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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Matériaux d'une théorie du prolétariat. (1914)
Avant-propos, 1914


Une édition électronique réalisée à partir du livre Georges Sorel (1914), Matériaux d'une théorie du prolétariat. Paris-Genève: Slatkine Éditeur, 1981, 452 pp. Collection “Ressources” . Réimpression de l'édition de 1921.

Avant-propos
Juillet 1914

I, II, III, IV, V, VI, VII

- III -
La saine interprétation des symboles que nous examinons ici, se heurte aux illusions acceptées par un très grand nombre de nos contemporains, auxquels on a persuadé qu'il est possible de se rendre compte scientifiquement de la marche générale des choses qui intéressent au plus haut degré la civilisation ; ils admettent qu'il serait fort téméraire d'annoncer l'arrivée prochaine d'un événement politique, attendu que l'on cite de fort nombreuses erreurs, parfois énormes ou même cocasses, commises par d'illustres hommes d'État, qu'avait égarés la malencontreuse ambition de faire de telles prophéties ; mais ils croient fermement qu'une bonne connaissance des ensembles du passé permettrait à des sociologues d'obtenir des aperçus très vraisemblables d'ensembles futurs. Nos symboles possèdent une clarté plus grande que celle d'aucune autre des expressions susceptibles d'entrer dans une description schématique d'une masse de siècles ; c'est pourquoi les professionnels du scientisme historique s'emparent d'eux avec avidité, sans se demander quelle est la cause de cette bienfaisante clarté (Note 20) ; tout critique ayant l'habitude de considérations pragmatiques, observera qu'il est absurde de vouloir profiter de la diremption pour obtenir de la clarté et d'oublier ce qu'est la diremption quand on se sert de ce qu'elle a produit. On s'expose donc à tomber dans de graves sophismes en employant nos symboles dans des conditions qui sont Inconciliables avec la nature de leur génération ; leur sens devient vague, leur usage arbitraire et, par suite, leur clarté trompeuse ; aussi longtemps que le scientisme historique exercera sur les esprits l'influence qu'il possède actuellement, il sera difficile d'utiliser nos symboles sans commettre quelques-uns des contresens que ce scientisme favorise. Nous sommes ainsi conduits à nous demander quelles raisons peuvent donner une autorité si dangereuse à une théorie que ne peut justifier aucune considération scientifique (Note 21).

Chez beaucoup d'auteurs, elle ressemble d'ailleurs étonnamment aux parties les plus hasardeuses de la physique péripatéticienne. Aristote se demande parfois ce qui arriverait au cas où certains corps sortiraient des limites de l'expérience au point qu'on dût appeler nulles ou infinies quelques-unes de leurs qualités importantes ; il n'a pour se diriger dans ces raisonnements extrêmes que des observations faites sans appareils précis de mesure, dans les conditions médiocrement déterminables de la pratique la plus vulgaire et dans les limites très restreintes que celle-ci comportait chez les anciens ; le philosophe grec voulait établir, au moyen de démonstrations par l'absurde, l'impossibilité de certaines hypothèses, contraires aux constatations habituelles du sens commun. Aujourd'hui des sociologues, qui ont l'ambition de marcher à l'avant-garde du progrès, prennent pour points de départ quelques données de l'économie capitaliste, considérée d'ailleurs avec des intentions polémiques ; de là ils sautent dans les abîmes de la préhistoire, puis s'envolent dans l'empyrée où ils construisent des cités bienheureuses ; ils entendent amener leurs lecteurs à croire que leurs rêveries sont parfaitement scientifiques. De telles aberrations nous font deviner que les succès du scientisme historique tiennent à des impulsions psychologiques puissantes qui poussent l'homme à vouloir être trompé.


a). - La démocratie poursuit, dans tous les pays, la ruine des forces qui maintiennent encore un peu vivaces les traditions nationales. Les constructions du passé sont généralement assez solides pour résister aux pamphlétaires qui racontent aux pauvres diables les ridicules, les vices ou la malfaisance de certaines autorités sociales dévoyées ; les théories de l'État rationnel dont les démagogues se servent pour opposer ce qui devrait être suivant la logique, aux choses que le temps a fait naître, sont trop abstraites pour avoir de l'efficacité par elles-mêmes ; mais ces deux moyens de propagande deviennent fort redoutables quand les masses sont persuadées que les lois de l'histoire imposent la réalisation des projets formés par les destructeurs de l'histoire. Ce que les écrivains conservateurs nomment les œuvres vénérables des ancêtres, se réduirait, au dire des démagogues, à des usages mondains, à des mensonges conventionnels imposés par une éducation absurde, à des accidents dus à. l'habileté machiavélique des classes dirigeantes ; les docteurs du progrès invoquent les lois de l'histoire pour faire croire à la plèbe que les anciennes contraintes ne sauraient plus être longtemps maintenues après que celle-ci, enfin éclairée sur l'ordre naturel des sociétés, ayant acquis la claire conscience de ses forces de combat, a pris la résolution de faire naître une ère où la volonté du, plus grand nombre sera souveraine ; au cours du XIXe siècle la bourgeoisie a été tellement troublée par la peur des révolutions qu'elle a accepté avec résignation les revendications de la démocratie, dont le triomphe fatal lui était annoncé par de nombreux philosophes (Note 22). Les chefs des partis radicaux seraient vraiment bien naïfs s'ils ne défendaient pas avec une extrême énergie les sophismes du scientisme historique qui leur ont été si avantageux ; leur clientèle qu'ils savent si bien fanatiser (Note 23) en excitant ses sentiments de jalousie (Note 24), en la gavant d'utopies et en lui faisant obtenir quelques menus avantages, traite d'exécrables réactionnaires les gens qui osent nier qu'une force irrésistible entraîne le monde moderne vers l'égalité (Note 25) ; peu de personnes se soucient d'affronter ces clameurs.


b). - Le scientisme historique a beaucoup contribué à la transformation de l'esprit des paysans français qui, à la grande surprise des écrivains catholiques, sont devenus en peu d'années des anticléricaux irréductibles (Note 26). La sagesse plébéienne, dont le type le plus parfait se trouve aux champs, est affectée d'un genre d'étourderie qu'on rencontre souvent dans les intelligences timorées ; l'homme du commun ne se lance point dans une entreprise nouvelle s'il n'est séduit par le mirage d'avantages énormes, paraissant presque certains et prévus comme devant se produire à bref délai ; c'est ce que savent les financiers sans vergogne qui attirent dans leurs caisses les économies des petites gens qu'ils leurrent à l'aide de prospectus mirifiques. Les démagogues connaissent cette psychologie au moins aussi bien que les pirates de la spéculation. Ils font répéter fréquemment par leurs journaux que la science ne cesse de créer des prodiges qui sont destinés à assurer l'aisance du plus grand nombre le jour où les réformes populaires seront plus avancées ; que les pratiques pieuses ne sauraient procurer aux pauvres aucun avantage matériel ; qu'en conséquence les petites gens agiraient sagement en abandonnant une foi stérile pour prendre part à des mouvements politiques qui offrent beaucoup de chances de profits. Ces arguments prennent une force extraordinaire quand ils sont combinés avec la philosophie de l'histoire que les instituteurs sont chargés d'apporter dans le moindre village ; tandis que le prêtre enseigne que l’Église est en train de remporter finalement la victoire sur toutes les puissances de Satan, l'écolâtre affirme que l’Église est condamnée à subir des humiliations de plus en plus graves, au fur et à mesure que se répandent les lumières ; la doctrine laïque paraît aux paysans plus vraisemblable que l'autre parce que ses hérauts sont les hérauts d'une vulgarisation scientifique qui les épate. Le scientisme historique anticlérical est aujourd'hui annexé au système des passions plébéiennes les plus stables ; les écrivains qui veulent atteindre les multitudes, sont tenus de le ménager ; plus d'un savant universitaire se donne l'apparence d'un maître élémentaire bataillant contre son curé.


c). - Dans cette recherche des causes du prestige que possède le scientisme historique, il ne faut pas négliger la concurrence qui s'est établie, depuis une vingtaine d'années, entre socialistes et démagogues, également désireux d'obtenir les suffrages des ouvriers de la grande industrie. Marx et Engels avaient introduit les prévisions que leur suggérait leur imagination, dans des formules hégéliennes de manière à obtenir un monstre (Note 27), capable de fasciner les gens aventureux qui se hasardent à naviguer dans les régions de la Thulé sociale (Note 28) ; en 1876 l'hégélianisme était descendu dans la nécropole des superstitions éteintes, dont les monuments n'intéressent plus que des érudits doués d'une patience toute particulière (Note 29) ; en se donnant pour le disciple d'un maître que l'on comparait souvent à l'énigmatique Héraclite, l'auteur du Capital s'assurait les immenses avantages que procure, une exposition obscure à un philosophe qui a réussi à se faire passer pour profond (Note 30). Grâce aux efforts persévérants d'une école dévouée, enthousiaste et dépourvue d'esprit critique (Note 31), des myriades de travailleurs furent persuadés que les fondateurs du socialisme dit scientifique avaient décrit avec la sûreté d'un Laplace, décrivant les mouvements planétaires, les principales phases par lesquelles passerait l'évolution du capitalisme, le régime des crises qui l'ébranleraient et les conditions de sa catastrophe finale. Mais au fur et à mesure que les préoccupations électorales ont pris plus d'importance dans le monde socialiste, on a davantage négligé les détails du marxisme orthodoxe pour ne retenir que sa conclusion : nécessité d'une révolution politique. Des démagogues ont fort habilement profité de cet affaissement de la pensée socialiste qui devenait moins philosophique, pour se hausser dans l'opinion en se donnant pour des dévots de la philosophie ; ils ont proclamé que les politiciens devaient s'en rapporter aux travaux qu'entreprenaient les professeurs de sociologie sur les modalités ide la révolution destinée à supprimer le capitalisme ; ainsi l'Université s'est trouvée appelée par la démocratie à donner une formule scientifique aux conceptions sommaires du socialisme. Grâce à cette lustration dans les eaux scolaires, le scientisme historique a conquis une nouvelle jeunesse.



Voir la suite: I, II, III, IV, V, VI, VII.

Notes

(
Note 20) Cf. ce que j'ai dit au début du § précédent sur l'emploi de la diremption qui a été fait souvent par les philosophes sans idées bien arrêtées sur la valeur de la méthode.

(
Note 21) On ne peut guère invoquer en sa faveur que des analogies pitoyables. Quoi de plus légitime, disent les Sens du commun, que de transporter dans l'avenir des allures de développement historique par lesquelles s'est affirmée depuis des siècles la nature humaine ? Des personnages plus savants estiment que les sociologues ont le droit d'imiter les physiciens, qui calculent au moyen de formules empiriques des phénomènes placés en dehors du domaine expérimenté ; les abstractions qui servent à la sociologie pour remplacer les qualités caractéristiques des institutions, des mœurs ou des idées, équivaudraient aux espèces mathématiques que le physicien superpose aux qualités matérielles dont la pratique a révélé l'importance ; mais les physiciens emploient ce procédé avec une extrême défiance.

(
Note 22) On a souvent accusé Tocqueville d'avoir répandu cette conception du triomphe fatal de la démocratie ; dans la Démocratie en Amérique, il conseillait aux hommes d'État conservateurs de ne pas essayer de lutter contre la Providence, qui veut ce résultat ; nos bourgeois actuels acclament comme sauveurs de l'ordre les politiciens qui travaillent à ruiner lentement l'ancienne organisation sociale. L'Action Française cherche à persuader à la jeunesse lettrée que l'idée démocratique recule ; s'il parvenait à son but, Charles Maurras prendrait place parmi les hommes qui méritent d'être appelés maîtres de l'heure, puisque sa doctrine aurait provoqué un changement dans l'orientation de la, pensée actuelle. Mais lui-même n'est-il pas imbu d'esprit démocratique ? Les auteurs modernes qu'il admire entre tous (Stendhal, Balzac, Sainte-Beuve) ne possèdent rien de cette distinction aristocratique dont nos pères avaient fait le signe de la bonne littérature. (Sur ce caractère aristocratique de notre littérature, Cf., RENAN, Feuilles détachées, page 237, page 267.)

(
Note 23) Dans les pays de démocratie avancée, on observe dans la plèbe un profond sentiment du devoir d'obéissance passive, un emploi superstitieux de mots-fétiches, une foi aveugle dans des promesses égalitaires. La démocratie française ayant toujours le désir de propager ses bienfaits les armes à la main, on peut la comparer à un nouvel Islam.

(
Note 24) La jalousie est une des forces les plus efficaces de la démocratie. (Cf. G. SOREL, Réflexions sur la violence, pages 243-244.)

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Note 25) Benedetto Croce écrit que « le rejet du socialisme utopique... signifie en réalité le rejet absolu de l'idée d'égalité » ; que cependant l'utopie égalitaire « est encore l'idée du socialisme que se font beaucoup de gens qui se disent socialistes modernes » ; que le marxisme, en se vantant d'être passé de l'utopie à la science, employait une métaphore dont l'interprétation profonde est la suivante : « Ce passage n'est rien autre que le passage de l'idée abstraite à, l'histoire concrète, l'abandon de l'égalité, qui est un concept arithmétique et géométrique, pour un concept biologique, pour la vie qui est inégalité et asymétrie. De là résultent : lutte de classe, aristocratie de producteurs (bien différente du prolétariat en guenilles, de la gent mendiante), qui triomphe de la bourgeoisie et transforme l'organisation sociale, contrôle croissant de l'homme sur les forces aveugles de la nature, prédominance de la technique, etc. » (Cultura e vita morale, pages 170-171.)

(
Note 26) Taine croyait que les paysans avaient été entraînés à l'irréligion par l'exemple des ouvriers urbains (Le régime moderne, tome II, pages 150-151 ; cf. page 147) ; mais je crois que dans les campagnes l'anticléricalisme a des raisons plus profondes que dans les villes

(
Note 27) Ce terme me sert à marquer l'analogie qui existe entre une telle sociologie et la zoologie de la fable.

(
Note 28) Ils suivaient l'exemple que leur avaient donné les saint-simoniens ; ceux-ci avaient déjà utilisé, avec grand profit, des monstres hégéliens, à l'époque où Cousin apportait en France des épaves de l'hégélianisme (cours de 1828 sur l'Introduction à l'histoire de la philosophie).

(
Note 29) Marx dit, dans la préface de la seconde édition du Capital, que de ce temps Hegel était traité comme un chien crevé.

(
Note 30) Je trouve, dans le livre de P. Roques sur Hegel, sa vie et ses œuvres, ce fait qui me paraît caractéristique : « Boris d'Yxkull, baron esthonien, tout récemment encore officier dans l'armée russe, a raconté avec une curieuse sincérité comment il s'attacha à, Hegel ; il ne comprenait à peu près rien à son cours, mais il était attiré par cette obscurité même et surtout par le sérieux profond de Hegel » (page 170). - Beaucoup de sociologues ont mieux aimé déclarer que le Capital est un monument prodigieux, que de le critiquer ; Werner Sombart me paraît appartenir à cette classe de niais.

(
Note 31) Kautsky et ses amis défendent les thèses les plus contestables de Marx et d'Engels avec autant d'énergie que purent jamais en faire preuve les anciens Grecs dans la défense des enceintes sacrées qui assuraient, d'après les croyances religieuses du temps, la liberté de leurs cités.

Retour au texte de l'auteur: Georges Sorel Dernière mise à jour de cette page le Jeudi 15 mai 2003 11:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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