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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Gabriel Tarde, Écrits de psychologie sociale (1973).
Introduction A.


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gabriel Tarde, Écrits de psychologie sociale. Textes choisis et présentés par A. M. Rocheblave-Spenle et J. Milet. Toulouse Privat, Éditeur, 1973, 202 pages. Une édition numérique réalisée conjointement par Réjeanne Toussaint, [Chomedey, Ville Laval, Québec] et Marcelle Bergeron, [professeure à la retraite, Chicoutimi], bénévoles.


Introduction

1. Gabriel tarde (1843-1904) 

Par Jean MILET. 

 

A. Tableau chronologique

B. La vie, l'oeuvre 

1. Une vie consacrée à l'observation du comportement social

2. Une doctrine sociologique, riche et variée

3. Application des principes sociologiques à l'étude des faits sociaux

4. Des éléments de réflexion 

 

A. Tableau chronologique

 

1843

mars : naissance de Gabriel Tarde, à Sarlat (Dordogne). Son père est juge d'instruction à Sarlat.

 

1848

 

Karl Marx, Le manifeste communiste.

1850

Le père de Gabriel Tarde meurt. L'enfant, unique, sera élevé par sa mère.

 

1852

 

Auguste Comte, Catéchisme positiviste.

1853

 

Gobineau, Essai sur l'inégalité des races.

1854

Élève au Collège des Jésuites de Sarlat. Passe ses vacances au manoir familial de La Roque Gageac, sur les bords de la Dordogne, à 10 km de Sarlat.

 

1855

 

Le Play, Les ouvriers européens.

 1859

 

 Darwin, L'origine des espèces.

1860

Baccalauréat ès lettres, avec mention très bien ; puis baccalauréat ès sciences.

 

1861

Prépare l'entrée à l'École polytechnique.

Cournot, Traité de l'enchaînement.

1862

Première crise d'ophtalmie. Abandon des études mathématiques pour le Droit.

Commence la rédaction de son Journal intime.

Charcot est nommé médecin à l'hospice de la Salpêtrière.

Spencer, Les premiers principes.

1863

Arrête tout travail, en raison de son ophtalmie.

Médite sur Maine de Biran et sur Cournot.

Renan, La vie de Jésus.

1864

 

La première Internationale.

Fustel de Coulanges, La Cité antique.

1865

Peut reprendre ses études de Droit.

Vient s'installer, avec sa mère, à Paris.

Claude Bernard, Introduction à la médecine expérimentale[1]

1867

Retour à Sarlat. Gabriel Tarde devient secrétaire du juge de Sarlat.

 

1869

Nommé juge, suppléant, au Parquet de Sarlat.

Renouvier, La Science de la morale.

1870

Premiers écrits : La Différence universelle, et Contes et poèmes.

 

1873

Nommé substitut du Procureur de la République, à Ruffec (Charente).

Wundt, Éléments de psychologie pathologique.

1874

Rédige le texte sur les Possibles, et une étude sur La répétition et l'évolution des phénomènes.

Boutroux, De la Contingence des lois de la nature.

1875

Rédige une étude, Maine de Biran et l'Évolutionnisme en psychologie.

 

1876

Gabriel Tarde revient à Sarlat, comme Juge d'instruction.

 

1877

Mariage avec Mlle Bardy-Delisle. Voyage de noces en Italie.

 

1878

Première collaboration à la Revue philosophique de Th. Ribot.

 

1879

Publication des Contes et poèmes (retirés ensuite du commerce, un an plus tard).

 

 1881

 Article dans la Revue philosophique sur « La psychologie économique ».

Plaquette sur « La Roque Gageac au XVe, siècle ».

Ribot, Les maladies de la mémoire.

1882

Premières correspondances avec Lombroso et l'École italienne de criminologie.

Freud entreprend ses études sur la psychiatrie.

1884

Première rédaction du Fragment d'Histoire future. [2]

 

1885

 

J.-M. Guyau, Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction.

1886

La criminalité comparée, publié chez Alcan. [3]

 

1887

Première collaboration aux Archives d'Anthropologie criminelle, du Dr Lacassagne.

Introduction aux Chroniques de Jean Tarde, astronome du XVIe siècle, arrière grand-oncle de Gabriel Tarde.

 

1888

Premières correspondances avec les psychologues russes, Novikof et Baganof.

 

1889

 

Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience[4]

1890

Les Lois de l'imitation, Alcan. La philosophie pénale, [5] Stork, à Lyon.

William James, Principes de psychologie.

1892

Élu président du Troisième congrès international d'Anthropologie criminelle, à Bruxelles.

Études pénales et sociales, Stork, à Lyon.

 

1893

La logique sociale, Alcan.

Les transformations du Droit, [6] Alcan.

 

1894

Tarde quitte Sarlat pour Paris. Nommé Directeur de la statistique judiciaire au Ministère de la Justice.

Rencontre Brunetière, Espinas, Lévy-Bruhl, Durkheim.

Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique[7]

1895

Essais et mélanges sociologiques, Stork, à Lyon.

G.-H. Wells, La machine à explorer le temps.

1896

Premières rencontres avec Bergson.

Bergson. Matière et mémoire[8]

Renouvier, Philosophie ana-lytique de l'histoire.

1897

Conférences au Collège libre des Sciences sociales.

L'Opposition universelle [9], Alcan.

Durkheim fonde l'Année sociologique.

1898

Études et psychologie sociale, Giard et Brière.

Les Lois sociales [10], Alcan.

Pierre et Marie Curie découvrent le radium.

1899

Voyage en Russie et en Suède.

Les Transformations du pouvoir, Alcan.

Développement de l'Affaire Dreyfus.

1900

Nomination au Collège de France. Élection à l'Académie des Sciences morales et politiques.

Théorie quantique, par Planck.

S. Freud, L'explication des rêves.

1901

L'Opinion et la foule [11], Alcan.

Nomination de Bergson au Collège de France.

1902

La Psychologie économique, 2 vol., Alcan. Tome I. Tome II.

Lévy-Bruhl, La morale et la science des moeurs [12].

1903

Troubles de santé.

 

1904

12 Mai, mort de Gabriel Tarde.

 

 

B. La vie, l'oeuvre 

L'attention se porte beaucoup sur Tarde depuis quelques années. La raison en est que la sociologie a découvert qu'elle ne peut plus se passer de la psychologie. En effet, celle-ci a fait valoir ses droits à se prononcer non seulement sur le comportement individuel, mais sur le comportement collectif [13]. Sociologie et psychologie sont donc appelées à collaborer très étroitement. L'ère de la sociologie non-psychologique, telle que l'avait conçue Durkeim, est bien terminée [14]. L'avenir est à une sociologie psychologique, ou, pour prendre la formule qui a cours, à la psychologie sociale. Or, le maître en ce domaine, ce fut depuis toujours Gabriel Tarde. Il a fondé la psychologie sociale ; il lui a donné ses principes, ses règles méthodologiques ; il lui a fixé son programme ; et, par son action infatigable, il lui a donné son premier crédit et ses premiers lustres, dès le début de ce siècle.

Les pages qui suivent sont proposées pour aider les sociologues de notre temps à redécouvrir sa pensée, son oeuvre, ses projets ; et peut-être à reprendre la tâche, là où il l'a laissée.

 

1. Une vie consacrée à l'observation du comportement social

 

À la différence de son rival Durkheim, qui a été surtout théoricien, Gabriel Tarde a été essentiellement un praticien. Il a « pratiqué » la réalité sociale avant de l'interpréter. Son observation va se porter sur les données que lui offraient ses fonctions de juge : la criminologie ; ses premiers « cas sociaux » furent des criminels.

Gabriel Tarde était issu d'une famille de magistrats. Né le 12 mai 1843, à Sarlat (Dordogne), d'un père Juge d'instruction et d'une mère qui était elle-même fille de juriste, il va passer toute son enfance au contact des problèmes soulevés par la criminalité, qui sévissait alors dans son Périgord natal. Après quelques études de mathématiques – qui lui seront précieuses, plus tard quand il interprétera les statistiques criminelles – il se tourne à son tour vers le Droit, qu'il étudie à Toulouse, puis à Paris. Rentré en Périgord, après un bref séjour à Ruffec (Charente), il est nommé Juge d'instruction à Sarlat, en 1876 ; il le restera pendant près de vingt ans. Il devient rapidement spécialiste en droit criminel, publiant successivement deux ouvrages, qui font toujours autorité dans le monde juridique, La criminalité comparée (1886), et La philosophie comparée (1890). Il engage une polémique virulente avec l'école italienne de criminologie, rendue célèbre par les thèses déterministes de Lombroso (thèse du criminel-né). La vigueur de sa réfutation le fait connaître, en France et à l'étranger. Il fonde en 1887, avec le Dr Lacassagne, la revue Archives d'Anthropologie Criminelle ; et il devient bientôt président de la Société Internationale de Criminologie.

Ce sont ses observations dans ce domaine qui vont faire naître en lui sa vocation de sociologue. Il est amené, en effet, à s'interroger sur les causes des crimes, et sur les déferlements d'actes criminels qui sévissent alors. Quelle est donc la motivation psychologique du criminel, et quel est le rapport entre cette motivation et le contexte social dans lequel vit le meurtrier ? Et, au moment même où Freud entreprend l'étude des comportements psychologiques anormaux par rapport au milieu, Gabriel Tarde entreprend l'étude du comportement anormal du criminel par rapport à son milieu. Il découvre alors que si certains meurtriers font réellement preuve d'un véritable esprit d'invention, beaucoup n'ont agi que par imitation, sous l'effet d'une certaine contagion. Tarde vient de faire ainsi deux découvertes, de portée sociologique : le rôle de l'invention et celui de l'imitation. Il commence alors à diffuser ses idées à ce sujet dans des articles (dans la Revue Philosophique, et dans les Archives d'Anthropologie Criminelle). Deux forces animent la vie sociale, explique-t-il : l'invention, qui marque des points de départ absolus, et qui est d'origine strictement individuelle ; et l'imitation, qui se manifeste dans l'ordre collectif, mais qui reste également de nature psychologique. Il approfondit ses réflexions pendant les années 1888-89 ; puis, en 1890, il publie son premier grand volume de sociologie, celui qui fera sa gloire : Les lois de l'Imitation. Il y montre comment le phénomène psychologique d'imitation réussit à expliquer à lui seul toutes les formes de liens sociaux qui peuvent se présenter ; que cette imitation suit des lois parfaitement rationnelles, et qu'il suffit de les relever pour découvrir le secret de la vie interne des sociétés. Il y montre, en outre, comment l'étude de ces lois d'imitation peut être favorisée par une approche scientifique du phénomène, grâce à l'appel aux statistiques. Ses idées attirent l'attention ; et on lui demande de partout – de France, mais surtout de l'étranger, car son livre a été immédiatement traduit en plusieurs langues – d'apporter des précisions, et d'énoncer sa doctrine. Il publie donc trois ans après, en 1893, son deuxième grand volume, La Logique Sociale. Cette fois, l'ouvrage est dense, bien charpenté, très didactique. Tarde y expose ses vues sur la structure sociale et ses composantes. Il met en lumière le rôle déterminant de l'invention ; puis il analyse ses causes profondes et ses lois ; et il étend son analyse à d'autres facteurs d'action sociale, comme le désir et la croyance. Il montre que la diffusion de ces facteurs psychologiques suit une certaine logique, dégageant les lois d'une logique sociale, aussi rigoureuses que celles de la logique rationnelle ; et il termine en laissant deviner tous les profits que l'on peut tirer de ces analyses, tant dans l'ordre social proprement dit, que dans l'ordre politique et économique. Entre temps d'autres publications, d'ordre juridique, comme Les transformations du Droit, en 1893, et de nombreux articles, ont achevé de convaincre l'opinion que l'obscur juge d'instruction de Sarlat est un des plus grands esprits de son époque, et qu'il serait temps de le mettre en valeur. En 1894, des amis font, en effet, nommer Gabriel Tarde à Paris, au poste de directeur de la statistique judiciaire, au Ministère de la Justice. Son audience personnelle va s'accroître considérablement. Il est invité dans les salons parisiens ; on lui fait donner des cours et conférences, à l'École des Sciences Politiques, et à l'École des Sciences Sociales. En 1895, il publie un recueil d'études qu'il tenait en réserve depuis longtemps, et qui vont révéler au public ses compétences cachées en matière philosophiques et morales, Études et mélanges sociologiques. En 1897, il se risque même à publier un fort volume de 450 pages traitant d'un sujet qui n'avait pas été souvent traité dans l'histoire, et certainement pas depuis Hegel, qu'il intitule L'opposition universelle. L'analyse est audacieuse, pleine d'aperçus nouveaux. L'auteur y fait une enquête sur toutes les formes possibles d'opposition ; il les classe, les compare (travail qui n'avait même pas été fait par Hegel, qui pourtant se sert constamment de la notion d'opposition). Il montre le rôle joué par l'opposition dans la nature et dans la société. Cet excursus philosophico-social révèle les richesses de la « palette »intellectuelle de Gabriel Tarde. Aussi, peu après la publication d'un dernier recueil d'études sociologiques, Les lois sociales, en 1898, commence-t-on à parler de lui pour les plus hauts postes. Quelques mois après, en effet, il est nommé au Collège de France, puis élu à l'Académie des Sciences morales et politiques. Il inaugure son cours au Collège de France, le 8 mars 1900, par une leçon très remarquée, où il situe la sociologie parmi les plus importantes disciplines de la pensée moderne. Son audience, dès lors, va se répandre à travers le monde. Ses principaux ouvrages connaissent des rééditions, en France ; et des traductions à l'étranger, en anglais, en allemand, en russe, en espagnol [15]. Ses dernières années, il va les consacrer à un sujet qui lui tenait à cœur depuis ses années de jeunesse, les problèmes économiques. Il mesurait la carence des théories antérieures, tant les doctrines libérales que dirigistes ; et il lui semblait que les analyses qu'il avait faites en matière sociale devaient trouver en économie une féconde application. Il exposa d'abord ses vues dans son cours au Collège de France ; et devant le succès qu'elles rencontrèrent, il se décida à les publier. Il fit donc paraître, en 1902, un gros ouvrage, en deux volumes, Psychologie économique. Il y développait une nouvelle conception de la Valeur, et de nouvelles interprétations des facteurs constitutifs de l'économie. Son idée majeure était que le facteur économique le plus précieux, pour un individu comme pour un peuple, c'était la capacité d'invention. Elle permet à un homme de relever tous les défis de la concurrence, et à un peuple les défis de l'histoire. Son ouvrage sur l'économie fit sensation ; on le commenta ; des thèses de jeunes chercheurs en furent extraites ; et, encore aujourd'hui, on en développe les vues essentielles dans nombre d'universités, surtout aux États-Unis. 

Mais ce travail considérable devait venir à bout des forces déclinantes de Gabriel Tarde. Après une brève maladie, il devait mourir le 12 mai 1904, à l'âge de 61 ans. Il repose, depuis lors, dans l'humble cimetière du village de La Roque Gageac (Dordogne), tout près des lieux où il avait pensé l'une des théories sociales et économiques les plus fécondes de l'histoire des idées.

 

2. Une doctrine sociologique, riche et variée

 

Disons d'abord – avant de parler de ses vues sociologiques - que Gabriel Tarde a cultivé tous les genres de réflexion, et avec un égal bonheur. Il fut juriste, on l'a dit ; et il devint même le meilleur criminaliste de son temps [16]. Il fut philosophe ; et il a proposé les éléments d'une philosophie de la Différence, inspirés de Leibniz, et plus directement de Cournot, qui retient l'attention, et suscite même actuellement de nouvelles réflexions [17]. Il fut l'historien ; et il a même proposé la philosophie de l'Histoire qui semble être la plus équilibrée, parce qu'elle est la moins prétentieuse, du XIXe siècle [18]. Il fut économiste, on vient de le rappeler ; et il a proposé des vues neuves, profondément réalistes [19]. Mais tous ces travaux convergeaient vers une œuvre de sociologue ; et c'est vers cette œuvre qu'il faut nous tourner.

Homme d'observation, Gabriel Tarde va fonder sa sociologie sur des faits et des expériences, qu'il a lui-même vérifiés, en général dans la solitude de son cabinet de juge d'instruction, ou à son bureau parisien des statistiques criminelles. Il a littéralement vécu les « cas sociaux », qui vont nourrir sa réflexion. Il a soupesé les responsabilités ; il a démêlé le jeu des facteurs individuels et collectifs. C'est au contact de la réalité sociale, quotidiennement vécue, qu'il a pu élaborer ses théories [20]. C'est là qu'il est parvenu à la conviction que la source première de tout comportement social réside essentiellement dans l'individu, dans la conscience individuelle. Un individu lance une idée ; elle est recueillie par un autre individu, qui s'en inspire pour sa pensée et sa conduite ; celui-ci la transmet à un troisième individu, et ainsi de suite. Des réseaux d'imitation ainsi se créent ; des courants se dessinent ; et en se croisant et en s'entrecroisant, ces réseaux et ces courants finissent par constituer le tissu serré de la vie sociale. Voilà l'essentiel de la doctrine.

Apportons des précisions. Deux types de facteurs interviennent : les causes sociales, qui déclanchent les mouvements ; et les conditions, qui en assurent la transmission et l'expansion. Les causes sociales sont de trois sortes. Nous avons d'abord le désir et la croyance. L'être humain est, avant toutes choses, un être habité de désirs ; c'est un « animal psychologique » (beaucoup plus qu'un animal raisonnable, ou une cellule d'un corps global). Ses désirs prendront les formes les plus variées : appétits, jouissance, ambition, souci de dignité, etc.) ; et ces désirs joueront le rôle de stimulants de l'action. Ils déclancheront les entreprises humaines. Ils sont accompagnés – et parfois même précédés, tant il est vrai que l'homme vit d'illusions – par tout un registre de croyances ; la croyance, en effet, entretient le désir, et souvent le stimule : le malade, qui « croit » en la vertu thérapeutique d'un remède, le désirera ardemment. Un second type de cause sociale interviendra ensuite, ce sera l'invention. Le désir stimule l'esprit d'invention, puisque celui-ci est seul susceptible de procurer l'objet du désir, jusque-là insatisfait. Tarde a très bien étudié l'invention. Il en a fait l'histoire, puis la théorie ; il a montré que l'esprit d'invention s'épanouissait en séries, constituant une sorte d' « arbre généalogique ». L'invention, c'est le bourgeonnement de la vitalité humaine. Elle seule fait progresser les sociétés humaines, à la différence des sociétés animales qui en sont totalement dépourvues. Enfin, une troisième cause intervient, dans la vie sociale, ce sont les stimuli qui naîtront de la conjonction des relations sociales elles-mêmes. En effet, chaque fois qu'un courant de désirs ou un processus d'invention croise un autre courant ou un autre processus, le point de croisement devient à son tour un centre d'action, d'où partent de nouveaux courants. Et ainsi prend forme la vie sociale.

Mais, en fait, ces stimuli divers, désirs, croyances, inventions, relations interpsychologiques, resteraient stériles, ou repliés sur eux-mêmes, s'ils n'étaient pas repris en charge et véhiculés jusqu'aux extrémités des réseaux sociaux, par des processus de transmission, que Tarde appelle les conditions de la vie sociale, conditions indispensables à la constitution du tissu social. Le plus important de ces processus de transmission, c'est l'imitation. C'est ici qu'elle vient prendre place dans la théorie sociologique de Tarde (et comme son rôle est assez spectaculaire, on a souvent identifié la sociologie de Tarde avec ce seul processus de l'imitation). Son rôle est bien connu. En imitant un modèle, un sujet crée avec celui-ci un lien ; et s'il est imité à son tour le lien se prolonge ; et ainsi des liens se créeront, à l'infini, de conscience à conscience ; et la vie sociale prendra consistance. C'est par le processus de l'imitation, par exemple, que se sont créés et répandus les langues parlées et écrites, les religions, les procédés techniques, les us et coutumes. Elle établit de sujet à sujet des liens de suggestion (et non pas de « contrainte », comme il apparaît chez Durkheim) entre les différents sujets qui vont constituer une société. Ce lien est de nature purement psychologique, ou plus précisément inter-psychologique. Il s'agit d'un phénomène d'hétéro-suggestion. L'imitateur subit la fascination du modèle imité. Tarde, dans le langage du temps, dit que c'est là un phénomène d'hypnose. Son étude est relativement aisée. Il ne s'y cache aucun mystère (aucun mythe n'intervient : pas d'appel à une mystérieuse « conscience collective », comme chez Durkheim). Le phénomène psychologique de l'imitation, comme tout phénomène de suggestion, peut être étudié en laboratoire ; on peut en déterminer les causes, les lois, les effets prévisibles, et même l'intensité. C'est ce à quoi Tarde s'emploie dans les lois de l'imitation. Il distingue en particulier deux types de lois : les lois d'expansion logique, et les lois d'expansion extra-logique. Les lois d'expansion logique concernent l'expansion d'une imitation de proche en proche, à travers les individus qu'elle atteint. Elles discernent trois phases : celle de la « méditation collective », où les apports sont pesés et appréciés ; du « duel logique », où s'affrontent les opinions favorables et défavorables à l'imitation introduite ; et la phase de l' « accouplement logique », où des résultats s'ébauchent (rejet, ou absorption, ou symbiose). L'histoire nous apporte des moissons d'exemples et de cas d'application de ces lois ; l'expansion des langues se fait suivant ces lois, de même celle des religions, des cultures, des techniques [21]. Mais d'autres facteurs vont venir s'ajouter aux précédents, et d'une certaine façon en troubler la belle ordonnance : ce sont les facteurs d'expansion extra-logique. Tarde désigne de ce nom des facteurs de nature irrationnelle, qui surgissent à l'improviste, suivant des processus non-rationalisables, tout en se répandant suivant le mode des imitations. Ce sont, par exemple, les impulsions qui vont surgir inopinément du tréfonds (nous dirions : du subconscient) de la nature humaine, chez certains individus. Ces mouvements iront « du dedans au dehors » des consciences, dit Tarde. Ils interviendront comme des pulsions vitales, surgies directement de la nature. Ce sont aussi les mouvements qui déferleront, inopinément aussi, de certaines « cimes »sociologiques, de « certains châteaux d'eaux sociaux », dit Tarde, c'est-à-dire d'hommes, ou de groupes d'hommes, qui se sont trouvés occuper un poste en vue dans la société, et cela au gré des circonstances. Ces facteurs extra-logiques vont créer des engouements inattendus, déterminer des « modes », peut-être même des « coutumes ». Leur intervention viendra perturber, inconsidérément, le jeu régulier des lois logiques de l'imitation, mais ils ne seront pas inutiles, parce qu'ils apportent avec eux des éléments d'invention, donc de rénovation.

Poursuivons l'analyse. Ces grands courants d'imitation, tant logiques qu'extra-logiques, vont en se répandant rencontrer inévitablement des oppositions. C'est ici que Tarde fait intervenir la deuxième forme de condition sociale : l'opposition. En effet, lorsque la suggestion imitative vient rejoindre un sujet ou un groupe, elle ne le laisse pas indifférent. Celui-ci va manifester son identité, en refusant a priori l'apport extérieur. Ce phénomène se retrouve dans toute la nature. Le premier à le déceler avait été Aristote, qui lui accorde une grande importance : il en fait même la pierre angulaire de sa morale (la vertu ne se situe-t-elle pas en un juste milieu que l'on définit à partir de deux excès diamétralement opposés ? C'est l'opposition qui fonde la rectitude). Longtemps négligée, l'étude de cette notion sera reprise par Hegel, qui s'arrête à une forme d'opposition, l'opposition des « contradictions dialectiques » (alors qu'il y en a d'autres, qu'il semble ignorer ou négliger). Tarde reprend l'étude de cette notion, car il y voit un des moteurs de la vie sociale. Il a compris que tout apport extérieur d'imitation suscite une réaction hostile, une opposition. Mais c'est là, dit-il, une loi féconde du réel et de la vie. S'opposer, c'est manifester une présence, c'est préparer un avenir, c'est déjà amorcer une construction (c'est contre-balancer une poussée). L'opposition se manifestera dans tous les domaines : diffusion des langues, des religions, de la culture, des techniques, etc. Enfin, une troisième condition de la vie sociale va intervenir, ce sera la capacité d'adaptation. Quand imitations et oppositions seront bien contre-balancées, il faudra bien que se réalise un compromis, une adaptation. Un équilibre va s'établir, qui assurera, pour un temps, la vie sociale et la paix, condition de la fécondité. Mais ces moments de calme assurés par l'adaptation sont toujours précaires – et il est bon qu'il en soit ainsi, pour le progrès de la société –, de nouvelles vagues d'imitation déferlent qui bousculent l'état de fait ; et la vie reprend son cours. Ainsi – en cédant à son rythme ternaire, fait d'imitation, d'opposition et d'adaptation – la vie sociale ira en évoluant perpétuellement ; et, perspectives heureuses, nous pourrons deviner les orientations de cette évolution, du moins jusqu'à un certain point.

 

3. Application des principes sociologiques
à l'étude des faits sociaux

 

Les principes que vient d'énoncer Tarde vont connaître de nombreuses applications, tant dans l'ordre strictement sociologique que dans l'ordre politique, économique et historiologique. 

Dans l'ordre sociologique, on peut relever d'abord une redéfinition des données fondamentales de la sociologie. Ainsi Tarde propose une nouvelle formulation de la notion de société. Celle-ci se définit comme la résultante du jeu d'imitations, de contre-imitations, et d'inter-imitations, qui se joue entre deux et plusieurs partenaires, s'inspirant du même modèle. Plus d'appel à la contrainte exercée par une « conscience collective », ou aux pulsions d'un organisme social sous-jacent aux individus. Le lien social trouve son explication dans un phénomène purement psychologique, ou si l'on veut inter-psychologique. Tarde va également rénover l'étude de l'évolution des foules, qui avait été entreprise par Gustave Le Bon. Il peut établir que la foule évolue vers la constitution d'un public, à partir du moment où un modèle s'offre à son imitation ; ensuite, par une intensification du même processus, elle évoluera en société, et même en cité.

Dans l'ordre politique, les applications des interprétations inter-psychologiques de Tarde sont multiples. Il fonde, lui aussi, la naissance des cités sur la croyance en un avenir commun ; mais cette croyance ne prend pas la forme d'une solidarité comme chez Renan, ou d'une activité culturelle ou religieuse, comme chez Fustel de Coulanges. Elle restera un facteur purement psychologique, articulé sur un désir : désir d'accomplir une aspiration à l'indépendance, à l'expansion, ou à la domination. La conscience politique cristallisera, dès lors, autour d'une cause exemplaire, d'un modèle. Ce modèle sera celui du Père (ou du Patriarche) dans les cités antiques ; il sera celui du Héros dans les cités modernes : héros de l'indépendance, de la paix ou de la guerre. De la concentration des énergies autour de l'image du modèle, procédera la vigueur du groupe social ; et Tarde n'exclut pas pour les cités la possibilité d'une vie immortelle ; du moins, cela semblerait se vérifier dans le cas de la ville de Rome, dont la civilisation se perpétue, sans jamais disparaître.

Dans l'ordre économique, les analyses faites par Gabriel Tarde s'avèrent particulièrement éclairantes, nous l'avons déjà signalé. La dominante de sa pensée en ce domaine, c'est que l'homo oeconomicus, que prennent uniquement en considération les théoriciens de l'économie, tant libéraux que dirigistes, en fait n'existe pas ; c'est un être de raison ; s'il existait, ce serait un monstre. L'homme, en vérité, est un être de désir ; c'est cet être de désir, qui réagit également dans les relations économiques. C'est donc à partir de la psychologie (et même, dirait-il maintenant, de la psychanalyse) qu'il faut juger des structures économiques. Les données économiques réelles ne sont pas quantitatives, mais qualitatives. La loi de l'offre et de la demande par exemple, n'a pas le caractère mathématique que l'on croit ; il s'agit d'un jeu de désirs, non mathématisables ; les variations en sont donc imprévisibles ; et, choses plus graves, elles peuvent être manipulées par des psychologues. On peut créer des courants de demandes, comme aussi des courants d'offres. Autre cas : la production ne peut pas être planifiée, parce que les désirs humains sont changeants ; le besoin de consommation suit les méandres du désir (et même des croyances). Les conditions de travail ne sont pas à traiter comme une donnée propre : elles restent constamment tributaires de l'invention, qui peut à tout instant changer les modèles à reproduire, et les machines destinées à les reproduire ; Tarde a prévu l'avènement de l'automatisation. Tarde va même plus loin : il se risque dans la prospective ; et il présente une théorie concernant l'évolution, à moyen et long terme, de l'économie, compte tenu des rythmes et des cycles que l'économie va connaître.

Enfin, l'œuvre de Tarde trouve son achèvement, et peut-être son couronnement, dans une philosophie de l'Histoire. Tarde a essayé de comprendre le passé de l'humanité, pour mieux se permettre de percer son avenir. Ses vues générales sont assez optimistes. Il est, en vérité, pessimiste à court terme, mais optimiste à long terme. Il prévoit un vingtième siècle empli de conflits politiques et sociaux (il a prévu trois guerres mondiales). Mais, il a foi en l'homme ; et c'est pourquoi il se plait à espérer que, de guerre lasse (c'est le cas de le dire), l'humanité se donnera des conditions de la paix, grâce à un système démocratique universel, fondé sur le culte du génie humain.

 

4. Des éléments de réflexion

 

Dans l'ensemble, la pensée sociologique de Gabriel Tarde – comme les pages suivantes pourront le montrer – reste d'une étonnante actualité (malgré une documentation qui, inévitablement, commence à dater) ; à certains points de vue, on a même le sentiment que ses vues préfigurent l'avenir. En fondant sa sociologie sur la psychologie, il lui donnait, dès son époque, les assises scientifiques que nous réclamons maintenant. Sa doctrine sociologique est infiniment plus apte à accueillir les données de la psychologie et de la psychanalyse actuelle en matière sociale, que celle de Durkheim qui, a priori, refusait tout appel à des considérations psychologiques [22]. 

En outre, nous pouvons certifier que dans tous les domaines qu'il a exploré, sciences politiques, philosophie, économie, Gabriel Tarde a apporté des intuitions originales, dont nous pouvons encore faire notre profit. Ces intuitions ne sont d'ailleurs que rarement exploitées par leur auteur : il a laissé à ses successeurs le soin de les utiliser, à leur profit. Ce faisant, il reste pour nous un penseur du XXe siècle.

Jean MILET.


[1] [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[2] [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[3] [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[4] [Textes disponibles dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[5] [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[6] [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[7] [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[8] [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[9] [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[10] [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[11] [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[12] [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[13] Se reporter plus particulièrement aux derniers écrits de Freud, Malaise de la civilisation, Totem et Totémisme.

[14] J.-P. Sartre en fait le constat dans Situation I. Il écrit : « La sociologie de Durkheim est morte : les faits sociaux ne sont pas des choses, ils ont leur Signification... » (p. 186).

[15] À l'heure actuelle, les ouvrages de Tarde sont difficiles à trouver en France (des rééditions sont, cependant, en projet). Mais on peut trouver encore ses ouvrages en diverses langues étrangères.

[16] Voir Actes du 5e Congrès international de Criminologie, Montréal, 1965, Communication de J. Milet, Gabriel Tarde, un précurseur de la criminologie moderne. Voir aussi Gazette du Palais, N° du 21 mai 1971, étude de Me André Toulemon, « Gabriel Tarde, un génie méconnu ».

[17] On se reportera avec intérêt au volume de M. Gilles Deleuze, Différence et répétition, P.U.F., 1968, qui met en lumière l'intérêt de la philosophie de la Différence, qui figure chez Gabriel Tarde, cf. pp. 39, 104-105, 264.

L'intérêt des positions de Tarde avait aussi été signalé par M. Roger Kempf dans son Introduction à la traduction de l'opuscule de Kant, Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, Vrin, 1949, pp. 14, 25, 27, 31-36.

[18] Voir J. Milet, Gabriel Tarde et la philosophie de l'Histoire, Vrin, 1970, Chapitre VII en particulier.

[19] Voir « Séances et travaux de l'Académie des sciences morales et politiques », pour l'année 1972, Communication de M. J. Milet, « Gabriel Tarde, philosophe de l'Histoire et de la prospective », et interventions de MM. Bastid, H. Guitton et Leduc.

[20] C'est cette expérience personnelle des faits sociaux qui fonde la supériorité de Tarde sur Durkheim, lequel n'a souvent travaillé que sur des données de seconde main.

[21] Se reporter aux enquêtes qui figurent dans le texte même des Lois de l'imitation, en particulier pp. 17 à 37, et l'ensemble du chapitre V.

[22] L'opposition entre les conceptions que se font Tarde et Durkheim de la nature du lien social est entière. Tarde se fonde sur des observations psychologiques et invoque des relations inter-psychologiques ; Durkheim se fonde sur des analyses déductives et invoque la nécessité d'une « conscience collective ». Les affrontements furent très rudes (voir les textes que nous citons plus loin, dans nos Textes choisis, IIe partie, V, § 2). Toutefois, nous tenons à signaler, sur la foi de documents découverts récemment (septembre 1972), que les relations personnelles restèrent fondées sur une haute estime mutuelle. Nous lisons dans une lettre, sous la plume de Durkheim, le propos suivant : « Je serais heureux que mes explications pussent servir à diminuer la distance qui nous sépare (...). Je vous remercie de me faire savoir que ce désaccord doctrinal ne diminue pas l'estime que vous voulez bien avoir pour moi ; je n'ai pas besoin de vous dire que, de mon côté, ma déférence pour votre œuvre et votre personne reste entière » (lettre d'Émile Durkheim à Gabriel Tarde, du 25 mars 1895, inédite).


Retour à l'ouvrage de l'auteur: Gabriel Tarde Dernière mise à jour de cette page le vendredi 13 juin 2008 14:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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