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Collection « Les auteur(e)s classiques »

“ Science et socialisme ” (1893)


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Georges Sorel, “ Science et socialisme ” (1893). Texte publié dans la Revue philosophique, 1893, tome XVII, pp. 509 à 511. On peut aussi retrouver ce texte reproduit dans Georges Sorel, La décomposition du marxisme et autres essais. Texte 1 (pp. 39 à 42). Paris: Les Presses universitaires de France, 1re édition, 1982, 262 pages. Collection: Recherches politiques. Une édition numérique réalisée par Diane Brunet, bénévole, dans ses temps libres.

Texte de l'article:

Mon cher directeur,

Permettez-moi de soumettre aux lecteurs de la Revue quelques observations que me suggère le compte rendu de l'ouvrage de M. Bourdeau sur le Socialisme allemand. J'admets parfaitement qu'on ait peu de goût pour Marx et ses amis, peu de sympathie pour des gens aussi peu sympathiques que Bebel et Singer ; mais il ne s'agit pas ici d'apprécier des hommes, il n'est question que de doctrines. Les philosophes détestent les socialistes ; ils n'en parlent qu'avec une mauvaise humeur mal dissimulée. La philosophie contemporaine bataille contre des chimères et navigue dans l'empyrée ; la nouvelle métaphysique réelle de Marx triomphera des réfutations subtiles qu'on lui oppose si les détenteurs des chaires officielles ne parviennent point à produire autre chose que des rêveries idéalistes et se montrent incapables de résoudre les problèmes modernes.

K. Marx n'est pas un penseur médiocre : les économistes n'ont pu le suivre sur le terrain où il a placé la question, ils lui ont opposé des arguments folâtres. M. Tarde, dans son compte rendu, compare K. Marx à Hegel : « C'est le même tunnel tortueux de déductions énigmatiques, étroitement et obscurément enchaînées, entrecoupées ça et là d'éclairs. Leur obscurité, à tous deux, a fait partie de leur force. »

Je ne puis m'expliquer ce jugement ; ce n'est pas la faute de Marx si les problèmes sociaux sont compliqués ; l'auteur déclare qu'il n'y a point de voie royale pour la science ; tout le monde sera de son avis. Le Capital n'est pas amusant ; mais je ne pense pas qu'on puisse trouver très distrayante la Politique d'Aristote. Sans doute, on peut traiter les questions économiques d'une manière légère ; on peut tout aussi bien mettre l'histoire en madrigaux. J.-B. Say et Bastiat ne sont pas aussi pénibles à lire que Marx ; mais aussi que peut-on apprendre en les lisant ? L'un des mérites de l'auteur allemand a été de placer la science sociale sur le seul terrain qui lui convienne (en admettant qu'il existe une science sociale). Le socialisme allemand emploie sans doute des moyens répréhensibles pour sa propagande ; mais la mauvaise foi des économistes a été mille fois signalée par les partisans de la protection ; je crois que la presse libérale n'a pas été toujours irréprochable. Il n'y a rien à conclure de ces écarts nécessaires.

Pour beaucoup de personnes, le socialisme n'est qu'une forme du jacobinisme : des gens instruits croient que la question sociale est un prétexte pour se partager les dépouilles du bourgeois et nourrir une armée de fonctionnaires aux frais du contribuable. Le socialisme est exploité par les jacobins, et c'est un grand malheur ; mais aussi les jacobins sont les seuls qui lui prêtent main-forte ; et sans eux aurait-on obtenu quelques concessions législatives ? Les classes éclairées n'ont-elles pas à se reprocher leur négligence ?

D'ailleurs, tout changement doit se faire par la force ; il est vrai que celle-ci peut ne pas être employée d'une manière aussi brutale que du temps de la Révolution ; les légistes de nos vieux rois ont fait des réformes aussi graves dans la société que celles qui sont réclamées aujourd'hui par le socialisme : ils parlaient, au nom du droit romain, de ce que l'on appelait la raison écrite, merveilleuse conclusion de la spéculation antique.

Que demande donc le socialisme ? Que la force publique agisse conformément aux règles d'un État rationnel. Il me semble difficile de condamner une pareille prétention en France : nos pères n'ont pas eu de repos qu'ils n'eussent fait entrer dans la législation ce qu'ils regardaient comme les principes rationnels de toute société. Notre nouveau droit public ne s'est pas établi sans quelques difficultés ; personne ne saurait douter qu'il serait tout autre sans les effroyables tourmentes qui ont bouleversé l'Europe depuis 1789 jusqu'aux traités de Vienne.

Le socialisme prétend établir, aujourd'hui, une science économique ; si sa prétention est fondée, il a le droit de réclamer la refonte législative de l'État ; ses théorèmes doivent être appliqués ; ce qui est rationnel et démontré doit devenir réel.

Je sais bien qu'une formule absolue peut sembler bien démodée aujourd'hui : on ne veut plus entendre parler que d'empirisme et de relatif. On traite volontiers les socialistes de rêveurs ; on les compare à Platon et à Th. Morus. La science rationnelle et l'utopie sont choses quelque peu différentes ; suivant l'opinion courante, elles se ressemblent beaucoup, la science n'étant qu'une construction de notre esprit, plus ou moins adaptée aux choses réelles, mais jamais complètement adaptée : toute conclusion absolue serait donc interdite à l'homme. Cette conclusion sceptique est devenue celle des économistes ; les moralistes protestent bien encore quelque peu, pour la forme ; mais ils ont grand-peine à se maintenir sur leur ancien terrain ; presque tous sont obligés de faire des concessions aux doctrines nouvelles. N'est-ce pas un spectacle admirable que de voir les plèbes rester fidèles aux vieux principes, croire encore au droit et à la vérité absolue, quand ceux qui devraient les diriger n'y croient plus ? Le scepticisme scientifique aggrave tous les jours la séparation des classes, au point de vue moral. Les plus savants perdent toute action sur la marche des esprits et la société court le plus grand danger, parce que la direction des âmes est presque partout abandonnée à des agitateurs. Le peuple va à eux, parce qu'il suppose chez eux la même foi qui l'anime.

Les adversaires du socialisme accumulent beaucoup d'objections captieuses et subtiles ; je n'ai pas une grande confiance dans ce mode de réfutation : on discute encore tous les jours sur les principes des mathématiques ; on n'a pas répondu à toutes les difficultés, à toutes les arguties des sophistes ; le calcul infinitésimal, surtout, présente de sérieuses difficultés - mais tout cela est pure négation ; la science marche toujours de l'avant, sans se soucier de chicanes auxquelles les géomètres ne répondent même pas.

La grosse question est ailleurs. Les anciens inventeurs de réformes ne croyaient pas à la science ; ils imaginaient des recettes sociales destinées à faire le bonheur de l'humanité. S'ils parlaient de science et de lois sociologiques, c'était dans un sens bien éloigné de celui que l'on donne aux mots science et lois en physique. Nos contemporains se soucient fort peu des conceptions d'A. Comte, de ses banquiers et de son sacerdoce. Le socialisme moderne croit qu'il existe une science, une vraie science économique. Cette thèse est-elle fondée ? Voilà ce qu'il faudrait examiner d'un peu plus près qu'on ne l'a fait jusqu'ici ; je ne crois pas que l'on ait réellement réfuté à ce point de vue les théories de Marx. Le problème est plus ardu qu'on ne le croit généralement. L'esprit humain ne veut pas se contenter de l'ancien scepticisme économique, il croit qu'il y a autre chose à faire que d'enregistrer des faits, de raisonner sur les balances de profits, de chercher si le bien-être augmente plus vite dans un pays que dans un autre. Toutes ces recherches ont leur utilité, je n'en disconviens pas, mais elles sont à côté de la question.

Ce n'est pas encore faire œuvre de science que de proposer des formules propres à représenter ce qu'on appelle l'évolution des sociétés : ce sont là des formules subjectives, qui ont leur valeur pratique, parce qu'elles permettent de voir ce que le législateur peut faire immédiatement, sans trop grands embarras. Mais tout cela ne touche pas encore à la question. Est-il vrai que l'échange renferme un élément susceptible d'entrer dans une science rationnelle, comme le soutient K. Marx, ou bien n'est-il qu'un phénomène échappant à toutes les catégories scientifiques possibles, comme semble le croire Aristote ? Si le Stagyrite a raison, toutes les thèses socialistes s'écroulent ; Marx le savait bien, et il s'est donné beaucoup de mal pour justifier sa manière de voir. Les raisons données par les économistes ne m'ont pas convaincu ; ces littérateurs du genre ennuyeux n'ont pas même compris de quoi parlait leur adversaire,

Le problème est d'ordre philosophique, il n'y a que des philosophes habitués à étudier les principes qui puissent sérieusement l'aborder. Voilà longtemps que je cherche, en vain, la solution de cette question capitale et je n'ai encore trouvé de réponse nulle part.


Retour au texte de l'auteur: Georges Sorel Dernière mise à jour de cette page le samedi 24 mai 2014 11:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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