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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Matériaux d'une théorie du prolétariat. (1914)
Avant-propos, 1914


Une édition électronique réalisée à partir du livre Georges Sorel (1914), Matériaux d'une théorie du prolétariat. Paris-Genève: Slatkine Éditeur, 1981, 452 pp. Collection “Ressources” . Réimpression de l'édition de 1921.

Avant-propos
Juillet 1914

I, II, III, IV, V, VI, VII

- II -

Si je reprenais, aujourd'hui l'examen des questions qui sont traitées ici, je suivrais les principes exposés dans l'appendice que j'ai ajouté en 1910 aux Réflexions sur la violence ; j'aboutirais évidemment parfois à des résultats un peu différents du ceux que j'ai obtenus en un temps où je travaillais au hasard d'inspirations de circonstance ; mais les nouveaux tableaux ne seraient pas susceptibles de s'emboîter dans une architecture générale mieux que ne peuvent le faire les pièces disjointes ramassées dans ce volume ; en effet, j'écrivais dans l'ouvrage que je viens de citer : « La philosophie sociale est obligée, pour suivre les phénomènes les pins considérables de l'histoire, de procéder à une diremption, d'examiner certaines parties sans tenir compte de tous les liens qui les rattachent à l'ensemble, de déterminer, en quelque sorte, le genre de leur activité en les poussant vers l'indépendance. Quand elle est arrivée ainsi à la connaissance la plus parfaite, elle ne peut plus essayer de reconstituer l'unité rompue » (Note 6). En m'inspirant de cette théorie, j'ai pu M'occuper assez longuement de la violence prolétarienne tout en laissant dans l'ombre les aspects juridiques des conflits qui aboutissent aux grèves violentes, le régime politique du pays, les institutions grâce auxquelles la famille ouvrière parvient à améliorer les conditions normales de son existence.

Il ne faudrait pas croire que j'aie la prétention d'avoir inventé un novum organum ; la méthode dont il vient d'être question a été employée par les philosophes depuis des temps fort reculés, pour des fins diverses, avec plus ou moins de bonheur ; seulement il me parait que sa véritable signification a été souvent méconnue. Elle fournit moins des représentations que des symboles, dont participent les phénomènes, tantôt d'une manière assez évidente, tantôt d'une manière éloignée, complexe et impossible à définir (Note 7). Suivant la conception que je me fais de la métaphysique, la raison aurait une double mission à accomplir lorsque nous nous occupons des choses de la Cité : 1° elle doit être en mesure d'utiliser pleinement nos facultés constructives qui peuvent nous apporter, après que nous avons pratiqué la diremption, une connaissance symbolique de ce que l'histoire crée par des moyens incommensurables avec notre intelligence ; 2° elle doit, grâce à cette spéculation, éclairer la pratique de façon à nous aider à nous diriger le plus sagement possible au milieu des difficultés quotidiennes. Les mérites de la méthode que nous indiquons, apparaissent en pleine lumière lorsqu'on cherche à faire entrer les phénomènes historiques dans les, royaumes de l'esprit libre ; ce symbolisme les gonfle de vie, en exalte les qualités psychologiques qui constituent la véritable cause de l'importance accordée par les gens réfléchis aux actions mémorables, alors que le rationalisme commun annule ces qualités, en resserrant la réalité dans les limites d'abstractions squelettiques ; or l'art, la religion et la philosophie ne sont parfaitement à leur aise que dans les cas où elles prennent contact avec une vitalité débordante. C'est ce que l'on comprendra bien en examinant quelques-unes des créations les plus remarquables suggérées à l'esprit libre par l'histoire.


a). - La Grèce a élevé si haut l'art de célébrer les grandes prouesses de ses enfants que Renan était disposé à lui attribuer l'invention de l'idée de gloire. Elle aurait ainsi bien mérité de la civilisation en la dotant d'un mobile de vie qui s'est trouvé posséder « une valeur sans pareille » ; sur la foi des maîtres de la littérature, l'Occident a cru que « l'important pour l'homme est ce qu'on dira de lui après sa mort ; [que] la vie actuelle est subordonnée à la vie d'outre-tombe ; [que] se sacrifier à sa réputation est un sage calcul » (Note 8) ; ses historiens écrivirent en conséquence, pour conserver le souvenir des preux qui avaient accompli des actes de merveilleux dévouement en vue d'acquérir des titres à l'admiration des générations lointaines (Note 9). L'exemple d'Alexandre fournit la preuve qu'au sein d'une société raffinée, quand l'immense majorité des gens éclairés ne songe plus qu'à s'assurer une existence tranquille (Note 10), alors que la philosophie semble avoir supprimé pour toujours les croyances ancestrales, un prince peut, grâce à l'esthétique hellénique, faire revivre la mythologie des dieux conquérants (Note 11). La Renaissance s'enivra des récits des belles aventures entreprises par des personnages d'une énergie indomptable, au point qu'elle oublia bien trop souvent tout souci d'une critique morale ; les guerres effroyables qui signalèrent la fin du XVIIIe siècle et le commencement du XIXe, rendirent aux conceptions de l'antiquité classique une suprématie qu'elles avaient perdue depuis la décadence de l'empire romain ; Napoléon serait peut-être devenu un nouvel Alexandre si dans les années où sa légende aurait pu se former, le romantisme. n'avait refoulé, au nom d'une esthétique chrétienne, germanique et médiévale, ce qu'il nommait le paganisme de la Renaissance (Note 12).


b). - Aux époques barbares, les chefs d'armées cherchent à accroître leurs forces en lançant contre leurs ennemis des imprécations magiques, en sollicitant humblement l'appui de, puissances mystérieuses dont les hommes primitifs craignent l'intervention, en promettant une large part de butin à des divinités douées d'appétits grossiers ; au fur et à mesure que l'esprit religieux s'est développé aux dépens des vieilles superstitions, on n'a plus voulu placer au-dessus du monde que des êtres possédant les qualités les plus parfaites que l'esprit parvint à concevoir ; finalement, dans les circonstances graves, les acteurs des drames, soit particuliers, soit sociaux, ont été dominés par l'idée qu'ils étaient sous les regards d'un Dieu infiniment juste, auquel aucun secret de l'âme ne saurait échapper et qui prend pitié de toutes les infortunes. Renan a exposé cette manière de concevoir le rôle du surnaturel dans un passage qui n'a peut-être pas suffisamment attiré l'attention des philosophes : « Agir pour Dieu, agir en présence de Dieu, sont des conceptions nécessaires de la vie vertueuse. Nous ne demandons pas un rémunérateur ; mais nous voulons un témoin (Note 13)... Les sacrifices ignorés, la vertu méconnue, les erreurs inévitables de la justice humaine, les calomnies irréfutables de l'histoire légitiment ou plutôt amènent fatalement un appel de la conscience opprimée par la fatalité à la conscience de l'univers (Note 14). C'est un droit auquel l'homme vertueux ne renoncera jamais » (Note 15). Au cours de ces réflexions, Renan ne pensait guère, semble-t-il, qu'aux événements de sa vie particulière ; mais l'intérêt de son texte s’accroît beaucoup quand on le transporte dans l'histoire pour l'appliquer aux aspects religieux des agitations des masses ; je crois notamment que le sentiment de la présence divine a vivifié la politique mazzinienne, dans le temps où elle paraissait aux gouvernements n'être qu'un rêve de fanatiques.


c). - L'idée qu'il existe quelque finalité dans l'ensemble des conjonctures dont les détails semblent dépendre de causes indépendantes les unes des autres, la foi que des groupes humains ont dans une mission qui leur aurait été confiée, la certitude d'un succès poursuivi à travers une multitude d'obstacles, voilà des forces de premier ordre qui, projetées au milieu des hasards de l'histoire, peuvent grouper de nombreuses volontés d'une façon si durable qu'elles fassent apparaître des devenirs (Note 16) appropriés à leur nature. Lorsque la monarchie salomonienne se fut effondrée, le judaïsme puisa dans les merveilleuses promesses popularisées par les livres de ses prophètes et de ses psalmistes, que lisaient avec avidité les exilés, de tels éléments de vie qu'il n'a jamais été aussi sûr de sa foi mosaïque qu'après la ruine de son statut territorial. La conquête chrétienne étonnerait probablement beaucoup moins nos érudits si, au découragement que faisaient naître chez les défenseurs des vieilles institutions de Rome les tribulations du pouvoir impérial, ils opposaient le sentiment de puissance qu'inspirait à l'Église la conviction de former l'avant-garde de l'armée des saints. Le catholicisme, plein de confiance dans le concours que le Christ a promis aux successeurs des apôtres, a pris de belles revanches sur la Réforme, depuis que le protestantisme, infidèle à l'esprit biblique de sa fondation, cherche à se transformer en une littérature idéaliste, nourrie de vanités scolaires et capable de provoquer, tout au plus, la vague espérance de vagues utopies qui n'ont aucune prise sur les âmes vraiment fortes.

On donne au ternie : philosophie de l'histoire, deux significations bien différentes : suivant le rationalisme commun, une telle philosophie spécule sur les évolutions morphologiques des institutions, des idées ou des mœurs ; si on se place, au contraire aux points de vue que nous avons adoptés dans cette étude de l'esprit libre, il faut dire qu'il s'agit du contrôle qu'une philosophie est capable d'exercer sur les réalités vivantes de l'histoire. Renan voyait « dans le livre de Daniel le premier essai de philosophie de l'histoire » (Note 17) ; les Grecs avaient, depuis longtemps, tracé des tableaux schématiques pour définir les successions de formes politiques dont peut se composer le développement psychologique d'une cité ; mais Renan, dédaignant avec raison ces abstractions, et se plaçant sur le terrain des genèses chrétiennes (Note 18), voulait faire entendre que le livre de Daniel est un document de première importance pour la philosophie de l'histoire, parce qu'il a suggéré à la conscience chrétienne quelques-uns des mythes les plus efficaces dont elle se soit servie (Note 19).


Voir la suite: I, II, III, IV, V, VI, VII.

Notes

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Note 6) G. SOREL, Réflexions sur la violence, 3e édition, page 407.

(
Note 7) Un exemple remarquable de symboles ayant ainsi des relations Indéfinissables avec la réalité nous est fourni par la célèbre théorie de la division des pouvoirs. Elle fut exposée par Blackstone, Paley, Montesquieu, en partant des usages constitutionnels anglais ; mais, au XVIIIe siècle, le roi avait encore une autorité considérable dans le parlement, et les Communes faisaient sentir leur influence sur l'administration ; les tribunaux ne se bornaient pas à appliquer les lois. Les Américains regardèrent la séparation des pouvoirs comme essentielle, mais ils ne l'appliquèrent pas rigoureusement. Quand on a voulu réaliser pleinement l'indépendance de chacun des pouvoirs, on a abouti à donner la prépondérance à l'un d'eux. Laboulaye, auquel j'emprunte ces remarques, dit que nulle part le principe n'a existé d'une façon exacte, (Histoire des États-Unis, tome III, pages 289-293.)

(
Note 8) RENAN, Histoire du Peuple d'Israël, tome IV, page 199. - On sait que chez tous les auteurs grecs la recherche intelligente du bonheur joue un rôle fondamental ; le Grec calcule toujours quel est le meilleur parti à adopter ; c'est pourquoi il a si souvent considéré la mauvaise conduite comme le résultat d'une ignorance.

(
Note 9) RENAN, op. cit., tome V, page 126. - Renan, constatant que le sentiment de la gloire, « sentiment si peu Juif », n'est pas étranger à Fauteur du premier livre des Macchabées, estime que (,et auteur a dû être influencé par la culture grecque, qui était bien reçue à la cour des princes asmonéens (page 122 et pages 125-127). Cet ouvrage n'a pas été admis dans le canon juif, mais a été consacré par les chrétiens. Ceux-ci ont donné à leurs martyrs toute la gloire qu'ils ont pu accumuler sur leurs têtes ; il ne faut pas omettre de comparer les actes aux récits des historiens grecs de la décadence quand on veut en faire une critique sérieuse. La conquête chrétienne demeure inintelligible si on ne fait pas une très large part au sentiment de la gloire.

(
Note 10) La morale d'Aristote correspond bien à, cet état d'esprit.
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Note 11) Renan dit qu'Alexandre sembla aux anciens une réapparition de l'antique Dionysios. (op. cit., tome IV, page 200.)

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Note 12) Les bonapartistes ont été d'accord pour regarder Béranger comme l'aède adéquat à l'idée qu'ils se faisaient de Napoléon ; celui-ci ne serait donc qu'un Achille pour pipelets patriotes. - C'est dans la philosophie de Hegel qu'il faut aller chercher une répercussion de ce drame qui soit digne des événements ; le Weltgericht, que Hegel place entre la théorie de l'État et l'art, me semble être une transposition professorale de l'esthétique grecque de la gloire ; on doit remarquer que Renan, dans l'exposé schématique qu'il donne de cette esthétique, écrit : « En inventant l'histoire, la Grèce inventa le jugement du monde » (loc. cit., page 199) ; on ne peut désirer une formule plus hégélienne. Le Weltgeist, qui, d'après Hegel, est « toujours présent dans l'histoire, ce tribunal du monde », passe d'une nation à une autre, suivant les résultats des guerres, qui servent à mesurer les forces morales et les forces matérielles. (P. ROQUES : Hegel, sa vie et ses œuvres, page 256). Napoléon avait été une « incarnation formidable du Weltgeist » (page 259) ; Leipzig et Waterloo portèrent le Weltgeist en Prusse (page 257 et page 265).

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Note 13) William James attache aussi beaucoup plus de valeur pratique à cette idée du témoin qu'à celle de la rémunération post mortem : la première a pour elle les affirmations de mystiques ; la seconde ne se fonde sur aucune expérience, (Cf. G. SOREL, La religione d'oggi, pages 51-52). La pensée de Renan est plus d'une fois oscillante. - Il n'est pas inutile d'observer ici que saint Paul attendait une apparition très prochaine du Christ-juge (parousie) ; plus tard, le christianisme a reporté à un avenir indéterminé ce jugement dernier, qui ne joue plus grand rôle dans la piété ; l'idée du Dieu-témoin est entretenue très fortement par le culte eucharistique, que l'on pourrait définir une expérience sacramentelle du Christ ; le dogme de la présence réelle attire au catholicisme les protestants demeurés fidèles aux conceptions luthériennes, qui sont scandalisés par le peu de respect professé pour l'eucharistie par la plupart des pasteurs.

(
Note 14) Cette formule panthéiste est malheureuse : si l'homme vertueux fait appel à une conscience divine contre la fatalité, c'est qu'il juge Dieu distinct de l'univers.

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Note 15) RENAN, Feuilles détachées, pages 433-434.

(
Note 16) Je crois devoir rappeler ici ce que j'ai écrit dans : Vues sur les problèmes de la philosophie : « Un développement historique De peut être qu'un axe théorique tracé au milieu d'une gerbe d'essais qui tantôt aident le motivement, tantôt le contrarient, dont le plus grand nombre n'aboutissent pas, parmi lesquels se rencontrent des voies de communication apportant des contributions étrangères. Il serait impossible d'entrer dans les descriptions de tous ces détails ; l'histoire élimine tout ce qui ne lui semble pas avoir d'importance pour expliquer le développement et elle groupe les autres directions suivant leurs affinités, pour superposer aux actions réelles un schéma de devenirs. » (Revue de métaphysique et de morale, janvier 1911, page 74) : « Ce qu'il y a de vraiment fondamental dans tout devenir, c'est l'état de tension passionnée que l'on rencontre dans les âmes » (page 76).

(
Note 17) RENAN, Histoire du peuple d'Israël, tome IV, page 346.
(Note 18) « Le livre de Daniel est vraiment l'œuf du christianisme » (RENAN, loc. cit, page 359) ; - « Voilà l'historien qui a été le maître de Bossuet, qui a été notre maître » (page 346).

(
Note 19) Renan a sans doute raison de penser que la philosophie chrétienne de l'histoire n'est pas d'origine grecque ; mais ne faut-il pas chercher quelques-unes de ses sources dans la pensée romaine ? Rome a eu l'idée de sa mission dominatrice et cette idée a été efficace. De nos jours, on a enseigné en Italie que si la première Rome (des Césars) a imposé à l'Europe l'unité d'une civilisation fondée sur la force, et si la deuxième (celle des papes) a imposé à une grande partie du monde une unité fondée sur le dogme, la troisième créera l'unité d'une civilisation rationnelle volontairement acceptée par l'humanité. Cette théorie ne paraît pas avoir été aussi efficace que l'espéraient ses inventeurs.

Retour au texte de l'auteur: Georges Sorel Dernière mise à jour de cette page le Jeudi 15 mai 2003 11:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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