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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La révolution permanente. (1928-1931)
Préface par Léon Trotsky


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Léon Trotsky (1928-1931), La révolution permanente, Paris : Éditions Gallimard, 1963, 380 pages. Collection ‘Idées nrf’. Un édition numérique réalisée par Mme Lorraine Audy, notre stagiaire en février 2001..

PRÉFACE
DE L'ÉDITION FRANÇAISE


par Léon Trotsky

Au moment où ce livre paraît en français, la partie la plus consciente de la classe ouvrière internationale et l'humanité dite « civilisée » ont les yeux tournée vers le bouleversement économique qui est en train de s'accomplir sur le territoire de l'ancien empire des tsars. Le problème de la collectivisation des exploitations paysannes paraît attirer particulièrement l'attention et susciter le plus vif intérêt. Cela n'est pas étonnant, si l'on considère que, dans ce domaine, la rupture avec le passé est plus sensible qu'ailleurs. Mais pour apprécier la véritable valeur de la collectivisation, il faut se faire, au préalable, une conception générale de la révolution socialiste. Cela nous prouve une fois de plus, et à un degré très élevé, que tout, dans la partie théorique du marxisme, joue un rôle important pour l'activité pratique. Si l'on va jusqu'au bout des désaccords théoriques qui semblent abstraits à première vue, on arrive toujours à leurs manifestations pratiques : la réalité ne pardonne pas une seule erreur théorique.

La collectivisation des exploitations paysannes constitue, certainement, une partie nécessaire et fondamentale de la réorganisation socialiste de la société. Cependant, ses proportions et son rythme ne dépendent pas uniquement de la bonne volonté du gouvernement : ils sont déterminés par les facteurs économiques, par le niveau de l'économie nationale, par les rapports entre l'industrie et l'agriculture et, en conséquence, par les ressources techniques de cette dernière.

L'industrialisation, force motrice de toute la civilisation moderne, devient, de ce fait, le seul fondement possible du socialisme. Dans les conditions actuelles de l'Union soviétique, l'industrialisation signifie avant tout le renforcement du prolétariat comme classe dominante. En même temps elle crée les conditions matérielles et techniques favorables à la collectivisation de l'économie rurale. Industrialisation et collectivisation de la terre doivent progresser à des vitesses correspondantes. Leur développement au rythme le plus rapide intéresse le prolétariat, car la nouvelle société en construction s'assure ainsi contre les dangers extérieurs, tout en relevant systématiquement le niveau de vie des masses travailleuses.

Mais ce rythme est limité par les ressources matérielles et culturelles du pays, par les rapports entre la ville et la campagne et par les besoins pressants des masses : les masses ne peuvent sacrifier le jour présent à l'avenir que dans une certaine limite. Les rythmes les meilleurs et les plus avantageux sont ceux qui, tout en favorisant actuelle-ment le développe-ment rapide de l'industrie et de la collectivisation, assurent la stabilité de la dictature comme ordre social, c'est-à-dire renforcent l'union des ouvriers et des paysans et préparent ainsi le terrain pour le succès futurs. De ce point de vue, tout dépend du critère historique général dont se sert la direction du parti et de l'État pour établir le plan économique. Ce système ne peut être orienté que dans deux directions : a) celle qui mène au renforcement économique de la dictature du prolétariat dans un seul pays en attendant les victoires prochaines de la révolution prolétarienne internationale (c'est le point de vue de l'opposition de gauche); b) celle qui mène à la construction d'une société socialiste nationale et isolée « dans le délai historique le plus court » (c'est le point de vue officiel d'aujourd'hui).

Ce sont là deux conceptions différentes et contradictoires du socialisme, qui déterminent aussi des stratégies et des tactiques opposées.

Les limites de cette préface ne nous permettent pas de poser encore une fois la question dé la construction du socialisme dans un seul pays. Ce thème est traité dans nos autres ouvrages, dans Critique du programme de l'Internationale communiste en particulier. Nous nous bornerons ici à l'exposé des points essentiels de la question. Rappelons tout d'abord que la doctrine du socialisme dans un seul pays a été formulée pour la première lois par Staline à l'automne 1924. Elle était en contradiction flagrante non seulement avec toute la tradition du marxisme et avec l'école de Lénine, mais aussi avec tout ce que Staline lui-même avait écrit au printemps de la mime année. La séparation entre l' « école » de Staline et le marxisme sur la question de la construction socialiste a une aussi grande importance de principe que, par exemple, la rupture entre la social-démocratie allemande et le marxisme sur la question de la guerre et du patriotisme en août 1914, exactement dix ans avant la volte-face dis Staline. Cette comparaison n'est point fortuite : l'« erreur » de Staline, de même que celle de la social-démocratie allemande, n'est autre chose que le socialisme national.

Le marxisme procède de l'économie mondiale considérée non comme la simple addition de ses unités nationales mais comme une puissante réalité indépendante créée par la division internationale du travail et par le marché mondial qui, à notre époque, domine tous les marchés nationaux. Les forces productives de la société capitaliste ont depuis longtemps dépassé les frontières nationales. La guerre impérialiste ne fut qu'une des manifestations de ce fait. La société socialiste devrait représenter, au point de vue production et technique, un stade plus élevé que le capitalisme; si l'on se propose de construire la société socialiste à l'intérieur de limites nationales, cela signifie qu'en dépit de succès temporaires on freine les forces productives, même par rapport au capitalisme. C'est une utopie réactionnaire que de vouloir créer dans le cadre national un système harmonieux et suffisant composé. de toutes les branches économiques sans tenir compte des conditions géographiques, historiques et culturelles du pays qui fait partie de l'unité mondiale. Si, malgré cela, les créateurs et les partisans de cette doctrine participent à la lutte révolutionnaire internationale (avec ou sans succès, c'est une autre question), c'est parce qu'en leur qualité d'éclectiques incorrigibles, ils unissent, d'une façon purement mécanique, un internationalisme abstrait à un socialisme national utopique et réactionnaire. Le programme de l'Internationale communiste adopté par le VIe congrès est l'expression la plus parfaite de cet éclectisme.

Pour démontrer d'une manière évidente une des plus grosses erreurs théoriques qui sont à la base de la conception d'un socialisme national, nous ne pouvons trouver mieux qu'une citation d'un discours de Staline, publié récemment et consacré aux problèmes intérieurs du communisme américain .

Il serait erroné - dit Staline, se prononçant contre une des fractions américaines - de ne pas tenir compte des traits spécifiques du capitalisme américain. Le parti communiste doit en tenir compte dans son activité. Mais il serait encore plus erroné de fonder l'activité du parti sur ces traites spécifiques, car l'activité de tout parti communiste, y compris le parti américain, doit se fonder non sur les traits du capitalisme propres à un pays particulier, mais bien sur les traits généraux du capitalisme qui, dans l'ensemble sont toujours les mêmes dans tous les pays. C'est en cela réside l'internationalisme des partis communistes. Les traits particuliers ne constituent qu'un supplément aux traits généraux.

(Le Bolchevik n&Mac251; 1, 1930, p. 8. C'est moi qui souligne.)

Ces lignes sont d'une clarté absolue. Voulant exposer les motifs économiques de l'internationalisme, Staline ne fait, en réalité, que motiver le socialisme national. Il n'est pas vrai que l'économie mondiale ne représente que la simple somme de fractions nationales similaires. Il n'est pas vrai que les traits spécifiques ne soient qu'un « supplément aux traits généraux », une sorte de verrue sur la figure En réalité les particularités nationales forment l'originalité des traits fondamentaux de l'évolution mondiale. Cette originalité peut déterminer la stratégie révolutionnaire pour de longues années. Il suffit de rappeler que le prolétariat d'un pays arriéré a conquis le pouvoir bien avant ceux des pays avancés. Cette simple leçon historique démontre que, contrairement aux affirmations de Staline, il serait tout à fait erroné de fonder l'activité des partis communistes sur quelques traits généraux, c'est-à-dire sur un type abstrait de capitalisme national. Il n'est pas du tout vrai que « l'internationalisme des partis communistes » se fonde sur cela. En réalité il repose sur la faillite de I'État national qui est une survivance et qui freine le développement des forces productives. On ne peut ni réorganiser ni même comprendre le capitalisme national si on ne l'envisage pas comme une partie de l'économie mondiale. Les particularités économiques des différents pays n'ont pas une importance secondaire. Il suffit de comparer l'Angleterre et l'Inde, les États-Unis et le Brésil. Les traits spécifiques de l'économie nationale, si importants qu'ils soient, constituent, à un degré croissant, les éléments d'une plus haute unité qui s'appelle l'économie mondiale et sur laquelle, en fin de compte, repose l'internationalisme des partis communistes.

La définition stalinienne de l'originalité nationale comme simple « supplément » au type général se trouve en contradiction éclatante, mais non fortuite, avec la façon de comprendre (au plutôt de ne pas comprendre) la loi du développement inégal du capitalisme. Comme on sait, Staline l'avait proclamée loi fondamentale, primordiale, universelle. A l'aide de cette loi, qu'il a transformée en une abstraction, Staline essaye de résoudre tous les mystères de l'existence. Mais, chose étonnante, il ne perçoit pas que l'originalité nationale représente le produit final et le plus général de l'inégalité du développement historique. Il faut avoir une juste idée de cette inégalité, en comprendre l'importance et l'étendre au passé pré-capitaliste. Le développement plus ou moins rapide des forces productives, l'épanouissement ou, au contraire, l'appauvrissement qui caractérisent certaines époques historiques, comme, par exemple, le Moyen Âge, le régime des corporations, l'absolutisme éclairé, le parlementrisme; l'inégalité dans le développement des différentes branches de l'économie, des différentes classes, des différentes institutions sociales, des divers éléments de la culture, tout cela constitue les fondements des « particularités » nationales. L'originalité d'un type social national n'est que la cristallisation des inégalités de sa formation.

La révolution d'Octobre est la plus grandiose de toutes les manifestations de l'inégalité de l'évolution historique. La théorie de la révolution permanente, qui avait donné le pronostic du cataclysme d'Octobre, était par ce fait même fondée sur cette loi. Mais au lieu de la concevoir sous une forme abstraite, elle la considérait dans sa cristallisation matérielle, sous les espèces de l'originalité sociale et politique de la Russie.

Staline eut recours à cette loi non pour prévoir en temps opportun la prise du pouvoir par le prolétariat d'un pays arriéré, mais bien pour imposer beaucoup plus tard, en 1924, au prolétariat victorieux, la tâche de construire une société socialiste nationale. Cependant la loi du développement inégal n'a rien à faire ici, car elle ne remplace ni n'annule les lois de l'économie mondiale; elle s'incline devant elles et s'y soumet.

Faisant un fétiche de la loi du développement inégal, Staline la déclare suffisante pour servir de base au socialisme national, lequel ne devient pas un modèle commun à tous les pays, mais reste exceptionnel, messianique, purement russe. Selon Staline, une société socialiste autonome ne peut être créée qu'en Russie. Par cette assertion, il place les particularités nationales de la Russie au-dessus des « traits généraux » de toute nation capitaliste, et même au-dessus de toute l'économie mondiale. Là commence la contradiction fatale de toute sa conception. L'originalité de l'U.R.S.S., dit-il, est tellement puissante qu'elle lui permet de construire son socialisme indépendamment de tout ce qui pourrait arriver dans le reste de l'humanité. Quant à « l'originalité » des autres nations, dépourvues de l'empreinte messianique, elle n'est qu'un « supplément » aux traits généraux, une verrue sur la figure. « Il serait erroné, enseigne Staline, de fonder l'activité des partis communistes sur les traits spécifiques ».

Cette leçon morale vaut pour les partis américain, anglais, sud-africain et serbe, mais non pour le parti russe dont l'activité est fondée non pas sur les « traits généraux », mais au contraire sur les « particularités ». De là découle la stratégie essentiellement double de l'Internationale communiste: tandis que l'U.R.S.S. procède à la « liquidation des classes » et à la construction du socialisme, le prolétariat de tous les autres pays est appelé à une action simultanée que l'on règle d'après le calendrier (le 1er août, le 6 mars, etc.), sans tenir compte des conditions nationales réelles. Au nationalisme messianique s'ajoute un internationalisme bureaucratique ment abstrait. Ce dualisme pénètre tout le programme de l'Internationale communiste et lui enlève toute valeur de principe.

Si l'on examine la Grande-Bretagne et l'Inde comme deux variétés extrêmes du type capitaliste, on arrive à la conclusion que l'internationalisme des prolétariats anglais et italien se fonde sur l'interdépendance des conditions, des buts et des méthodes, et non sur leur identité. Les succès du mouvement de libération en Inde déclenchent le mouvement révolutionnaire en Angleterre, et vice versa. Une société socialiste autonome ne peut être cons-truite ni en Inde, ni en Angleterre. Les deux pays devront faire partie d'une unité plus élevée. C'est en cela, et en cela seulement, que réside la base inébranlable de l'internationalisme marxiste.

Tout récemment, le 8 mars 1930, la Pravda fit encore une fois l'exposé de la malheureuse théorie de Staline. « Le socialisme en tant que formation sociale et économique », c'est-à-dire en tant que système déterminé des rapports de production, peut être parfaitement réalisé dans les limites nationales de l'U.R.S.S. « La victoire définitive du socialisme, assurée contre l'intervention de l'entourage capitaliste », est une chose bien différente: elle exige « effectivement le triomphe de la révolution prolétarienne dans plusieurs pays avancés ». A quelle profondeur fallait-il que tombe la pensée théorique pour qu'on puisse, d'un air savant, disserter avec une si misérable scolastique dans l'organe central du parti de Lénine! Si l'on admettait pour un instant la possibilité de la réalisation du socialisme en tant qu'ordre social achevé dans le cadre isolé de l'U.R.S.S. on devrait conclure que c'est là la « victoire définitive », parce que, après cela, on ne pourrait plus parler d'intervention. Le socialisme implique une haute technique, une haute culture et une haute solidarité de la population.

Au moment de l'achèvement de la construction du socialisme, l'U.R.S.S. compterait probablement 200 ou même 250 millions d'habitants : dans ces conditions comment pourrait-on parler d'une intervention? Quel pays capitaliste, ou quelle coalition de pays songerait à risquer une intervention dans cette situation? La seule intervention concevable serait celle qui pourrait venir de la part de l'U.R.S.S. Serait-elle nécessaire dans ce cas ? C'est peu probable.

L'exemple d'un pays arriéré qui, par ses propres moyens, aurait réussi à établir une puissante société socialiste dans l'espace de plusieurs « plans quinquennaux » porterait le coup de grâce au capitalisme mondial et réduirait au minimum, presque à zéro, les frais de la révolution prolétarienne mondiale. Voilà pourquoi toute la conception de Staline mène, au fond, à la liquidation de l'Internationale communiste. Quel pourrait, en effet, être son rôle historique si le destin du socialisme dépendait en dernière instance du « plan d'État » de l'U.R.S.S. ? Dans ce cas, l'Internationale communiste, tout comme les fameuses « Sociétés des amis de l'U.R.S.S. » n'a d'autre objet que de protéger la construction du socialisme contre une intervention, en d'autres termes elle est réduite au rôle de garde-frontière.

Pour démontrer la justesse de la conception de Staline, l'article mentionné se sert d'arguments économiques tout fraîchement inventés :

En ce moment précis - écrit la Pravda - grâce aux « sovkhoses » croissants, grâce au mouvement gigantesque des kolkhoses dont la quantité croît aussi bien que la qualité, et grâce à la liquidation de la classe des « koulaks » qu'assure la collectivisation complète, les rapports de production du type socialiste passent de plus en plus, de l'industrie dans l'agriculture, et cela rend plus évidente la misérable faillite du défaitisme de Trotsky et de Zinoviev qui, dans le fond, n'était autre chose que « la négation menchevique de la légitimité de la révolution d'Octobre ».

(Staline, Pravda, le 8 mars 1930.)

Ces lignes sont vraiment extraordinaires, et pas seulement par ce ton doucereux qui peut cacher la confusion de la pensée. En plein accord avec Staline, l'article accuse la « conception de Trotsky » de nier « la légitimité de la révolution d'Octobre ». Or l'auteur de cet ouvrage, partant de sa conception, c'est-à-dire de sa théorie de la révolution permanente, a prédit l'inévitabilité de la révolution d'Octobre treize ans avant son éclatement. Et Staline? Même après la révolution de Février, sept ou huit mois avant le coup d'État d'Octobre, il parlait en démocrate révolutionnaire vulgaire. Seule l'arrivée de Lénine à Petrograd, le 3 avril 1917, et sa lutte impitoyable contre « les vieux bolcheviks présomptueux » dont il se moquait tellement à cette époque, forcèrent Staline à abandonner ses positions démocratiques et à passer sans bruit et prudemment sur des positions socialistes. En tout cas, cette « renaissance » intérieure de Staline qui, d'ailleurs, ne s'est jamais achevée, a eu lieu douze ans après que fut formulée la théorie selon laquelle le prolétariat russe avait le droit et le devoir de s'emparer du pouvoir sans attendre le commencement de la révolution prolétarienne en Europe.

Mais tout en formulant le pronostic théorique de la révolution d'Octobre, nous étions bien loin de prétendre que le prolétariat russe, après avoir conquis le pouvoir d'État, ferait sortir l'ancien empire des tsars du cercle de l'économie mondiale. Nous, marxistes, connaissons parfaitement le rôle et l'importance du pouvoir d'État. Il n'est pas du tout un reflet passif des processus économiques, comme le décrivent les social-démocrates fatalistes, serviteurs de l'État bourgeois. Le pouvoir peut acquérir une importance énorme, réactionnaire ou progressive, selon la classe qui l'exerce. Mais le pouvoir d'État reste cependant une arme du domaine de la superstructure. Le passage du pouvoir des mains du tsarisme et de la bourgeoisie à celles du prolétariat n'abolit ni les lois ni le processus de l'économie mondiale. Il est vrai qu'après le coup d'État d'Octobre les relations économiques de l'U.R.S.S. avec le marché mondial se sont affaiblies pendant un certain temps. Mais on commettrait une grave erreur si l'on voulait généraliser ce fait qui n'était qu'une courte étape de l'évolution dialectique. La division mondiale du travail et le caractère supra-national des forces productrices modernes conservent toujours leur importance pour l'Union soviétique et cette importance deviendra sans cesse plus grande à mesure que s'accentuera son relèvement économique.

Chaque pays arriéré, en s'intégrant au capitalisme, passait par diverses phases de dépendance envers les autres pays capitalistes; cette dépendance pouvait augmenter ou diminuer, mais la tendance générale de l'évolution capitaliste allait toujours vers un énorme développement des relations mondiales, qui se manifestait dans l'accroissement du commerce extérieur, y compris, bien entendu, l'exportation des capitaux. La dépendance de la Grande-Bretagne par rapport à l'Inde a, assurément, un autre caractère qualitatif que la dépendance de l'Inde envers la Grande-Bretagne. Mais cette différence est déterminée, en dernier lieu, par la différence de développement de leurs forces productives et pas du tout par leur degré d'autonomie économique. L'Inde est une colonie, la Grande-Bretagne une métropole. Mais si la Grande-Bretagne était soumise aujourd'hui à un blocus économique, elle périrait plus rapidement que l'Inde. Voilà, en passant, une illustration probante de la réalité de l'économie mondiale.

L'évolution du capitalisme - si on la considère dans sa réalité historique et non dans les formules abstraites du second tome du Capital, qui conservent pourtant toute leur importance comme phase de l'analyse - s'est faite de toute nécessité par une extension systématique de sa base. Au cours de son développement et, par conséquent, au cours de la lutte contre ses propres contradictions intérieures, chaque capitalisme national se tourne de plus en plus vers les réserves du « marché extérieur », c'est-à-dire de l'économie mondiale. L'irrésistible expansion qui engendre les crises permanentes et internes du capitalisme constitue sa force progressive, avant de devenir mortelle pour lui.

En plus des contradictions internes du capitalisme, la révolution d'Octobre, héritant de l'ancien régime, était marquée par des contradictions non moins profondes entre le capitalisme en général et les formes de production pré-capitalistes. Ces contradictions avaient et ont aujourd'hui encore un caractère tout à fait matériel, car elles sont comprises dans les rapports concrets entre la ville et la campagne et dans la corrélation qui existe entre les différentes branches de l'industrie et l'ensemble de l'économie nationale. Les racines de ces contradictions se trouvent dans les conditions géographiques et démographiques du pays ; elles dépendent donc de l'abondance ou de la pénurie de certaines ressources naturelles, de la répartition historique des masses populaires sur le territoire, etc. La force de l'économie soviétique réside dans la nationalisation des moyens de production et dans leur direction planifiée. Le point faible de l'économie soviétique, indépendamment du retard hérité du passé, réside dans son isolement présent, conséquence d'Octobre ; cela veut dire qu'elle ne peut profiter des ressources de l'économie mondiale ni d'après des principes socialistes, ni même sur une base capitaliste, sous la forme des crédits internationaux normaux, du « financement » qui a une importance décisive pour les pays arriérés. Or les contradictions du passé capitaliste et pré-capitaliste sont bien loin de disparaître d'elles-mêmes : au contraire, elles surgissent après les années de déclin et de destruction, elles deviennent plus vivantes et plus aiguës au fur et à mesure que l'économie soviétique se développe; pour les surmonter ou même pour les atténuer il serait nécessaire à chaque instant de recourir aux ressources du marché mondial.

Pour bien comprendre tout ce qui se passe en ce moment sur le territoire gigantesque que le bouleversement d'Octobre a appelé à une vie nouvelle, il ne faut jamais oublier qu'une nouvelle contradiction, la plus puissante, est venue s'ajouter aux anciennes, ressuscitées par les succès économiques. C'est la contradiction entre le caractère de concentration de l'industrie soviétique qui ouvre devant elle la possibilité de rythmes de développement inouïs, et l'isolement de l'économie soviétique qui l'empêche d'utiliser normalement les ressources de l'économie mondiale.

Cette nouvelle contradiction venant s'ajouter aux anciennes, d'énormes difficultés apparais-sent à côté de succès extraordinaires. Ces difficultés trouvent leur expression la plus directe et la plus pénible dans ce fait que chaque ouvrier ou chaque paysan ressent quotidiennement : les conditions de vie des masses travailleuses ne s'améliorent pas au cours du relèvement économique général ; en ce moment elles se détériorent à cause des difficultés croissantes de ravitaillement. Les crises aiguës de l'économie soviétique nous rappellent que les forces productives, créées par le capitalisme, ne peuvent pas s'adapter au cadre national et ne peuvent être coordonnées et harmonisées d'une façon socialiste que sur un plan international. En d'autres termes, les crises de l'économie soviétique représentent quelque chose d'infiniment plus grave que les maladies infantiles ou de croissance : ce sont de sévères rappels que nous fait le marché international, auquel « nous sommes subordonnés et liés, comme disait Lénine, et duquel nous ne pouvons nous détacher. » (Discours au XIe congrès du parti, 27 mars 1922.)

On ne doit pas pour cela nier, comme le font des philistins misérables, la « légitimité historique » de la révolution d'Octobre. La prise du pouvoir par le prolétariat international ne peut être un acte unique et simultané. La superstructure politique - et la révolution en est une partie - a sa propre dialectique, qui fait violemment irruption dans le processus de l'économie mondiale sans en abolir les lois les plus profondes. La révolution d'Octobre est « légitime » en tant que première étape de la révolution mondiale, qui s'étend nécessairement sur des dizaines d'années. L'intervalle entre la première et la seconde étape se révèle beaucoup plus long que nous ne l'avions supposé. Mais ce n'est qu'un intervalle, et il ne faut pas le transformer en une époque de construction autonome d'une société socialiste nationale.

Les deux conceptions de la révolution ont déterminé deux lignes directrices dans la solution des problèmes économiques. Les premiers succès économiques, rapides et inattendus pour Staline, lui avaient inspiré, en automne 1924, sa doctrine du socialisme dans un seul pays, qui ne fut que le couronnement des perspectives pratiques de l'économie nationale isolée. C'est alors que Boukharine énonça la fameuse formule sur la possibilité de construire le socialisme, « même au pas de tortue », en se protégeant contre l'économie mondiale par la barrière du monopole du commerce extérieur. C'était la formule du bloc des centristes (Staline) et des droitiers (Boukharine). En ce temps-là, Staline ne se lassait pas de démontrer que le rythme de notre industrialisation était « notre affaire intérieure », sans aucun rapport avec l'économie mondiale. Une pareille prétention nationale ne pouvait, d'ailleurs durer très longtemps : elle n'était en somme que le reflet de la première et courte étape de notre renaissance économique, qui devait inévitablement raviver notre dépendance à l'égard du marché mondial. Les premiers avertissements de celle dépendance internationale, auxquels nos socialistes nationaux ne s'attendaient point, provoquèrent une angoisse qui a dégénéré en panique dans la période suivante. Conquérir le plus rapidement possible l'« indépendance » économique au moyen des rythmes les plus rapides d'industrialisation et de collectivisation, voilà l'aboutissement de la politique économique du socialisme national dans ces deux dernières années. La lésinerie tut remplacée sur toute la ligne par l'aventurisme. Mais la base doctrinale reste toujours la même : c'est la conception socialiste nationale.

Comme il a été dit plus haut, les difficultés essentielles proviennent de la situation réelle, avant tout de l'isolement de l'U.R.S.S. Nous n'allons pas examiner ici dans quelle mesure cet état de choses dépend des erreurs personnelles du groupe dirigeant (la politique erronée en Allemagne en 1923, en Bulgarie et en Esthonie en 1924, en Angleterre et en Pologne en 1926, en Chine en 1925-1927, la fausse stratégie actuelle de la « troisième période », etc.). Mais les convulsions économiques les plus aiguës en U.R.S.S. viennent de ce fait que le groupe dirigeant actuel veut faire de nécessité vertu et essaye de déduire de l'isolement politique de l'État ouvrier tout un programme de société socialiste économiquement isolée. De là la tentative de la collectivisation socialiste intégrale d'exploitations paysannes pourvues de moyens de culture pré-capitalistes. C'est une aventure extrêmement dangereuse, qui menace de détruire les possibilités mêmes de collaboration entre les masses paysannes et le prolétariat.

Chose extraordinaire, au moment précis où cette menace commençait à se dessiner nettement, Boukharine, le théoricien du « pas de tortue », composa une ode pathétique en l'honneur du « galop échevelé » de l'industrialisation et de la collectivisation. Il faut pour-tant s'attendre à ce que cette ode soit bientôt proclamée hérésie horrible, car d'autres airs commencent déjà à se faire entendre. Sous le coup de la résistance opposée par la réalité économique, Staline se voit obligé de battre en retraite. L'offensive aventuriste d'hier, dictée par la panique, peut aisément se transformer aujourd'hui en un recul aussi panique. Cette alternance est inévitable, car elle est dans la nature même du socialisme national.

Le programme réaliste d'un État ouvrier isolé ne devrait se proposer ni de parvenir à l' « indépendance » par rapport à l'économie mondiale, ni encore moins de construire une société socialiste nationale « dans le plus bref délai. » Le but est de chercher, non les rythmes maxima abstraits, mais les rythmes les meilleurs, qui dérivent des conditions économiques intérieures et mondiales, affermissent les positions du prolétariat, préparent les éléments nationaux de la société socialiste internationale de l'avenir, et, en même temps et avant tout, améliorent systématiquement le niveau d'existence du prolétariat et consolident son union avec les masses non exploiteuses des campagnes. Cette perspective conserve entièrement sa valeur pour toute la période préparatoire, jusqu'au moment où la révolution triomphante dans les pays avancés libérera l'Union soviétique de son isolement actuel.

Les pensées ébauchées ci-dessus sont plus largement développées dans les autres œuvres de l'auteur, en particulier dans Critique du programme de l'Internationale communiste. Nous espérons publier prochainement une brochure consacrée à l'analyse de l'étape actuelle de l'évolution économique de l'U.R.S.S. Nous sommes obligés de renvoyer à ces ouvrages le lecteur qui chercherait à savoir d'une manière plus précise comment le problème de la révolution permanente se pose aujourd'hui. Mais nous espérons que ce que nous avons dit plus haut suffira à montrer toute l'importance de la lutte de principes qui prend à présent, aussi bien que durant ces dernières années, la forme d'une opposition entre deux théories : celle du socialisme dans un seul pays et celle de la révolution permanente. Le caractère d'actualité de ce problème explique pourquoi nous offrons au lecteur étranger un livre dont la plus grande partie est consacrée à l'exposition critique des pronostics et des discussions théoriques qui ont eu lieu chez les marxistes russes avant la révolution. On aurait pu bien entendu exposer d'une autre manière les problèmes qui nous intéressent. Mais ce n'est pas l'auteur qui a de son propre gré choisi et adopté cette forme de discussion. Elle lui a été imposée tant par ses adversaires que par le cours de l'évolution politique. Même les principes des mathématiques, qui sont les plus abstraites des sciences, s'apprennent plus facilement en connexion avec l'histoire de leur découverte. C'est encore plus vrai pour les principes plus concrets, déterminés par l'histoire, de la politique marxiste. Il nous semble que l'histoire de l'origine et de l'évolution des pronostics de la révolution formulés en Russie sous l'ancien régime permettra au lecteur de comprendre les grandes tâches révolutionnaires du prolétariat mondial d'une manière beaucoup plus directe et plus concrète qu'un exposé scolastique et pédant de ces mêmes idées politiques, détachées de l'atmosphère de lutte où elles ont pris naissance.

Le 29 mars 1930.

La composition de ce livre, complexe et imparfait en son architecture, est l'image même des circonstances dans lesquelles il est né : l'auteur s'efforçait d'imposer une conception déterminée de la dialectique propre au processus révolutionnaire ; au cours de cette tentative, il complétait son ouvrage. Quiconque ne s'intéresse qu'aux aspects dramatiques d'une révolution fera mieux de laisser ce livre de côté. Mais celui qui, dans la révolution, voit autre chose et plus qu'un spectacle grandiose, celui qui la considère comme une crise sociale objectivement déterminée, régie par ses lois internes, trouvera peut-être quelque profit à lire les pages que nous lui soumettons.

Au moment où je publie cet ouvrage en français, je me résigne par avance à être accusé de dogmatisme, de casuistique, de prédilection pour l'exégèse des vieux textes, et surtout, d'un certain manque de « clarté ». Hélas ! dans l'aversion que l'on éprouve pour la dialectique matérialiste, -aversion si habituelle dans les milieux « de gauche » français, y compris, bien entendu, les rangs socialistes, s'exprime seulement une certaine forme de pensée officielle, un esprit conservateur qui a de profondes racines dans l'histoire de la bourgeoisie française. Mais ne doutons pas que la dialectique du processus historique n'ait raison des habitudes idéologiques de cette bourgeoisie, comme elle l'emportera sur la bourgeoisie même. Et la langue française, si belle, si achevée en ses formes, dont le polissage dut bien quelque chose à un instrument aussi acéré que la guillotine, sera précipitée de nouveau, par l'effet de la dialectique historique, dans un profond creuset pour subir une refonte à haute température. Sans rien perdre de sa parfaite logique, elle acquerra une plus grande malléabilité. La révolution dialectique du langage exprimera seulement une nouvelle révolution dans le domaine des idées, laquelle n'est pas dissociable d'une révolution dans le domaine des choses.

Une partie considérable de ce livre est consacrée à la Russie, aux luttes idéologiques qui se sont livrées et se livrent parmi les révolutionnaires. Les événements ont donné à ces discussions une importance internationale. Ainsi, et ainsi seulement, se trouve justifiée la publication en français de cet ouvrage de théorie et de polémique.

Nous donnons en appendice quelques textes, dont deux concernent un roman écrit par un Français sur la Révolution chinoise, trois autres se rapportant à la Révolution espagnole qui se développe sous nos yeux. Quelles que soient les différences des pays et des époques envisagées, un seul et même thème - la révolution permanente - donne son unité à un livre dont les défauts criants apparaissent plus clairement à l'auteur qu'à toute autre personne.

Le lecteur qui resterait indécis devant tel ou tel chapitre de polémique ou bien devant une digression, surchargée de références aux textes, dans le passé historique du marxisme russe, et qui se demanderait, fort légitimement, à quoi cela peut servir, fera bien d'interrompre sa lecture et d'aller tout droit aux pages de conclusion qui traitent de la Chine et de l'Espagne. Peut-être, ensuite, certains chapitres qui, de prime abord, lui auraient semblé d'un « doctrinaire » et d'un « casuiste », lui paraîtront-ils moins détestables. C'est du moins ce que l'auteur voudrait espérer.

Léon Trotsky

Retour à l'auteur: Léon Trotsky Dernière mise à jour de cette page le dimanche 24 décembre 2006 13:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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