à 1912, la Compagnie va décerner aux ouvriers qui se sont le plus démarqués, par leur travail ou par une invention, un certificat de mérite de 25$ en or. Cette mention d'honneur leur est attribuée lors du souper des contremaîtres de la C.P.C. et des compagnies subsidiaires, qui se donne chez Monsieur Dubuc.

La religion étant très présente dans les moulins, soit par la présence du drapeau du Sacré-Coeur qui flotte sur le toit des moulins soit encore par l'appellation des bâtiments, les ouvriers ne travaillent jamais le dimanche. Les usines de Chicoutimi fonctionnent six jours par semaine, 24 heures par jour, la production arrêtant le dimanche à 0h00 pour reprendre le lundi à 0h00. La seule exception à cette règle est la Fête du travail, qui se tient un samedi du mois d'août.

Au début de la Compagnie de pulpe, les ouvriers de Chicoutimi connaissent une amélioration de leurs conditions de vie, particulièrement au niveau salarial. Habitués, au temps des Price, à être payés en effets et en marchandises, ils sont désormais payés en argent comptant. Ils touchent jusqu'en 1912 une paye régulière, versée à toutes les quinzaines et sont parmi les mieux rémunérés au Québec.

Les années qui suivent sont plus difficiles pour les ouvriers : ils sont des semaines sans être payés, malgré le fait que la compagnie soit en plein essor et fasse d'énormes profits.  Le syndicat va intervenir auprès de la direction à plusieurs [28] reprises afin de remédier à cette situation. En 1914, lors d'une réunion du syndicat, Mgr Eugène Lapointe dit aux ouvriers : « Si vous voulez faire la grève, vous avez beau, je ne vous empêche pas [car après tout], c'est votre droit de vous faire payer. » [1] Leurs conditions salariales ne vont pas s'améliorer avec les années, puisqu'en 1924 les salaires varient entre 20$ et 27$ la semaine, alors que le syndicat évalue le coût de la vie à Chicoutimi à 35$ par semaine.

En plus d'intervenir dans les questions salariales, le syndicat apporte certaines améliorations aux conditions de travail. En 1913, le travail dans les usines passe à trois quarts de travail de huit heures, alors que jusque-là, les ouvriers travaillaient onze heures de jour et treize heures de nuit. À la scierie, à la réparation et aux écorceurs, le travail s'effectue toujours sur une journée de dix heures.

Fig. p. 28a. Le secteur des défibreurs à l'intérieur du moulin #3.
Source : ANQC, fonds Vincent-Dubuc.



Dans chacun des départements, les ouvriers doivent poinçonner leur carte de temps à leur arrivée à l'usine. S'ils arrivent en retard de quelques minutes, une demi-heure de leur temps leur est enlevé sur leur paye. À l'intérieur des moulins, ils doivent travailler avec les conditions d'humidité, la pollution de l'air et le bruit. À cet effet, le syndicat intervient de nouveau dans les années '20 concernant l'hygiène ; il demande une toilette et une salle pour se changer dans le moulin Ste-Marie. Le temps des repas est également un sujet de revendication : on veut un temps de trente minutes pour le repas.


La fin d'un beau rêve

Maigre tous ses succès, la Compagnie de pulpe de Chicoutimi va connaître une fin rapide. En effet, dès 1922, la production et les profits se mettent à baisser. Plusieurs raisons expliquent cette dégringolade.

Fig. p. 28b. Le secteur des métiers à l'intérieur du moulin #2.
Source : Collection des Eudistes, fonds du Père Courtois.



D'abord, la conjoncture sur le marché des pâtes et papiers n'est plus à son meilleur. À compter de 1921, les prix se mettent à chuter de manière drastique. L'abolition de la régie des prix au Canada et aux États-Unis, la reprise de la concurrence des pays Scandinaves, le développement en Europe d'une industrie papetière structurée et de plus en plus auto-suffisante, ainsi que l'addition de nouveaux moulins pour répondre aux besoins de la Première Guerre mondiale sont des facteurs qui [29] provoquent un engorgement du marché et entraînent une crise dans ce secteur.

Cette crise, combinée à la baisse de production ainsi qu'à une baisse des profits de la C.P.C., est doublement inquiétante pour ses dirigeants, puisque la Compagnie de pulpe de Chicoutimi a une lourde dette obligataire et une série d'hypothèques sur ses biens. Ces dettes sont dues en partie au fait que tous les agrandissements et les immobilisations de la Compagnie ont été réalisés à coup d'emprunts et d'émissions d'obligations. Ces considérations financières


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font que, même si la Compagnie fait des millions en profits, elle souffre d'un manque de capitaux et de l'insuffisance de son fonds de roulement.

En 1923, J.-É.-A. Dubuc, l'âme de la compagnie, démissionne de son poste de directeur-gérant. Presque simultanément, la Beckerand Co à Londres, principal agent de la C.P.C., et la Ha ! Ha ! Bay Sulphite à Port-Alfred sont mises en faillite. Cette banqueroute a de graves conséquences sur la compagnie qui détient 45% des actions de la Ha ! Ha ! Bay Sulphite : elle accuse des pertes de 2 500 000$. Combinées au manque de liquidités, ces pertes obligent la compagnie à liquider, à son tour, tous ses biens en mars 1924. Il en est fini du beau rêve canadien-français.

Dès septembre 1924, les moulins sont réouverts et quelques mois plus tard ils fonctionnent à plein rendement. L'idée de les convertir en papeterie est lancée et on crée en juillet 1925 la Québec Pulp and Paper Mills Ltd. À la tête de cette nouvelle compagnie, on retrouve Albert Stewart McNichols, figure importante de la fin de la Compagnie de pulpe de Chicoutimi.

En 1927, prétextant l'insuffisance du marché et le faible coût de rendement de la pâte, on prend la décision de fermer l'usine Ste-Marie (les moulins #2 et #4) et de mettre à pied 225 travailleurs. L'usine de Val-Jalbert subit le même sort quelques mois plus tard.

Presqu'au même moment, les compagnies Price Brothers et Port-Alfred Pulp and Paper (l'ancienne Ha ! Ha ! Bay Sulphite) font une offre d'achat de 10 000 000$ pour les moulins de Chicoutimi et de Val-Jalbert. En novembre 1927, la Québec Pulp and Paper Corporation est créée.

Le 31 octobre 1930, la nouvelle compagnie arrête la production à Chicoutimi, prétextant des pertes de 300 000$ et une dégradation du marché. Il faudra attendre jusqu'en 1942 et assister à une liquidation progressive des équipements avant que la Québec Pulp and Paper Co déclare faillite.

Fig. p. 30. Dessin d'un défibreur. Source : SHS, Catalogue d'appareils et machines de la C.P.C, p. 5.


Même si plusieurs groupes se montrent intéressés à acquérir le site de l'ancienne C.P.C., c'est le gouvernement Godbout, par le biais de la Commission des Eaux courantes, qui entame des procédures contre la compagnie pour une facture de 1 800 000$ de redevances non payées sur le réservoir du lac Kénogami. C'est ainsi qu'en octobre 1942 le sort de la compagnie en est jeté. Il faudra attendre les années '50 pour voir revivre le site de l'ancienne C.P.C.



[1] ANQC, fonds Mgr Victor Tremblay, Délibérations de la fédération ouvrière mutuelle du Nord, 22 mars 1914, p. 263.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 28 mars 2015 8:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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