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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Arthur Henderson Smith (1845-1932), La vie des paysans chinois (1930)
Extrait


Une édition électronique réalisée à partir du texte de l'oeuvre d'Arthur Henderson Smith (1845-1932), La vie des paysans chinois. Collection d’études, de documents et de témoignages pour servir à l’histoire de notre temps, Librairie Payot, Paris, 1930, 356 pages. (Traduit par B. MAYRA et le Lt-Cl de FONLONGUE). Première édition en Anglais (A village life in China), 1899.Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Extrait

LE THÉATRE 

 

Tout étranger qui habite la Chine depuis quelque temps sait fort bien que les Célestes raffolent des représentations théâtrales. Les Chinois font remonter l’origine de la scène à l’époque de l’Empereur Ming Huang, de la dynastie des T’ang, lequel, mort en 762, est toujours adoré, sous le voile d’un pseudonyme, comme dieu des comédiens. Une tradition courante veut que si les acteurs négligent de lui rendre hommage, ils ne réussiront pas dans leurs entreprises.

Nous n’avons pas à nous préoccuper ici de l’histoire de la scène chinoise. D’après les Chinois eux-mêmes, l’art dramatique indigène a dégénéré ; il n’est plus le censeur attitré de la morale publique et privée ; son rôle consiste désormais à amuser le peuple. Nous remarquons tout d’abord une anomalie singulière : alors que les Chinois, en tant que nation, poussent jusqu’à l’extravagance l’amour des représentations théâtrales quelles qu’elles soient, la profession de comédien est l’une des rares qui ferme à ses tenants l’accès aux examens littéraires. On rapporte cet ostracisme à l’avilissement du théâtre qui, trop facilement, flatte les goûts corrompus et libertins de la population. Mais il n’est pas possible à un étranger de se rendre compte par lui-même si le répertoire courant mérite d’être ainsi qualifié. Il semblerait plus exact de dire que le mépris général qui frappe — en théorie — la scène et les acteurs, résulte de l’enseignement moral du Confucianisme lequel condamne inexorablement le mauvais usage que l’on est arrivé à faire des représentations dramatiques. Pourtant, alors que ce point de vue est généralement accepté théoriquement, il faut bien constater que, comme tant d’autres préceptes de Confucius, il est unanimement oublié dans la pratique.

Avant de traiter la question des théâtres chinois, nous déclarerons en toute sincérité que nous n’en possédons qu’une connaissance très incomplète, attendu que nous n’assistâmes jamais personnellement à une seule représentation. Il existe plusieurs obstacles à ce que l’étranger puisse se rendre compte, de auditu et de visu, de la qualité des pièces jouées. La plupart de ces œuvres dramatiques sont d’une telle étendue que leur audition se prolonge parfois pendant bien des heures, voire même des jours. L’Européen le plus résistant ne saurait écouter une représentation entière sans succomber à la fatigue, d’autant plus que le dialecte dans lequel s’expriment les acteurs diffère tellement de la langue parlée qu’il est difficile de suivre exactement ce qui se dit sur la scène. Leur ton aigre, perçant, falsetto, devient très vite pénible à entendre pour des oreilles étrangères et, de plus, rend le dialogue inintelligible.

Ajoutez à ces inconvénients l’atroce musique, le manque de confort consécutif à un auditoire entassé, la confusion qui règne invariablement dans un théâtre chinois et vous comprendrez combien ce genre de distractions offre peu d’attraits pour un Occidental, une fois que d’un simple coup d’œil il a pu satisfaire grosso modo sa curiosité. Le Chinois ne peut comprendre notre indifférence à l’égard de son théâtre. Qu’un étranger, arrivant dans une ville où il compte passer la nuit, s’empresse de poursuivre sa route dès qu’il apprend que les représentations théâtrales battent leur plein dans la cité, voilà qui dépasse le Céleste.

A l’exception de quelques grandes villes, il n’existe pas en Chine de salle de spectacle installée à l’européenne, c’est-à-dire close et pourvue de sièges. La scène est un endroit banal que rien ne dérobe à la vue des spectateurs ; elle est parfois construite comme un temple avec une façade ouverte. Les compagnies théâtrales qui vont de ville en ville se contentent d’une scène établie à la hâte sur des tréteaux la veille même du jour où commencent les représentations et que l’on enlève dès la fin de la tournée. Les acteurs rappellent en certains points leurs collègues de la Grèce antique : bande d’oiseaux de passage à la recherche d’un coin où ils pourront se poser, c’est-à-dire en quête d’un engagement.

L’équipement de la scène est, comme celle-ci, de l’ordre le plus simple ; le spectateur doit suppléer par son imagination à l’absence de ces décors qui, de nos jours, ont atteint dans les théâtres occidentaux une telle perfection. La pièce n’est pas coupée en actes ou scènes distinctes ; tout ce qui ne peut se comprendre par le costume ou la pantomime des artistes sera verbalement expliqué à l’auditoire, par exemple : qui sont ces personnages ? Qu’ont-ils déjà fait ? etc. La musique d’orchestre accompagne toute représentation théâtrale. Non seulement elle éclate à chaque interruption du dialogue, mais encore elle résonne bruyamment, lors d’une scène émouvante, d’une attaque, d’une bataille, etc., et prétend même ajouter de la force à tout événement ordinaire.

A propos de cette ressemblance entre le théâtre grec et celui des Chinois, analogie qui a dû frapper bien des observateurs, M. H. E. Krehbiel déclare — dans un article du mois de janvier 1891 publié par le Century — que

« le drame chinois est en principe un drame lyrique tout comme le fut la tragédie grecque. Les moments d’émotion intense sont accentués non seulement par un accompagnement de musique, ainsi que cela se passe dans nos mélodrames, mais aussi par l’acteur qui se met à chanter. La simplesse et la médiocrité des mélodies n’ont, d’après nous, rien à y voir ; c’est une question de goût héréditaire.

La compagnie dramatique d’un village doit le plus souvent son existence au geste de quelque richard de l’endroit séduit par cette manière de placer ses fonds. Comme les affaires foncières ne peuvent fournir matière, dans la plus grande partie de la Chine, à la moindre transaction, les personnes disposant de quelque argent trouvent difficilement un emploi rémunérateur pour leurs capitaux. Si le Chinois engage des fonds dans une exploitation théâtrale, ce n’est pas avec l’espoir d’en retirer de très gros dividendes : il veut surtout fournir un amusement populaire à un grand nombre de gens, tout en en retirant un revenu plus ou moins important.

Le bailleur de fonds pour les costumes, lesquels constituent l’élément essentiel de l’équipement d’un théâtre chinois, est appelé le « maître de la caisse ». Tout ce matériel peut lui être loué par une association de personnes qui le lui prêtent moyennant une redevance fixe et sont tenues d’entretenir les costumes en bonne condition. Dans un théâtre de premier ordre, ceux-ci sont très coûteux : ils comprennent ce que l’on appelle des « robes de dragon », des « robes de python », accompagnées chacune d’un double jeu de vêtements de dessous de belle qualité et richement brodés. Il y a en plus cinq assortiments d’armures et une série innombrable d’autres articles vestimentaires tels que pantalons, jupes, bottes, cothurnes, ainsi que des épées, des lances, etc., faites en bois doré.

La valeur d’une pareille garde-robe représente 5.000 dollars au moins et, dans les théâtres de second ordre, la moitié ou même le tiers de cette somme. La surveillance des trois « coffres » où se serrent les accoutrements est confiée à trois hommes qui en sont responsables.

Les artistes sont classés en diverses catégories désignées chacune par un nom particulier et dont les membres reçoivent un salaire fixé d’après l’importance de leurs rôles. Ainsi deux d’entre eux tiendront les emplois, l’un civil, l’autre militaire, de grands personnages de l’Histoire, tels que Chiang T’ai-Kung, etc. Ces acteurs sont appelés lao-shêng. Une autre classe — hu-shêng — représente des personnages tels que Wên Wan ou Chao K’uang-yin. Une troisième sera spécialisée dans les rôles de caractère, par exemple Lü Pu ; etc. : ce sont les hsiao-shêng. Puis, d’autres artistes de moindre importance représenteront l’élément féminin, les femmes de fonctionnaires, les jeunes filles, etc. Après eux viennent les pitres ou clowns dénommés hua-lien — à visage fleuri—, répartis en trois classes. Ils tiennent les emplois de gens à mauvais caractère, tels que Chou Wang, Ts’ao Ts’ao et ses pareils jusqu’à la dernière catégorie qui incarne les personnages les plus méprisés et les plus détestables. En plus de ce personnel artistique, il existe une masse de figurants pour les rôles de soldats, domestiques, commissionnaires, bateliers, aubergistes, etc. Et le tout est complété par un groupe nombreux de cuisiniers, porteurs d’eau et consorts, chargé d’assurer le confort matériel de la troupe au cours de sa vie vagabonde.

En dehors des compagnies théâtrales régulières, l’on rencontre souvent des sociétés d’amateurs qui se plaisent à donner des représentations à plus petite échelle appelées un « petit théâtre ». De jeunes fermiers épris de changement, séduits par l’imprévu et l’excitation de la vie d’artiste sont heureux de s’engager dans une troupe jusqu’à la reprise, au printemps, des travaux des champs. La compagnie peut ne compter que 15 ou 20 comédiens, mais les fonds sont bas, et la nourriture qu’on leur fournit est très supérieure à celle qu’ils auraient à la ferme ; de plus en fin de saison, ils touchent parfois une jolie part de bénéfices.

Le directeur, locataire à bail de l’entreprise, se nomme changpan ; il engage des artistes pour une période de dix mois environ : celle-ci commence au printemps et finit un peu avant la fin de l’année. La compagnie entière comprend de cinquante à cent personnes. Les appointements varient entre 100 dollars pour les premiers rôles et quelques dizaines de dollars pour les derniers emplois, et tout le monde est nourri. L’affaire comporte une sérieuse mise de fonds : afin de rentrer dans ses avances, l’impresario devrait pouvoir s’assurer une suite ininterrompue d’engagements avantageux, mais les faits montrent bien que le plus souvent, ce n’est pas le cas.

Le directeur forme lui-même son personnel artistique. Il prend à sa charge des enfants dont l’apprentissage est consenti pour une période fixe — trois ans en moyenne — par un contrat bilatéral. A la fin de cette période de formation, les élèves sont libres de s’engager dans n’importe quelle compagnie, aussi iront-ils naturellement à celle dont les offres seront les plus tentantes mais, pendant l’apprentissage, leur temps appartient au manager qui les a loués aux parents. Ces derniers sont poussés par l’espoir d’assurer ainsi un moyen d’existence à leurs rejetons. Quelquefois les enfants s’enfuient du domicile familial et s’engagent eux-mêmes, attirés par la soi-disant liberté de l’existence théâtrale.

Le salaire que reçoivent ces jeunes apprentis est des plus médiocres : ils sont supposés apprendre en trois mois les éléments essentiels du métier et, les premiers temps, ils n’auront autre chose à faire que de se pavaner sur la scène et déclamer sur un ton grandiloquent des tirades plus ou moins inintelligibles. Si l’un d’eux doit paraître dans un grand nombre de pièces, sa mémoire est mise à une lourde contribution ; il est vrai que les enfants chinois peuvent apprendre par cœur avec une facilité surprenante et qu’une pratique constante fixe sans peine dans leur esprit tout ce qu’un jeune acteur a besoin de savoir.

A notre point de vue occidental, il serait malaisé d’imaginer quelque chose qui ressemble moins à une existence de plaisirs que les perpétuels déplacements, le travail routinier, la rémunération incertaine et médiocre de l’artiste chinois d’ordre moyen. Nous n’en avons jamais rencontré un seul qui n’ait avoué combien ce genre d’existence était décevant. L’on cite la boutade d’un premier sujet japonais qui déclarait que l’idée que le peuple se fait de la vie de théâtre — et il en est très vraisemblablement de même en Chine — diffère autant de la réalité que les nuages diffèrent de la boue.

« Les tribulations qu’on y endure sont pareilles aux souffrances de l’Hadès et le monde ne bénéficie en aucune façon du mal que se donnent les artistes : l’art du comédien est donc inutile à la société ; c’est un genre de vie qu’il faut redouter et dont on doit se méfier.

Sans doute existe-t-il bien peu d’acteurs chinois qui se soient jamais demandé si leur art constituait un bien ou un mal pour la « société ».

Il n’est pas rare d’entendre parler d’un magistrat de district — exceptionnellement intelligent — qui lance des proclamations interdisant les représentations théâtrales dans tout le territoire de sa juridiction et exhorte le peuple à réserver son argent pour acheter du grain, soulager les pauvres gens ou ériger des écoles publiques. Mais le seul moyen pratique par lequel un fonctionnaire à l’âme paternelle fera observer des prescriptions aussi raisonnables consistera à entreprendre de fréquentes tournées personnelles sur son territoire et à veiller lui-même à ce que ses ordres soient suivis. S’il n’agit pas de la sorte, une somme d’argent consacrée à de judicieux pots de vin dans le yamen assurera aux tenanciers des théâtres une complète immunité. Les écoles gratuites, les institutions charitables sont d’un goût trop fade pour des gens qui réclament des mets plus épicés, des spectacles mouvementés, toutes choses que leur offre une représentation théâtrale.

Il est à remarquer que, par une de ces nombreuses contradictions qui fourmillent dans la vie sociale des Chinois, alors que l’artiste est tenu en très légère estime, l’on considère la représentation d’une pièce comme un grand honneur rendu à la personne que l’on veut fêter. Parfois des étrangers seront conviés à une séance théâtrale en témoignage de gratitude pour l’aide qu’ils ont fournie, pendant une période de disette par exemple. Mais les motifs d’une pareille initiative peuvent être d’ordre divers : il y entrera probablement, de la part des promoteurs de la fête, le désir de satisfaire leurs propres goûts tout en se libérant publiquement d’une dette de reconnaissance.

Quant à insinuer que l’argent ainsi dépensé devrait être affecté à quelque œuvre d’utilité publique, telle que l’édification d’une école, l’on ne rencontrera pas un Céleste sur mille qui approuve une telle suggestion, parce que, seul un nombre limité d’élèves en bénéficierait, tandis que le théâtre est un agrément à la portée de tous. De plus, un théâtre est démonstratif, il s’impose à l’attention du public d’une manière à laquelle tout Oriental est extrêmement sensible, alors que la création d’une école gratuite équivaudrait à « porter une belle parure dans l’obscurité » : personne ne la remarquerait.

La représentation d’une pièce est parfois la conséquence d’un vœu formulé au cours d’une maladie, expression de la gratitude du malade parce qu’il a recouvré la santé. Lorsque le village entier en prend l’initiative, c’est qu’il entend adresser des remerciements à quelque divinité à l’occasion d’une bonne moisson ou de pluies tombées en temps opportun. Une querelle entre individus se trouve souvent apaisée par les « prêcheurs de paix » qui décident que l’une des deux parties offrira comme amende une représentation théâtrale à l’agrément de laquelle la population entière pourra ainsi participer. Étant donnée la mentalité chinoise, il n’est pas surprenant que cette façon simpliste de liquider les disputes soit très populaire. Nous l’avons vue employée par un magistrat de district désireux de régler un procès entre deux villages, et le cas doit certainement être assez fréquent.

Parfois la seule raison pour laquelle on élève un théâtre, c’est une encaisse accumulée dans les finances publiques et qu’on ne voit pas le moyen de dépenser autrement. Un étranger ne serait pas en peine de suggérer une cinquantaine de projets permettant d’utiliser plus intelligemment les fonds de la communauté, mais à un Céleste, de pareilles suggestions semblent toujours intempestives, pour ne pas dire absurdes.

Lorsque l’on a décidé d’engager une troupe, il faut tout d’abord passer avec son directeur un contrat écrit qui en spécifie le prix ; celui-ci peut varier de 25 à plusieurs centaines de dollars. Le premier de ces deux prix, le plus bas qui se puisse offrir, ne sera proposé qu’à une compagnie de qualité très inférieure ; celle-ci s’y résignera peut-être, poussée par la nécessité et acceptera même, faute de mieux, une somme moindre, lorsqu’il y a pénurie d’engagements pendant la morte-saison. Au contraire, dans la période de l’année où les spectacles sont très demandés, une compagnie peut se trouver en face d’offres adressées simultanément par plusieurs localités. Afin de ne rien perdre de ces profits inespérés, la troupe se partagera souvent en deux tronçons, et le directeur engagera un certain nombre d’amateurs pour combler les vides, ce qui permettra à la compagnie de jouer à la même date dans des endroits différents.

L’on dit généralement que les villageois venus pour une représentation n’assistent qu’à un gros vacarme, et ceci n’est pas loin d’être la vérité. Le directeur joue de cette ignorance des paysans lorsqu’il fournit un spectacle de qualité inférieure à celle que lui impose son contrat. Mais si les assistants découvrent la fraude, s’ils constatent un nombre trop faible d’acteurs ou jugent insuffisant le jeu des artistes, un villageois se lève majestueusement et frappe la compagnie d’une amende qui se traduit par une, deux ou même trois représentations supplémentaires : et cette décision demeure sans appel.

L’individu chargé des relations administratives et financières avec le village se nomme pao-tan-ti, porteur de programmes. C’est lui également qui assure le transport des malles renfermant les costumes et tout le matériel de décors lorsque la troupe se déplace d’une localité dans une autre.

Dans la partie centrale de l’Empire, là où les transports demandent des bêtes de trait, on a besoin d’un grand nombre de chariots pour faire voyager tout ce matériel encombrant ; de plus, les déplacements doivent s’exécuter à date fixe et très rapidement afin de ne pas perdre une journée à une époque où les engagements sont particulièrement nombreux car, même pour les Chinois, le temps est précieux lorsqu’il s’agit de nourrir et de payer un personnel si considérable.

Parfois l’impresario lève une taxe spéciale dans le village où il se trouve pour couvrir ses frais de déplacement jusqu’à la station suivante ainsi que la location des moyens de transport.

Quelle journée affairée dans un village que la veille d’une représentation ! Il s’agit de réunir des quantités de nattes pour les installations provisoires de la troupe et, au bout de peu de temps, l’endroit choisi en vue du spectacle — assez près, mais en dehors de l’agglomération citadine — prend l’aspect d’une cité improvisée car, en plus du théâtre, l’on établit avec des nattes un tas de petits hangars destinés aux boutiques, à la cuisine, au thé, aux salles de jeu, etc. Le jour de la représentation, le village le plus modeste donne l’illusion d’un très grand marché.

Dans les villes plus importantes, où se tiennent des foires à des intervalles plus ou moins réguliers, il est d’usage, ainsi que nous l’avons déjà expliqué, d’ouvrir la foire par une représentation théâtrale : le premier jour il ne se fera guère de transactions commerciales et les assistants ne seront occupés qu’à écouter la pièce. En pareil cas le nombre des spectateurs peut atteindre sans exagération jusqu’à dix mille personnes. Dans les très grandes foires et pendant toute leur durée, on donne généralement une représentation chaque jour, manière d’opérer très avantageuse au point de vue financier, attendu qu’elle tient en éveil l’attention du public et attire ainsi la foule des clients.

Au point de vue social ce qui intéresse plus spécialement l’observateur étranger à propos du théâtre au village, c’est l’impression que produisent les pièces sur l’ensemble des assistants. On pourrait assez exactement la comparer a l’émoi provoqué chez les enfants dans les pays occidentaux par l’approche de Noël, ou bien encore, aux États-Unis, par la journée du 4 juillet. En Chine, tout autre intérêt mondain s’efface devant l’attrait du spectacle.

L’annonce de l’arrivée prochaine d’une compagnie théâtrale dans un village met en ébullition la région entière. Les visites des jeunes mariées chez leurs mères — visites qui jouent un si grand rôle dans la vie courante des unes comme des autres — sont arrangées longtemps à l’avance en ne tenant compte que du gros événement qui se prépare. Dans les écoles des villages voisins, les élèves escomptent déjà des vacances pour toute la durée des représentations. Si le professeur s’avisait de refuser — éventualité invraisemblable car lui aussi désire y assister, — son veto demeurerait sans effet et il se verrait abandonné par tous les enfants de sa classe.

Ce ne sont pas seulement les mariées qui profitent de la circonstance pour aller rendre visite à leurs parents ; l’on peut dire de façon générale que lors d’une représentation théâtrale hommes, femmes ou enfants plus ou moins apparentés à quelque habitant du village, et pour autant qu’ils n’en soient pas empêchés par un motif grave, ne manqueront pas de profiter de cette occasion de se déplacer. Toute famille chinoise étant affublée d’un essaim de parents à tous les degrés, c’est le moment, lors d’une représentation théâtrale, d’aller dire un petit bonjour à ses amis : que ces alliés lointains aient été ou non invités, cela n’a dans l’espèce aucune importance, les visiteurs accourraient alors même qu’ils sauraient pertinemment que l’on n’a aucune envie de les recevoir.

Bien que le Céleste prône très haut sa façon de pratiquer l’hospitalité, l’on ne peut cependant pas aller jusqu’à dire qu’elle soit une vertu caractéristique du peuple chinois. Mais, quels que soient, dans la circonstance, ses sentiments intimes, le Chinois estime nécessaire de soutenir le semblant d’une hospitalité pleine d’effusion, de sorte qu’il s’empressera de retenir à sa table toute personne pénétrant dans la cour de son logis et insistera pour qu’elle passe la nuit chez lui quand même il désirerait s’en débarrasser au plus tôt. En temps ordinaire l’invité n’acceptera que si l’hôte, par son insistance, lui montre qu’il agit bona fide. Mais au cours d’une saison théâtrale, peu importe à l’arrivant d’être accueilli avec plus ou moins de cordialité : il restera en tout cas, car la pièce doit être vue.

L’on ne saurait dès lors être surpris du trouble que la présence d’une compagnie de comédiens apporte dans un village. Chaque famille y est, en effet, envahie par un flot de visiteurs et, le plus souvent, le logis ne dispose pas d’assez de place pour coucher tout ce monde ; les gens passent la nuit debout à bavarder : excellente préparation, dira-t-on, pour la tâche fatigante du lendemain ! Le cycle théâtral durant au moins trois jours et parfois quatre, il est facile d’imaginer à quel point le village en fête est mis à contribution. Si l’on songe que chaque femme mariée en visite dans sa famille, de même que toute femme qui va voir quelque parent, amène avec elle ses jeunes enfants et que ces derniers se considèrent en droit de faire main basse sur tout ce qu’ils découvriront en fait de nourriture, il est clair que la maîtresse de maison se trouve soumise à des épreuves avec lesquelles les exigences les plus sévères de la vie occidentale offrent bien peu d’analogie.

La subsistance de ces hordes de visiteurs nécessite de grands frais et il semble dur à un Chinois, économe par nature, de voir disparaître en une semaine la quantité de combustible suffisant en temps normal à assurer le chauffage du logis pendant six mois, et cela pour « rôtir » l’eau et nourrir des gens qu’il n’a pas invités, et que, de plus, il ne désirait aucunement voir. Il n’est pas exagéré de dire que ces frais de réception s’élèvent à dix fois au moins le prix du théâtre seul. Ainsi se trouve vérifié une fois de plus le dicton familier : ce n’est pas le cheval qui coûte, mais la selle.

La foule accourue des environs pour assister aux représentations contient généralement des éléments fort peu recommandables, les habitants doivent se tenir sur leurs gardes. Pour ce motif, aussi bien qu’en raison des devoirs d’hospitalité que leur impose la présence de tant de visiteurs, les gens du village sont les seuls à ne pouvoir profiter comme ils le voudraient des réjouissances artistiques. Les hôtes et les voleurs occupent tout leur temps. Une vigilance constante peut seule procurer quelque sécurité à l’habitant : plus il aura à perdre, moins il sera à même de s’amuser tant que le danger ne sera pas écarté. Une longue expérience a démontré qu’après une tournée de spectacles, l’on ne trouvera probablement plus un seul poulet dans le village. Pour éviter que les volailles ne deviennent la proie d’habiles filous, les habitants ont soin d’en disposer eux-mêmes à l’avance.

Telles sont les conditions faites en Chine au théâtre ambulant. Il est donc surprenant qu’un si grand nombre de compagnies artistiques trouvent moyen de gagner leur vie dans un métier à ce point précaire. En effet, l’acteur risque de se trouver sans aucun emploi pendant les années, toujours si fréquentes, de famine ou d’inondations, ainsi que pendant les périodes de deuil impérial qui réduisent souvent les artistes à la plus extrême misère. Quant à l’attachement passionné du peuple pour le théâtre, l’on peut avec assez de vraisemblance l’attribuer au fait que le Céleste ne dispose que de très peu d’amusements et que la masse des villageois n’a de distractions publiques que lors des rares jours de fête — deux ou trois dans l’année —, au moment des grandes foires accompagnées de représentations théâtrales, ou bien encore pendant les tournées que les comédiens font en dehors des foires.

Il est évident qu’une forme de représentation si chère aux Chinois peut devenir un puissant agent d’excitation et soulever, dans des circonstances données, les passions des foules. Telle est sans aucun doute l’origine de certains mouvements populaires. Les étrangers ne connaissent-ils pas tous plusieurs cas où, dans l’intérieur de la Chine, l’on a joué des pièces représentant les massacres de Tien-tsin ou quelque événement analogue. Parfois il faut en faire remonter la responsabilité jusqu’aux magistrats locaux, de connivence avec les directeurs des troupes. L’impression que font sur l’esprit du peuple de pareils spectacles doit être bien mauvaise — si tant est que les représentants du Gouvernement tiennent à maintenir chez leurs administrés le respect des étrangers.

Ne serait-il pas facile en Chine, comme dans d’autres pays, de s’arranger pour que les pièces offertes au public traitent des événements courants qui intéressent la masse de la population ? Nous rappellerons à ce propos la querelle survenue entre deux comités qui réclamaient, chacun, le droit de faire élever une digue destinée à contenir les inondations. A force d’attendre, il y eut plusieurs vies de perdues du fait des crues et il s’ensuivit un formidable procès. Quelques incidents furent d’un caractère si dramatique qu’on les intercala dans un pièce : celle-ci remporta un succès considérable dans les villages situés non loin de l’endroit où l’affaire s’était déroulée.

L’on peut certainement dire que la représentation d’événements historiques par les théâtres chinois constitue l’un des plus grands obstacles à ce que les masses populaires acquièrent la connaissance de l’Histoire. Peu de personnes lisent les ouvrages historiques tandis que tout le monde écoute les pièces, et, alors qu’on oublie les livres d’histoire parce qu’ils sont ennuyeux, chacun retient la pièce parce qu’elle est amusante. Le théâtre, à peine est-il besoin de le rappeler, ne prétend pas donner au public la représentation exacte d’un fait historique, il le déforme pour n’en retenir que les incidents qui se prêtent à une adaptation dramatique. Mais les gens ordinaires ne sauront pas discerner ce qui s’est véritablement passé, ni à quelle époque, quelles en furent les causes et les conséquences pratiques : les faits réels et la fiction se confondent dans leur esprit.

Les pièces qui traitent de la vie dans son réalisme quotidien jouissent toujours des préférences du public. L’on vend partout, et en grand nombre, des brochures bon marché, mal imprimées, où se trouvent en substance les pièces représentées. Ces sortes de livrets permettent au public de se familiariser avec l’intrigue qui s’y déroule.

Nous terminerons notre examen du drame chinois en donnant l’analyse d’un de ces librettos et en prenant pour exemple une pièce particulièrement prisée du public : le langage populaire y fait à chaque instant allusion. Elle passe pour avoir été écrite par un homme originaire du Shan-hsi et elle vise à la satire de cette société dans laquelle, comme c’est si souvent le cas en Chine de nos jours, il est presque impossible à un pédagogue de ne pas mourir de faim, bien que, en théorie, la corporation dont il fait partie soit tout spécialement honorée.

Il est de notoriété courante dans le Shantoung que le nombre de ceux qui veulent enseigner est supérieur à celui de ceux qui savent lire ! La pièce en question se passe donc au pays des sages Confucius et Mencius, dans un district peu éloigné de la capitale, Chi-nan Fu.

Les protagonistes se réduisent à deux personnages, un professeur appelé Ho Hsien-shêng, momentanément sans emploi et réduit à une détresse extrême, et un bourgeois du nom de Li, désireux d’engager un maître pour ses garçons respectivement âgés de neuf et onze ans. Les répliques du professeur sont émaillées de longues citations puisées dans les classiques, habitude courante chez tous les maîtres d’école chinois qui veulent donner l’impression qu’ils possèdent des connaissances étendues. Notre homme assure que sa méthode d’enseignement est si efficace qu’il se fait fort d’amener ses élèves au premier degré, hsiu-ts’ai — bachelier — en trois ans, puis, dans le ternaire suivant, au second échelon, chü-jên — licencié — et qu’enfin, au bout de douze ans, le doctorat — chin-shih — couronnera ce cycle d’études.

La pièce débute par un monologue du professeur qui se lamente, en termes poétiques, sur la perte de son dernier emploi : la situation dans laquelle il se trouve depuis lors, prétend-il, est bien pire pour un homme instruit que pour un travailleur manuel lequel, à l’en croire, a toujours assez à manger. Puis, parcourant la scène à grands pas, il crie sur le ton d’un colporteur :

— Enseigner l’école ! Enseigner l’école !

Là-dessus apparaît Li.

— Un homme, s’écrie-t-il, qui s’offre à enseigner, sait sans doute au moins lire,

et aussitôt il explique ce dont il a besoin. Il voudrait avoir, dans sa famille, quelqu’un en état de vérifier ses comptes, de déchiffrer les feuilles d’impôts, etc., mais il n’a vraiment pas les moyens de payer un professeur à ses enfants.

Ses rejetons sont d’esprit très borné, continue-t-il, et quant à la nourriture qu’il offrira au maître — il en donne le détail — elle sera de qualité médiocre et peu abondante. Deux repas seulement par jour pour éviter la dépense et jamais de feu dans la soirée. La literie comprendra un couvre-pieds, vieille peau de chien toute déchirée, pas de natte sur le lit, simplement un peu de paille, et pas d’oreiller. Le salaire, ne dépassera pas 8.000 cash par an, mais il est soumis à l’inévitable escompte, 800 cash comptant pour 1.000. Le professeur ne devra jamais s’éloigner pendant les heures de classe.

Celles-ci auront lieu dans un temple actuellement occupé par des nonnes, lesquelles seront déplacées et installées dans une petite chambre sur l’un des côtés de la cour. Il faudra que le professeur sonne la cloche, balaye les locaux, assure tous les services prescrits pour le 1er et le 15 de chaque mois et qu’il apporte à ces diverses tâches un soin méticuleux. Il faudra aussi qu’il prenne garde à ce que sa moralité ne soit pas contaminée par le voisinage des nonnes dont la réputation est proverbialement mauvaise. Il ne recevra aucun à compte sur son salaire et subira une retenue proportionnelle à ses journées d’absence. Pendant les pluies d’été le professeur transportera sur son dos les enfants à l’école pour qu’ils ne salissent pas leurs vêtements et ne causent pas d’ennuis à leur mère. Après les heures de cours, il assurera l’approvisionnement en eau de la maison, s’occupera aux menus travaux du logis, prendra soin des enfants, moudra au moulin et, de façon générale, exécutera tout ce l’on pourra exiger de lui. A toutes ces conditions le professeur consent de bon cœur et il se déclare prit à signer un contrat conforme pour une période de dix ans !

Parmi les différents aspects sous lesquels se présente le théâtre chinois, le plus instructif est peut-être celui qui nous incite à en considérer les pièces comme un miroir de la vie, telle que la comprend le peuple jaune. Aux yeux des Chinois, toute œuvre théâtrale reproduit les contingences de leur existence même ; ils sont fermement attachés à cette théorie, ils y croient pleinement, presque inconsciemment. Un dicton populaire affirme que « le Monde entier n’est qu’une pièce de théâtre : pourquoi les hommes prendraient-ils dès lors la vie comme une réalité ? » C’est bien conformément à cette manière de voir que les Chinois donnent souvent l’impression d’êtres psychologiquement incapables de discerner entre les réalités pratiques, que tout le monde tient pour telles, et les « réalités » théoriques lesquelles, en poussant les choses à l’extrême, sont reconnues comme fictives.

Ainsi le Céleste estime que la vie de tous les jours n’est qu’une mise en scène perpétuelle, et cette croyance exige de ses fidèles un tribut qui est libéralement, spontanément, continuellement et universellement payé. Sur pareille théorie se basent la plupart des réjouissances populaires, théorie dont voici la véritable signification : « Vous m’avez porté préjudice, mais je ne vous crains pas et j’en appelle à tous les hommes ! Qu’ils soient témoins du défi que je vous lance ! » De là aussi dérivent les neuf-dixièmes au moins des actes que les Chinois accomplissent sous le prétexte de « sauver la face », c’est-à-dire mettre l’acteur d’accord avec les spectateurs, lui prouver qu’il peut jouer son rôle en pleine connaissance de cause car il sait bien ce que c’est que ce rôle. D’aucun autre pays que la Chine l’on ne peut dire avec plus de vérité que :

« Le Monde entier est une scène de théâtre
Et tous les hommes, toutes les femmes n’en sont que les acteurs.

Retour au livre de l'auteur: Jacques Bainville, historien Dernière mise à jour de cette page le vendredi 12 janvier 2007 16:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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