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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Histoire de la philosophie chinoise.
Introduction


Une édition électronique sera réalisée à partir du texte de Ernst Viktor ZENKER (1865-1946), Histoire de la philosophie chinoise. Paris : Editions Payot, 1932, 528 pages. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Introduction

E.V.  ZENKER : Histoire de la philosophie chinoise.

Le temps n’est pas encore très éloigné où l’histoire de la philosophie commençait avec Thalès, ce qui signifie que l’on considérait la philosophie, au sens propre, comme un privilège de l’esprit européen. Depuis que Schopenhauer a mis à la portée d’un public plus étendu la pensée des Indes et que l’indologie moderne a rendu possible l’étude scientifique de la littérature philosophique de ce pays, il a bien fallu reconnaître qu’il existait aussi une philosophie hindoue et accorder à celle-ci une modeste place dans l’histoire générale de la philosophie. Il semble que l’époque moderne veuille compenser par une surabondance l’omission d’autrefois, car les études historiques sur la philosophie hindoue surgissent du sol, pour ainsi dire. Mais, outre les Hindous, il existe, dans l’extrême Asie, un autre peuple qui, depuis des lointains brumeux, indépendamment de tout héritage étranger, s’est donné une philosophie originale qu’il a portée à la plus haute perfection : ce sont les Chinois. L’Europe connaît même la philosophie chinoise depuis plus longtemps que la philosophie hindoue, puisque nous avons des traductions de textes chinois qui remontent jusqu’au dix-septième siècle. Confucius a été traduit pour la première fois en 1687 ; Mong-tse, en 1711 ; Lao-tse, en 1842. Malgré cela, la philosophie chinoise n’a pas encore trouvé un historien qui l’ait imitée pour elle-même, comme manifestation indépendante de la vie de l’esprit. Quelques essais prématurés de l’époque où l’on ne connaissait guère que Confucius et Mong-tse, quelques rares œuvres d’histoire religieuse ou littéraire, dans lesquelles on traitait accessoirement de la philosophie, et une série, il est vrai, très imposante de monographies, qui servaient la plupart du temps d’introduction à des traductions, ont formé jusqu’ici tout ce que nous possédions de littérature historique sur la philosophie chinoise. Il a paru, ces dernières années, une Histoire chinoise de la philosophie de la Chine jusqu’à Mei-ti par Hou-che (Sou-hou) et son édition anglaise, Development of the Logical Method in ancient China ; puis quelques études sérieuses du japonais Suzuki, parmi lesquelles il convient de citer A brief history of early Chinese Philosophy et, enfin, un court exposé d’ensemble — malheureusement épuisé — de l’Américain Paul Carus, bien connu par ses études sur Lao-tse. J’ai rassemblé tous ces matériaux, à l’exclusion des monographies, dans un appendice à cette introduction. Personne ne pourra prétendre que l’ensemble de ces ouvrages corresponde, en quelque façon, à l’importance de la philosophie chinoise.

On trouvera une foule de raisons faciles pour expliquer cet étrange phénomène : les grandes difficultés que présente l’étude de la langue chinoise écrite, une méfiance, pas toujours injustifiée, à l’égard des traductions du chinois, souvent si différentes les unes des autres que l’on a peine à y reconnaître les copies d’une seule et même chose, et surtout, bien certainement, cette opinion vaniteuse que toute culture qui ne porte pas la marque européenne est inférieure et qu’en particulier, « le jaune » est tout à fait incapable de créer et de répandre des valeurs spirituelles de la plus haute espèce. Ce préjugé, auquel l’ignorance si répandue de la littérature chinoise a permis de s’enraciner, a fait naître l’opinion courante que la philosophie chinoise n’est autre chose qu’une simple morale quotidienne, prosaïque et commune, figée depuis des millénaires et qui ne valait pas la peine qu’on cherchât, pour la comprendre, à surmonter de si grandes difficultés. Il faut convenir, en tout cas, que la philosophie chinoise est surtout pratique, et qu’en Chine toute philosophie, même quand elle commence par la pure théorie, devient, sans qu’on s’en aperçoive, pratique, c’est-à-dire morale. C’est là un trait de caractère marquant du peuple chinois, et qui, vraisemblablement, a énormément contribué à la vitalité unique dans l’histoire. Suzuki dit très justement que si la religion est représentée par les juifs, la philosophie, par les Grecs, la mystique, par les Hindous, l’éthique est l’orienta-tion spirituelle qui a rencontré, dans l’Empire du Milieu, ses représentants et son développement classiques. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu en Chine de métaphysiciens et même de mystiques et qu’il n’y en a pas encore ; qu’il n’y a pas eu, dans ce pays, tant au point de vue spéculatif que moral, des opinions d’écoles opposées, des champions spirituels paradoxaux et fantaisistes et parfois de violentes luttes spirituelles. La philosophie chinoise, dont l’histoire remonte à plus de trois mille ans, ne peut évidemment avoir été pendant tout ce temps comme un volcan toujours en activité ; des périodes de repos de plusieurs siècles lui ont été nécessaires, et cela n’étonnera point ceux qui ont tant soit peu le sentiment de la relativité des rythmes vitaux.

Mais si le reproche d’insipide monotonie et d’engourdissement millénaire tombe déjà lorsqu’on tient compte des manifestations extérieures de la vie spirituelle chinoise, il est injustifié quand il concerne un système de morale aussi parfait que celui des Chinois ; dans ce cas le reproche devient nettement insensé et immoral. Toute doctrine morale doit contenir, dans ses formules et commandements derniers, quelque chose d’évident et d’incontestable qui, au cours des siècles, peut très facilement sembler trivial. Mais l’originalité et la déconcertante recherche de l’esprit ne sont pas des mesures applicables aux valeurs morales. Les Chinois ont eu le bonheur de posséder très tôt un système de morale qui après être sorti victorieusement d’un long combat d’opinions concurrentes et avoir obtenu la reconnaissance unanime du peuple a fait ses preuves pendant la longue histoire de ce peuple où les épreuves pénibles n’ont pas manqué. Les Chinois auraient-ils dû abandonner de temps en temps ces principes moraux éprouvés et les échanger contre d’autres, à seule fin de ne point paraître aux savants européens insipides et banals, peu intéressants et retardataires ? Si l’on disait à un chrétien catholique ou protestant de changer de morale parce que la morale chrétienne, dans sa monotonie et son engourdissement millénaire, est devenue banale et ennuyeuse, il répondrait probablement que l’on ne change pas de principes moraux comme de modes, et qu’une époque qui le fait à la légère, ou simplement hâte ce changement, n’a pas de morale.

Il est très remarquable que la première impression faite par la philosophie chinoise sur l’esprit européen fut d’une toute autre nature. Les missionnaires chrétiens, qui, les premiers s’occupèrent de la philosophie morale chinoise, furent confondus par la profondeur et la pureté de ces doctrines et ils pensèrent ne pouvoir s’expliquer ce fait qu’en admettant que Dieu s’était révélé aux Chinois, comme aux juifs, et que le Chang-ti n’était autre que le Dieu céleste de l’Écriture Sainte.

Un jésuite du dix-huitième siècle, le Père Prémare, a composé un gros recueil de citations tirées de la littérature chinoise pour prouver cette révélation. Montucci a cru devoir aller encore plus loin et n’a vu dans le Tao-te-king qu’une glorification de l’Être suprême en trois personnes, de la divine Trinité par conséquent ; le Père Amiot (1718-1794) , un des meilleurs érudits en langue chinoise, ne se rangea pas seulement à cette opinion, mais découvrit, dans le quatorzième chapitre du Tao-te-king, ces trois personnes divines dans les attributs du tao : yi = étranger, incompréhensible, ; hi = peu, maigre, rare, et wei = mystérieux, subtil. Mais tout cela n’a pas suffi au plus savant sinologue de la première moitié du dix-neuvième siècle, Abel Rémusat, car il a vu, dans la réunion de ces trois mots : yi-hi-wei, le Jéhova de la Bible, et cinquante ans plus tard, le spirituel savant allemand V. v. Strauss croyait encore fermement à cette découverte. Un autre sinologue du dix-neu-vième siècle, très justement estimé, M. G. Pauthier, souriait, est vrai, de cet illusoire Jéhova de Rémusat. Mais il pré-tendit, pour sa part, que les mots ti et tao étaient de la même origine que les mots indo-germaniques deva, deus. Et tout cela vint de ce que la grandeur, la pureté et l’unité de la morale chinoise paraissaient insaisissables à l’Européen chrétien sans l’hypothèse d’une révélation divine immédiate.

 Je me suis arrêté à ces remarques anecdotiques uniquement parce qu’elles prouvent que l’on n’a pas toujours attaché si peu de prix à la philosophie chinoise. Ce n’est qu’au dix-neuvième siècle, exclusivement scientifique et technique, que l’on s’habitua à regarder avec dédain les Chinois qui n’avaient pas suivi les progrès de l’Europe, et que l’on considéra comme sans intérêt et sans valeur leur culture intime, spirituelle, esthétique et mo-rale. Une philosophie qui était « exclusivement » morale ne pou-vait, cela se comprend, en imposer à une époque qui, malheureusement, ne s’intéressait pas du tout à la morale. Les sinologues eux-mêmes partageaient ce mépris de la philosophie chinoise, car ce que leurs collègues de la deuxième moitié du siècle passé exposaient dans les universités allemandes, anglaises et françaises, sous le nom de philosophie était tout-à-fait différent de la philosophie chinoise. Il ne s’agit nullement ici de faire un plaidoyer général en faveur de la culture de la Chine, ni de détruire à coup d’arguments tout ce qui pourrait nuire au prestige de la philosophie. Il est certainement exact que la philosophie chi-noise n’a jamais été une expression scientifique, qu’elle n’a pas eu la moindre idée de la psychologie expérimentale, qu’elle n’a même pas réussi à faire un manuel de logique convenable ; bien plus, la philosophie chinoise n’a créé de méthode, ni pour elle, ni pour la science. Tout cela est vrai sous quelques réser-ves et il est fort compréhensible que celui qui s’intéresse à l’histoire de la philosophie chinoise veuille en connaître les raisons. Ce désir est tout naturel et nous nous efforcerons, dans notre étude, d’expliquer un phénomène si remarquable. Mais nous considérons comme tout à fait injustifié, du point de vue scientifique, que, sous ce désir, on dissimule un préjugé prétentieux contre un peuple d’une si haute et si ancienne culture. Je reconnais que dans la vie spirituelle du Chinois beaucoup de choses peuvent nous surprendre ; la philosophie chinoise nous obligera peut-être à reconnaître qu’en elle beaucoup de choses sont autres que chez nous, mais baser sur ces constatations un jugement au sujet de sa valeur et conclure de la différence d’espèce à l’infériorité, serait toute autre chose qu’un procédé scientifique.

Pourquoi les Chinois ne sont-ils jamais parvenus à une étude scientifique de la philosophie ? On a cherché à répondre à cette question de différentes manières, mais toujours de telle façon que l’on considérait comme toute naturelle l’infériorité de l’es-prit chinois. Les uns disaient que les Chinois manquaient d’esprit scientifique ; les autres, qu’ils manquaient de compréhension systématique. Ces deux reproches se réduisent à un seul. La science est une connaissance systématique ; ce n’est pas un talent particulier qui en est la condition intellectuelle nécessaire, mais une propriété spéciale de la raison qui exige, selon Kant, une unité totale de la connaissance intellectuelle, d’où résulte « un système enchaîné selon des lois nécessaires ». Con-tester au Chinois le sens scientifique, c’est lui contester la raison humaine normale. Or il existe une preuve décisive que ce peuple est capable de pensée systématique au plus haut degré, preuve qui rend superflue toutes les autres : c’est l’écriture chinoise, qui est, dans son espèce, un système épistémologique supérieur à celui de tout autre peuple du monde. Il serait vain de vouloir faire comprendre à qui ne connaît pas le chinois l’importance infinie que présente le système d’écriture chinois pour la culture et la vie spirituelle de ce peuple immense. Mais il est tout à fait inconcevable que de savants sinologues dénient, malgré tout, au Chinois toute activité scientifique.

W. Grube voit le caractère spécifique de la spiritualité chi-noise dans un « manque surprenant d’imagination créatrice », et il en donne comme preuve le fait que le genre principal de la littérature chinoise est « exclusivement » la poésie lyrique. La poésie lyrique chinoise serait une preuve de la pauvreté de la pensée chinoise — qui aurait cru cela possible ? Et quel est l’homme qui, s’étant occupé de la peinture et de la sculpture chinoises, serait disposé à voir dans ces arts l’expression de ce « manque surprenant d’imagination créatrice » ? Cette croyance, cependant, se trouve communément dans les jugements des savants européens sur la Chine. Grube prétend avoir découvert dans ce manque une des causes de l’absence de philosophie scientifique ; mais, fait étonnant, il veut en découvrir une autre raison dans une direction tout à fait opposée. Il admet le caractère « conceptuel-abstrait » du Chinois, mais lui dénie toute « intuition concrète ». Il manque par conséquent à l’esprit chinois la fantaisie créatrice et le don de l’intuition concrète, et il lui revient, tout au plus, la compréhension abstraite. Tout cela est dénué du sérieux qu’on était en droit d’attendre de la science euro-péenne. Un autre sinologue éminent, le Français F. Farje-nel, pense, lui aussi, que

« si les Chinois ignorent la science de la logique cela tient au caractère de leur langue ; mais ses raisons sont tout à fait opposées : la langue chinoise est purement imaginative et suscite presque exclusivement les facultés intuitives de l’esprit aux dépens des facultés rationnelles, elle pousse l’étudiant à saisir les pensées dans leurs relations réciproques, mais elle ne se prête pas à l’analyse, elle ne pénètre pas, par l’abstraction analytique, dans l’âme des choses, elle ne connaît pas la méthode logique ».

Il est, certes, très instructif d’entendre ce que les autorités scientifiques connues peuvent découvrir lorsqu’elles cherchent à adapter les faits à leurs opinions.

« La construction de la phrase chinoise, dit Grube, se distingue par une conséquence logique et une précision qui n’a guère été atteinte et n’a certainement jamais été dépassée par une autre langue. On pourrait alors, en conclure avec raison que le Chinois, grâce à son caractère conceptuel logique, était, pour ainsi dire, prédestiné à devenir un instrument de pensée philosophique. Or ce n’est pas du tout le cas ; le concept logique comme tel est une chose, son expression verbale en est une autre ».

A. Forke, autre autorité indiscutée, trouve, au contraire, que l’esprit chinois ne pouvait en aucune façon arriver à concevoir à un système de logique, parce qu’il est, en lui-même, illogique (Because it is altogether too illogical in itself). Grube ne va pas jusqu’à refuser aux Chinois la faculté de la pensée logique ; il trouve, au contraire, que la structure de la phrase chinoise est éminemment logique ; il ne lui manque que l’expression verbale ; la langue ne peut pas devenir l’instrument de la pensée philosophique parce que la valeur significative du mot reste dans l’imprécision, et ce sont

« malheureusement ces concepts eux-mêmes, dont les philosophes chinois se servent de préférence, qui souffrent de cette insuffisance ».

Qu’on nous permette d’ajouter que c’est là une insuffisance qui se fait sentir aussi péniblement et dans la même mesure dans la philosophie de tous les pays. Farjenel déplore aussi l’indécision et l’ambiguité de la langue chinoise ; c’est pourquoi il la trouve impropre à la logique, mais d’autant plus propre à la métaphysique :

« Si la langue chinoise est un très mauvais instrument d’analyse, elle est par contre un merveilleux instrument pour le penseur quand il veut parcourir le domaine splendide et sans frontières des rêves métaphysiques » .

Arrêtons ici les citations des autorités scientifiques sur ce point. Leurs jugements sur l’âme chinoise ne sont guère de nature à consolider la croyance aux méthodes scientifiques hors desquelles il n’y aurait point de salut. On ne comprendra pas davan-tage, d’après l’avis de ces experts, pourquoi la philosophie chinoise n’est jamais parvenue à une organisation scientifique ni d’où vient l’infériorité de l’esprit chinois. Mais regardons les choses sans idées préconçues. On dit que les Chinois n’ont pas de science parce que depuis quand avons-nous notre science et de quand datent donc les méthodes scientifiques si prônées de la philosophie européenne ? Ce que nous considérons aujourd’hui comme la seule science n’existait pas non plus chez nous avant le seizième siècle. Quand on compare les deux cycles de civilisation, il faut donc, pour ne pas être ridicule, distin-guer très nettement la longue époque qui va jusqu’au seizième siècle après J.-C. environ et la courte période suivante qui est à proprement parler la période scientifique. Pour ce qui est de la première période si immensément longue, le savoir chinois peut, sans crainte, supporter la comparaison avec celui de tout autre peuple civilisé. Nous ne savons malheureusement pas exactement jusqu’à quel point les mathématiques et l’astronomie chinoises avaient été poussées dans les époques lointaines, mais il semble bien qu’elles ne le cédaient en rien à celles des autres peuples asiatiques ; leurs résultats le prouvent. Les anciens Chinois étaient non seulement capables de déterminer une année de 365 jours 1/4, mais ils avaient déjà remarqué, mille ans environ avant J.-C., à une époque par conséquent où les autres peuples l’ignoraient, que 19 révolutions solaires de 365 jours 1/4. correspondent à 325 révolutions lunaires. Ils étaient capables aussi, avant leur initiation à la science europeénne, de résoudre des équations à plusieurs inconnues ; d’extraire de racines jusqu’à la treizième puissance et d’exécuter des calculs trigonométriques simples. Ce qu’on a appelé jusqu’au seizième siècle la science était, aussi bien ou aussi mal, représenté en Chine qu’ailleurs. Toutes les sciences descriptives, comme la géographie, l’histoire, la littérature et l’histoire de l’art, la science des langues, la critique des textes, et surtout la lexicographie — manque d’esprit de système ! — ne furent pas moins cultivés en Chine qu’en Europe et le furent souvent avec plus de soin. Si notre, époque est si fière de sa connaissance des sciences de la nature et regarde avec dédain. les Chinois, elle devrait, en même temps, se rappeler qu’il y a d’abord dans cette fierté une bonne part de suffisance et que, d’autre part, au seizième siècle, les sciences biologiques et chimiques n’étaient guère mieux connues en Europe qu’en Chine. En ce qui concerne la technique, si vantée, il faut reconnaître que les inventions chinoises, bien qu’elles n’aient été, à cette époque, pas plus que chez nous, le résultat d’une pensée rationnelle et de l’expérience scientifique, ne le cèdent en rien à celles d’autres peuples, même de l’Europe et qu’au contraire, pour des cas très importants (par exemple, la boussole, les verres de lunettes, le papier, la stéréotypie, la soie, l’émail, la porcelaine, le cloisonné, etc ...) elles dépassaient de beaucoup la technique européenne. Il est vrai qu’à partir du seizième siècle, la Chine s’est laissé distancer par les progrès scientifiques de l’Europe ; mais cela ne vient pas de ce que le cerveau chinois est moins bien organisé pour la science, selon l’expression consacrée, mais simplement de ce qu’il n’a pas eu un contact continuel, immédiat et confiant avec l’Occident lointain et ennemi et, par conséquent, n’a pas profité de la concurrence spirituelle qui est la source de tout développe-ment. Depuis que la Chine est entrée dans cette concurrence, ses fils se sont montrés aussi bien doués pour le travail scien-tifique que les Japonais ou tout autre peuple.

Nous voici revenus à la question de savoir pourquoi les Chinois ne sont jamais arrivés à une organisation scientifique de la philosophie. Si l’on entend par là l’application à la philosophie des méthodes empiriques employées pour les sciences, il est naturellement compréhensible qu’un peuple qui n’est pas encore entré dans la concurrence scientifique ne puisse pas posséder une philosophie scientifique au sens où nous l’entendons. On ne saurait, par suite, accuser ce peuple d’infériorité, et lui, de son côte, n’a pas à déplorer comme une perte réelle de n’avoir pas pris, ou de n’avoir pu prendre part à ce mouvement d’idées. La philosophie occidentale, par son organisation scientifique, par ses méthodes mécanistes et expérimentales, n’a vraiment pas obtenu des succès qui puissent justifier son orgueil et son ignorance. Elle est bien plutôt en train d’abandonner l’attitude scientifique pure pour reconnaître et rétablir les véritables rapports qui font de la science l’enfant et l’élève de la philosophie et non sa maîtresse. C’est précisément parce que l’un des devoirs les plus importants de la philosophie est de rendre possible la science et de lui montrer la voie, que la méthode scientifique est contenue dans la méthode philosophique, et qu’elle ne peut jamais prétendre devenir elle-même la méthode exclusive de la philosophie. La philosophie n’a créé ses méthodes scientifiques que lorsque les faits extérieurs ont exigé et rendu nécessaire l’étude scientifique du monde extérieur. Les sciences ont une origine purement pragmatique ; c’est pourquoi leur valeur est relative. Les Chinois des époques qui nous occu-peront d’abord n’éprouvaient point, somme toute, ce besoin pragmatique que n’eurent d’ailleurs ni l’Hellade, ni le Moyen-Age. Telle est la raison pour laquelle des penseurs comme Platon, Socrate, Saint Augustin ou Saint Thomas d’Aquin n’ont point pensé à élaborer des méthodes de ce genre, ce qui n’aurait été qu’un jeu pour leur intelligence.

Ce problème, qui a causé tant d’ennui aux sinologues européens, se réduit en somme à rien, à la question que nous nous posons, par suite de nos connaissances littéraires insuffisantes pourquoi les Chinois anciens n’ont-ils pas élaboré une logique formelle systématique ? Et nous verrons, au cours de notre étude, que cette question elle-même est parfaitement oiseuse parce que les Chinois, et en particulier les disciples de Mei-ti, à peu près à l’époque où, en Grèce, Aristote posait la première pierre de la logique moderne, s’occupaient aussi très sérieusement d’études logiques et qu’ils sont parvenus, dans l’ensemble, au même résultat que les : Grecs. L’ « Organon » chinois est, certes, un peu moins systématique que celui d’Aristote, mais cela, ne justifie en rien l’affirmation que l’esprit chinois est « altogether too illogical in itself » .

Toute cette querelle d’illettrés repose sur l’appréciation erronée que la vie spirituelle chinoise s’est écoulée dans son isolement involontaire et plusieurs fois millénaire sous des formes quelque peu différentes, comme celle des peuples méditerranéens, qui fut toujours et est encore le théâtre d’une lutte de forces et de formes de vie différentes. La philosophie chinoise a des traits originaux qui lui sont propres ; c’est pourquoi elle devrait être particulièrement intéressante pour nous. Qui peut nous instruire, sinon celui qui est tout autre que nous-mêmes ? Seulement, pour reconnaître dans l’autre les valeurs humaines de bon aloi, il nous faut venir à lui sans préjugé, et ne pas juger inférieur dès l’abord ce qui est d’une espèce différente. Les préjugés obscurcissent la vue et celui-là est véritablement riche qui peut recevoir le meilleur de chacun. Il n’y a qu’un peuple qui surgisse des époques lointaines de l’humanité et qui soit à la fois un peuple primitif et un peuple civilisé dans le meilleur sens du terme. Les rouages de cette merveille unique de la nature ne sont pas dans les casernes ou les fabriques chinoises. Pour les connaître, il faut étudier la philosophie chi-noise et se familiariser avec l’esprit qui a permis à ce peuple de durer pendant qu’autour de lui tout disparaissait et retournait en poussière. L’histoire de la philosophie chinoise, quand elle ne serait autre chose que cela, est l’histoire spirituelle du peuple le plus intéressant de notre terre. Cette raison ne suffit-elle pas pour qu’on l’écrive et aussi qu’on la lise ?


Retour au livre de l'auteur: Ernst-Viktor Zenker (1865-1946) Dernière mise à jour de cette page le jeudi 11 janvier 2007 20:02
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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