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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Introduction à l'économie moderne. (1903)
Avertissement pour la 3e édition, 1919


Une édition électronique réalisée à partir du livre Georges Sorel (1903), Introduction à l'économie moderne. Paris: Librairie des sciences politiques et sociales Marcel Rivière, 1922, 2e édition revue et augmentée. Collection “Études sur le devenir social”, 430 pp. Une édition réalisée grâce à la précieuse coopération de Serge D'Agostino, professeur de sciences économiques et sociales en France, qui m'a prêté son vieil exemplaire de ce livre.

Avertissement
pour la troisième édition, octobre 1919


Cette Introduction à l'économie moderne fut publiée en 1903 par les soins d'un Russe pauvre, qui s'était imaginé de pouvoir fonder une maison de sérieuses éditions socialistes ; son entreprise échoua, comme l'avaient prévu les gens ayant l'expérience des affaires de librairie ; sa modeste collection fut dispersée. J'ai tout lieu de penser que les professionnels de l'économie politique eurent pour mon livre les sentiments de dédain dont font preuve généralement les personnages pourvus de titres officiels, d'idéalisme et de hauts faux-cols en présence des élucubrations de débutants téméraires ; mais depuis que j'ai écrit les Réflexions sur la violence, il est devenu bien difficile aux hommes qui veulent passer pour sérieux, de ne pas étudier les thèses que je propose ; je crois donc que je suis en droit de faire appel de jugements rendus jadis à la légère par un public mal informé, an discernement d'un public mieux informé.

Les conditions si difficiles au milieu desquelles se débattent les divers États européens, donnent une singulière actualité aux questions dont j'ai tenté l'analyse. Les immenses misères matérielles et morales que la guerre récente a produites partout, ont provoqué ce qu'on pourrait assez correctement appeler une épidémie d'hystérie communiste. Les peuples affolés par quatre années d'affreux carnages, croient qu'ils ne pourront trouver la paix, l'ordre national et le bonheur que si le capitalisme classique est bouleversé de fond en comble ; l'industrie est en train d'être submergée sous les flots d'interventions plus ou moins étendues de l'autorité, se mêlant d'affaires jadis regardées comme essentiellement privées; des bourgeois qui s'étaient jusqu'ici montrés d'une prudence pusillanime, parlent maintenant de socialisation sur un ton qui permettrait de supposer que les renversements de l'échelle des anciennes valeurs seraient aussi faciles à réaliser qu'une rectification de chemin vicinal.

J'ose espérer que ce livre, inspiré de principes proudhonniens, contribuera à faire, comprendre aux gens qui ont des yeux pour voir, qu'il y a plusieurs genres parfaitement distincts de socialisation ; les politiciens que le hasard du parlementarisme conduit à s'occuper de grands problèmes économiques, proposent des réformes hasardées au gré des inspirations de leur petit génie ; j'aurais rendu un sérieux service à mes contemporains, si je parvenais à les amener à étudier les enseignements de Proudhon, assez attentivement pour qu'ils fussent en état de mesurer les avantages et les dangers des projets de réforme qui surgissent de tous les côtés.

Les citoyens à l'âme pure, qui au milieu de nos carnavals chauviniques (Note 1) ont conservé la faculté de penser librement, se demandent, avec anxiété si le tohu-bohu économique que la démocratie est en train de nous imposer, ne va pas entraîner un effondrement du droit. Je sais bien que les archimandrites (Note 2) de l'Entente, les Poincaré, les Clemenceau, les Wilson, n'ouvrent jamais la bouche sans proclamer que la défaite de l'Allemagne assure le triomphe définitif d'une merveilleuse Justice, compatible cependant avec notre faiblesse, sur la sauvagerie ; mais l'expérience a, maintes fois, montré que les harangueurs professionnels des foules ont le verbe d'autant plus abondant, plus audacieux et plus bruyant que leur cervelle est plus vide ; il n'est pas nécessaire d'être un grand philosophe pour s'apercevoir que les apôtres de la Justice ententiste ont sur le droit des idées moins sérieuses que le plus humble greffier de tribunal. La civilisation moderne, que les bourgeoisies démocratiques prétendent être seules capables de sauvegarder, serait-elle condamnée à tomber en déliquescence, comme cela était arrivé à la civilisation romaine, mal protégée par l'autocratie impériale ?

Les lecteurs des Réflexions sur la violence ne mettent probablement pas en doute qu'une révolution prolétarienne, surgissant à la suite d'âpres luttes syndicalistes, serait parfaitement capable d'être la source d'une civilisation complètement originale ; les invasions germaniques avaient apporté au Ve siècle dans le monde, qui avait oublié les vertus quiritaires, ces qualités barbares que Vico place au début des ricorsi (Note 3) ; on ne voit pas, d'autre part, comment une renaissance pourrait se manifester aujourd'hui dans une société dirigée par des rhéteurs, des manieurs d'argent et des politiciens aussi dépourvus d'idées que de grandeur d'âme. Nos bourgeoisies ploutocratiques n'ont pas de hautes ambitions ; elles ne ressentent pas le besoin d'un sublime qui soit assuré d'une gloire éternelle ; elles demandent seulement à durer. La longévité extraordinaire de Byzance qui survécut mille ans à la Rome des Césars, leur semble fournir une expérience très favorable à leurs désirs ; l'empire d'Orient put résister à des assauts formidables, parce qu'il possédait des ressources matérielles énormes (pour le Moyen Age) ; les capitalistes croient donc avoir le droit de ne pas désespérer de l'avenir, tant que le régime actuel sera capable de produire des richesses abondantes.

Tous les philosophes disent que l'humanité a besoin de joindre à son pain une nourriture spirituelle ; nos démocraties, si gorgées de biens qu'elles puissent être, seraient condamnées à mort le jour où elles auraient laissé se dissoudre, leurs systèmes juridiques ; conseillées par des hommes avisés, elles semblent disposées de faire les plus gros sacrifices financiers pour sauver au moins ce qu'il y a d'essentiel dans le droit traditionnel. Les doctrines de Proudhon sont fort utiles à connaître pour apprécier cette politique ; il nous a appris que beaucoup de réformes communément nommées socialistes peuvent avoir pour résultat de rendre plus prospère l'utilisation de la propriété privée ; les grandes socialisations les plus probables ne sont peut-être pas destinées à blesser à mort le droit bourgeois qui s'est développé sur l'infrastructure de l'exploitation individualiste.

Ces considérations nous aident à comprendre pourquoi, dans les républiques qui se sont constituées sur les ruines des Empires centraux, les partis démocratiques consentent à avoir des représentants dans des gouvernements formés sous l'égide de socialistes. Les démocrates espèrent que les ministres bourgeois parviendront à sauvegarder ce qui pourrait être maintenu des systèmes juridiques bourgeois, sans soulever de trop vives protestations ouvrières. Il faudra quelques années avant qu'on puisse se faire une idée exacte des conséquences qu'a eues une telle collaboration sur l'esprit socialiste des masses ; il ne sera peut-être pas au-dessus des forces de syndicats puissamment organisés d'Allemagne d'empêcher le prolétariat d'abandonner totalement sa mission historique, qui est de produire des conceptions juridiques lui appartenant en propre; mais il me paraît malaisé d'empêcher les juristes universitaires de corrompre les intuitions prolétariennes, en prétendant leur donner une interprétation savante, sous prétexte de préparer la jeunesse lettrée allemande à. se mettre au courant des compromis qui sont journellement conclus entre socialistes et démocrates.

Il ne semble pas que Marx ait jamais eu un sentiment très vif du rôle que joue le droit dans le développement des civilisations ; quand il a voulu en 1875 donner des instructions confidentielles aux rédacteurs du programme de Gotha, il s'est bien gardé d'expliquer ce que serait la « dictature du prolétariat (Note 4) » qui devrait, suivant lui, se réaliser pour permettre le passage du capitalisme au socialisme ; par cette formule énigmatique, il entendait, sans doute, que le nouveau monde naîtrait en pleine nuit juridique. On ne risque guère de se tromper en donnant de ses doctrines la paraphrase suivante. La classe ouvrière victorieuse imposera à la bourgeoisie vaincue toutes les obligations qu'elle croira utiles de créer dans son intérêt (Note 5) ; à la longue, les familles des anciens maîtres capitalistes, reconnaissant l'impuissance des partis de réaction, se résigneront à leur sort, comme la noblesse française s'est résignée après le règne de Napoléon; lorsque les souvenirs des luttes révolutionnaires ne seront plus que matière d'histoire, il apparaîtra des docteurs qui organiseront un système bien ordonné de droits prolétariens.

Personne ne s'avisera de contester le rôle historique de la force. Macht geht vor Recht, disent les Allemands ; cette maxime que l'on traduit vulgairement par : « la force prime le droit », signifie seulement que la force précède le droit. On a souvent répété cette phrase de Marx : « La force (die Gewalt) est l'accoucheuse de toute vieille société en travail (Note 6) ».

Mais toutes les formules de ce genre sont trop abstraites pour pouvoir pleinement satisfaire les esprits qui sont habitués à se placer au point de vue du matérialisme historique. Celte philosophie réclame la détermination des mécanismes grâce auxquels la genèse du droit nouveau peut être assurée de se produire régulièrement.

Cette genèse suppose une activité longue, patiente et éclairée de corps judiciaires qui obtiennent une autorité morale incontestée grâce à leur savoir, à leur indépendance, à leur souci du bien public ; le respect que le peuple accorde à ces dévoués serviteurs du droit, se reporte sur la jurisprudence qui naît de leurs arrêts ; c'est sur les résultats de leur travail, regardés par tout le monde comme œuvres de la plus haute raison, que les professeurs opèrent pour donner finalement au droit tout fait l'allure d'une science. Le plus difficile problème que pose la révolution prolétarienne, est celui de savoir comment de telles organisations judiciaires pourront fonctionner : la Grèce, en dépit de la sagesse de ses philosophes, n'a point connu la Justice réelle; notre bourgeoisie démocratique ne se soucie, en aucune façon, de la sûreté du droit.

Il est possible que Marx n'ait pas aperçu les énormes incertitudes que présente la constitution de la société qui succédera à la révolution sociale, parce que son âme était pleine de souvenirs romantiques ; des maîtres universellement admirés enseignaient, au temps de la jeunesse, que les populations archaïques avaient possédé, à un degré éminent, la faculté de créer le droit ; il a pu supposer que le prolétariat allemand ne serait pas inférieur à une tâche de ce genre. Si on accepte cette hypothèse, on est amené penser que par l'expression énigmatique de « dictature du prolétariat », il entendait une manifestation nouvelle de ce Volksgeist auquel les philosophes du droit historique rapportaient la formation des principes juridiques. Le monde bourgeois a perdu la véritable vocation législative; celle-ci reparaîtrait dans le prolétariat révolutionnaire; mais il ne semble point que Marx ait jamais cherché trop méditer sur cette doctrine qui dépassait un peu trop le niveau intellectuel des Bebel, des Liebknecht et des autres chefs de la social-démocratie (Note 7).

Lassalle a voulu combler la lacune que son rival avait laissée dans sa théorie de la révolution sociale ; il s'est souvenu que les juristes des assemblées de la Révolution française avaient prétendu ne pas enregistrer les conséquences d'une victoire du Tiers-État, mais faire triompher la raison longtemps opprimée ; il a rêvé une transformation sociale révolutionnaire qui, au lieu de se produire dans une nuit juridique, se manifesterait en pleine lumière du droit. Je ne crois pas que personne aujourd'hui estime que le Système des droits acquis (publié en 1861) ait résolu les questions que Lassalle y a agitées; ce livre me paraît avoir surtout dû son prestige à son obscurité, qui n'est pas moindre que celle du Capital (Note 8) ; mais on ne saurait estimer trop haut le service que Lassalle a rendu au prolétariat allemand, en lui faisant accepter l'idée que le socialisme faillirait à sa mission s'il compromettait l'avenir du droit, par une confiance aveugle (Jans l'excellence des décisions que pourraient prendre les hommes affranchis du capitalisme (Note 9). Quand les Barbares entrèrent en contact avec les Romains, ils possédaient des velléités de droit qui ont eu une influence considérable sur le développement de la civilisation médiévale ; le droit que réalisera le prolétariat vainqueur dépendra beaucoup des tendances actuelles sur lesquelles s'exerce notre pouvoir ; la principale raison pour laquelle Lassalle possède en Allemagne une autorité plus efficace que celle de Marx, est probablement l'attachement que les ouvriers de ce pays ressentent pour les institutions où se manifeste une soif du droit qui est tout à leur honneur.

Rien n'est peut-être plus propre à montrer l'insuffisance de la philosophie juridique de Marx que le mépris qu'il a toujours affecté d’éprouver pour Proudhon (Note 10). Celui-ci depuis 1848 jusqu'à sa mort n'a jamais cessé d'être préoccupé des moyens que l'on pourrait employer pour introduire plus de raison dans les relations économiques. Ses projets qui ont tous avorté, fournissaient des expressions si claires des principales aspirations de l'économie moderne que Proudhon pouvait (dans une lettre du 28 décembre 1861 à Chaudey) se vanter de voir ses idées être plus à l'ordre du jour que jamais (sur les chemins de fer, la navigation, la Bourse, le crédit, l'impôt) (Note 11) ; dans une lettre du 2 novembre 1862, il écrit à son ancien prote : « Je suis un des plus grands faiseurs d'ordre, un des progressistes les plus modérés, un des réformateurs les moins utopistes et les plus pratiques qui existent (Note 12) » - Proudhon dans toutes ces inventions, paraît si préoccupé de sauvegarder le respect du droit qu'on pourrait se demander s'il ne conviendrait pas (Je les considérer moins comme des projets de réforme économique que comme des petits mythes ayant pour but d'en[retenir de forts sentiments juridiques dans l'âme du révolutionnaire (Note 13).

Durant le Second empire, Proudhon se montra, plus d'une fois, très inquiet de la dégénérescence qu'il constatait dans le sentiment juridique populaire ; notamment, le 26 octobre 1861, il écrivait au docteur Clavel : « Le gouvernement du Deux Décembre a donné un fâcheux exemple ; il a inspiré aux masses le goût de la dictature, des moyens extra-légaux et du pouvoir fort. Si cette tendance n'était vigoureusement combattue, nous arriverions rapidement à ce triste résultat : c'est que l'Empire usé, puisque tout s'use, le pays, prenant la démocratie par ses paroles, par ses admirations et par ses accointances (Note 14), ferait la révolution, tout à la fois, contre l'empereur et contre nous (Note 15) mais son grand cœur l'empêchait de désespérer du socialisme; quand le Manifeste des soixante lui parut marquer un réveil du goût du droit dans le peuple parisien, il écrivit la Capacité politique des classes ouvrières pour aider ce mouvement.

Lorsqu'on parle du droit chez Proudhon, il faut entendre ce mot dans le sens le plus technique. Arthur Desjardins, qui fut un magistrat éminent de la Cour de cassation, reconnaît chez Proudhon une « habituelle lucidité du sens juridique (Note 16) ». J'ai signalé, dans un ouvrage récent, que l'un « des caractères les plus remarquables et probablement le moins remarqué de la philosophie de Proudhon » est qu'elle est pleine de réminiscences de droit romain (Note 17).

J'ai ajouté à la fin du chapitre V de la première partie de cette troisième édition une note pour appeler l'attention des juristes sur une hypothèse qui me semble destinée à prendre une place notable dans la philosophie socialiste du droit : le droit au travail équivaudrait dans la conscience prolétarienne à ce qu'est le droit de propriété dans la conscience bourgeoise. J'espère que des hommes plus compétents que moi sauront tirer parti de cette idée.

On s'égarerait beaucoup si l'on entreprenait (comme l'a tenté Anton Menger) de construire un système de droit socialiste. Il faut appliquer ici les observations que fait Renan sur la dogmatique chrétienne primitive : « L'âge des origines, c'est le chaos, mais un chaos riche de vie ; c'est la glaire féconde (Note 18), où un être se prépare à exister, monstre encore, mais doué d'un principe d'unité, d'un type assez fort pour écarter les impossibilités, pour se donner les organes essentiels. Que sont tous les efforts des siècles conscients, si on les compare aux tendances spontanées de l'âge embryonnaire, âge mystérieux où l'être en train de se faire se retranche un appendice inutile, se crée un système nerveux, se pousse un membre ? C'est à ces moments-là que l'Esprit de Dieu couve son œuvre et que le groupe qui travaille pour l'humanité, peut vraiment dire : Est Deus in nobis, agitante calescimus illo (Note 19) ». Le devoir du socialisme est de tout faire pour faciliter la maturation du droit.

Le texte de 1903 a été, reproduit avec quelques légères retouches qui m'ont paru utiles pour rendre l'expression de ma pensée plus exacte ; des notes assez nombreuses ont été ajoutées. J'avais songé à faire entrer dans ce volume une étude sur les revenus, empruntée à mes Saggi di critica del marxismo, mais j'ai reconnu que cet ancien travail ne méritait pas d'être conservé (Note 20). La loi que Vilfredo Pareto a découverte pour la répartition des fortunes, ne s'applique pas aux positions trop modestes ; les formules simples qui m'avaient servi pour comparer les revenus des diverses couches sociales aux revenus totaux, ne donnent, en conséquence, que des résultats fort sujets à caution.

Un appendice a été consacré à la psychologie de la douleur qui me semble emprunter aux circonstances actuelles un singulier caractère d'opportunité. Pendant les horribles temps de la dernière guerre, les chefs de l'Entente ne cessaient de tenir aux malheureux combattants des discours pleins des plus alléchantes visions d'avenir : prenez patience, disait-on aux soldats ; vos souffrances préparent une ère de bonheur universel; quand les méchants Hohenzollern ne tyranniseront plus l'Europe centrale, des fleuves de lait et de miel couleront pour les défenseurs de la Justice ententiste semblables à ceux qu'Israël, après avoir traversé le désert, s'attendait à trouver dans le pays de Canaan (Note 21). Revenus des champs de carnage, les prolétaires semblent condamnés à subir un sort semblable à celui de Moïse qui mourut sur le mont Nébo, en apercevant la Terre promise, dans laquelle son Dieu ne l'autorisait pas à pénétrer. Travaillez, anciens héros de la tranchée, devenus héros de l'atelier, leur enseignent les discoureurs officiels, travaillez avec plus d'ardeur que jamais, travaillez sans relâche, afin de pouvoir réparer les ruines accumulées par les instruments de destruction des armées. À ces exhortations papelardes répondent des demandes unanimes de vie plus aisée, de labeurs moins écrasants, de plaisirs plus accessibles; de toutes les poitrines populaires s'élève une effrayante protestation contre la permanence de la douleur ; faut-il conclure de ce que nous voyons, que les pessimistes avaient raison de ne pas croire aux rêves de vie heureuse ?

Les problèmes relatifs à la douleur qui avaient eu seulement de l'intérêt pour les philosophes spéculatifs, montent ainsi à la première place dans les études sociales. J'ai donc cru bien faire de compléter cette introduction à l'économie moderne par une esquisse d'une théorie de la douleur (Note 22).

Octobre 1919.


Notes

(Note 1) Dans sa Correspondance, Proudhon revient souvent sur la nécessité de lutter contre le chauvinisme qu'il rencontrait même chez de vieux amis, demeurés sous l'influence des passions qui avaient agité la France libérale pendant la Restauration. « Nous tombons toujours dans le chauvinisme, écrit-il, le 27 Octobre 1860 à Chaudey ; il faut nous guérir de cette idiotie nationale ». (Correspondance, tome X, p. 184). « La plus grande honte de la France, avait-il mandé le 20 Novembre de l'année précédente, à Boutteville, n'est pas tant la privation de ses libertés que la platitude avec laquelle son chauvinisme enfourche tous les dadas que lui offre son gouvernement... Notre cher pays est ignoble. » (tome IX, pp. 244-245). Il était même allé, pendant la guerre de Crimée, jusqu'à nommer l'honneur national : « du foin pour les ânes » (Lettre du 5 Avril 1855 à Charles Edmond, qu'il traitait toujours avec une particulière familiarité ; tome VI, p. 155). (Retour à l'appel de note 1)
(
Note 2) C'est le titre que Dante donne à saint François d'Assise restaurateur de la vie chrétienne (Paradisio, IX, vers 99). (Retour à l'appel de note 2)
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Note 3) Les romantiques ont peut-être attribué aux anciens Germains des qualités de race qui se retrouveraient dans tous les ricorsi. De nos jours on a prétendu nier le ricorso, dû aux invasions ; mais entre Fustel de Coulanges et Vico, je n'hésite pas. (Retour à l'appel de note 3)
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Note 4) Cf. Revue d'économie politique, Septembre-Octobre 1894, p. 766. (Retour à l'appel de note 4)
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Note 5) A la fin du chapitre X, du troisième livre de La guerre et la paix, Proudhon a établi un remarquable parallélisme entre les guerres sociales et les guerres internationales. «Nous avons cité les paroles des auteurs ; pour réduire un ennemi opiniâtre et toujours renaissant, tous les moyens que fournit la victoire sont licites: la dissolution de l'État, le partage des territoires, l'enlèvement, des colonies, l'expropriation des citoyens. C'est ainsi que le Tiers-État en a usé pendant la Révolution, vis-à-vis du clergé et de la noblesse ; pourquoi une nation n'en userait-elle pas de même vis-à-vis d'une autre nation ? Et pourquoi, ô sagesse profonde du Journal des Débats [qui soutenait les théories des anciens juristes sur les guerres] ! si jamais la guerre se rallume entre la bourgeoisie et le prolétariat et que celui-ci soit le maître, pourquoi le prolétaire n'userait-il pas aussi de la victoire vis-à-vis du bourgeois. ? Patere legem quant ipse docuisti, vous dirait-il. Et vous répondriez en baissant la tête : Tu l'as voulu Dandin. Merito haec patimur ». Les chefs des rands États capitalistes ont, dans le traité de Versailles, fourni aux révolutionnaires de bien redoutables précédents. (Retour à l'appel de note 5)
(
Note 6) MARX, Capital, tome I, trad. franç. p. 336, col. 1. (Retour à l'appel de note 6)
(
Note 7) Depuis la Révolution russe, on peut dire que le Weltgeist, dont Marx semble avoir implicitement fait le moteur de la dictature universelle du prolétariat, est sorti des régions de l'imagination pour s'affirmer par des faits sociaux facilement observables ; l'avenir juridique de la nouvelle société socialiste dépend du bon fonctionnement des soviets; c'est pourquoi tous les clans de la bourgeoisie, aussi bien les radicaux que les conservateurs, font tant d'efforts pour empêcher le développement des conseils d'ouvriers. (Retour à l'appel de note 7)
(
Note 8) En 1859, Lassalle avait publié un livre sur la Philosophie d'Héraclite l'obscur. La gloire de l'antique philosophe avait été célébrée par Hegel. Lassalle a pu croire qu'il aurait beaucoup à gagner en imitant l'obscurité d'Héraclite. (Retour à l'appel de note 8)
(
Note 9) C'est ainsi qu'Engels a parlé avec une incroyable légèreté de la formation des nouvelles mœurs familiales : les hommes, d'après lui, « se dicteront à eux-mêmes leur propre conduite et créeront une opinion publique basée sur elle » (Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, trad. franç., p. 110). Engels parle ici en dilettante. (Retour à l'appel de note 9)
(
Note 10) Je crois bien que leur différend eut pour origine une lettre que Proudhon avait écrite à Marx le 17 Mai 1846, lettre dans laquelle notre grand socialiste repoussait l'idée de provoquer des luttes sanglantes analogues à celle de la Révolution française. « Telles me semblent être aussi, disait-il, les dispositions de la classe ouvrière de France ; nos prolétaires ont une si grande soif de science qu'on serait fort mal accueilli d'eux si on n'avait à leur présenter à boire que du sang. Bref, il serait, à mon avis, d'une mauvaise politique pour nous de parler en exterminateurs ; les moyens de rigueur viendront assez ; le peuple n'a besoin pour cela d'aucune exhortation. » (Correspondance, tome II, p. 205). C'est à ces paroles de Proudhon que répondent les dernières lignes de la Misère de la philosophie, où semblent revivre les horreurs de 93 : « À la veille de chaque remaniement général de la société, le dernier mot de la science sociale sera toujours (comme dit George Sand) : Le combat ou la mort ; la lutte sanguinaire ou le néant. C'est ainsi que la question est invinciblement posée. » On peut conclure de la qu'au temps où il allait rédiger le Manifeste communiste. Marx n'avait aucune préoccupation juridique. (Retour à l'appel de note 10)
(
Note 11) Proudhon, op. cit., tome XI, p. 303. - Il dit dans cette lettre que le public ignore généralement qu'il est « encore plus peut-être un praticien qu'un homme de théorie ». (Retour à l'appel de note 11)
(
Note 12) Proudhon, op. cit., tome XII, p. 220. (Retour à l'appel de note 12)
(
Note 13) Dans la Capacité politique des classes ouvrières, Proudhon regarde les grèves, qui semblent si naturelles en régime de concurrence anarchique comme un recul par rapport an mutuellisme du Manifeste des soixante. (Retour à l'appel de note 13)
(
Note 14) Proudhon a souvent reproché à la presse démocratique française de vanter une politique de conquête et d'hégémonie. (Retour à l'appel de note 14
)
(
Note 15) PROUDHON, Correspondance, tome XI, p. 258. (Retour à l'appel de note 15)
(
Note 16) ARTHUR DESJARDINS. P.-J. Proudhon, sa vie, ses œuvres, sa doctrine, tome I, p. 194. (Retour à l'appel de note 16)
(
Note 17) G. SOREL. Matériaux d'une théorie du prolétariat, p. 407. (Retour à l'appel de note 17)
(
Note 18) En employant l'expression glaire féconde Renan pensait évidemment au mystérieux Urschleim que les philosophes de la nature avaient placé à l'origine du monde vivant. (Edmond PERRIER, La philosophie zoologique avant Darwin, p. 165). (Retour à l'appel de note 18)
(
Note 19) RENAN, Marc-Aurèle, p. 544. - Comme cela arrive toujours, c'est au moyen de données fournies par l'histoire humaine que Renan décrit l'histoire de la création naturelle. (Retour à l'appel de note 19)
(
Note 20) J'aurais eu à corriger les erreurs graves que renferment les applications numériques faites dans ce travail. (Retour à l'appel de note 20)
(
Note 21) Nombres. XIII, 28, XIV, 8; Deutronome, XXXII, 20. (Retour à l'appel de note 21)
(
Note 22) J'ai reproduit, avec quelques éclaircissements nouveaux une préface que j'avais écrite en 1905 pour une thèse de Georges Castex sur la Douleur physique. Dans les Matériaux d'une théorie du prolétariat (p. 43) je m'étais référé à cet ancien travail. (Retour à l'appel de note 22)

Retour au texte de l'auteur: Georges Sorel Dernière mise à jour de cette page le Vendredi 09 mai 2003 14:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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