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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés
dans les manufactures de coton, de laine et de soie
(1840)
Introduction par Yves Tyl


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis-René Villermé (1782-1863), Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie. Textes choisis et présentés par Yves TYL. Paris: Union générale d'Éditions, 1971, 316 pp. Collection: 10-18, n° 582. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'enseignement à l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi, Ville de Saguenay.

Introduction
par Yves TYL

Le 27 décembre 1837, l'Académie des sciences morales et politiques mettait au concours un mémoire pour exposer quelle pouvait être « sur l'économie matérielle, sur la vie civile, sur l'état social, et la puissance des nations, l'influence des forces motrices et des moyens de transport qui se propagent actuellement dans les deux mondes ». Et le rapporteur, Charles Dupin expliquait que la machine avait libéré l'homme, qu'elle avait supprimé « l'inégalité des forces sociales », et que la liberté civile était sortie, pour les masses, de cette révolution. Mais en même temps, l'Académie proposait de « déterminer en quoi consiste et par quels signes se manifeste la misère en divers pays ». Et, à Mulhouse, en 1838, la Société Industrielle décidait de donner une médaille d'or de mille francs à l'auteur du meilleur mémoire parlant « de l'industrialisme dans ses rapports avec la Société, sous le point de vue moral ». 

Les deux problèmes de l'industrialisation et de la misère du peuple se trouvent liés à cette époque et les analyses basées sur la seule morale ne suffisent plus. On s'inquiète de la situation des classes dangereuses et des remèdes qui pourraient « améliorer cette classe dépravée et malheureuse ». Villermé, dans son Tableau, tentera lui aussi de répondre à ces questions, en étudiant, de façon approfondie, la condition des ouvriers. Son travail intervient à un moment de transformation de l'économie française, à l'époque du démarrage de l'industrie, quand la mécanisation s'impose, lentement mais de façon sûre. C'est l'époque de mise en œuvre des découvertes techniques qui profitent d'abord aux industries textiles. Les inventions de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, dues souvent à de modestes ouvriers, ont transformé les conditions du travail. Alors qu'en 1830 le problème politique essentiel était encore celui des relations entre la bourgeoisie et l'aristocratie foncière, en 1835 déjà l'opposition du capital et du travail apparaît primordiale. 

Mais, on le sait, si les problèmes sociaux sont posés avec acuité, l'évolution reste lente en France. Aux débuts de la monarchie de juillet, les capitaines d'industrie développent d'abord seuls les nouveaux procédés de fabrication, profitant des progrès de la circulation, des débuts du chemin de fer, mais surtout de la machine à vapeur. Celle-ci ne concurrence pas encore les autres sources d'énergie : l'eau et les manèges de chevaux ou l'énergie humaine, mais déjà elle prive certains métiers de leur main-d'œuvre. C’est le cas notamment pour les tisserands à bras qui ne peuvent rivaliser avec les manufactures naissantes. 

La mécanisation de certains secteurs plus rapidement développés — ainsi la filature de coton —entraîne la concentration des entreprises ; les grandes manufactures ou, comme les appelle Villermé, les fabriques, prennent place dans le paysage urbain : hautes cheminées, bâtiments serrés sur plusieurs étages, auprès d'un cours d'eau pour bénéficier de l'énergie et d'une eau de lavage, immenses champs couverts de draps dans les régions d'impression de tissus... la technique impose sa marque. Et ces grandes entreprises, exigeant une abondante main-d’œuvre, s'accompagnent du développement rapide des villes : Mulhouse qui compte, en 1812, 10 000 habitants, atteint 20 000 en 1827 et 30 000 en 1836 ; Roubaix passe de 8 000 à 34 000 habitants. Les villes éclatent dans leurs murailles, débordent sur les campagnes avoisinantes, attirant à elles une masse croissante de pauvres sans travail, de femmes et d'enfants. « Que la ville est brillante ! » s'écrie Michelet dans « Le Peuple ». « Que la campagne est triste et pauvre ! Voilà ce que vous entendez dire aux paysans qui viennent voir la ville aux jours de fêtes. Ils ne savent pas que si la campagne est pauvre, la ville, avec tout son éclat, est peut-être plus misérable ». Les conditions de vie des ouvriers, Villermé les décrit avec émotion et horreur, lui, ce « froid observateur » qui impressionnait Michelet. Qu'il s'agisse des caves de Lille — ou des greniers pires encore — où s'entassent, au fond des, « courettes » sans soleil, dans des pièces minuscules, une ou plusieurs familles, exposées, à la saleté, aux rigueurs du climat et à la dépravation ; qu’il s'agisse des campagnes mulhousiennes qui voient chaque matin se presser vers la fabrique « une multitude de femmes pâles, maigres, marchant pieds nus au milieu de la boue... et un nombre encore plus considérable de jeunes enfants non moins sales, non moins hâves, couverts de haillons tout gras de l'huile des métiers, tombée sur eux pendant qu'ils travaillent », contraints d'habiter à une lieue, une lieue et demie de la manufacture en raison des loyers excessifs. 

Car la mécanisation exige une main-d’œuvre nombreuse et bon marché, pour effectuer un travail, simple, de surveillance. Le nombre de femmes, dans l'industrie textile, passe ainsi de 196 400 en 1835 à 242 300 en 1839. À cette date, elles représentent 56,5 % des effectifs dans les filatures de coton, 69,5 % dans les filatures de laine et 70 % dans les filatures de soie, tandis que le nombre d'enfants de 7 à 14 ans était évalué par M. Billaudel, en 1839, à la tribune de la Chambre des députés, entre 100 et 150 000. Mais le salaire féminin est de moitié, environ, inférieur à celui des hommes et celui des enfants est plus modeste encore. Aussi le revenu familial tombe-t-il très bas : « en général, dit Villermé, un homme seul gagne assez pour faire des épargnes ; mais c'est à peine si la femme est suffisamment rétribuée pour subsister, et si l'enfant au-dessous de 12 ans gagne sa nourriture ». Durée excessive du travail, insuffisance des salaires, fatigue, sous-alimentation entraînent une surmortalité que Villermé a étudiée avec soin et que confirme le Dr Penot. Celui-ci, désireux de corriger les chiffres pessimistes de Villermé, a publié, en 1842, dans le Bulletin de la Société Industrielle de Mulhouse, des tableaux sur la probabilité de vie dans cette ville, mais ces résultats diffèrent peu de ceux de Villermé. 

Vie probable 

 

 Villermé

 Penot

 Manufacturiers, fabricants

 28 ans 2 mois

 31 ans 10 mois

Domestiques

20 ans 9 mois

4 ans 9 mois

Ouvriers des fabriques, sans indication du métier

 17 ans 6 mois

 4 ans 10 mois

Imprimeurs d'indiennes

9 ans 8 mois

15 ans

Journaliers et manœuvres

9 ans 4 mois

7 ans 6 mois

Contremaîtres des manufactures

2 ans 6 mois

4 ans 2 mois

Tisserands

1 an 5 mois

3 ans 10 mois

Fileurs

1 an 3 mois

3 ans 11 mois

 

Les gains ne sont pas considérables, on le voit, bien que le Dr Penot ait travaillé sur des chiffres de décès beaucoup plus nombreux que ceux de Villermé et qu'il souhaite prouver que Mulhouse n'est pas pire que les autres grandes villes de manufactures. À ces tristes conditions de vie, il faut ajouter le poids du travail des enfants, dont Villermé va jusqu'à dire : « ce n'est plus là un travail, une tâche ; c'est une torture ». Mais devant cette situation, il essaie d'avoir l'optimisme du baron Gérando qui souligne que « lorsqu'on s'alarme, et avec raison sans doute, des dangers que fait naître, pour les mœurs de la classe laborieuse, l'extension qu'acquièrent de nos jours les entreprises industrielles, et l'agglomération qu'elle amène à sa suite pour les travailleurs, il ne faut cependant pas oublier de tenir compte des dangers d'une autre sorte qui, avec une population toujours croissante, menaceraient aussi l'humanité, si une partie toujours plus nombreuse de cette population se trouvait condamnée à l'oisiveté, faute de trouver de l'emploi dans les ateliers ». 

*
* * 

« Dans le choléra-morbus, qui a payé la dette de tous ? Le pauvre, le pauvre encore. Il en est mort à Paris 16 à 18 000, et ne croyez pas que ce fût l'ouvrier débauché, l'ivrogne, la fille publique ; non c'est l'homme qui dévorait son pain avec angoisse et silence ». Ainsi, en 1833, G. Desjardins manifestait-il la prise de conscience des ouvriers. Depuis 1830, ceux-ci s'aperçoivent qu'ils forment une classe à part, non seulement par leurs vêtements ou leurs habitudes de vie. Villermé remarque qu'il n'est pas bon que les ouvriers ne se distinguent pas, dans leur tenue, des maîtres. La révolution de juillet a été faite grâce aux ouvriers, mais ceux-ci n'ont pu en profiter. 

Ils prennent désormais la dimension de leur condition, surtout dans les régions où ils sont concentrés, le nord, le nord-est, la région de Rouen, Paris et la région lyonnaise. Les premières manifestations et grèves intéressent certains ouvriers textiles, qui réclament des salaires convenables et des heures de travail humaines. Ils ne s'opposent pas systématiquement à l'État — ainsi en septembre 1830, se sont-ils d'abord adressés à l'autorité pour obtenir une réduction du temps de travail —, mais l'attitude des fabricants, la crise économique, le choléra, la peur sociale et la volonté d'anéantir tout mouvement ouvrier, amènent à l'union et à l'organisation des travailleurs. La révolte des Canuts lyonnais surtout a effrayé les employeurs qui veulent « en finir » avec les opposants, au nom, toujours, de la liberté du travail. Les crises économiques, sensibles surtout dans l'industrie cotonnière en raison de la mécanisation plus poussée, poussent également les ouvriers à se tourner vers le parti républicain ; mais leurs réactions restent le plus fréquemment brèves et désespérées face à ces patrons qui, selon l'expression d'un procureur général, « sont un peu despotes vis-à-vis de leurs subordonnés », alors que, selon Gérando, ils devraient exercer une sorte de magistrature et même « les fonctions du père de famille ». 

On s'inquiète en France de l'agitation ouvrière et l'attention se fixe sur cette nouvelle classe sur laquelle les journaux ouvriers comme les ouvrages des philanthropes ont commencé à soulever le voile. La presse ouvrière est épisodique, mais elle souligne l'importance et le rôle du travailleur et propose des enquêtes sur la condition des ouvriers, en même temps qu'elle s'engage dans la défense des droits du travailleur. L'enquête proposée par l'Artisan, en octobre 1830, n'aura guère de suite. Le journal des Ouvriers, le Peuple, l'Écho de la Fabrique, le Précurseur, la Glaneuse, propagent les idées d'association et insistent sur la dépendance des ouvriers « obligés de mendier humblement le travail », ou protestent contre la loi de 1834 sur les associations. Le Phalanstère, puis la Phalange diffusent le programme fouriériste tandis que des brochures — de Blanqui, de la Société des Droits de l'Homme — réclament l'abolition des privilèges et proclament la nécessité de supprimer le monopole des richesses. Mais à côté de ces écrits fugitifs, quelques recherches systématiques analysent la misère populaire et étudient les solutions à proposer. Ce sont essentiellement les œuvres de Gérando, de Bigot de Morogues et de Villeneuve-Bargemont qui, tous trois, souhaitent le développement des institutions sociales ou des actes de charité chrétienne, qui, seules, pourraient aider les ouvriers à sortir de leur état. On perçoit le bouleversement apporté par l'industrialisation et, ainsi que le remarque le Journal des Débats en 1840, à l'occasion de la construction d'une voie de chemin de fer entre Colmar et Benfeld, « ce ne sont pas seulement des écus, des capitaux, des matières qu'elle (l'industrie) manie et remue, ce sont aussi de grands intérêts politiques et nationaux, des sympathies, des sentiments et des âmes qu'elle a mission d'agiter et d'émouvoir ». 

*
* * 

C'est ainsi que Villermé fut chargé, avec son collègue Benoiston de Chateauneuf, par l'Académie des sciences morales et politiques, d'une enquête sur le monde ouvrier. Dès sa restauration par Guizot, en 1832, cette Académie se donna pour tâche de rétablir, dans le domaine des faits moraux et politiques, l'autorité de la science, du droit et de la raison, face aux réactionnaires monarchistes et aux réformateurs d'esprit socialiste qui voulaient supprimer « l'exploitation de l'homme par l'homme ». Voulant rendre hommage aux précurseurs du mouvement social à l'Académie des sciences morales et politiques, M. Germain-Martin a écrit qu'« ils poursuivaient le maintien de l'ordre social, mais sans souci de taire les abus les plus graves ». Dès 1832, une somme de 4 000 francs fut mise à la disposition de Villermé et de Benoiston de Chateauneuf pour leur étude. 

Louis-René Villermé était connu depuis son mémoire, publié en 1820, sur « les prisons, telles qu'elles sont et telles qu'elles devraient être, par rapport à l'hygiène, à la mortalité et à l'économie ». Né à Paris en 1782, il avait dû interrompre ses études de médecine, en 1804, partir sur les champs de bataille de l'Empire comme sous aide-major. Après de longues pérégrinations du Camp de Boulogne en Pologne, puis en Espagne, il n'avait pu soutenir sa thèse qu'en 1814. Mais dès l'année suivante, il présentait à la Société d'Émulation de Paris un mémoire sur les amputations partielles du pied. En 1818, c’est à la Société de Médecine qu'il présenta ses recherches sur « la famine et ses effets sur la santé dans les lieux qui sont le théâtre de la guerre ». Collaborateur du Dictionnaire des Sciences médicales, membre de nombreuses sociétés, il fut élu en 1823 à l'Académie de Médecine et se lança dans des études de statistiques, mais dans une optique sociale ; c'est ainsi qu'il étudia en 1824 « la mortalité en France dans la classe aisée, comparée à celle qui a lieu parmi les indigents », travail qu'il complétera par d'autres observations (parues dans les Annales d'hygiène publique, dans le Journal des Économistes, le Journal général de médecine française et étrangère, le Journal de médecine et de chirurgie, la Revue médicale, le Cultivateur), portant toujours sur l'inégalité devant la mort, l'inégalité de la taille dans les quartiers riches ou pauvres, « la distribution par mois des conceptions et de la naissance de l'homme dans ses rapports avec le climat, les saisons, etc. » (1829), l'influence de la température sur la mortalité des enfants nouveau-nés... Dans son rapport sur le mouvement de la population parisienne de 1817 à 1821, il démontra que la mortalité n'est pas seulement commandée par des facteurs matériels, à l'égard desquels la prévoyance publique est impuissante (l'exposition des maisons, la proximité des cours d'eau, la nature des eaux distribuées, celles du sol, la densité de la population), mais que les arrondissements qui comptent la plus forte proportion de logements d'indigents, non imposés, sont ceux où la mortalité est la plus élevée, et que le problème de l'hygiène est un problème d'ordre social, qui intéresse la société tout entière. En 1829, il donna à l'Athénée royal un cours sur la population et les lois qui la régissent et revint aux prisonniers dont il étudia la mortalité, aboutissant à un tableau sombre de leurs conditions sanitaires et chiffrant entre 25 et 30 % le taux de surmortalité dans les prisons. 

Avec Villermé, la démographie a fait des progrès notables et s'est attachée à des travaux de statistiques sérieux. Louis-François Benoiston de Chateauneuf, également, s'est penché sur ces questions de dénombrement et de démographie. Après quelques ouvrages historiques, il a publié des recherches sur les enfants trouvés, sur les lois de mortalité et notamment « sur la mortalité des femmes de l'âge de 40 à 50 ans », sur la fécondité... Élu, comme Villermé, en 1832, à l'Académie des sciences morales et politiques, il resta académicien libre, tandis que son collègue entrait dans la section de statistiques. L'Académie leur demanda d'observer la situation des diverses classes ouvrières ; Villermé nous dit que, chargé « de constater l'état physique et moral de toutes les classes ouvrières », il réduisit le domaine de son enquête au principal secteur d'activité industrielle, le textile. 

Benoiston de Chateauneuf fut d'abord chargé, en 1835, d'« étudier, sur un point de la France, les changements matériels et moraux survenus depuis la révolution ; examiner si les avantages qu'ils ont produits ont été généraux ou bornés seulement à certaines localités et à certaines classes ; constater ce que la terre et l'homme ont gagné, l'une dans sa culture, l'autre dans son existence » et il choisit pour lieu d'étude les deux départements agricoles de l'Indre-et-Loire et du Cher. On lui confia, en 1837, une seconde mission : ce fut de parcourir les côtes de l'Océan, de Dunkerque à Bayonne, pour « observer l'état économique et moral de la population du littoral et apprécier l'influence que le voisinage de la mer exerce sur sa constitution, sa santé et la durée de sa vie ». L'enquête était donc du même ordre que celle de Villermé, mais Benoiston de Chateauneuf n'en publia pas les résultats : il se contenta de lire ses deux rapports à l'Académie et c'est Migner, secrétaire de l'Académie qui en donna en 1839 un résumé dans son compte rendu sur les travaux de l’assemblée. 

Alors que Benoiston de Chateauneuf examinait les populations de l'ouest de la France, Villermé se concentra sur les régions textiles du nord et de l'est. Il commença par Lyon et Saint-Etienne (février, mars, avril 1835), compara la situation de ces ouvriers à ceux des travailleurs de la soie et du coton à Zurich (mai 1835), se déplaça vers le Haut-Rhin en juin et juillet, puis vers le nord (St-Quentin en octobre et novembre, Lille-Roubaix-Tourcoing en novembre et décembre), revint vers Rouen en décembre. L'année suivante, il revint à Lyon et Tarare (mai, juin 1836), descendit vers le midi (Nîmes en juin, Avignon, les centres de l'Hérault, Lodève en juillet), retourna en Suisse en août, à Mulhouse en septembre, s'attarda quelque peu à Sainte-Marie-aux-Mines (octobre), puis étudia Reims, Rethel et Sedan (en octobre, novembre, décembre). En 1837, il compléta son enquête à Amiens (mars, avril), à nouveau Rouen (juin), retourna à Amiens en juillet et termina son étude du département du Nord en août. Il voulut, on le voit, analyser avec précision la situation des ouvriers et il explique, dans sa préface qu'il a « suivi l'ouvrier depuis son atelier jusqu'à sa demeure », examinant son intérieur comme son vêtement et sa nourriture, cherchant à évaluer ses recettes comme ses besoins et ses dépenses. « J'ai fait plus, dit-il, je l'avais vu dans ses travaux et dans son ménage, j'ai voulu le voir dans ses plaisirs, l'observer dans les lieux de ses réunions », afin de l'écouter, d'essayer de le comprendre et de le situer dans le monde des travailleurs. 

Son but, comme celui de Benoiston de Chateauneuf, c'était d'« examiner les effets de l'industrie sur ceux qu'elle emploie, d'interroger la misère sans l'humilier, observer l'inconduite sans l'irriter ». Il ne cherche pas à expliquer les causes de la misère et ses conséquences comme l'a fait avant lui Villeneuve-Bergemont, ou comme le fera, après lui, en 1840, Eugène Buret. Il ne cherche pas à expliquer, mais il décrit en détail la misère, répondant ainsi au vœu modéré de l'Académie qui désirait une simple constatation. 

*
* * 

Ses conclusions dépassent cependant la simple observation. Dans la séance publique annuelle des cinq Académies de l'Institut, le 2 mai 1837, il fit un « discours sur la durée trop longue, du travail des enfants dans beaucoup de manufactures » qui préconisait des mesures à prendre et annonçait déjà l'orientation de son Tableau. 

En 1839, il présenta, à l'Académie des sciences morales et politiques, la partie générale de son « rapport sur l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie », où il insiste à nouveau sur la nécessité de réduire le temps de travail des enfants et préconise quelques autres réformes. 

Villermé a voulu répondre au désir de l'Académie ; s'il s'est penché plus spécialement sur les ouvriers en textile, c'est parce que cette classe d'ouvriers était la plus importante à l'époque. Le rapporteur, à la Chambre des députés du projet de loi sur la limitation du travail des enfants, évaluait leur nombre, en 1839, à 900 000 pour l'industrie cotonnière, 200 à 300 000 pour l'industrie de la laine, 180 000 pour l'industrie de la soie. Il a pu aussi être incité à ce choix par un ouvrage anglais, du Dr James Ph. Kay, paru en 1832, « The moral and physical condition of the working classes, employed in the cotton manufacture in Manchester ». Mais il cherchait surtout à réfuter les opinions des « pessimistes », socialistes ou réformistes, et à montrer l'amélioration de la condition ouvrière. 

Qu'on n'attende donc pas de Villermé la recherche des solutions radicales, ni l'examen des conséquences politiques et économiques du travail dans les industries textiles. « Il ne faut pas croire que l'industrie du coton fasse tous les pauvres », écrit-il simplement à propos des ouvriers du Haut-Rhin, « non ; mais elle les appelle et les rassemble des autres pays ». Il ne s'agit pas de démonter un mécanisme critiquable, mais seulement de présenter des faits. Certes, Villermé donne des conseils, de temps en temps, propose quelques réformes, mais ce ne sont que des aménagements partiels du système économique fondés sur la bonne volonté des patrons et la soumission des ouvriers. M. Germain Martin ; dans sa communication, en 1942, à l'Académie des sciences morales et politiques, a justement retenu de Villermé que « le sort des adultes était moins triste et angoissant que l'on aurait pu le penser d'après les descriptions des idéologues révolutionnaires qui ne cessaient d'exciter les masses ouvrières à la révolte ». De même, souligne-t-il qu'en 1848 le Général Cavaignac demanda à l'Académie « de concourir à la défense des principes sociaux attaqués », persuadé qu'il était qu'on ne pouvait rétablir l'ordre matériel au moyen de la force et des lois si l'on ne rétablissait pas d'abord l'ordre moral » ; et il vante ceux qu'il appelle les précurseurs du mouvement social — au premier rang desquels il place Villermé — d'avoir collaboré avec les pouvoirs publics dans leur œuvre « d'assainissement politique et social ». 

On a pu critiquer Villermé à ce sujet. « Faire abstraction des crises pour parler de l'aisance ouvrière, c'est déformer la réalité », a remarqué H. Rigaudias-Weiss qui a noté que les observations générales de Villermé contredisaient les observations particulières de la première partie de son ouvrage et, utilisant l'ouvrage d’Eugène Buret, paru en 1840, comme celui de Villermé, « la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France », elle a souligné les contradictions du Tableau : Villermé reproche aux ouvriers dont il décrit la pauvreté, le « luxe des vêtements du dimanche ; il prend, dit Buret, « l'augmentation des besoins chez la classe ouvrière pour l'augmentation des moyens de les satisfaire » ; il blâme l'ivrognerie, la prostitution, le libertinage des ouvriers après s'être ému des conditions de logement et de la promiscuité dans les ateliers ; il insiste sur leur peu de prévoyance et d'économie après avoir souligné la faiblesse des salaires. Les critiques que Villermé adresse aux soyeux de Lyon résument bien ses impressions : « Ils se croient malheureux, parce qu'ils se sont créés de nouvelles habitudes, de nouveaux besoins..., qu'ils jalousent les fabricants et les regardent comme leurs ennemis naturels ». De même, les plaintes des ouvriers de Reims lui paraissent-elles exagérées si l'on compare leur état actuel à leur situation d'autrefois. La conclusion qui revient la plus fréquemment est que les ouvriers « qui ont de l'ordre et de l'économie, peuvent vivre assez aisément dans les temps ordinaires, du moins pour la très grande majorité, mais il leur est difficile de réaliser des épargnes », avec cette précision « qu'il n'y a d'épargne, et par conséquent d'amélioration possible, que pour la famille dont les salaires s'élèvent au-dessus de la moyenne, en supposant d'ailleurs qu'elle n'ait aucune charge, qu'elle ne subisse aucun chômage, qu'elle soit économe, rangée, sobre, et que tous ses membres se portent bien ». Ce qui représente, au total, de nombreuses conditions, difficiles à réunir et qui contredisent les assertions optimistes que Villermé cherche à établir ; mais pour lui, il faut « détacher de la terre sa pensée, comme a dit Guizot, et porter en haut ses désirs et ses espérances pour les contenir et les calmer ici-bas ». 

Il se trouva donc très embarrassé pour répondre aux questions qu'il s'est lui-même posées au cours de son enquête. Pour résoudre le problème du libéralisme, il se contenta de remarquer que « le bien est ordinairement plus difficile à faire qu'on ne pense » et, malgré son parti pris d'optimisme, il conclut son livre en se demandant si l'industrie est bénéfique pour l'amélioration de la condition ouvrière. « Cet état durera-t-il ? Voilà une question à laquelle on n'ose pas répondre affirmativement, surtout lorsqu'on sait combien les centres d'industries sont nuisibles aux habitudes d'économie des travailleurs, et combien il est de plus en plus difficile à ceux-ci de passer dans la classe des maîtres, à cause des grands capitaux qu'exige aujourd'hui la création d'une manufacture ». Villermé défend les idées de l'Académie, celles de la grande bourgeoisie de la monarchie de juillet, bien que son enquête lui en démontre les faiblesses. C'est un axiome, pour lui, que le peuple est, par nature, incapable de se gouverner, incapable de s'organiser même — il y reviendra en 1848 dans son petit traité « Des associations ouvrières » —, sinon par des coalitions d'où les étrangers, dont il relève la présence néfaste, ne sont jamais absents. L'ouvrier, comme le patron, a choisi son métier, sa part ; et le reproche qu'il fait à l'agriculteur est d'abandonner trop facilement la terre qui peut toujours le nourrir, par esprit de lucre. L'instruction, pour lui, doit rester le privilège d'une oligarchie, parce qu'elle ne sert à rien pour le peuple : elle ne favorise ni l'économie, ni la moralité, et, du reste, les parents la refusent pour leurs enfants... Et pourtant, Villermé applaudit à la création d'écoles dans les manufactures, car elles peuvent, au moins, reposer les enfants ! Il comprend l'utilité des associations ouvrières, mais s'en méfie, car ce sont des nids de révolution et les ouvriers sont souvent incapables de les utiliser couramment… 

Si, dans la première partie de son ouvrage, Villermé se sent à l'aise pour plaindre les prolétaires, pour décrire les abus du libéralisme, dans toute la seconde partie, il cherche vainement à concilier ses opinions avec les réalités. Sa seule ressource est de moraliser : ah ! si les ouvriers pouvaient moins boire, moins gaspiller leur argent, penser qu'ils ne peuvent pas améliorer leur sort... ah ! si les industriels voulaient bien ne pas se contenter du profit, qui est cependant leur raison d'être, et s'unir pour aider un peu les ouvriers. Mais Villermé sent bien que la seule réforme imposante qu'il réclame, la réduction du temps de travail des enfants, nécessitera plus qu'un simple règlement mais une décision législative qui contraigne les fabricants grâce à l'intervention du gouvernement. Les grandes phrases pour faire honte aux employeurs de leur manque de charité ne suffisent pas, et Villermé doit peser bien souvent sur l'administration locale ou centrale pour envisager des transformations. 

*
* * 

Malgré ses faiblesses, l'œuvre de Villermé a eu un grand retentissement. En 1837 déjà, l'« Industriel alsacien », journal des manufacturiers de Mulhouse citait de larges extraits du discours de Villermé sur le travail trop prolongé des enfants et notait que la cause de l'état de souffrance n'était pas la misère seulement, mais l'excès de travail. Le même journal se souciait, peu après, des conditions déplorables de travail des tisserands, condamnés à demeurer dans des caves humides et vantait un produit inventé par un pharmacien de Rouen qui, appliqué au fil à tisser, permettrait de travailler dans les étages. La Société industrielle de Mulhouse s'est, du reste, assez souciée de ces problèmes sociaux et elle a présenté à deux reprises des pétitions pour la réduction du temps de travail des enfants. En septembre 1840, rendant compte du travail de Villermé, Michel Chevalier le félicitait, dans le « Journal des Débats » d'avoir étudié les institutions ouvrières et d'avoir marqué « la ligne de ses devoirs » au monde ouvrier. Il retint, dans un premier article, les conclusions de Villermé, insistant sur le fait que l'ignorance n'est pas la cause principale des crimes et sur l'utilité des conseils de prud'hommes. Dans un second article, le 7 octobre, après avoir constaté « l'amélioration graduelle de la condition matérielle des classes ouvrières », chanté les progrès de l'habillement, « le luxe des habits et le goût de la toilette », les progrès de l'alimentation, du logement et de l'hygiène, il en vint aux insuffisances. « C'est un fait trop certain, écrivait-il, que l'abâtardissement partiel de la race dans les grands centres d'industrie, sous l'influence d'une misère multiple, sorte d'hydre à cent têtes qui l'étreint par le froid, par l'insalubrité des gîtes où sont entassés femmes, vieillards et enfants, par l'air impur qu'ils respirent dans les ateliers, par la débauche et l'ivrognerie à laquelle le pauvre a du penchant à se livrer pour s'étourdir ou pour prendre sa revanche de longs jeûnes, quand luit un éclair de bonheur ou quand vient le jour de paie. Le recrutement le constate, au grand effroi du ministre de la guerre. Qu'elle est laide et dégradée, l'espèce humaine, telle qu'elle se montre toute nue aux conseils de révision dans nos villes de fabrique ! » 

Cependant Michel Chevalier estimait que l'avenir est optimiste, que « le bien-être peut s'élargir rapidement pour tous, sans exception, pauvres et riches », pour peu que nous soyons patients. Car il faut d'abord connaître les caractéristiques du mal présent avant d'envisager un ordre nouveau. Il insistait particulièrement sur l'instabilité de l'industrie car « tout y est en désarroi, tout y tourbillonne, rien n'y tient, rien n'y dure » et, dépassant Villermé, il demandait de réduire la concurrence illimitée et de favoriser les associations. 

À la Chambre des députés, lors de la discussion du 15 juin 1839, le rapporteur se servit des travaux de Villermé pour prouver que « le sort des ouvriers dans les manufactures n'est pas aussi fâcheux qu'on a pu le croire », M. Cunin-Gridaine, ministre du commerce, précisa que l'enquête de Villermé avait montré que « dans certaines localités, seulement, des abus existaient », alors que François Delessert insista, toujours utilisant Villermé, sur le grand nombre de ces abus. 

Le Tableau de Villermé fut, en effet, l'élément décisif dans le vote de la loi du 22 mars 1841 limitant le travail des enfants dans les manufactures. C'était, du reste, le résultat essentiel qu'il attendait de son enquête ; et il s'intéressa toujours à cette question, le reprenant en 1842 dans le Journal des Économistes, à propos d'un ouvrage italien du comte Petitti de Roreto, en 1843, à propos du travail des enfants dans les mines de Grande-Bretagne. Mais son travail aboutit aussi à la loi sur les livrets ouvriers, contribua à la naissance des organisations ouvrières de secours mutuel et provoqua même la promulgation des lois protectrices du travail sous le Second Empire et la Troisième République. 

Le Tableau servit également de modèle aux enquêtes qui suivirent : celle de Blanqui aîné, en 1848, le travail de Louis Blanc « De l'organisation du travail », les recherches de Pierre Leroux qui réfuta, dans « De la ploutocratie ou du gouvernement de riches », tout le point de vue de Villermé sur l'amélioration du sort des travailleurs. De même les journaux de 1840-1841, l'Atelier, le Journal du Peuple, le Populaire se lancèrent-ils, eux aussi, dans des enquêtes. Dans la Réforme du 3 novembre 1844, Ledru-Rollin proposa une « Pétition des travailleurs » qui reçut 130 000 signatures, pour inviter la Chambre des députés à provoquer une enquête d'envergure. En 1846, le vicomte Dubouchage, pair de France, qui avait soutenu les projets de loi de 1839, tenta sans succès de lancer, lui aussi, une « enquête sociale ». C'est en 1848 seulement que sera décidée par l'Assemblée Constituante une grande enquête, mais sa réalisation n'apportera que des renseignements partiels et très inégaux. 

De nos jours, le Tableau de l'état physique et moral des ouvriers reste un témoignage irremplaçable sur les débuts de l'industrialisation en France. Villermé est remarquable par la rigueur avec laquelle il a mené son analyse. Son étude est précise, bien-informée, soucieuse de statistiques authentiques et très simplement exposée. Le vocabulaire utilisé est à la portée de tous, monotone même et peu soucieux de développements littéraires, — et cela a dû compter pour la diffusion de l'ouvrage. Parce qu'il était clair, on a pu le critiquer et, ainsi, faire avancer la science et les idées sociales. 

L'intérêt de Villermé vient aussi de ce qu'il nous retrace d'un côté la condition des ouvriers aux débuts du grand mouvement de révolution industrielle, et nous expose, d'un autre côté, l'attitude d'un bourgeois honnête ne voyant de secours que dans la religion et la moralité pour maintenir l'ordre, alors même qu'il pressent qu'une « révolution » est en train de s'accomplir. Villermé conserve cependant une mentalité pré-industrielle, il reste attaché à la terre, seule ressource assurée, seule valeur authentique, tandis que l'industrie lui apparaît un dangereux navire subissant les caprices d'un flot tumultueux. 

Malgré sa volonté de conserver l'état social existant, Villermé a conduit à la condamnation du régime intégral de l'individualisme et du libéralisme que la Révolution avait consacré comme corollaire des droits de l'homme et ce qui, dans son livre, ont noté Deslandres et Michelin, « condamne encore ce régime, c'est la vanité des remèdes qu'il présente comme seuls susceptibles de guérir les maux qu'il signale ». S'il n’a fait que décrire le travail et ses conséquences, ses successeurs se sont ingéniés à analyser les failles du système économique, à trouver des remèdes radicaux, à émouvoir aussi les foules et à influencer les décisions gouvernementales. Il fut en fin de compte « utile à la classe ouvrière, moins par ses intentions que par l'honnêteté de ses informations » et nous laisse un document historique de première valeur. 

Yves TYL


Retour au livre de l'auteur: Jacques Bainville, historien (1879-1936) Dernière mise à jour de cette page le jeudi 9 mars 2006 8:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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