Boris SOUVARINE, SUR LÉNINE, TROTSKI ET STALINE. Entretien avec Brenko Lazitch et Michel Heller


 

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Une édition électronique réalisée à partir du livre de Boris SOUVARINE, SUR LÉNINE, TROTSKI ET STALINE. Entretien avec Brenko Lazitch et Michel Heller. Paris : Les Éditions Allia, 1990, 60 pp. Traduit du russe par Régis Gayraud. Une édition numérique réalisée par ma grande amie, Gemma Paquet, 84 ans, bénévole, professeure de soins infirmiers à la retraite du Cégep de Chicoutimi.

Boris SOUVARINE

SUR LÉNINE, TROTSKI ET STALINE.
Entretien avec Brenko Lazitch et Michel Heller.

Préface

Entretien avec Brenko Lazitch

Entretien avec Michel Heller

PRÉFACE

Pour qui est habitué à la manière russe de s’adresser aux autres – en employant le prénom suivi du patronyme –, le fait de n’utiliser que le prénom et de dire seulement « Boris » sonne quelque peu familier, et légèrement cavalier. L’invasion napoléonienne a fait naître en russe une expression dérivée du français qui résume cet aspect : l’amikochonstvo, l’« amicochonnage ». Je ne me suis pas mis d’emblée à appeler Boris par son prénom. Cela s’est produit lorsque – après de douloureux efforts – je suis passé au français. Dans les premiers temps, nos discussions avaient lieu dans les deux langues : Boris parlait parfaitement le français et moi je parlais russe. C’était plus commode pour l’un comme pour l’autre. Boris comprenait admirablement le russe, en conssaissait toutes les subtilités, mais il préférait parler français, qu’il m’est permis de le dire, comme peu de ses contemporains.

À mon arrivée en France, le nom de Boris Souvarine ne m’était pas inconnu. Je connaissais son nom, je connaissais son action. Mon informateur était le camarade Staline. J’avais rencontré pour la première fois le nom de Souvarine dans le livre de Staline Sur l’opposition. Par la suite, ce livre fut mis à l’index, les discours et articles du secrétaire général, remaniés par leur auteur, entrèrent dans d’autres recueils. Sur l’opposition, réunissait des interventions de Staline datant de la seconde moitié des années 1920. Et là, parmi les opposants, parmi les trotskistes, était mentionné Souvarine. Ensuite, Staline évoqua Boris dans son célèbre discours au plénum du Comité central de février-mars 1937. Staline avait énuméré tous les ennemis, avait donné le signal de la « Grande Terreur » et n’avait pas omis – parmi les ennemis – de citer Boris Souvarine. Son nom me semblait tellement « historique » que ma surprise fut grande quand j’appris qu’il était en vie, se portait bien et demeurait à Paris. Bien sûr, je n’osais pas aller le voir. Je n’arrivai pas plus à prendre mon courage à deux mains, alors que j’avais reçu une lettre de recommandation pour Souvarine de la part d’un des hommes les plus étonnants qu’il m’eut été donné de rencontrer – le peintre et écrivain Jozef Cazapski, miraculeusement rescapé de la forêt de Katyn. Il voyait Boris, ne jurait que par lui et me recommandait instamment de rencontrer l’antistalinien le plus conséquent du xxe siècle. Je laissai traîner en longueur, retardait le moment d’appeler…

En 1974, sortit en français mon livre Le Monde concentrationnaire et la littérature soviétique, Pierre Pascal, un homme à la biographie prodigieuse, membre de la mission militaire française auprès de l’armée russe pendant la Première Guerre mondiale, fervent catholique devenu bolchevik et chef du groupe des communistes français à Moscou, ami de Souvarine, déçu du communisme, revenu à Paris après de longues aventures, auteur d’un ouvrage remarquable sur Avvakum et le schisme russe, professeur à la Sorbonne – Pierre Pascal, donc m’apprit que Boris Souvarine avait lu mon livre et voulait me rencontrer.

Notre première conversation, dans l’immense appartement de l’avenue de Suffren entièrement envahi par les livres, me surprit par la totale absence entre nous de cette barrière que j’ai longtemps ressentie au cours de discussions avec les Français. Je veux parler, si je peux m’exprimer ainsi, d’une séparation professionnelle. Ils voyaient l’histoire soviétique, ses acteurs, d’un autre regard que moi. Boris Souvarine, lui comprenait tout ce qui se passait dans le premier État socialiste du monde exactement comme ses habitants. Bien sûr, cela s’expliquait parce qu’il avait vécu à Moscou au début des années 1920, qu’il connaissait de nombreux dirigeants du Parti (à commencer par Lénine), qu’il avait une mémoire fantastique et, je crois, dans tous ses détails, une connaissance on ne peut plus approfondie de l’Histoire. Mais cela s’expliquait aussi par le sentiment affectif que Boris, emmené de Russie tout enfant, n’avait pas cessé de nourrir pour la terre sur laquelle il était né.

Je fus reçu par un homme de petite taille, habillé en costume trois-pièces, à la manière des révolutionnaires russes du début du siècle. Je ne le vis jamais vêtu autrement. Des yeux vifs me regardaient avec attention à travers ses lunettes. En conversant, il devint clair très vite que nous nous comprenions. Boris m’interrogea par le menu sur les chemins emmêlés de ma vie, mais, surtout, se mit à me parler du passé. La discussion ne dura pas moins de trois heures, et, comme je m’apprêtais à partir, Boris m’invita à repasser le voir.

Je venais chez lui pas moins d’une fois par semaine, parfois plus. Après m’avoir accueilli à la porte et m’avoir mené jusqu’à mon fauteuil dans le salon, Boris m’entretenait quelques minutes de sa santé, mais à peine les noms de Staline, Lénine, Khrouchtchev, Brejnev, etc., avaient-ils glissé dans la conversation, il oubliait aussitôt ses indispositions, redevait jeune, vif, tranchant, aigu. Se souvenant absolument de tout. Des années plus tard, peu avant sa mort, il commença à se plaindre de sa mémoire : avant, il avait une mémoire d’« éléphant », maintenant, elle faiblissait. Or, jusqu’à son dernier jour, il conserva toute sa mémoire. Parfois, dans les derniers mois, il pouvait arriver qu’un nom lui échappât un bref instant. L’incident l’agaçait et lui donnait de la peine, mais le nom revenait immanquablement.

Il ne tolérait pas les fautes commises par des auteurs écrivant sur des sujets qu’ils ne connaissaient pas à fond. Il revenait souvent sur une erreur que plus d’un historien avait répétée. Tous ceux qui s’intéressent à l’époque stalinienne savent qu’un jour le secrétaire général menaça Kroupskaïa en ces termes : « Si vous soutenez l’opposition, nous nommerons une autre veuve de Lénine. » Tous ceux qui ont écrit sur ce thème ont assuré que Staline avait menacé de désigner comme « autre veuve » Éléna Stassova, vieille bolchevik qui avait été un temps secrétaire du Comité central. Boris rejetait catégoriquement cette version qui indiquait à quel point les historiens ne comprenaient pas le caractère de Staline. « Alors, qui donc avait choisi Staline pour remplacer Kroupskaïa ? » demandai-je. Et lui d’annoncer, triomphant : « Artiouskhina ! » Bien entendu, je ne savais pas qui c’était. Alors Boris m’expliqua : « C’était la femme la plus laide du Comité central ! » Boris, qui prisait fort la beauté féminine, imaginait toute la perfidie de Staline, désireux de frapper le chef de la Révolution jusqu’après sa mort.

Pour l’avoir rencontrée dans les livres, je concevais le sens de l’expression « un savoir encyclopédique » de façon théorique. Mes discussions avec Boris me montrèrent ce qu’elle signifie en pratique. Il connaissait l’histoire soviétique comme peu de gens, et comme personne celle du mouvement communiste, et la philosophie, l’histoire, la littérature françaises et la Bible (il avait composé un dictionnaire resté inédit de l’Ancien testament) ; il connaissait, ce qui n’a pas moins d’importance, une foule de gens, des bolcheviks, des mencheviks, des communistes de divers pays, des socialistes, des écrivains, des diplomates et des ministres, des Français et des Russes, des Américains et des allemands. On aurait dit que tout le siècle – dans ses manifestations humaines les plus intéressantes – était passé chez lui, lui avait dévoilé ses secrets ou avait tenté vainement de les lui taire. Un jour que je racontais à Boris mes études à la faculté d’histoire de l’Université d’État de Moscou, je lui dis que je suivais les cours du professeur Gouralski. Boris sursauta : « Comment Gouralski ? – Vous avez connu Gouralski ? demandai-je à mon tour. – Je ne connaissais que lui ! » répondit-il. Et il me raconta une tranche de la vie de mon professeur que je ne connaissais pas. Comment, sous le pseudonyme de Kleine, l’agent du Komintern Gouralski préparait, en 1923, la révolution en Allemagne. Comment, sous le pseudonyme de Petit, il était l’« œil de Moscou » à Paris, avant de contrôler les partis communistes des différentes régions du monde. Un autre jour, on se mit à parler de Grigori Bessédovski, le premier secrétaire de l’ambassade soviétique à Paris, qui « avait choisi la liberté » en 1928. Je connaissais ses mémoires, Sur les chemins de Thermidor, et avait entendu dire que, plus tard il avait organisé une véritable « fabrique » de faux, du genre des souvenirs sur Staline prétendument écrits par le neveu du Guide, Boudou Svanidzé, et intitulés Mon oncle Joseph, ou des « carnets » de Litvinov. Boris eut tôt fait de retirer d’une armoire à livres un gros paquet consacré à l’« affaire Bessédovski », où, notamment, étaient conservés ses articles où lui, qui détestait la fausseté et le mensonge, avait dénoncé – sans succès particulier – les produits de la « fabrique Bessédovski ».

Dès les premiers jours de nos relations, en entendant ses récits, je n’eus de cesse de savoir pourquoi il n’écrivait pas ses Mémoires. Il répondait invariablement qu’il avait encore le temps. Boris a eu le temps d’écrire sur des discussions avec Isaac Babel, sur son amitié avec Panaït Istrati, sur sa fréquentation de Christian Raco-vski. Comme tout cela est intéressant, et comme c’est peu par rapport à tout ce qu’il gardait dans sa mémoire !

Ce qui l’empêchait de rédiger ses souvenirs, il m’a semblé parfois que c’était son « perfectionnisme ». Son rapport aux détails avait, dirai-je, un caractère religieux. S’il ne pouvait se rappeler un nom ou un titre, il laissait de côté l’article ou le livre qu’il était en train d’écrire jusqu’à ce qu’il retrouvât ce qui lui manquait. Il pouvait se fâcher avec un éditeur si les marges lui semblaient un peu plus étroites (ou plus larges) que celles qu’il avait commandées. Jusqu’à la fin de sa vie, il lisait lui-même les épreuves de tous ses textes et corrigeait chaque erreur ou imperfection de son écriture éblouissante de clarté, de netteté, d’élégance.

Lorsqu’on pense au Souvarine-historien, à son Staline, qui reste à nos jours la meilleure biographie du « petit père des peuples », on ne peut pas ne pas se rappeler Thucydide. Comme l’historien grec, Boris fut aussi – quelque temps – un grand capitaine, occupant des postes dirigeants au Parti communiste français, au Komintern. Il connaissait merveilleusement bien les acteurs de la grande tragédie du siècle, il entendait leur psychologie, il comprenait leurs ruses, il voyait leur mensonge. Parmi les plus hautes qualités de son caractère –, à côté du talent, de l’esprit, de l’érudition encyclopédique – il y avait le courage. Rien ne pouvait le forcer à renoncer à ce qu’il considérait comme la vérité.

Je fis sa connaissance au crépuscule de sa vie. Peut-être était-il devenu plus doux, plus calme, mais lorsqu’il voyait du mensonge, de l’ignorance, de l’incompréhension, de la mauvaise volonté à comprendre, il s’enflammait avec le tempérament d’un jeune homme. Et alors, je croyais voir Boris, un demi-siècle plus tôt : hardi, audacieux, tenant droit le cap qu’il s’était choisi, sans crainte d’être seul. L’Histoire lui a donné raison.


Michel Heller.
Traduit du russe par Régis Gayraud



I

Entretien avec
Branko Lazitch


Branko Lazitch. – À quand remonte votre premier contact avec Lénine ?

Boris Souvarine. – À 1916. J’avais alors 21 ans, et je suis journaliste au Populaire de Paris, un hebdomadaire socialiste de tendance pacifiste. Lénine a 47 ans et vit en exil à Zurich. Trotski vient d’être expulsé de France. Je publie un article, « À nos amis en suisse ». J’y prend la défense de Trotski, que Lénine, à mon avis, a critiqué avec excès. Il me répond dans une « Lettre ouverte à Souvarine », où il maintient ses accusations. Lénine et moi, avons donc polémisé avant de nous rencontrer.

Vous avez rencontré Trotski à Paris, en 1916, chez les socialistes internationalistes et pacifistes, qui se réunissaient au siège de l’Union des métaux, rue de la Grange-aux-Belles, dans le Xe arrondissement. Quel souvenir avez-vous gardé du Trotski de cette époque ?

Il impressionne déjà son auditoire, en particulier quand il prend la parole, avec sa voix de stentor. Je me rappelle l’incident qui l’opposa à Pierre Brizon, un député socialiste pacifiste.

Trotski veut savoir si Brizon va voter au parlement contre les crédits de guerre, comme Karl Liebknecht [1] au Reichstag. Brizon évite une réponse précise en s’abritant derrière l’argument : « Cela dépendra de la situation au front. » Si les Allemands reprennent leur avance vers Paris, il ne pourra pas désavouer l’effort français de défense nationale. Trotski s’emporte. Il se lève, dirige comme un procureur son doigt vers Brizon, et s’écrie : « Ah ! du nouveau du socialisme stratégique ! » Il faut comprendre : le socialisme scientifique est jeté aux oubliettes.

Vous ne reverrez Trotski qu’en juin 1921 au Kremlin, à l’occasion du IIIe congrès de l’Internationale communiste (Komintern). C’est au même moment que vous rencontrez Lénine pour la première fois.

Lors de notre premier entretien, il est accompagné de Grégoire Zinoviev, président de l’Internationale communiste, de Nicolas Boukharine, le numéro 2 de l’Internationale, et de Bela Kun, qui dirigea la Hongrie soviétique en 1919. Du côté français, je suis avec Fernand Loriot, secrétaire international du PCF. Loriot est le premier socialiste français à s’être rallié à Lénine, dès 1916.

L’entretien se passe dans une datcha, aux environs de Moscou. Lénine nous pose à brûle-pourpoint cette question : « Quand ferez-vous la révolution en France ? » Loriot, mon supérieur en âge et en fonction, est totalement surpris. Interloqué, il cherche une réponse, ce qui me permet de répondre en bon « marxiste » : « La situation n’est pas encore mûre, en France. Le pays appartient au camp des vainqueurs de la guerre, alors que les révolutions n’ont eu lieu que dans le camp des vaincus. En outre, les anciens soldats n’ont aucune envie de se battre de nouveau, cette fois dans une guerre civile ; »

Six mois plus tard, en décembre 1921, toujours en ma présence, Lénine a le même comportement avec un autre Français, Émile Bestel, un vrai prolétaire de Saint-Denis, membre suppléant du Comité central du PCF. Lénine redemande à ce métallurgiste quand le Parti va faire la révolution. La question contrarie visiblement Bestel. Mais il ne le manifeste qu’après notre entrevue, en disant : « Comment veux-tu que je sache quand la révolution va éclater en France ?

À ma connaissance, Lénine cessa de poser cette question aux Français.

De 1921 à 1924, vous êtes à Moscou et vous appartenez ai « sommet » de l’Internationale communiste. Comment vivez-vous ?

En juin 1921, la guerre civile est finie. La NEP (Nouvelle politique économique) remplace le communisme de guerre. Beaucoup de boutiques sont ouvertes, et les marchandises sortent de leurs cachettes, comme par enchantement. On nous annonce la suppression de la Tchéka (police politique). Nous, les Français, ne pouvions pas prévoir que la nouvelle police politique – Le Guépéou – ne vaudrait pas mieux…

L’essentiel de ma vie se passe dans deux bâtiments : le fameux hôtel Lux, qui abrite tout le personnel dirigeant de l’Internationale communiste, et le siège du Komintern, près du Kremlin. La distance entre les deux édifices est à peine de quinze minutes à pied, mais un car fait la navette. À l’hôtel Lux, nous disposons, au rez-de-chaussée, d’une salle à manger. Le travail n’est pas encore bureaucratisé. Je peux travailler dans ma chambre et ne pas aller tous les jours au siège du Komintern.

Comment restez-vous en contact avec Lénine, étant donné qu’il n’assiste qu’exceptionnellement aux réunions du Présidium du Komintern ?

L’une des trois secrétaires que j’ai eues se nomme Ina Armand. C’est la fille d’Inessa Armand, qui fut l’amie de Lénine jusqu’à sa mort, en 1920. Lénine traite Ina comme sa propre fille, ce qui fait croire à beaucoup de gens qu’elle l’est réellement. Je ne le crois pas. Comme Ina habite chez Lénine, c’est par son intermédiaire que je peux facilement communiquer avec lui, même pour des problèmes qui ne relèvent pas de la grande politique. Un jour, Lénine m’a fait apporter, par Ina, une lettre qu’il avait écrite, en français, à Constantino Lazzari, un dirigeant communiste italien. Lénine demande que je corrige son français, ce que j’ai fait un peu trop méticuleusement. Le lendemain, Ina me dit : Vladimir Ilitch a éclaté de rire en voyant les corrections, et il s’est exclamé : « Mais il ne reste plus rien de mon texte ! »

À Moscou, avez-vous pris contact avec des opposants ?

Oui, immédiatement. D’abord, avec l’opposition dans le Parti bolchevik. Je connaissais déjà les textes de Lénine et de Trotski contre l’Opposition ouvrière pour les avoir publiés à Paris, mais je ne connaissais pas les documents des opposants. Mon ami Pierre Pascal [2] me procure la brochure que l’Opposition ouvrière a distribuée au Xe Congrès sans pouvoir la diffuser dans le public. À l’époque, je ne m’exprime pas facilement en russe. Ce qui facilite les choses, c’est que deux des principaux porte-parole de cette opposition, Alexandra Kollontaï [3] et Alexandre Chliapnikov [4], parlent excellemment le français. J’ai avec eux un contact direct et amical, qui persistera.

Avez-vous connu des opposants non communistes ?

Dès mon arrivée à Moscou, je visite la prison de Boutirki, où sont enfermés des militants anarchistes. C’est une démarche sans précédent dans l’Internationale communiste. Elle me vaut deux réactions hostiles. Une commission d’enquête est formée dans l’Internationale pour examiner mon cas, tandis que Bela Kun me dénonce directement au Bureau politique du Parti bolchevik, avec ce commentaire : « On aurait dû le garder en prison. » Lénine répond que ma place est non pas en prison, mais au Présidium de l’Internationale, où je pourrai acquérir de l’expérience auprès des chefs du Parti. Il dit même : « Avec nous, il va apprendre… » À Partir de cette date commence ce que Goethe nomme « les années d’apprentissage ». Elles ont duré, pour moi, moins de trois ans. En 1924, je me suis retrouvé opposant, ou, comme on dit aujourd’hui, dissident.

Quand avez-vous un premier contact avec la population ?

En 1921, membre du Comité exécutif, du Secrétariat et du Présidium de l’International, je suis écrasé de travail, du matin au soir. Ce n’est qu’en 1922 que je suis allé rendre visite à la famille de ma mère, dans la région de Kiev, Dès qu’elle m’a vu arriver en voiture officielle, accompagné de fonctionnaires soviétiques, la famille s’est montrée très réservée. On a parlé de choses anodines, et j’ai vite compris leur gêne.

Quand avez-vous connu Staline ?

Seulement au cours de l’été 1923. Plusieurs hauts dirigeants passent leurs vacances à Kislovosk, une station thermale du Caucase. Boukharine m’a invité dans sa villa ; Zinoviev est notre voisin, ainsi que le futur maréchal de l’Armée rouge Clément Vorochilov et Clara Zetkin, la femme la plus célèbre du communisme. Trotski habite un peu plus loin. Comme d’habitude, il ne fréquente pas les autres, il se tient à l’écart, ce qui, plus tard, accréditera la version de ses adversaires qu’il est hautain et prétentieux. Staline habite dans une autre station thermale, Essentouki ; il est seul, sans famille et sans collaborateurs. Visiblement, il s’embête. Il vient régulièrement nous rendre visite. Je le vois arriver sur une draisine mise à sa disposition.

Avec des gardes du corps ?

Non.

Comment se comportent entre eux ces quatre principaux personnages de l’entourage de Lénine ?

Pendant l’été 1923, Lénine a déjà subi sa troisième attaque. Il est donc à l’écart des affaires. La direction du Parti et du Komintern se trouve précisément aux mains de ces quatre dirigeants avec lesquels je passe mes vacances : Staline, Trotski, Zinoviev et Boukharine. Nous parlons à bâtons rompus de la politique, mais aussi nous faisons des randonnées à cheval. Je n’ai pas remarqué de signes de discorde.

Quelle impression Staline vous fait-il ?

C’est un homme moins cultivé que les trois autres. Il me paraît rusé, dénué de scrupules, prêt à employer des méthodes expéditives. Une réaction de Staline me frappe, alors. Des dirigeants géorgiens sont venus nous voir pour exposer la situation dans leur république. Ils parlent de « banditisme », de groupes armés dans les montagnes, de nationalistes géorgiens, antirusses et anticommunistes, « Il n’est pas toujours facile d’en venir à bout, disent-ils, car ils bénéficient de la complicité de la population : À ce moment-là, Staline fait sa seule intervention : « Ne pourrait-on pas fusiller un petit peu ? » Il accompagne ces paroles du geste du tireur à la mitraillette.

L’hagiographie et l’iconographie staliniennes ont dissimulé l’infirmité de Staline, son bras gauche plus court que le droit. Cette infirmité était-elle visible ?

À peine. Mais je constate que Staline cache souvent son bras gauche d’une manière ou d’une autre : par exemple, il lui arrive de prendre une pose napoléonienne.

Si vos vacances au Caucase se passent sans histoire, ce n’est pas le cas après.

En effet. Nous rentrons à Moscou, fin août ou début septembre, avec un objectif précis : préparer immédiatement la révolution en Allemagne. La décision doit être prise à deux niveaux : d’abord, au Bureau politique russe ; ensuite, au présidium de l’Internationale.

Bien entendu, je n’ai aucun droit d’entrée dans la première instance, mais Boukharine me tient au courant de ses travaux. Quand une question doit être tranchée au Bureau politique, on commence par faire venir les personnes compétentes pour exposer les données du problème. Pour prendre la décision sur l’Allemagne, Henrich Brandler et Auguste Thalheimer. Ils présentent la situation en Allemagne comme révolutionnaire. Le Bureau politique russe se prononce alors en faveur de l’action révolutionnaire.

Mais, derrière cette unanimité de façade, une cassure se produit au bureau politique. Dans son plaidoyer pour la révolution, Brandler demande une aide fraternelle soviétique sous de multiples formes, dont l’une doit être l’envoi d’un chef historique de la révolution russe pour diriger les opérations. À la question précise : qui ? Brandler répond sans hésiter : Trotski. À la seconde même, Zinoviev, frappé de stupeur, réagit : il est le président de l’Internationale, et le choix ne se porte pas sur sa personne ! Moment de tension extrême : Staline intervient habilement en disant : « Les camarades Trotski et Zinoviev sont trop importants pour être exposés aux dangers d’une présence en Allemagne ; ils sont indispensables à la direction de notre Parti. Je propose l’envoi des camarades Karl Radek [5] et Georges Piatakov [6]. » Effectivement, ces deux dirigeants sont allés en Allemagne.

Comment se sont déroulées les réunions du Présidium de l’Internationale sur la révolution allemande ?

Les travaux du Présidium suivent les délibérations du Bureau politique russe. Quand Zinoviev, Boukharine et Radek font des propositions précises au Présidium de l’Internationale, je sais qu’ils apportent des décisions prises la veille au Bureau politique.

Le Bureau politique russe se réunit chaque jeudi, mais, souvent, les séances se prolongent tard dans la nuit. À son tour, le Présidium siège le vendredi, je m’en souviens bien, car, le samedi, Zinoviev rentrait à Petrograd, par le fameux wagon du Tsar, que j’ai utilisé plusieurs fois avec lui. Le Présidium n’a qu’à entériner la décision du Bureau politique. Il y a, toutefois, une originalité dans notre réunion : nous sommes une dizaine de membres du Présidium, auxquels d’ajoutent les délégués allemands et russes. Mais nous sommes stupéfaits de voir entrer dans la salle Staline, secrétaire général du Parti, et Dzerjinski, chef de la police politique. L’un et l’autre font leur première apparition dans nos réunions. Bien entendu, ils n’appartiennent à aucune haute instance de l’Internationale. Leur présence signifie symboliquement que l’Internationale mais aussi le parti et la Police russes sont du côté des communistes allemands.

À quel moment prenez-vous connaissance du conflit au sommet du Parti russe ? Dans les mois qui précèdent la mort de Lénine ?

Une fois la décision prise sur la révolution allemande, chacun regagne sa place : les Allemands retournent chez eux, les hommes de Moscou s’infiltrent en nombre en Allemagne, et moi, je rentre à Paris. Selon notre schéma, le PCF doit empêcher l’intervention armée de Poincaré contre la révolution en marche en Allemagne ! Je suis porteur de cette directive. Sur le chemin Moscou-Paris, je passe par Berlin. J’y retrouve Radek. Il me met au courant du désaccord qui règne dans le Bureau politique russe. Il prononce une phrase qui reste gravée dans ma mémoire : « Au Bureau politique, ils sont six contre un (Trotski). Espérons que cela fera l’équilibre. » Par ces propos, Radek constate la supériorité intellectuelle écrasante de Trotski sur les autres. Mais il exprime aussi d’espoir que la discorde ne dégénérera pas en schisme définitif.

La révolution allemande échoue, les 21, 22 et 23 octobre 1923, avant même d’avoir été déclenchée sérieusement. Que se passe-t-il ensuite ?

Tout le monde se retrouve à Moscou : les émissaires russes, les chefs du PC allemand, désormais divisé en trois tendances, moi-même. Mais cette fois, le climat politique est empoisonné : l’échec de l’Octobre allemand offre l’occasion d’un règlement de comptes général : La « troïka » (Staline-Zinoviev-Kamenev) intrigue contre Trotski et l’accuse d’avoir été longtemps contre Lénine. Trotski riposte par le rappel de l’attitude défaitiste de Zinoviev et de Léon Kamenev en novembre 1917. Zinoviev rejette la responsabilité de l’échec de l’Octobre allemand sur les deux chefs du PC déjà en difficulté, Brandler et Thalheimer. Ceux-ci se défendent et accusent à leur tour. La foire d’empoigne commence dans le Parti bolchevik et dans l’internationale communiste.

Le 21 janvier 1924, Lénine meurt. Vous êtes à Lyon au Congrès du PCF et vous interrompez les débats pour annoncer la nouvelle. Aujourd’hui, que dites-vous des soupçons exprimés par Trotski, selon lesquels Staline avait fait administrer une drogue à Lénine pour hâter sa fin ?

Ce soupçon est peut-être fondé, mais il faut ajouter que Staline n’aurait fait qu’obéir au vœu de Lénine. En effet, je peux attester qu’en 1923, lors de l’avant-dernière rechute de Lénine, j’ai vu arriver Boukharine au Présidium du Komintern. Il vient de voir Lénine, à Gorki. Naturellement, je lui demande des nouvelles du malade. Boukharine ne peut retenir ses larmes : « Ilitch demande qu’on le tue. Ilitch dit et répète : “Tuez-moi ! Tuez-moi !” » Je revois Boukharine comme si c’était hier. Quinze ans plus tard, Staline accusera Boukharine, au procès de Moscou, d’avoir voulu assassiner Lénine !

Comment est Trotski dans la vie quotidienne ?

Il ne porte aucun intérêt aux questions matérielles, au confort, et à plus forte raison au luxe. C’est vrai qu’il dispose de l’ancienne voiture du Tsar, construite avec une carrosserie spéciale, pour passer en revue les troupes. Trotski est trop préoccupé – je dirai même obsédé – par son rôle dans l’histoire. Les contingences de la vie quotidienne ne l’intéressent pas.

Il est distant et ne compte pas beaucoup d’amis personnels. On en fait vite le tour ! Adolphe Ioffé [7], Christian Rakovski [8]. Eugène Préobrajenski [9] Parmi les communistes français, le plus proche de Trotski est Alfred Rosmer [10]. Mais même ses amis intimes ne « copinent » pas ave Trotski. Quand son fidèle Ioffé lui écrit, en novembre 1927, sa lettre d’adieu avant son suicide, il vouvoie Trotski. Je le sais fort bien. J’ai traduit du russe en français cette lettre de Ioffé quand elle est arrivée à Paris.

Du fait que Trotski n’est devenu bolchevik qu’en juin 1917 et qu’il est distant, la vieille garde léniniste peut accréditer cette thèse que Trotski n’est pas comme les autres. Dans les brochures que Gorki a écrites à la gloire de Lénine, deux jugements opposés sur Trotski sont attribués à Lénine. Je crois que Lénine les a effectivement exprimés – Mais à des moments différents –, le premier étant positif et le second négatif. Dans le premier cas, Lénine fait l’éloge de Trotski comme chef exceptionnel : « Montrez-moi un autre homme capable de faire ce qu’il a fait. » Mais dans le second cas, Lénine dit : « Trotski est avec nous, mais il n’est pas des nôtres ; il y a quelque chose de mauvais en lui, du Lassalle [11]. »

Et Lénine, comment est-il, lui, dans la vie quotidienne ?

Il ne reçoit presque personne. L’une des deux ou trois exceptions est un vieux bolchevik, l’ingénieur Krijanovski. C’est aussi le seul bolchevik qui tutoie Lénine. Celui-ci tutoyait un autre socialiste, son camarade de jeunesse des premiers combats révolutionnaires, Julius Martov, qui devint le chef du menchevisme, comme Lénine le fut du bolchevisme. Rendez-vous compte : même dans sa correspondance avec son ami Inessa Armand, Lénine s’adresse à elle en la vouvoyant, sauf dans deux ou trois lettres !

Et Trotski, dans son travail ?

Il est très systématique et très sûr de lui-même. Je regrette beaucoup d’avoir perdu le plan d’un de ses discours, tout est ordonné, souligné de traits rouges ou bleus, les citations sont mises en évidence et les arguments bien disposés. Ses ordres, comme ceux de Lénine, sont fermes et, quand il note une décision, on constate rarement une rupture dans sa formulation.

Côté négatif : à force de s’adresser aux militants et aux masses, il prend l’habitude de parler à un seul interlocuteur ou à trois ou quatre personnes, comme s’il prononçait un discours sur la place Rouge. Je me rappelle qu’à la fin de 1922, j’ai conduit chez lui une délégation d’anarcho-syndicalistes français, parmi lesquels Gaston Monmousseau, futur membre du Bureau politique du PCF et secrétaire de la CGT au temps du stalinisme. En 1922, Monmousseau et ses amis ne sont pas encore membres du Parti ni adeptes du marxisme-léninisme. Avant de les recevoir, Trotski a lu une de leurs déclarations. En leur présence, il la démolit point par point. Quand il termine son discours emphatique par cette formule : « J’aurais préféré me couper la main plutôt que de signer un tel document », l’impression produite auprès de ces anarcho-syndicalistes est extraordinaire. Ils sont prêts à faire leur autocritique.

Et les épouses de Lénine, de Trotski, de Staline…

Elles sont d’anciennes militantes pré-révolutionnaires. Il n’est pas donc pas question de les envoyer à la cuisine. Elles continuent à collaborer, mais leur activité est politiquement subalterne. L’épouse de Lénine, Nadiejda Kroupskaïa, s’occupe d’éducation ; et de l’épuration des bibliothèques comme Maxime Gorki nous l’apprendra. La femme de Trotski ou de Kamenev – je ne sais plus laquelle des deux, car Kamenev a épousé la sœur de Trotski – travaille dans les musées. Celle de Staline, Nadiajda Allilouïva, appartient au secrétariat de Lénine. Mais il n’y a pas de femmes au Comité central. Vous vous rappelez le mot de Lénine : « Chaque cuisinière doit apprendre à gouverner l’État. » Nous tournions cela en la plaisanterie suivante : « Combien y a-t-il de cuisinières au Comité central ? » réponse : « Aucune. »

À 29 ans, vous êtes le premier dirigeant de l’Internationale communiste à être exclu, dès l’été 1924, pour soutien à Trotski. Pourquoi n’a-t-il pas pris alors votre défense ?

Je suis exclu de l’Internationale lors de son Ve Congrès, en 1924, par une résolution intitulée « Sur l’affaire Souvarine ». Trotski ne peut pas me défendre : il doit suivre la ligne de son parti ; or, comme celui-ci a pris l’initiative contre moi, il doit s’aligner.

Après vos relations se sont détériorées…

Non, pas du tout. Je me rends souvent au Conseil militaire révolutionnaire, siège du bureau de Trotski. Il me confie une mission, caractéristique du climat de surveillance qui règne déjà à Moscou Les deux chefs du PC allemand, Brandler et Thalheimer, épurés par ordre de la « troïka » et retenus d’office à Moscou, ne peuvent pas avoir de contact direct avec Trotski. Je deviens ainsi l’homme de liaison entre ce duo inséparable et Trotski.

Je m’entretiens pour la dernière fois avec Trotski en janvier 1925, dans son bureau, à Moscou. Je suis sur le point de quitter l’URSS. Nous évoquons les sombres perspectives qui se dessinent pour le Russie, en général, et pour Trotski en particulier. À ce moment, il prononce une phrase laconique qui tombe comme couperet : « Ils me tueront. » Trotski n’a que quinze ans d’avance sur l’événement.

Staline prend déjà les principaux leviers de commande, au Kremlin, dans les deux ans qui suivent la mort de Lénine. Quelle est son image dans l’Internationale communiste et le PCF ?

Il reste inconnu dans l’une et l’autre. Au Komintern, il participe pour la première fois à un débat au sein de la Commission polonaise, lors du Ve Congrès, en 1924. L’année suivante, il prend la parole devant la Commission yougoslave. Les deux fois, il parle russe. Il est le seul des dirigeants bolcheviks à ne pas connaître une langue étrangère, ce qui l’élimine automatiquement des débats du Komintern.

Et dans le PCF, qui le connaît, à part vous ?

Personne. Voici deux exemples éloquents. Fin 1923, il y a une conférence nationale du PC dans la grande salle Saint-André, au Kremlin. J’y assiste avec mon ami Amédée Dunois, membre du Comité central du PCF, venu pour la première fois à Moscou. Au cours des débats, il me demande subitement : « On parle quelquefois d’un certain Staline. Tu peux me le montrer dans la salle ? » Je lui réponds : « Tu vois cet homme avec une moustache, c’est lui. » Autre exemple : le 31 octobre 1925, Michel Frounzé [12], vieux bolchevik, Commissaire à la guerre, meurt à Moscou. Le lendemain, en première page, L’Humanité publie un article nécrologique accompagné de la photo de Staline ! Personne, dans le journal, ne connaît le visage de celui qui va se proclamer le principal lieutenant de Lénine !

À votre retour à Paris, vous restez en contact avec l’opposition à Moscou et, l’année suivante, en 1926, vous êtes en possession d’un document historique, appelé le « Testament de Lénine ». Comment vous l’êtes-vous procuré ?

Lénine a dicté deux notes confidentielles :la première, le 25 décembre 1922, et la seconde, le 4 janvier 1923. Dans cette dernière, il dit : « …je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de son poste de secrétaire général. » Dans les querelles qui éclatent après la mort de Lénine, le 24 janvier 1924, il est fait fréquemment allusion à ce Testament, mais peu de personnes, à Moscou, en connaissent le texte exact. À plus forte raison, personne ne le connaît en Occident.

À l’époque, on n’expédie pas encore les opposants bolcheviks de premier plan en déportation en Sibérie, mais à des postes diplomatiques en Occident. Paris en est plein, à l’ambassade avec Rakovski et à la Commission pour le règlement des dettes avec Préobrajenski, qui fait la navette entre Paris et Moscou. Une fois, avant de quitter Moscou, il se rend chez la veuve de Lénine, Kroupskaïa, qui lui confie une copie du Testament pour la remettre à Paris et le rendre enfin public.

C’est ce qui arrive en octobre 1926. Staline réagit violemment. Il déclare que le document est faux. Il oblige Trotski, Zinoviev et Kamenev à répudier publiquement leurs partisans à l’étranger, dont je fais partie. On me met en cause nommément. Il faut attendre exactement trente ans, jusqu’au rapport secret de Khrouchtchev, en février 1956, pour que le Testament soit authentifié par le Kremlin.

En février 1929, Trotski est expulsé d’URSS. Vous entrez immédiatement en correspondance avec lui. Mais, quatre mois plus tard, c’est la rupture définitive. Pourquoi ?

J’envoie à Trotski une lettre de cent vingt-cinq pages dactylographiées. Je passe au crible aussi bien la Russie soviétique et l’Internationale que les thèses de Trotski. Pour moi, l’espoir que représentent l’internationale communiste, le Parti bolchevik, la Russie soviétique est définitivement mort. Trotski est d’un avis opposé. À la fin de sa réponse à ma lettre, il affirme que le mort, c’est non pas le communisme, mais Souvarine. Il tranche par cette formule lapidaire : « On jette un homme à la mer et on passe à l’ordre du jour. »

De 1930 à 1935, vous consacrez la majeure partie de votre temps à votre Staline, aperçu historique du bolchevisme. Cette biographie est la première à paraître en France, sinon dans le monde. Au cours des années suivantes, vous écrivez beaucoup sur Staline. Mais vous attendez 1953, l’année de sa mort, pour parler de sa « folie ».

En 1953, avec mon ami Nicolas Valentinov, un ancien bolchevik, auteur d’un ouvrage capital : Mes rencontres avec Lénine, nous avons écrit Un Caligula à Moscou. Le cas pathologique de Staline. Pour la première fois, on a introduit la maladie mentale de Staline pour mieux expliquer son attitude. Notre étude repose sur des sources sûres, mais inutilisables auparavant. Ces sources, ce sont les confidences de plusieurs bolcheviks que Valentinov a pu rencontrer en 1936, 1937 ou de la police, ils tiennent leurs informations directement des médecins du Kremlin, en particulier des Drs Pletniev et Levine, que j’avais connus déjà au temps de Lénine et qui furent condamnés à mort au procès Boukharine-Rykov, en 1938.

Quand cette étude paraît dans le bulletin Est et Ouest, les critiques sont de loin plus nombreuses que les approbations. Une fois de plus, il faut attendre le rapport secret de Khrouchtchev, pour obtenir enfin, de source officielle, les premières confirmations sur l’état mental de Staline. Certains passages du rapport secret de Khrouchtchev de 1956 et de notre étude de 1953 offraient des similitudes frappantes. Près d’un quart de siècle s’est écoulé, depuis lors. En dépit de l’embargo du Kremlin sur Staline, les témoignages se sont accumulés. On trouve, paraît-il, de nombreuses informations nouvelles dans les Mémoires de Dimitri Chostakovitch, qui viennent de sortir aux États-Unis. Le compositeur cite le nom d’un psychiatre russe connu, Vladimir Bekhterev, qui avait aussi diagnostiqué la maladie mentale de Staline. Ce médecin est mort peu après dans des conditions douteuses.

Avant et après la guerre, Staline a trouvé le moyen de liquider physiquement un certain nombre de ses adversaires en Occident. Avez-vous été menacé ?

Je n’en ai pas le sentiment. J’ai une explication, mais je ne suis pas certain que ce soit la bonne. Les services de Staline procédaient selon certains critères. Par exemple, les opposants russes (trotskistes ou autres) qui vivaient en Occident ont été victimes de nombreux assassinats. Mais les opposants détenteurs de passeports occidentaux furent plutôt épargnés.

Concernant la filiation Lénine-Staline, vous avez écrit que sans l’un, il n’y aurait pas eu l’autre et que Staline n’a fait qu’avilir à l’extrême ce que Lénine avait inventé. Mais quelle est la part de responsabilité de Trotski dans les malheurs du communisme russe ?

Trotski a contribué à forger, avec Lénine, le mythe de la « dictature du prolétariat » et le dogme de « l’infaillibilité du Parti », au mépris des idées réelles de Marx, invoquées à tort et à travers. D’ailleurs, les bolcheviks ne citent presque jamais les idées exprimées par Marx et Engels à la fin de leur vie, mais toujours celle des périodes antérieures, avant qu’ils aient achevé leur évolution intellectuelle.

Incontestablement, Trotski partage avec Lénine la responsabilité de l’élévation de Staline au secrétariat du Parti, d’où il a résulté l’omnipotence du parvenu. À la XVe Conférence du Parti (octobre-novembre 1926), Trotski a déclaré : « Certes, le camarade Staline est l’homme le plus éminent de notre Parti, le militant le plus important, sans lui, on ne saurait constituer le politburo ». Or, en même temps, en privé, il traite Staline de « fossoyeur du Parti et de la Révolution » ; il a déjà dit : « Staline est la plus éminente médiocrité de notre Parti. »

Quand Staline commence son ascension au pouvoir, Trotski s’obstine à donner une interprétation marxiste du phénomène : Staline est présenté comme l’expression des koulaks, d’abord, de la bureaucratie ensuite. La première explication tombe d’elle-même, quand Staline déclenche la collectivisation forcée. La seconde ne signifie strictement rien, car, en Russie, tout est déjà bureaucratisé : le Parti, l’économie, l’État. Ce n’est qu’à la fin de sa vie que Trotski évoque les Borgia à propos de Staline. Avec cette référence à Machiavel, il est beaucoup plus près de la vérité qu’avec ses pseudo-analyses marxistes-léninistes.

Si toutes les oppositions successives à Staline ne sont pas écrasées, le mérite lui revient, mais Trotski est le premier responsable de ses défaites.

Quel rôle joue Trotski dans les affaires du PCF ?

Dans l’Internationale, Trotski s’occupe personnellement des affaires françaises. Il trace la ligne aux réunions de l’Internationale. Il tranche aussi en dernière instance, dans les cas délicats.

Par exemple ?

L’espionnage. Vers 1922, Robert Pelletier, rédacteur à L’Humanité, se laisse recruter par les services de renseignements soviétiques. Quand je l’apprends, par une indiscrétion d’un membre du Comité central, Victor Méric [13], je demande à Pelletier de choisir entre le journal et l’espionnage. Mais la décision définitive appartient à Trotski. Il tranche catégoriquement : les responsables du Parti ne peuvent pas travailler en même temps pour l’espionnage soviétique.

Trotski décide-t-il aussi de l’aide financière au PCF ?

Au départ, L’Humanité, est rentable. En outre, il n’y a pas mal de réserves, au sommet du parti, pour recevoir l’argent de Moscou. Pendant l’été 1921, Trotski a écrit une lettre confidentielle, où il réfute les arguments des camarades hostiles aux subventions soviétiques. Dès cette année-là, nous acceptons l’aide soviétique sur deux points précis : l’édition de la Bibliothèque communiste et les voyages de nos représentants à l’étranger, en premier lieu à Moscou. Peu après – mais sans nous demander notre avis – Moscou accorde une subvention au journal des jeunesses communistes, L’avant-garde. Le reste est venu si rapidement qu’en 1927, dans la majeure partie de ma lettre à Trotski et aux autres opposants, je parle de la dégénérescence morale dont la source est vulgairement matérielle. Je cite ce mot de Charles Rappoport, un des fondateurs du PCF, qui pourtant n’était pas encore un opposant : « On a remplacé des valeurs par des voleurs. »

Mais vous avez aussi votre part dans la direction du PCF, par exemple dans la montée de deux jeunes militants, Jacques Doriot et Maurice Thorez ?

C’est exact. Je les ai repérés : Jacques Doriot dès 1921 et Maurice Thorez dès 1923. L’explication est facile.

Au lendemain du Congrès de Tours, presque toute la vieille garde, les disciples de Guesde et de Jaurès a décidé de rester dans la « vieille maison », la SFIO. Il en est de même pour la majorité de nos députés. Nous devons vite chercher de jeunes militants et de les aider à monter dans le parti. Spécialement s’ils sont d’origine ouvrière : dans notre Comité central d’après Tours, il n’y a guère de prolétaires. Doriot et Thorez en sont. Ils présentent bien, ils parlent bien, et ils sont avides d’apprendre.

Tous deux sont de jeunes militants propres. Moscou devenu une école de corruption, les a dévoyés. En 1924, Thorez est encore de mon côté, avant de choisir Moscou. Quant à Doriot, dans ma lettre de 1927 à l’opposition russe, je le qualifie de futur fasciste.

Dans un article écrit en 1978, après la réédition de votre Staline, vous avez répondu encore plus précisément à la question : « Staline, pourquoi et comment ? » On sait depuis toujours que Staline conquit le pouvoir grâce à l’appareil du Secrétariat. Mais selon vous, il a existé un véritable appareil de l’appareil, presque inconnu : la Section d’organisation et de répartition des cadres, qui décide de toutes les promotions ou des mutations. Or cette section existe toujours, sous le nom de Section des affaires générales. Son détenteur, pendant quinze ans, sous Brejnev, a été Constantin Tchernienko, récemment promu au Bureau politique et au Secrétariat du Parti. Peut-on en déduire que Tchernienko succédera à Brejnev ?

La succession de Brejnev dépend, non pas du choix d’un homme, mais de la continuation d’une politique. La seule question décisive à Moscou, depuis la mort de Staline, c’est le choix entre la dictature personnelle et la direction collective. Cette question est régulièrement tranchée en faveur de la direction collective.

Au lendemain de la mort de Staline, les pronostics pour sa succession allaient en faveur de trois dirigeants : Malenkov, Beria, Molotov. Ils ont été tous les trois éliminés, au profit de Khrouchtchev, dont personne n’avait prévu la victoire. Pourquoi ? Parce qu’il rassurait l’appareil du Parti. Celui-ci ne s’était pas trompé dans son estimation : Khrouchtchev a repris le message laissé par Lénine et abandonné par Staline : « Ne pas verser de sang dans le Parti ». Le jour où Khrouchtchev a menacé les « apparatchiks », non plus dans leur existence physique, mais dans leurs positions acquises ; lorsqu’il a décidé le renouvellement d’un tiers du Comité central à chaque congrès, il a signé son arrêt de mort politique. Les apparatchiks se sont dit qu’il valait mieux écarter Khrouchtchev au lieu de se laisser écarter par lui. Ce fut fait en 1964.

Que se passe-t-il sous Brejnev ?

Depuis que Brejnev est au pouvoir, la direction reste toujours collective. Le système fonctionne à l’intérieur et à l’extérieur. L’expansionnisme soviétique se porte très bien depuis que Brejnev est malade. Brejnev a évité l’erreur commise par Khrouchtchev de vouloir imposer la rotation du personnel dirigeant. D’où cette conséquence : l’oligarchie communiste devient aujourd’hui de plus en plus une gérontocratie.

Quel est le portrait-robot d’un successeur de Brejnev ?

Le choix d’un successeur se fera au Bureau politique, où siègent une douzaine de personnes. Le choix se portera sur un Russe ou un dirigeant russifié. Les plus de 75 ans pourront difficilement assumer (sauf pendant un bref intérim) la fonction de Secrétaire général. Le choix se réduit donc à trois, quatre ou cinq personnes du Bureau politique ou du Secrétariat. Le nom du titulaire n’a pas d’importance. L’essentiel, c’est la continuité politique, en particulier l’attitude à l’égard du monde non communiste.

L’équipe actuelle n’a conservé du léninisme que quelques rudiments. Une formule de Lénine, toutefois, a gardé toute sa force : « Kto kogo ? » (Qui l’emportera ?). Les dirigeants du Kremlin croient fermement que l’évolution du rapport de forces entre le « capitalisme » et le « socialisme » est en faveur de ce dernier. Ils estiment qu’ils peuvent se tromper sur la vitesse, mais pas sur la direction générale du mouvement, qu’ils appellent « le processus révolutionnaire mondial ».


II

Entretien avec
Michel Heller


Il reste peu de gens qui aient connu Staline aux temps lointains où il n’était que « secrétaire général » et pas encore « Secrétaire génial ». Parmi eux, Boris Souvarine, révolutionnaire français, publiciste, historien, auteur de la première biographie de Staline, écrite en 1935 et inégalée depuis. Rééditée en France en 1977, cette biographie a été reconnue comme « l’un des livres les plus importants du xxe siècle ».

Boris Souvarine déteste accorder des interviews. Certes, c’est là un exercice fatigant à son âge, mais c’est surtout qu’il préfère confier ses pensées au papier. Il ne peut exprimer clairement, précisément et intégralement ce qu’il pense que par écrit. C’est du moins ce qu’il croit. Pour Continent, Boris Souvarine fait toutefois aujourd’hui une exception, en acceptant de répondre à quelques questions sur Staline à l’occasion du centenaire de sa naissance.

Boris Konstantinovitch, ma première question sera une question rituelle ; où et quand avez-vous rencontré Staline ?

En 1921, je suis arrivé à Moscou avec la délégation du Parti communiste français. Lénine me proposa pour le secrétariat du Komintern. Une fois au secrétariat, je fus coopté au Comité exécutif et au Petit bureau. Mes premières relations avec Lénine dataient de 1916. J’avais écrit un article critiquant « nos amis qui se trouvent en Suisse ». Lénine m’avait répondu. Il avait donc entendu parler de moi, et moi, bien sûr, je connaissais le guide de la révolution. Nous fîmes réellement connaissance à Moscou.

Au Comité exécutif du Komintern, les délégués du PCR étaient Lénine, Trotski, Zinoviev, Boukharine et Radek. C’est eux que je voyais. Staline ne participait pas aux travaux du Komintern.

En septembre 1923, je suis parti me reposer à Kislovodsk. Dans le train, je me suis affreusement pincé le doigt. Arrivé à destination, on me donna un lit dans un foyer, mais j’ai toujours été individualiste. Je repartis à la gare, le seul endroit animé de la ville. J’achetai un journal et j’appris qu’il y avait eu un grand tremblement de terre au Japon. Sur ces entrefaites, un train arriva, Boukharine, puis Zinoviev, en descendirent. Boukharine était un homme joyeux, très émotif ; il m’embrassa en m’appelant : « Mon petit Souvarine. » Zinoviev me salua et me demanda : « Quoi de neuf ? » Je répondis : « Un tremblement de terre au Japon. » « C’est grave ? » demanda Zinoviev. Comme je lui répondis par l’affirmative, il dit d’un air soulagé : « Bien. La guerre est reportée à quelques années. » Tous les dirigeants soviétiques vivaient alors dans la terreur, attendaient d’une minute à l’autre une attaque, anglaise ou japonaise, sans distinction. Ils étaient persuadés que les impérialistes allaient les envahir.

Quand il apprit qu’on m’avait donné une place dans un foyer, Boukharine me proposa de m’installer dans sa villa, où il y avait beaucoup de chambres et où vivaient déjà Clara Zetkin, son fils Safaro et Lachévitch. Zinoviev habitait non loin. Trotski occupait une villa retirée sur la montagne : il vivait seul comme un aigle. Staline logeait à Essentouki. Et venait tous les jours en draisine pour discuter et rigoler un coup. Un jour, j’assistais à une grande discussion où tout le monde prenait part et où les communistes locaux parlaient de « bandits ». Ainsi appelaient-ils les montagnards-partisans qui attaquaient la poste et les conseils ruraux. En écoutant cette histoire, Staline fit le geste de tirer à la mitraillette et demanda : « Et on ne pourrait pas le fusiller un petit peu ? » Dans ses paroles, sa mimique, on pouvait lire la cruauté et la haine. Je me souviens qu’un jour quelqu’un remarqua que tous les dirigeants du pays se trouvaient ici. À Moscou, il n’y avait plus que Kamenev, c’était lui le maître de la Russie, c’était lui le pouvoir des Soviets. Il suffisait de le tuer, et le pouvoir serait vacant.

Nous sommes rentrés au début octobre. À chaque gare, les gens réclamaient un orateur. Et l’un d’entre nous faisait un discours.

Nous sommes rentrés pour prendre le pouvoir en Allemagne. En octobre 1923, la révolution en Allemagne semblait imminente. Au Politbureau, Trotski proposa de fixer la date de l’insurrection, d’autres membres du Politbureau protestèrent. Trotski publia dans la Pravda un article intitulé « Peut-on fixer la date d’une insurrection ? » Il affirmait qu’on ne pouvait fixer à l’avance la date d’une révolution, mais qu’on pouvait le faire pour une insurrection. Il proposa le 7 novembre. Il avait envie de répéter ce qui avait réussi six ans plus tôt. Des dirigeants du PCA, Brandler et Thalheimer, arrivèrent à Moscou : ils réclamaient un « chef », ils n’avaient pas confiance en eux. On leur demanda : « Qui voulez-vous comme chef ? » Ils répondirent « Trotski. » Cette réponse provoqua la fureur de Zinoviev. Comment, ce n’était donc pas lui, le président du Komintern, que les Allemands voulaient prendre pour chef ?

C’est Staline qui dénoua le conflit dans le Politbureau. Il prit le rôle du réconciliateur, il calma les esprits, il sut convaincre les gens. Non, disait-il, nous n’enverrons ni Trotski ni Zinoviev, ils sont tous deux trop importants, trop utiles ici, à la maison.

On décida d’envoyer en Allemagne Piatakov, qui était étiqueté à droite, et Radek, étiqueté à gauche. C’était là une pratique courante chez les bolcheviks : on formait des délégations constituées d’ennemis personnels ou politiques. Avec eux partirent en Allemagne tous les dirigeants de la Tchéka qui savaient l’Allemand : Unchlicht, Trilisser, etc.

C’est au moment des préparatifs de la révolution allemande que Staline fit ses premières armes à une réunion du Présidium du Komintern. Il était d’ailleurs accompagné par Dzerjinski. C’est le début de l’activité de Staline dans le mouvement révolutionnaire international. Il ne masquait pas son mépris pour le Komintern : il prenait ses membres pour des mercenaires et appelait le Komintern « cette boutique ». Staline n’était pas le seul à avoir cette opinion du Komintern et de ses membres. Plus d’un demi-siècle après, je me souviens d’un mot bien russe qu’employait l’un des dirigeants de l’Opposition ouvrière, A. Medvedev, pour qualifier ceux du Komintern : « de la valetaille » – car ils soutenaient toujours la « ligne générale » contre les fractions. On ne peut pas dire que c’était faux : le Comité exécutif du Komintern faisait confiance à la direction du PCP (b) et votait toujours pour les décisions prises par le Politbureau.

Que saviez-vous de Staline en 1923 et qu’en pensez-vous ?

Je n’en pensais rien. Une fois, mon grand ami Amédée Dunois arriva de France pour une conférence du PCP (b). Dans la salle de réunion, il se mit à me demander : « Lequel est Staline ? On dit que c’est un personnage important ? » Des yeux, je fis le tour de la salle, dénichai Staline parmi les autres délégués du Parti et le lui montrai : « Tiens, c’est celui-là, avec la moustache… »

Staline commença à se faire remarquer. Je connaissais les affaires russes mieux que d’autres, car je savais déjà un peu parler russe et j’avais des amis qui parlaient français : Chliapnikov, Kollontaï, Safarov. Staline, pour moi, c’était un secrétaire du Comité central. Et je comprenais le rôle d’un secrétaire, fût-il le secrétaire général, comme celui d’un homme qui donnait des ordres à des dactylos et qui faisait en sorte qu’il y ait de la lumière dans les locaux.

Que se passa-t-il, de quelle façon se produisit l’irrésistible ascension de Joseph Staline ?

Avant Staline, les secrétaires du Comité central avaient été des intellectuels russes : Krestinski, Préobrajenski, Sérébriakov (qui, lui, était un fils d’ouvriers). Ils ne cessaient pas de discuter, de faire du vent, ne répondaient pas aux lettres, n’allaient pas vérifier si les décisions étaient exécutées. Staline, lui, quand il prit en main le secrétariat, remit tout en ordre. Mais surtout, Staline avait compris le rôle et le sens de la Section de comptabilité et d’affectation (Outchraspred) qu’il renomma ensuite Section d’organisation et d’affectation (Orgaspred). Il avait compris que c’était dans cette section du Comité central que se décidait le sort de tout communiste : si Untel devait rester travailler à Moscou ou s’il était muté à Astrakhan ou à Toukhouransk. Quand on devait voter les « plates-formes », on ne votait pas pour « la révolution permanente » ou pour « le socialisme dans un seul pays », mais pour un appartement à Moscou ou à Léningrad. Je me souviens d’une anecdote qu’on aimait raconter, à l’époque. Répondant à un questionnaire, un commissaire écrit sous la rubrique « personnes à charge » : une femme, trois enfants, une belle-mère, 300 mineurs de fond anglais.

Pour les adversaires de Staline, l’idéologie, les arguments idéologiques étaient très importants. Trotski rapporte dans ses Mémoires une note tirée d’un carnet de sa femme, Natalia Sédova : « Lev Davydovitch est rentré en sueur de la réunion du Politbureau. » Mais pourquoi en sueur ? D’avoir cité Marx ?

Staline menait son jeu. Il s’efforçait d’être un bon secrétaire du Comité central, il soutenait ceux qui le soutenaient. Trotski ne cachait pas son mépris de tous. Staline comprit que, à part une poignée d’idéalistes, la majorité pensait avant tout à bien vivre.

Quand, d’après vous, Staline comprit-il qu’il pouvait devenir le maître du parti et du pays ?

Quand il eut vaincu Trotski. Après, tout devenait possible.

La dernière question que je voudrais vous poser est au sujet de Lénine. Quelle est sa part de responsabilité dans l’accession de Staline au pouvoir suprême ? Doit-on considérer Staline comme le fils « illégitime » ou le fils « légitime » de Lénine ?

Avant tout, je veux commencer par dire que je suis arrivé à Moscou alors que tout était en train de changer. Les choses changeaient et les gens aussi. Comme par magie, des marchandises apparaissaient, affluant par divers canaux. La Soukharevka [14] grouillait de monde et était remplie de produits divers. On avait ouvert des maisons d’édition privées. On me montrait le Livre de la marquise, parut à Petrograd. Je rencontrais des anarchistes que personne n’inquiétait (Sandomirski, Aleïnikov, Andreï Andréev, qui était mon lointain parent). On avait annoncé la liquidation de la Tchéka (nous, Français, ne pouvions prévoir que le Guépéou ne serait pas meilleur). Lénine avait déclaré : « C’est du sérieux, c’est fait pour durer… »

Lénine avait changé et il y avait toutes les raisons d’espérer qe ce n’était pas là la fin des changements, qu’il retiendrait la leçon des années passées. Ne disait-il pas : « Les fait sont têtus ? » Il lui était déjà arrivé de changer d’avis. En avril 1917, comme Plékhanov et Martov, il pensait que la révolution russe serait une révolution bourgeoise-démocratique… Il avait attendu septembre pour se rendre compte que le Gouvernement provisoire était impuissant et que le peuple, mécontent de la guerre, s’impatientait, il avait attendu septembre pour changer d’opinion. En fait, il avait adopté le point de vue de Trotski sur la révolution permanente. C’est ce qu’écrit Ioffé dans sa lettre d’adieu, juste avant de se suicider.

Lénine changea encore une fois après Cronstadt. Et, à la fin de sa vie, il se demandait quels seraient les prochains changements. Ses derniers articles montrent son désarroi. Mon ami le Dr Goldenberg, qui visita Lénine avec Semachko aux Gorki [15], racontait en rentrant à Moscou : « Ilitch se rend parfaitement compte de tout, il sait bien qu’il n’agit pas, mais il ne sait pas quoi faire. »

Trotski aussi avait changé. Au lieu, comme il le faisait avant 1917, d’utiliser son intellect, il essayait d’adapter le pseudo-marxisme de Lénine, un marxisme primitif, anémique, squelettique, qui stérilisait toute pensée vivante. Il avait compris que la révolution avait été faite par le Parti, que le Parti était l’unique support du régime, que le Parti était l’œuvre de Lénine. Aussi cherchait-il, dans toutes les circonstances, une « explication de classe ». C’est ce qui le perdra. Par ailleurs, son action comme Commissaire du peuple à la guerre, ses succès militaires, tout cela empoisonna ses rapports avec les gens. Il était persuadé que toute difficulté, toute résistance pouvaient être surmontées parce seul mot : « fusiller ! » Son penchant doctrinaire se transforma en dogmatisme et l’empêcha de comprendre ce qui se passa après la mort de Lénine. Il croyait qu’on pouvait tout expliquer par l’influence des koulaks, puis par celle de la bureaucratie, alors que, en réalité, Staline était en train de constituer une véritable bande dénuée de tous principes et décidée à garder le pouvoir quel qu’en soit le prix en vies humaines. Avec tous ses privilèges et toutes ses prérogatives, Trotski ne le comprenait pas, ce qui revenait à un suicide.

À mesure que ses fonctions s’élargissaient et que son pouvoir s’accroissait, Staline, lui aussi, changeait. Lénine appréciait ses capacités à remettre en ordre le secrétariat. Mais surtout, Lénine et Trotski, théoriciens de la dictature terroriste, laissaient volontiers à Staline, qui représentait le Politbureau au collège directorial de la Tchéka, le rôle d’exécuteur des Hautes œuvres, car ils savaient que sa main ne tremblerait pas. Indifférent à la théorie, connaissant la terminologie juste assez pour comprendre la langue qu’on employait au Politbureau et au Comité central, armé de toute la puissance du parti, c’est-à-dire de l’appareil d’État, y compris le Bureau d’organisation (Orgburo), la Section de comptabilité et d’affectation (Outchraspred), l’inspection ouvrière et paysanne (Rabkrin), le Guépéou, ayant la possibilité d’interpréter comme il l’entendait le « marxisme-léninisme » devenu religion officielle et dogmatique, Staline atteignit peu à peu des sommets où ses « succès » se mirent à lui donner le vertige ; vertige qui se transforma à la fin en vraie paranoïa.

Aussi est-il indispensable, quand on considère des faits donnés, de toujours étudier à quelle époque ils ont eu lieu. Sans oublier que Staline portait en lui, dès l’enfance, des germes de vulgarité, de haine, de cruauté, qui s’épanouirent avec opulence pour servir son ambition illimitée après qu’il eut reçu l’héritage immérité de Lénine. Sa supériorité sur ses rivaux résidait dans son aptitude à ne pas se payer de mots et dans son habileté à spéculer sur les faiblesses humaines quels que soient les moyens. C’est ainsi qu’il accomplit son ascension et consolida sa tyrannie au sein de l’oligarchie toute-puissante qu’avait constituée Lénine.

Trotski soupçonnait Staline d’avoir abrégé la fin de Lénine en lui donnant du poison. Peut-être ce soupçon est-il fondé. Si tel est le cas, toutefois, Staline n’a fait qu’accomplir la volonté de Lénine. Je peux témoigner du fait suivant. En 1923, à quelques jours de l’avant-dernière crise de Lénine, j’ai rencontré Boukharine qui arrivait à une réunion du Comité exécutif du Komintern. Il rentrait tout droit des Gorki. Naturellement, je lui ai demandé comment allait Lénine. Boukharine ne pouvait pas retenir ses larmes : « Ilitch demande qu’on le tue, me dit-il. Il répète sans arrêt : “Tuez-moi ! Tuez-moi !” » En proie à une vive confusion, il cherchait des mots que je puisse comprendre (avec ma connaissance livresque du russe) et qui ne soient pas non plus trop grossiers, pour me faire entendre que Lénine faisait sous lui. C’était pourquoi il implorait : « Tuez-moi ! » Boukharine, bouleversé à l’extrême, m’expliquait : « Il a honte… il a honte. » Aussi je pense – et, ce faisant, je m’appuie sur une source sérieuse – que si Staline a abrégé les jours de Lénine, il l’a fait sur la demande expresse de son maître.

Sans conteste, Trotski partage avec Lénine la responsabilité d’avoir choisi Staline pour la fonction de Secrétaire général, fonction qui lui a donné les pleins pouvoirs.

Sans conteste, aussi, il n’y aurait pas eu de Staline sans Lénine. Mais je ne suis pas d’accord avec ceux qui placent entre eux un signe d’égalité, avec ceux qui appellent Lénine le second Staline. La différence, c’est que Lénine était un utopiste, prêt à commettre les crimes les plus affreux pour accomplir son idée. Staline, lui, était un cynique qui ne croyait qu’en Staline, qui était prêt à tout et faisait tout uniquement pour lui-même, pour la sauvegarde et l’accroissement de son pouvoir, pour assouvir son monstrueux amour-propre.

Traduit du russe par Régis Gayraud



[1] Karl Liebknecht (1871-1919) : l’un des fondateurs du PC allemand. Assassiné, avec Rosa Luxemburg, le 15 janvier 1919, après l’insurrection révolutionnaire manqué de Berlin.

[2] Pierre Pascal (1890-1983) : en Russie de 1916 à 1933. Ensuite professeur à la Sorbonne.

[3] Alexandra Kollontaï (1872-1952) : première femme membre du gouvernement révolutionnaire de Lénine.

[4] Alexandre Chliapnikov (184-1937) : ministre dans le premier gouvernement de Lénine, assassiné par Staline.

[5] Karl Radek (1885-1939) : membre du Comité central sous Lénine. Condamné en 1937 à dix ans de prison, mort deux ans plus tard.

[6] Georges Piatakov (1885-1937) : membre du Comité central sous Lénine. Condamné à mort au procès de Moscou de 1937.

[7] Adolphe Ioffé (1883-1937) : diplomate soviétique. Il se suicide en 1937.

[8] Christian Rakovski (1873-1941) : Premier ministre d’Ukraine, membre du Comité central, ambassadeur à Londres, puis à Paris. Condamné à une peine de réclusion en 1938, mort en prison.

[9] Eugène Préobrajenski (1886-1938) : économiste, membre du Comité central sous Lénine. Opposant à Staline. Fusillé sans procès au cours de la grande urge.

[10] Alfred Rosmer (1877-1964) : syndicaliste révolutionnaire.

[11] Ferdinand Lasalle (1825-1864) : socialiste allemand. Entré en conflit avec Marx, qui jugeait sévèrement ses « fanfaronnades » et ses « vantardises ».

[12] Michel Frounzé (1885-1925) : l’un des chefs de l’Armée rouge. Il succède à Trotski, en janvier 1925, au poste de commissaire à la Guerre.

[13] Victor Méric (1976-1933) : publiciste français, membre du Comité central du PCF à sa fondation, à Tours, en décembre 1920.

[14] Place (et quartier) de Moscou célèbre dès avant la Révolution pour son marché aux puces situé à l’ombre de la tour de Soukharévo, détruite par la suite, la Soukharevka devint, sous la NEP, le symbole du petit commerce privé, et n’y survécut pas.

[15] Localité située à une vingtaine de kilomètres de Moscou, où Lénine résida de mai 1923 à sa mort, le 21 janvier 1924, à ne pas confondre avec la ville de Gorki (Ex-Nijni-Novgorod). N. A. Sémachko, Commissaire du peuple à la Santé publique, visitait fréquemment Lénine lors de sa maladie et servait de lien entre les médecins et le Pari. À propos du séjour de Lénine aux Gorki, cf. N. Petrenko, « Lenin v Gorkax – bolezn’ i smert’ » (« Lénine aux Gorki – la maladie et la mort », in « Minuvsee » (« Le Passé »), almanach historique, semestriel, tome 2 ; Paris : 1986, p. 143 à 287, en russe, qui constitue le dossier le plus complet et le plus précis sur ce sujet tabou de l’historiographie soviétique.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 5 octobre 2017 9:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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