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Collection « Les auteur(e)s classiques »

LA GUERRE ET LA RÉVOLUTION. TOME II.
Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. (1922) [1974]
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Léon Trotsky, LA GUERRE ET LA RÉVOLUTION. TOME II. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Traduction du russe par André Oak. Paris: Les Éditions Tête de feuilles, 1974, 338 pp. Collection: Archives et documents. Une édition numérique réalisée par Claude Ovtcharenko, bénévole, journaliste à la retraite, France.



_______

Le deuxième tome suit étroitement le premier et souligne les grandes étapes et les épisodes secondaires de la chute, puis de la renaissance du Socialisme international sur les bases de la guerre et de la politique de guerre des classes dirigeantes. Nous nous sommes efforcés, dans le journal Naché Slovo, d’enregistrer la vie intérieure des Partis socialistes, du moins dans les pays les plus importants. La presse étrangère nous parvenait irrégulièrement, en particulier la presse allemande acheminée par contrebande ou par des voies semi-illégales. En ce qui concerne le Socialisme français, nous eûmes l’occasion non seulement de suivre de près sa vie intérieure, mais encore d’y participer. Sur ce point, la censure française faisait preuve d’une vigilance particulière. Heureusement, celle-ci s’exerçait inégalement suivant les hésitations des sphères parlementaires et ministérielles. Aussi la censure ne se distinguait-elle pas par sa perspicacité. Certains jours, des critiques anodines concernant Vandervelde, Renaudel et Longuet étaient sabrées sans pitié par le crayon bleu. Puis, brusquement, se produisait une éclaircie, et nous pouvions, sans représailles, imprimer des articles dans l’esprit de l’internationalisme révolutionnaire.


Parmi les Français

Peu après mon arrivée à Paris [1], je rencontrai Monatte, un des rédacteurs du journal syndicaliste La Vie ouvrière. Petit, maigrichon, énergique, ancien maître d’école, puis correcteur de profession, avec l’inévitable casquette à visière sur le côté, Monatte fit, dès le début, tomber la conversation sur les questions fondamentales du mouvement. Pas une seconde, il n’admit la réconciliation ave le militarisme et le pouvoir bourgeois. Mais où est la voie du salut ?… Par l’intermédiaire de Monatte, je fis la connaissance — qui devait devenir plus intime par la suite — du journaliste Rosmer [2] ; du secrétaire de la Fédération des Métaux, Merrheim, prudent, insinuant ; du journaliste Guilbeaux, plus tard condamné à mort par contumace ; du secrétaire de la Fédération du Tonneau, « le père Bourderon », de la militante pacifiste Louise Saumoneau ; de l’instituteur Loriot et de bien d’autres. Les anarcho-syndicalistes restés fidèles à leur drapeau, tentaient d’expliquer la faillite de l’Internationale par l’influence néfaste du Marxisme et du Parlementarisme. Mais le passage général des dirigeants syndicalistes de la C.G.T. dans le camp gouvernemental était une négation trop visible du point de vue anarchiste, d’autant plus que, dans les rangs du Parti socialiste, les voix de l’opposition se faisaient entendre de plus en plus. Loriot et Saumoneau étaient membres du Parti. Les anciennes limites idéologiques s’effaçaient. De nouvelles les remplaçaient.

Les préparatifs de la Conférence de Zimmerwald allaient bon train. À Paris, nous tentions de toutes nos forces d’obtenir une participation importante des éléments gauchistes du mouvement ouvrier français. Ce n’était pas facile. Les éléments jeunes et actifs étaient mobilisés. Les « pacifistes » de l’arrière se distinguaient par leur modération et leur prudence. Longuet faisait « joujou » avec l’opposition, se permettant parfois le luxe d’un geste oppositionnel, mais seulement dans les questions d’ordre secondaire et toujours dans le cadre de « la Défense de la Patrie ». Dès qu’il s’agissait du vote des crédits de guerre, Longuet votait pour, avec la bonne conscience parlementaire du valet de la bourgeoisie. Le député italien, Morgari, arriva à Paris, pendant l’été 1915, pour attirer les socialistes français et anglais à la Conférence de Zimmerwald. Morgari était un « intégraliste » italien, c’est-à-dire le représentant d’un point de vue mondial plutôt idéaliste et tout à fait éclectique. Dès le début de la guerre, il occupa une position d’internationaliste, d’abord passivement, puis de façon décidée. Il participa à notre rencontre avec des députés de gauche et des partisans du gauchisme. Tant que les propos se bornèrent à des généralités sur la nécessité de rétablir les relations internationales, l’affaire ne marcha pas trop mal. Mais quand Morgari, en toute innocence, aborda la question pratique, c’est-à-dire la nécessité de se procurer de faux-passeports pour le voyage des « conspirateurs » en Suisse — il amplifiait quelque peu le côté « carbonaro » de l’affaire — les visages de Messieurs les députés s’allongèrent et l’un d’eux — je ne me souviens plus qui — se hâta d’appeler le garçon et de régler les consommations de notre petite conférence internationale. Ainsi se termina l’affaire… Monatte et Rosmer étaient mobilisés. Nous nus rendîmes à Zimmerwald en compagnie de Merrheim et de Bourderon, pacifistes très modérés en ce temps-là. Ils avaient comme slogan : rétablir l’Internationale, telle qu’elle était jusqu’au début de la guerre. Ils partirent pour la Suisse non sans de grandes hésitations.


Karl Liebknecht. — Hugo Haase

Liebknecht ne fut pas présent à Zimmerwald — il était prisonnier de l’armée des Hohenzollern, avant de se retrouver prisonnier d’Etat — mais son nom fut entendu plus d’une fois à la Conférence. Il avait une telle résonance dans cette lutte qui déchirait le Socialisme européen, comme plus tard le Socialisme américain ! Liebknecht était notre appui principal : une preuve, un exemple vivants dans la campagne contre le social-patriotisme des pays de l’Entente. Les sociaux-patriotes français et russes citaient avec effronterie les discours de Liebknecht pour en tirer les preuves de crimes du militarisme germanique et de la pureté des droits de l’Entente. Ils ne faisaient que faire écho à la presse capitaliste.

Je connaissais Karl Liebknecht depuis de nombreuses années, bien que le rencontrant plutôt rarement. Expansif, s’enflammant légèrement, il tranchait nettement sur la faune insignifiante et terne des bureaucrates du Parti. Il se distinguait déjà par son physique. Ses lèvres pleines et ses cheveux noirs frisés le faisaient ressembler à un « indigène » bien qu’il fut un pur Allemand. Liebknecht fut toujours à demi-étranger dans la maison de la Social-démocratie toujours prête aux compromis. Il ne se livrait pas à des analyses personnelles sur le développement historique, il ne s’occupait pas des prévisions théoriques du lendemain, mais son instinct sincère et profondément révolutionnaire le mettait toujours — en dépit des hésitations — sur le droit chemin. Bebel connaissait Liebknecht depuis l’enfance et le traitait comme un adolescent, tout comme Wilhelm Liebknecht [le père de Karl] avait traité Bebel. Celui-ci supportait, non sans une ironie sympathique, les protestations indignées de Liebknecht contre la politique opportuniste du Parti : il pinçait les coins de sa fine bouche, mais ne cédait pas à Karl. Et la parole de Bebel, presque jusqu’à sa mort, avant une importance décisive dans le Parti.

Liebknecht était un révolutionnaire authentique et un internationaliste convaincu. Il consacrait une partie importante de son temps et de ses forces à des activités étrangères à la Social-démocratie allemande. Il entretenait des relations étroites avec des révolutionnaires russes et polonais. Il était lié d’amitié avec certains. Il aidait les autres. Quelque temps après la mort de sa première femme, il épousa une Russe. Les événements de la Révolution russe le frappèrent de façon extraordinaire. Il ressentait comme nous la victoire de la contre-révolution. Il dépensait une bonne partie de son énergie dans une propagande antimilitariste auprès des jeunes. Les hautes instances du Parti regardaient d’un œil peu favorable cette activité incessante. La Justice s’occupa de Liebknecht. Ce dernier acquit, par ses contacts avec les juges, l’instinct combattif nécessaire, et en outre la possibilité d’observer à fond et de juger le fonctionnaire moyen du Parti. Celui-ci en voulait au dément qui troublait une existence si calme. Liebknecht bouillait et s’indignait, non pour lui-même, mais pour le Parti.

C’est ainsi que la guerre le surpris. Sans aucun doute, elle le dépassa, du moins au début. Durant plusieurs semaines, il chercha son chemin, puis le trouva et n’en démordit plus. Il tomba comme combattant de la guerre civile — entre une barricade et une autre — ayant donné à la Révolution tout ce qu’il pouvait lui donner. Toute sa personnalité incomparable eut le temps de se développer au maximum pendant la guerre. Sa lutte contre la soldatesque toute-puissante et misérable des Hohenzollern, contre les bas laquais remplis de lâcheté et d’auto-satisfaction, les bureaucrates du parti qui déchaînèrent leur clique contre lui, restera le symbole d’un héroïsme de haute portée morale. Le nom de Karl Liebknecht éveillera inévitablement des échos dans les siècles à venir.

Hugo Haase fut absent à Zimmerwald, en dépit des rumeurs annonçant son arrivée. La Conférence n’y perdit guère, car il est à peu près impossible que Haase ait pu lui donner plus que ne le fit Ledebour.

Il nous faut maintenant parler un peu de Haase. A la tête de l’opposition modérée social-démocrate, Haase devint, pendant la guerre, le « guide », celui que Bebel désigna presque officiellement comme son successeur. Haase était avocat de Koenigsberg, un provincial, sans grande largeur de vues, sans grand tempérament politique, mais honnêtement dévoué au Parti. En tant qu’orateur, il était sec, pas du tout original, avec un fort accent de Koenigsberg. IL n’était en rien écrivain. Au début du siècle, il se voua à l’étude de la philosophie kantienne, mais celle-ci n’imprima en lui aucune trace profonde. A l’instar de Liebknecht, Haase était très lié avec des révolutionnaires russes : de nombreuses voies illégales passaient par Koenigsberg, qui permettaient de transiter en Russie des émigrés et de la littérature clandestine. Quand, en 1903, la police allemande entreprit une action énergique contre la contrebande révolutionnaire, Haase se montra le plus acharné défenseur des révolutionnaires russes.

Bebel avant un fort penchant pour Haase. L’idéalisme de ce dernier enchantait le vieillard. Haase était dépourvu de tout idéalisme élevé révolutionnaire, mais il avait le sien, plus étroit et plus « terre-à-terre ». Par exemple, pour mieux se consacrer aux tâches du Parti, il renonça à son cabinet d’avocat à Koenigsberg — trait qui ne se rencontre pas fréquemment parmi les hauts bureaucrates social-démocrates. Bebel, à la grande perplexité des révolutionnaires russes, recommanda de façon insistante Haase au poste de second président du Comité Central du Parti. Affable et attentionné dans ses relations personnelles, Haase resta jusqu’au bout, en politique, ce qu’il était de nature : un honorable démocrate de province, sans largeur de vues, sans tempérament révolutionnaire. Dans les circonstances critiques, il se gardait bien des décisions tranchées, recourant aux demi-mesures et à l’attentisme. Rien d’étonnant que les Indépendants le choisirent comme un de leurs chefs. Il conserva ce poste jusqu’à sa mort.


Après Zimmerwald

La Conférence de Zimmerwald donna une forte impulsion au développement du mouvement contre la guerre et, sans aucun doute, contribua à la formation des groupements révolutionnaires. Le lien entre Naché Slovo et le centre gauche de Martov se rompit. En Allemagne, les Spartakistes déroulèrent plus largement leur drapeau. Un Comité se créa, en France, pour « le rétablissement des relations internationales entre les prolétariats ». Mais les éléments du centre y étaient influents Les masses laborieuses étaient de plus en plus mécontentes du Parti socialiste et de la Confédération du travail. Au sein même de la fraction parlementaire naquit une gauche, à vrai dire peu nombreuse et sans position bien définie. De ses rangs, trois députés se distinguèrent en prenant part à la Conférence de Kienthal.

Simultanément, Zimmerwald donna une impulsion à la réaction bourgeoise. La presse française tira à boulets rouges sur les idées, les slogans et les participants de la Conférence. Chaque feuille avait son renégat « maison », considéré comme un oracle en matière de socialisme, simplement parce qu’il avait trahi ce dernier.

Dans la colonie russe de Paris, la lutte prit un tour très vif. La fraction ouvrière de cette colonie se groupa plus étroitement autour de Naché Slovo, le portant à bout de bras à travers les difficultés de toutes sortes et les embarras financiers. La bourgeoisie et la fraction renégate de la colonie assaillaient l’Ambassade. Entre Isvolsky et plusieurs ex-partisans de la gauche se tissaient de nombreux liens. Le correspondant du journal Rousskie Viédomosti, Biéloroussov (ex-membre des Partisans de la liberté du peuple), se refusa à distribuer aux artistes nécessiteux les fonds collectés pour eux, sous le prétexte qu’ils étaient des « défaitistes ». En outre, ils comptaient parmi eux de nombreux allogènes. L’ex-« extrême gauche », l’ex-bolchevik Alexinsky déploya une telle énergie en ses calomnies, que le peu scrupuleux Prisiv (d’Avkxentiev) fut obligé de le tenir à l’écart. Un comble ! Le correspondant de Riétch (de Milioukov) fut soupçonné de germanophilie, bien qu’il « dévorât » du Guillaume et du Chancelier à chaque correspondance ! L’Ambassade russe traduisait avec les commentaires appropriés au ministère français de la Guerre. De là on téléphonait à Monsieur Chasles, qui avait séjourné en Russie quelques années comme précepteur de français : il accomplissait son devoir patriotique en qualité de censeur militaire. Monsieur Chasles me convoquait alors, avaient lue des séances du plus haut comique, dignes de passer à la postérité !

Je me souviens comment Monsieur Chasles biffa avec épouvante notre article nécrologique sur le comte Witte, article, à vrai dire, peu élogieux pour le défunt. Je tentais de réduire notre censeur à la confusion la plus extrême en lui rappelant que ses ancêtres révolutionnaires ne craignaient pas d’insulter les courtisans exécutés, et qu’ils décapitèrent, par-dessus le marché, un roi bien vivant. Monsieur Chasles se troubla jusqu’aux larmes et m’expliqua que son opinion était presque semblable à la mienne, mais que là-bas (ici, un geste vague désignant probablement l’Ambassade russe), « ils » n’étaient pas contents et que nus devions nous en tenir à la position de la France, soucieuse de ne pas irriter son Alliée…

Par le canal des parlementaires et des journalistes, le pouvoir nous avertissait et nous menaçait. Hervé exigeait notre expulsion. Au moment de la deuxième Conférence zimmerwaldienne (à Kienthal), pas question de délivrer des passeports aux membres de la rédaction de Naché Slovo. Il en fut de même pour les adhérents du groupement de La Vie ouvrière. Seuls, trois députés — Raffin-Dugens, Blanc et Brizon — réussirent à gagner Kienthal, où ils signèrent des documents beaucoup plus éloquents par eux-mêmes que toutes les paroles qu’il aurait été désirable d’adresser à ces mêmes députés.


L’expulsion

En fin de compte, la patience du gouvernement français s’épuisa et, en août 116, la Préfecture me fit communiquer un ordre d’expulsion vers un pays de mon choix. J’avais déjà été averti que l’Angleterre et l’Italie déclinaient l’honneur de m’offrir l’hospitalité. Il ne me restait plus qu’à retourner en Suisse. Mais — hélas ! — la Mission suisse refusa abruptement à mes amis de suisse et en reçus une réponse rassurante : l’affaire se réglait dans le bon sens. Mais la Mission suisse refusa, à nouveau, d’apposer son visa. Comme cela s’expliqua plus tard, l’Ambassade russe, appuyée par les gouvernements anglais et français, exerçait la pression indispensable sur les autorités suisses, et ma demande fut repoussée. Je ne pouvais me rendre en Hollande et en Scandinavie qu’en traversant l’Angleterre ; mais le gouvernement britannique me refusa catégoriquement le droit de passage. Comme il est bien connu, la police anglaise « si éprise de liberté » était la plus enragée. Il ne me restait plus que l’Espagne. Mais je me refusais à transiter volontairement par la péninsule « pyrénéenne ». Mes démêlés avec la police parisienne durèrent près de six semaines. On me filait dans la rue, on surveillait mon appartement et dans la salle de rédaction, on ne me quittait pas de l’œil. Enfin, les autorités se résolurent à des mesures énergiques. Le Préfet de Police, Laurent, me convoqua et m’expliqua que, devant mon refus de partir volontairement, on m’adjoindrait la compagnie de deux inspecteurs « en civil ». Il ne me restait plus qu’à lui rétorquer que, sur la territoire de « l’Allié tzariste », j’avais l’habitude d’être escorté par des gendarmes en grand uniforme de parade… Pour finir, on m’expédia en Espagne et on me débarqua près de Saint-Sébastien. [3]

Dans toute cette histoire, le rôle principal fut joué par le chef de la police judiciaire, l’effronté et grossier Bidet. Il était l’organisateur de la filature et de l’expulsion. Je rappelai son rôle dans une lettre expédiée de Cadix et qui figure dans ce recueil. Le destin me procura une douce consolation aux dépens de ce dernier. Il y a quelques mois, j’appris que Bidet, le terrible, l’olympien Bidet se trouvait dans une des prisons de… l’Union Soviétique. [4] Je n’en croyais pas mes oreilles. La France avait envoyé Bidet comme membre d’une mission militaire pour espionner et aussi, il faut le supposer, pour fomenter des complots contre la République des Soviets. Et il eut la malchance de se faire pincer ! Ajoutons que Malvy, celui qui signa mon décret d’expulsion pour propagande « pacifiste » en tant que ministre de l’Intérieur, fut accusé pour le même motif par Clémenceau et chassé des hauts postes du gouvernement. On ne peut exiger une plus grande consolation de la part de Némésis !… Quand, avec une joie maligne, je dois le reconnaître, je fis remarquer à Bidet — qu’on m’avait amené aux fins d’identifier le personnage — le bon tour que lui jouaient les circonstances, il ouvrit philosophiquement les bras, en disant avec le stoïcisme du policier : « C’est la marche des événements… » Puis il exprima l’espoir que sa conduite incorrecte, à Paris (il le reconnaissait), n’influerait pas sur son sort à Moscou. Il rentra en France, à l’occasion d’un échange de prisonniers.


À travers l’Espagne

Je fus retenu quelques jours à Madrid, en prison, après quoi on m’envoya à Cadix sous escorte policière. Comme les autorités espagnoles ne se faisaient pas de moi une idée bien claire, elles résolurent de m’envoyer à Cuba par le premier bateau en partance. Ce ne fut que grâce à mes énergiques protestations, l’intervention de quelques amis, mes télégrammes aux rédactions des journaux d’opposition et l’interpellation d’un député républicain aux Cortès, que j’évitai une telle procédure qui, je vous prie de le croire, ne correspondait nullement au programme que je m’étais assigné dans la vie. La tentative de gagner la Suisse via l’Italie n’aboutit pas. Je reçus enfin l’autorisation, grâce aux efforts de socialistes italiens et suisses, mais elle me parvint alors que ma famille et moi étions embarqués à Barcelone à bord d’un navire espagnol, le 25 décembre 1916, à destination de New York. Le retard était, évidemment, combiné.

Le voyage dura 17 jours. La mer était extrêmement agitée comme toujours en cette mauvaise saison, et le petit bateau espagnol fit tout ce qu’il pouvait pour nous remettre en mémoire la fragilité de l’existence humaine. Les passagers étaient bigarrés au plus haut point et, dans leur bigarrure, instructifs. Il n’y avait pas qu’un peu de déserteurs de différentes nationalités, et particulièrement de rangs élevés. Un artiste français, sous la protection de son vieux père, emmenait ses tableaux, son talent, sa famille et sa fortune loin de la ligne de feu. Un boxeur anglo-français, se piquant de belles-lettres, cousin d’Oscar Wilde, reconnaissait ouvertement qu’il préférait démolir les mâchoires yankees que de se faire fracasser les côtes par quelque allemand. Un champion de billard s’indignait de ce que sa classe était appelée — et grâce à qui ? A cette guerre insensée ! Non !… et il exprimait ses sympathies… pas très désintéressées… aux idées de Zimmerwald…

Tous les autres étaient de la même espèce : déserteurs, aventuriers, spéculateurs, refoulés d’Europe, « éléments indésirables », — car à qui d’autre viendrait en tête de traverser l’Atlantique, en cette saison, à bord d’un vapeur espagnol ?…


À New York

Vers la mi-janvier, le bateau déchargea sa précieuse cargaison sur les rives de la peu hospitalière République nord-américaine. La volonté de M. Bidet me faisait faire la connaissance de New York, la ville de l’automatisme capitaliste, où l’on se rend compte, rien que dans la rue, de l’importance de la théorie cubiste et de la moralité de la philosophie du dollar.

Le gouvernement préparait visiblement l’opinion publique à l’idée de l’intervention militaire. Les pacifistes petit-bourgeois jouaient un rôle actif dans cette préparation. Le Socialisme américain était extraordinairement retardé dans son développement idéologique par rapport au Socialisme européen. Cependant le ton hautain que prenait la presse américaine, encore neutre, en parlant de l’Europe « insensée », se retrouvait dans les jugements portés par les socialistes américains sur leurs homologues Européens. Des gens comme Hillquit n’étaient pas loin de vouloir jouer le rôle du bon oncle socialiste américain qui arrive au bon moment en Europe, pour réconcilier les partis de la IIe Internationale en lutte les uns contre les autres.

La vie américaine, avec son imperméabilité à toute idéologie — il suffisait de parcourir les journaux ! —, vous cause une impression d’accablement. Les émigrés socialistes, ayant joué un certain rôle en Europe, ne tardaient pas à perdre leurs connaissances théoriques et se lançaient dans le tourbillon de la lutte quotidienne pour l’existence. Il y a aux U.S.A. bon nombre d’émigrés ayant réussi, ou ne réussissant qu’à moitié : des dentistes, des médecins, des avocats, des ingénieurs, etc., qui partagent leurs précieux loisirs entre les concerts offerts par les célébrités européennes et le parti socialiste américain. Comme chacune de ces personnes possède une voiture, on les choisit pour peupler les comités dirigeants, les commissions et les délégations du Parti. Ce public mesquin, grossier et plein de morgue, dont le programme véritable est inscrit sur les bank-notes, imprime sa marque sur le Socialisme américain. Hillquit : c’est le guide idéal du Socialisme des dentistes ayant réussi !

Seul de toute cette génération, Eugène Debs, grand vieillard aux yeux brûlants, a gardé la foi en la Révolution sociale et transmet cette foi aux travailleurs en de gigantesques meetings. Mais c’est un lyrique, un romantique, un prédicateur, pas du tout un organisateur, un politique, un chef. De fait, le dirigeant du Parti reste Hillquit, dont le savoir-faire consiste à flatter les préjugés les plus médiocres. Il évite ainsi toute difficulté et conserve Debs sur son flan gauche, ce qui n’empêche pas son amitié en affaires avec la clique de Gompers.


« Novy Mir »

J’entrai dans la rédaction du journal des travailleurs russes, le quotidien, Novy Mir, où collaboraient déjà Volodarsky, Boukharine, Tchoudnovsky, Melnitchansky, Zorine et bien d’autres camarades. Notre journal était de fait le centre de la propagande révolutionnaire et internationale de tout le Parti socialiste.

Dans toutes les fédérations nationales, sans aucune exception, se trouvaient des travailleurs connaissant le russe ; d’autre part, de nombreux membres de la Fédération russe parlaient anglais. Ainsi, les idées lancées par le journal pénétraient profondément dans les cercles du prolétariat américain. Le programme de Novy Mir rencontrait une particulière approbation de la part de la Fédération allemande dont la fraction active se groupait sous le drapeau de Liebknecht. Les mandarins du parti des dentistes et des médecins s’émurent. On noua des intrigues contre ces immigrés fraîchement débarqués qui ignorent la psychologie américaine et veulent asservir le travailleur américain à leurs méthodes utopique… En sus, de respectables aborigènes ajoutaient imprudemment que les méthodes de Novy Mir ne valaient rien, même en Europe avec sa Social-démocratie expérimentée et sagace.

La lutte prit un caractère inouï de violence. Les mandarins « expérimentés et émérites » furent expulsés de la Fédération russe. Dans la fédération allemande, le vieux Schlütter, homologue de Hillquit, rédacteur en chef de Volkszeitung cédait de plus en plus de son influence au jeune rédacteur Lore, qui était de connivence avec nous. Les Lettons tenaient pour nous. La Fédération finlandaise se rapprochait de nous en hésitant. Nous pénétrions avec sans cesse plus de succès dans la puissante Fédération juive avec son building de quatorze étages d’où sortaient chaque jour deux cent mille exemplaires de Vorwaerts, exprimant un socialisme sentimental et petit-bourgeois, toujours prêt à trahir. Parmi les travailleurs purement américains, « les Américains américains », comme on les appelait pour les différencier des Américains allemands, russes, juifs, etc., les relations et l’influence du Parti socialiste, en général, et de notre aile révolutionnaire en particulier, étaient très peu importantes. Le journal anglais du parti, The Call, était rédigé dans un esprit de neutralité pacifiste sans fond sérieux. La question de pénétrer dans les Trade-Unions se posait pour les marxistes comme un problème à peine ébauché. Nous décidâmes de fonder un quotidien marxiste de combat. Le rédacteur en fut un certain Frein. Les préparatifs allaient bon train, mais ils furent interrompus par la révolution en Russie.


Échos de la révolution

Les premières nouvelles de la Révolution arrivèrent, après un silence mystérieux de deux ou trois jours. Elles étaient tristes et chaotiques. Le New York ouvrier si peuple fut saisi d’une agitation triomphale. On voulait espérer et, en même temps, on craignait. Les nouvelles étaient chiches. La rédaction était assaillie par des journalistes, des interviewers, des chroniqueurs, des reporters, accourus de partout. En un rien de temps, notre journal devint le pôle d’attraction de toute la presse new-yorkaise. Les rédactions et les organisations socialistes nous téléphonaient sans arrêt.

— Un télégramme vient d’arriver annonçant la constitution d’un ministère Goutchkov-Milioukov. Que cela signifie-t-il ?

— Que demain, il y aura un ministère Milioukov-Kérensky.

— Ah, bon… et après ?

— Bah !…

Des meetings, encore jamais vus quant à leur ampleur et à leur enthousiasme, se déroulaient dans tous les quartiers de New York. La nouvelle, suivant laquelle le drapeau rouge flottait au-dessus du Palais d’Hiver, déchaîna une tempête d’applaudissements. Non seulement, les émigrés russes, mais aussi leurs enfants qui, bien souvent, ignoraient presque totalement la russe, se rendaient à ces meetings pour y respirer l’atmosphère triomphale de la Révolution.

Dès les premiers jours, il se confirma que si les événements de la Révolution consolidaient les rangs des émigrés, ils élargissaient par contre les fissures existant chez les socialistes américains. Les « bonzes » du Parti prirent, cela va de soi, une position purement démocratique. Le rédacteur de Vorwaerts exprima l’opinion que le peuple russe n’était pas mûr pour le République et qu’il était prêt à saluer le drapeau de la Monarchie constitutionnelle. Les articles de Novy Mir sur la conquête du pouvoir par le prolétariat semblaient à ces gens-là du pur délire. Ils se sentaient d’autant plus solides qu’ils faisaient appel à l’autorité de Plékhanov. Mais la masse des travailleurs leur tourna le dos.


Le retour

La question du retour en Russie se posait. Les vieux émigrés, cela se comprend, ne voulaient pas quitter leurs places et leurs vieilles habitudes. Mais la jeunesse, c’est-à-dire l’aile révolutionnaire du Parti, voulait vider les lieux à l’instant même. Comment voyager ? Quelle route emprunter ? Aurait-on la permission ? Deux tendances se firent jour : les uns voulaient traverser le Pacifique et gagner le Japon ; les autres, l’Atlantique et joindre les Pays Scandinaves. J’appartiens aux partisans de la deuxième tendance.

À l’Ambassade, on pouvait observer l’assombrissement des esprits. Ce fut seulement quelques jours après l’arrivée du premier télégramme annonçant la Révolution, que l’on décida, enfin, à décrocher des murs le portrait de Nicolas II et à effacer le mot « impérial » des tampons et des sceaux. Après beaucoup de démarches, nous reçûmes les papiers indispensables au voyage et à l’entrée dans la Russie de Miliouko-Goutchkovienne et, au mois de mars, nous prîmes place à bord d’un vapeur norvégien qui nous promettait une traversée de deux semaines jusqu’à Oslo. Je fus arrêté à Halifax en compagnie de cinq de mes camarades et conduit à Amherst (Canada), dans un camp de prisonniers de guerre. Ce fut seulement un mois après que nous reçûmes l’autorisation de continuer notre voyage. Je menaçai l’officier de gendarmerie, Macken, qui avait procédé à notre arrestation, de poser devant l’Assemblée constituante, au ministre des Affaires étrangères Milioukov, la question suivante : de quel droit la police anglo-canadienne malmène-t-elle des citoyens russes ?

— J’espère, me répondit ce gendarme si plein d’esprit d’à-propos, que vous ne serez jamais membre de l’Assemblée constituante.

*
*     *

En conclusion, il n’est pas superflu de donner quelques éclaircissements quant à la terminologie. Tout le livre parlera de sociaux-démocrates et non de communistes, car, en ce temps-là, nous nous appelions encore sociaux-démocrates — une appellation théoriquement fausse, ne convenant pas de façon définitive à cette époque d’impérialisme, mais tout à fait compréhensible historiquement. Dans tous les pays, la conscience de la masse laborieuse s’est éveillée sous des slogans démocratiques. Marx, Engels et Lassalle prirent part à la Révolution de 1848 en qualité de membres de l’aile extrême-gauche de la démocratie. Le mouvement chartiste en Angleterre suivait l’étendard démocratique. Marchant sur le flanc gauche, les socialistes soulignent de plus en plus décisivement et de façon déterminée, qu’ils ne sont pas des démocrates, mais des socialistes. De là vient l’origine de leur désignation : socialistes-démocrates ou sociaux-démocrates. Ainsi s’est forgé le Parti ouvrier indépendant. L’idéologie traditionnelle démocratique s’est conservée, — non pas dans le sens que la démocratie est considérée comme une forme de gouvernement progressif par rapport à l’absolutisme féodal (c’est indiscutable), mais dans celui du fétichisme plus ou moins accentué et traditionnel de la démocratie.

Pendant la guerre, l’Europe Orientale et l’Europe centrale se trouvaient sous le pouvoir de trois puissantes monarchies : celle des Hohenzollern, celle des Habsbourg et celle des Romanov. Il est clair que les slogans démocratiques occupaient une grande place dans notre propagande révolutionnaire. Il est naturel d’employer une terminologie démocratique alors que les problèmes de guerre, de paix, de formation socialiste, de relations internationales se rangeaient pour nous dans le cadre d’un pouvoir démocratique. Il suffit de se rappeler, que pendant la révolution de Mars 1917, nous fîmes notre propagande sous le slogan de l’Assemblée constituante.

Quelle stupidité que ces affirmations suivant lesquelles, à partir de Mars 1917 ou, mieux encore, dès Janvier 1917, les relations des marxistes et de la démocratie subirent un changement de principe fondamental. Dans leurs mauvaises consciences, des théoriciens renégats comme Kautsky en arrivent à cette conclusion. De larges cercles d’opportunistes pensent réellement que nous nous sommes « déparés » de la partie la plus importante du vieux programme, car, dans l’époque pré-soviétique, notre comportement dialectique envers la démocratie leur est resté parfaitement étranger.

Sous cet angle, il faut nous reporter aux articles de notre recueil où les questions social-révolutionnaires sont traitées avec des formules démocratiques. Examinons, en particulier, l’article « Programme de paix », qui donna naissance à toute une série d’articles imprimés alors dans Naché Slovo. Pour autant que nous passâmes de la politique courante à la théorie, nous autres marxistes n’avons jamais laissé planer de doute quant à la signification de la démocratie dans la mécanique sociale de la lutte des classes. L’article intitulé « Les Babylone de la pensée patriotique », écrit en 1916, contient les phrases suivantes : « Placer la politique socialiste sous le contrôle de l’impératif moral de Kant, c’est soumettre la lutte des classes aux normes de la politique démocratique, c’est capituler devant la société de classes. » Cette formule de principe, indiscutable envers la démocratie que notre Parti a renversée, théoriquement et pratiquement, pendant la Révolution d’Octobre.

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Ces deux tomes ne contiennent pas tout ce que nous avons écrit sur les questions posées par le Socialisme pendant la Grande Guerre. Nous avons écarté ce qui ne présentait plus d’intérêt, ayant perdu leur signification provoquée par des événements éphémères, ou ce qui comportait des appréciations défectueuses, corrigées depuis longtemps par le cours des événements. Comme il a déjà été dit dans l’avant-propos du Premier Tome, nous avons rassemblé un matériel susceptible de servir à la jeune génération qi exige des documents vivants du passé. Nous avons reproduit maints articles de caractère épisodique. Si nous ne les avons pas écartés, ce n’est pas à cause de leur intérêt particulier, mais du fait qu’à notre avis, ils sont à la portée des jeunes lecteurs : les épisodes de notre lutte aident mieux, et de façon concrète, à se débrouiller dans la masse des particularités de notre histoire récente, que ne le ferait une série d’informations ne s’appuyant ni sur une expérience politique personnelle, ni sur la connaissance des faits de l’expérience d’autrui.

l. trotsky

22 mai 1922



[1] Mon arrivée à Paris : en novembre 1914.

[2] Rosmer : actuellement membre actif de l’Internationale communiste.

[3] Après mon expulsion de France, Antonov-Ovseenko continua, avec une énergie indomptable, de publier le journal, qui sortait sous le nom de Natchalo. Dès le premier jour de la Révolution russe, la censure redoubla de rigueur. Les coupures augmentèrent brutalement. Le journal prolongea sa parution jusqu’en mars 1917 : à l’annonce de la Révolution républicaine en Russie, la République française interdit le journal.

[4] Bidet : passage rédigé en 1919.


Retour à l'auteur: Léon Trotsky Dernière mise à jour de cette page le jeudi 22 mars 2012 9:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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