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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du livre d'André Siegfried, Qu'est-ce que l'Amérique ? Paris: Flammarion Éditeur, 1937, 48 pp. Une édition numérique réalisée par mon amie, Marcelle Bergeron, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine, Chicoutimi, Saguenay, Québec.

André SIEGFRIED

Qu’est-ce que l’Amérique ?

Paris : Flammarion, Éditeur, 1937,
48 pp. Collection : Directives.



I. — Le contraste du continent Europe et du continent Amérique
II. — La formation et la composition ethnique du peuple américain
III. — La psychologie du peuple américain
IV. — L'Amérique et la crise

[p. 3]


Chapitre I

LE CONTRASTE DU CONTINENT EUROPE
ET DU CONTINENT AMÉRIQUE


Pourquoi a-t-on si rarement essayé de faire la psychologie de l’Américain ? Les raisons de cette abstention apparaissent assez nombreuses. D'abord, le sujet est complexe... Mais on peut aussi se demander s'il existe effectivement un peuple américain dont on puisse parler au singulier. Et, si ce peuple américain existe, possède-t-il une psychologie suffisamment fixée et cohérente pour comporter une étude précise et des conclusions déterminées ?

Les facteurs qui entrent en jeu sont ici en raison de la complexité du problème. Référons-nous, pour les classer, à la méthode de Taine, qui envisageait dans l'étude de toute psychologie trois facteurs : celui du milieu, celui de l'hérédité et celui du moment.

Le milieu, c'est-à-dire le point de vue géographique, est, quand on parle des États-Unis, celui d'un continent, essentiellement un nouveau continent, entièrement différent de la vieille Europe.

L'hérédité, c'est-à-dire le point de vue de l'Histoire, nous met en présence d'un peuple, ou d'un groupe de peuples, immigré d'Europe et comprenant des gens de toutes origines et de toutes religions, ayant cependant, – du moins dans leurs éléments dirigeants, – une impulsion principale : l'impulsion anglo-saxonne et protestante.

Le moment nous conduit à une autre série d'observations, c'est-à-dire à nous demander quel est l'âge du peuple américain. En est-il à l'enfance ? à la jeunesse ? à la maturité ? La vérité est que l’âge des États-Unis reste indéterminé. Ce peuple évolue encore, et même si rapidement qu'il y a une évidente difficulté à le saisir. Lorsqu'on étudie les Américains, il faut un peu procéder à la façon du photographe prenant un instantané et étudier séparément chacun de ses aspects.

I

[p. 4]

Aucun pays, me semble-t-il, ne se comprend s'il n'est considéré comme partie d'un continent, car chacun des continents de la planète a sa personnalité, sa psychologie, sa destinée, sa loi d'évolution. Je crois donc profondément à la réalité des unités continentales.

Nous nous demandons, comme Européens, s'il existe, en effet, une unité réelle s'appelant Europe. Quand je suis en Europe, je me demande souvent si l'Europe existe comme telle. Les arbres m'empêchent de voir la forêt. Mais quand, ayant traversé l'Atlantique, je me retourne et regarde vers l'est, l'Europe, alors, m'apparaît comme une indiscutable réalité. J'en ai fait l'expérience bien souvent : lorsque je suis en Amérique, je me sens Européen et je réagis en Européen.

Une réaction analogue m'enseigne que l'Amérique existe aussi bien que l'Europe. Il existe un nouveau continent, constituant une personnalité propre, une civilisation propre, représentant une section spéciale de la race blanche et une section particulière de la civilisation occidentale. Ce contraste entre l’Europe et l'Amérique, et notamment la conscience qu'en ont les Américains eux-mêmes, est à la base de la psychologie du peuple des États-Unis. Or, ce contraste est essentiellement géographique. Distinguons d'abord ici ce qui constitue le contraste entre le nouveau et l'ancien continent. Quiconque n'a pas réussi à élucider les bases profondes de ce contraste ne peut pas comprendre les Américains.

L'Europe est une réalité. Nous savons, en effet, et la chose est inscrite profondément dans notre conscience, qu'il y a une civilisation européenne. En quoi consiste-t-elle ? Il me semble qu'elle résulte d'une triple conception de la connaissance, de l’homme et de l'initiative technique : c'est cette triple conception qui rend décidément l'Européen différent des autres hommes.

Notre conception de la connaissance, qui nous vient des Grecs, est essentiellement basée sur un usage logique de l'intelligence. Toute notre philosophie, toute notre science, portent cette marque. Notre conception de l'homme consiste à le considérer avant tout comme un individu pensant, comme un esprit. Elle est issue du XVIIIe siècle, mais plus profondément, en réalité, du Christianisme lui-même. Toute la civilisation européenne est marquée par cette conception chrétienne de l'individu. L'Europe, enfin, se caractérise par son initiative technique, ou, si l'on veut, par son génie [p. 5] propre d'invention industrielle. Je sais bien que cette invention est commune à tous les hommes et que les Américains en possèdent le don au même titre que nous-mêmes. Je sais également que l'histoire de l'humanité, depuis les temps paléolithiques jusqu'à la machine à vapeur, depuis l'origine semi-légendaire des premiers progrès humains, est une preuve journalière que cette initiative technique ne saurait se distinguer de l'évolution humaine elle-même.

Néanmoins, nous ne saurions ignorer que la révolution industrielle du XVIIIe siècle, et notamment l'invention de la machine à vapeur qui a transformé le monde, ne soit une création proprement européenne. À la fin du XVIIIe siècle, par l'utilisation intense et nouvelle des forces naturelles, nous pouvons bien dire qu'un âge nouveau de l'humanité a pris naissance. Nous vivons, depuis lors, dans une grande aventure dont nous ne pouvons pas connaître la fin, et force nous est de constater que c'est en Europe, dans l'Europe occidentale, qu'est née cette nouvelle phase de la destinée humaine. Il se peut bien que l'Amérique, élève qui a dépassé le maître, soit aujourd'hui plus étonnante que nous dans la réalisation technique. Il n'en demeure pas moins vrai que l'origine de tout ce mouvement est en Europe et que le nouveau continent, quel que soit l'éclat de ses œuvres, n'est ici qu'un élève.

Essayons, maintenant, pour en chercher la nature, l'analyse de cette civilisation européenne dans son esprit et son inspiration. À l'origine, tout à l'origine, nous trouvons l'initiative, c'est-à-dire l'esprit d'innovation et de création. Nous trouvons, en même temps, le refus de se soumettre à la fatalité, la confiance que l'homme peut faire lui-même sa destinée. « Aide-toi, le Ciel t’aidera » : ce proverbe a été constamment le compagnon de l'humanité européenne. On pourrait aller plus loin et dire que l'homme européen s'est développé sans les dieux et même, à l'occasion, contre eux. Il y a, donc, tout au fond de l'esprit européen, un esprit critique qui pèse, qui mesure, qui discute, un individualisme non-conformiste qui se révèle, au cœur le plus caché de lui-même, être un secret esprit de révolte. Les vrais patrons de l'esprit européen, ce sont donc les Grecs et l'Évangile. Si, remontant plus loin que l'Histoire, on voulait chercher dans la légende un patron symbolique du vieux continent, on n'en trouverait pas de plus authentique que ce grand créateur de l'industrie humaine, Prométhée, qui fut à la fois un initiateur et un révolté et paya si cruellement l'indépendance qu'il manifestait à l'égard des dieux. Prométhée paraît bien être le premier des Occidentaux et le premier des Européens.

La réalisation civilisatrice de 1'Europe se montre très fortement [p. 6] individualisée. Mais quelles en sont les conditions géographiques ?

Il s'agit ici de l'œuvre d'une race, essentiellement de la race blanche, dans un continent à mesure humaine auquel cette race a fini par s'adapter parfaitement. Pendant longtemps, Europe et race blanche sont demeurées des termes synonymes : la race blanche était tout entière en Europe, et il n'y avait pas de Blancs hors d'Europe. Nous avons dit, d'autre part : dans un continent à mesure humaine. En effet, dans la vieille Europe, la nature n'est jamais ni écrasante ni sans mesure. L'homme l'adapte et s'y adapte en la conquérant. Paul Valéry a écrit dans Variété ces lignes significatives : « La parole de Protagoras, que l'homme est la mesure des choses, est une parole caractéristique, essentiellement méditerranéenne. »

Valéry dit : « méditerranéenne ». Il eût pu tout aussi bien dire que la parole de Protagoras est « européenne », car, après avoir parcouru tous les continents, il est une chose qui me frappe de plus en plus : c'est qu'en Europe la nature, qui est à mesure humaine, est partout dominée, civilisée, en quelque sorte humanisée. La France, la Suisse, l'Allemagne occidentale ne nous offrent rien d'énorme, de disproportionné, d'inharmonieux. Quand, plus à l'est, la nature cesse d'avoir ce caractère de mesure et de modération, on quitte la véritable Europe. L'Européen, qui vit ainsi dans un milieu qui semble fait pour lui, apprend à tenir compte dans cette nature humaine, soit des nécessités de la nature, c'est-à-dire de ses lois, soit surtout du temps et des conditions inéluctables de la durée ; et ceci fait partie de sa civilisation.

Si la position de l'homme est telle dans la vieille Europe, on peut se demander quel est l'âge de cette civilisation. L'Europe est un continent où, comme en Asie, la mémoire du passé compte beaucoup. La civilisation y est basée sur la tradition. Le mot fameux de Comte : « L'humanité est composée de plus de morts que de vivants », est vraiment le mot d'un Européen. Nous autres Français, par exemple, nous avons beaucoup plus de deux mille ans d'Histoire et de souvenirs derrière nous. Il est fréquent, dans notre pays, qu'une église catholique soit bâtie sur des fondations romaines, et il n'est pas rare, surtout dans le Midi, que ces fondations romaines recouvrent elles-mêmes des fondations grecques plus anciennes encore. Par ce passé, par la conscience très vive que nous en possédons, nous touchons sans hiatus aux plus anciennes civilisations de la Méditerranée et de l’Orient. Nous sommes, en fait, des successeurs.

Cela fait de nous une humanité qui n'est pas jeune. Du point [p. 7] de vue de la civilisation, c'est une force. Du point de vue économique, ce pourrait être une faiblesse. Économiquement, nous ne sommes plus jeunes. Nous sommes mûrs, et peut-être en tant qu'Européens sommes-nous vieux. Qu'est-ce donc que la vieillesse économique ? C'est une marge diminuée des possibilités naturelles. C'est le fait d'un milieu où il y a plus d'hommes que de richesses encore vierges, susceptibles d’être mises en valeur. Cette position se mesure par la densité de la population au kilomètre carré dans notre vieux continent.

Alors que l'Amérique du Nord n'a que sept habitants par kilomètre carré, que les États-Unis, pris séparément, n'en ont que seize, l'Europe (moins la Russie) a soixante et onze habitants par kilomètre carré ; l'Angleterre et le Pays de Galles, considérés à part, en ont deux cent soixante-quatre. Il y a là une notion fondamentale à retenir, dont les conséquences psychologiques, sociales, politiques sont énormes.

Essayons de les déterminer, car le contraste de l'Europe nous servira tout à l'heure à mieux comprendre l'Amérique. Dans ce continent où la marge du possible est devenue plus étroite, il est assurément plus difficile de produire des richesses nouvelles que de partager les richesses existantes. C'est, du moins, ainsi que la sensibilité populaire s'imagine le problème. On croit plus facile de partager que de créer. D'où deux tentations européennes qui caractérisent nos vieux pays : d'une part, le nationalisme, c'est-à-dire le partage et la conquête des territoires ; d'autre part, la révolution, c'est-à-dire le partage, ou la tentation du partage de la richesse. Nationalisme, révolution, conquête de territoires, partage des richesses, n'est-ce pas le spectacle que nous constatons autour de nous ? Ainsi la rivalité est la loi de l'Europe.

Dans une page fort belle, de Rien que la Terre, peut-être teintée d'un pessimisme excessif, Paul Morand a exprimé cette tristesse d'une Europe divisée contre elle-même :

« Europe égoïste, envieuse, démocratique et dispersée, comme toutes les vieilles péninsules ; curieux et minuscule spectacle, vu du dehors, à l'heure où le monde appartient aux continents massifs : Afrique, Asie chinoise, Amérique du Nord, en forme de massue et de casse-tête. Europe démantelée par les explosifs modernes, le goût de l'argent et l'esprit de révolte. Europe devenue si laide, mais notre mère... ».

II

Le continent américain, la civilisation américaine, ont une, personnalité toute différente.

[p. 8]

Ce qui frappe principalement dans le nouveau monde, c'est la grandeur de la nature. Les États-Unis, par exemple, ont huit millions de kilomètres carrés : plus des trois quarts de l'Europe quatorze fois la France. Plusieurs des États, aux États-Unis : sont comparables à des pays : le Texas, avec 689.000 kilomètres carrés, est plus grand que la France ; la Californie, avec 410.000 kilomètres carrés, est grande comme la Suède.

Les distances intérieures sont immenses : Il y a 5.000 kilomètres de New-York à San-Francisco ; 2.000 kilomètres de la frontière canadienne au golfe du Mexique ; à Chicago, après vingt heures de chemin de fer, on n'est encore qu'au quart de la distance qui sépare l'Atlantique du Pacifique. L'impression qui se dégage de cette énormité, c'est que ce continent est construit géographiquement sur un autre plan que le nôtre. Le Niagara, le grand cañon du Colorado, les plaines de l'Ouest américain ou canadien, sans parler des plateaux mexicains, de la chaîne des Andes ou de la Pampa argentine, sont conçus sur des bases qui échappent presque à notre expérience familière des vieux pays. Adieu Protagoras ! Il n'y a plus ici de commune mesure avec l'homme, qui, à proprement parler, est écrasé par cette grandeur. Ces proportions apparentent l'Amérique à l'Asie, à l'Afrique beaucoup plus qu'à l'Europe. On pense au Thibet, au Sahara, et l'on se dit que, si l'Europe est articulée, l'Amérique est, avant tout, massive. Ce caractère massif, puissant, presque inhumain du nouveau continent, est la première impression qui frappera l'Européen en voyage.

De là naît une série de rapports différents entre l'Américain et la nature. Le contact, la familiarité des gens du vieux pays avec la nature qui les entoure n'existent plus ici. En apparence, sans doute, l'Américain est en communion étroite avec la nature qui l'entoure. La nature vierge n'est jamais loin, même à New York, même à Chicago, et tout Américain se met aisément en contact avec elle. D'où une sorte de simplicité que nous ne possédons pas. Il y a chez nous quelque chose d'artificiel qui fait contraste avec je ne sais quelle ingénuité de l'homme du pays nouveau. Mais, au fond, il n'y a là ni communion, ni véritable adaptation. Pourquoi ? Sans doute parce qu'ayant conquis la nature trop rapidement, l'Américain, qui se croit victorieux d'elle, la méconnaît et refuse avec une sorte de naïveté de se soumettre à ses lois.

Les conséquences de cet état d'esprit sont considérables. Il n'y a pas d'adaptation. Ni adaptation au sol : en effet, le type millénaire du paysan européen, si profondément accommodé aux conditions de la culture qu’il pratique, n'existe pas dans le nouveau monde. Ni adaptation au temps, car il n y a pas [p. 9] là-bas de tradition, et la marge de temps historique que l'on a derrière soi est infime. Le grand journaliste anglais, M. Steed, m'a raconté, une fois, que, voyageant en Californie et causant avec des compagnons de voyage, il leur avait demandé quel était leur plus ancien souvenir historique. Après s'être un instant concertés, ceux-ci avaient répondu de bonne foi, et avec le sérieux que les Américains apportent toujours à ce genre d'enquête :

– Le tarif Mc Kinley.

Ce tarif Mc Kinley remonte à 1890 ! Voilà donc des citoyens d'un pays civilisé qui ne regardent pas à plus de trente ou quarante ans en arrière. Si nous comparons avec la conscience du Français, qui se souvient, comme d'une époque presque présente à son imagination, de l'empire romain et de la civilisation grecque, quel puissant contraste et combien ces gens, de part et d’autre, doivent être différents ! La civilisation américaine, par le fait même de sa nouveauté, porte en soi un caractère artificiel, qui fait à la fois sa grandeur et sa faiblesse. En présence des Américains, nous avons souvent l'impression de voir devant nous des déracinés, dont l'attache au sol sur lequel ils vivent n'est ni profonde ni stable.

Une conclusion se dégage : l'Amérique est jeune. Elle a été, en effet, jusqu'ici, le continent par excellence des possibilités individuelles. À supposer qu'elle ne le soit plus au même degré qu'autrefois, dans l'opinion courante elle l'est toujours. Voilà donc un continent où l'individu voit ou croit voir une carrière illimitée ouverte devant lui. C'est aux États-Unis la signification symbolique de ce que l'on appelle l'Ouest, de ce que l'on appelle aussi « la frontière ». L'Ouest, jusqu'à une époque toute récente, c'était moins l'un des points cardinaux qu'une direction ouverte à l'imagination, qu'une promesse de succès, qu'un espoir de bonheur et de richesse. La frontière aux États-Unis, ce n'était pas, comme chez nous, une ligne fatale qui se défend avec des tranchées et des canons. C'était une partie du pays non encore mise en valeur, et où celui qui se sentait de l'énergie, de la santé et un corps bien constitué se croyait sûr de réussir. Chacun, dans ces conditions croyait et croit encore que le succès individuel est possible en Amérique dans le cadre existant. On ne se sent pas limité par un mur ; la fenêtre est ouverte. Il y a, pour ainsi dire, un plein ciel à l'Ouest.

Les signes statistiques de cette situation sociale sont la faible densité de la population par kilomètre carré et aussi ce phénomène insuffisamment observé, mais extrêmement curieux : l'excédent d'hommes sur les femmes. Les vieux pays ont plus de [p. 10] femmes que d'hommes, parce qu'une partie des hommes a péri, a émigré, a disparu. Les jeunes pays ont plus d'hommes que de femmes parce que les femmes n'ont pas encore eu le temps d'arriver et qu’il y a pour ainsi dire une avant-garde masculine d'énergie qui travaille à la conquête du sol. Si l'Amérique est un pays de faible densité de population, elle est encore, du moins dans ses régions de l'Ouest, un pays où il y a plus d'hommes que de femmes.

Assurément, cette situation se rapporte davantage à hier qu'à aujourd'hui, et peut-être demain aura-t-elle cessé d'être vraie, car les continents comme les hommes évoluent et vieillissent. Néanmoins, la psychologie survit aux conditions qui l'ont fait naître et certains êtres demeurent jeunes d'esprit alors qu'ils ont cessé d'être jeunes par l'âge. C'est exactement le cas de l'esprit américain, qui demeure neuf, jeune, quelquefois même puéril, dans un corps social qui a déjà mûri.

Les conséquences politiques et sociales de cette psychologie sont nombreuses et il importe ici de bien les préciser, toujours par contraste avec le vieux continent. Il y a en Amérique, par rapport aux hommes, abondance de territoire. Les populations civiles, les gouvernements, ont autant de terres qu'ils peuvent avoir envie d'en posséder, et de ce fait il n'y a aucune incitation aux conquêtes militaires. L'état de paix est un état naturel. Cet équilibre dans lequel chacun des États se contente des territoires qu'il possède parce que, vraiment, il n'a aucun besoin d'en posséder davantage, c'est essentiellement le secret des relations pacifiques entre le Canada et les États-Unis. Relations modèles, que nous ne pouvons pas cependant prendre comme modèle en Europe, parce qu'elles répondent à des conditions américaines et non pas européennes. Le grand journaliste canadien J.-W. Dafoe a exprimé l'état d'esprit de ses concitoyens à l'égard des méthodes européennes de défense des frontières. Il écrit :

« La possibilité d'une guerre entre les États-Unis et le Canada a disparu même de l'imagination des Canadiens, au point d'apparaître inconcevable. Les traditionnelles méthodes de défense militaire des Européens, quand elles sont suggérées aux Canadiens contre les Américains comme une condition de sécurité leur semblent étonnantes d'absurdité. »

Il est bien évident que ce grand Canadien raisonne en habitant du nouveau monde. Pourrions-nous faire de même ?

Quant aux conditions sociales, la situation est analogue. Par le fait que les richesses naturelles sont abondantes et que la marge de leur mise en valeur est encore considérable, il est certainement plus facile aux États-Unis, et en général en Amérique, [p. 11] de produire que de partager. Du moins, la chose a-t-elle été plus facile jusqu'ici ; d'où une psychologie entièrement différente de la nôtre, car, s'il est plus facile de produire que de partager, pourquoi se laisser tenter par la révolution ? N'est-il pas plus simple, en acceptant les conditions sociales existantes, de chercher individuellement à faire une carrière qui vous conduira à la richesse ? C'est le raisonnement de beaucoup d'Américains font encore, et c'est à proprement parler une psychologie conservatrice. Voilà sans doute pourquoi, dans un pays qui peut être avancé socialement, qui possède ses agitateurs et ses démagogues, il y a si peu de socialistes, de communistes et, en général, de révolutionnaires. Pendant un siècle la carrière a été ouverte au talent, à l'espoir de la richesse, et, s'il n'en est plus tout à fait ainsi, la plupart des gens continuent cependant de le croire. Cette Amérique, si progressive au point de vue industriel, est restée partiellement conservatrice dans sa conception de la société.

III

Quand nous parlons du « nouveau monde », nous croyons souvent nous servir simplement d'un artifice verbal. En réalité, nous disons de l'Amérique la chose la plus profonde qui s'en puisse dire, en disant que c'est le nouveau monde. Les traits les plus profonds de l'Américain proviennent du fait qu'il vit dans un milieu jeune. Plusieurs caractéristiques américaines viennent ainsi non pas de l'Histoire, mais de la géographie elle-même.

Par exemple, la confiance, l'optimisme instinctifs. L'Américain, qu'il soit de l'Amérique du Nord ou de l'Amérique du Sud, possède cette conviction que l'idée du progrès humain est une idée saine, naturelle, normale et, en quelque manière, statutaire, – du moins en Amérique. Il est persuadé que pour lui, Américain, le progrès est garanti. Il se sent, ou se croit soulevé par une marée montante qui doit le porter à des niveaux toujours plus élevés. Je me rappelle comme profondément typique ce mot d'un habitant de New-York avant la guerre, qui me disait :

– Comment je suis devenu riche ? C'est bien simple. Tous les matins, en descendant down town, j'achète. Tous les soirs, en remontant, up town, je revends.

Dans l'esprit de cet optimiste, la hausse était en quelque sorte garantie, assurée, et devait être éternelle. Ce trait de la confiance dans le continent est commun non seulement à tous les habitants des États-Unis, mais à tous les habitants du continent américain. Les Argentins, les Brésiliens, les Canadiens, [p. 12] le possèdent tout comme les citoyens des États-Unis. J'ajouterai, par contre, que cette conviction est spéciale à l'Amérique, et que ni l'Asie, ni l'Afrique, ni même l'Océanie, ne la possèdent. Nous pouvons donc considérer le nouveau continent comme quelque, chose de spécial dans l'évolution humaine. Le reflet d’optimiste qui l'éclaire est un trait essentiel de sa personnalité.

Une autre caractéristique de l'Américain, qu'il partage cette fois avec les Européens, c'est que l'homme peut tout. Il faudrait peut-être dire que c'est l'Occidental qui peut tout, ou l'homme de la race blanche. Même avec cette restriction, la conviction est profonde. Les sources de cette conviction se déduisent assez simplement de l'histoire même de l'Amérique. Cet orgueil vient de la fierté naturelle du pionnier devant son œuvre. Nous constatons aussi dans cette satisfaction, dans cet optimisme, l'effet de la facilité relative avec laquelle s'opèrent les réalisations dans un pays neuf, parce que, contrairement à ce que nous croyons quelquefois, tout est plus facile en Amérique qu'en Europe. Il faut, pour y réussir, moins d'énergie, moins de peine, moins de persistance, et probablement moins d'acuité intellectuelle, que chez nous. Il s'ensuit que les choses peuvent paraître faciles, là, où, chez nous, la perspective de l'action nous écrase, en quelque sorte, par des difficultés. La confiance de l'Américain naît donc ici non seulement du succès, mais surtout de la jeunesse.

Une conséquence très importante de cet état d'esprit, c'est la liberté qui en résulte à l'égard du passé. Il n'y a là-bas aucune routine dans les méthodes, aucune « réaction » dans la politique ; les gens sont tournés vers l'avenir beaucoup plus que vers le passé ; ils ne sont pas gênés par les précédents ; leurs passions ne sont pas exacerbées par la menace toujours présente d'un passé périmé qui voudrait renaître. On vit dans l'actuel et dans le futur sans se préoccuper beaucoup de l'origine. De là une grande simplicité dans les problèmes, qui caractérise toute la vie américaine. Lorsque nos amis des États-Unis viennent en Europe et nous donnent leurs conseils, nous sommes toujours étonnés de la difficulté avec laquelle ils apprécient la complexité de nos données.

Qui de nous, devant un pareil continent, ne se sentirait saisi d'envie ? Comme nous aimerions, dans notre vieux pays d'Europe, que les choses soient simplifiées et facilitées ! En apparence, tout est mieux là-bas. À la vérité, nous aurions tort de nous décourager trop vite et de croire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Derrière ces apparences éclatantes, nous sommes obligés de constater qu'au fond l'Américain n'est pas complètement adapté à son sol, à son climat. Il ne l'est pas [p. 13] d'abord physiquement : cette race évolue encore ; je suis étonné, rappelant mes souvenirs d'il y a trente-cinq ans, de mesurer à quel point, en l'espace d'une vie d'homme, elle a changé dans son apparence physique ; il est probable qu'elle changera encore. Cette adaptation insuffisante de l'homme au milieu physique dans lequel il vit peut avoir des conséquences curieusement inattendues. L'une d'entre elles – si, du moins, elle provient de là – est la stérilité virtuelle du peuple des États-Unis.

Si l'adaptation physique est insuffisante, l'adaptation géographique n'est pas beaucoup plus marquée. L'habitant des États-Unis demeure, dans nombre de cas, un déraciné et même, dans une certaine mesure, un nomade. Il ne s'attache pas au sol qu'il cultive, et il y a peu de paysans aux États-Unis qui demeurent fixés pendant de longues générations sur la même terre. On voit de même un grand nombre de gens changer plusieurs fois de résidence durant leur existence. Ils passent de l'est au centre, du centre à l'ouest. Le vers du poète, si typiquement « vieille France » : Naître, vivre et mourir dans la même maison, est presque inconcevable pour un Américain d'aujourd'hui. Socialement, enfin, l'adaptation n'est pas plus assurée. Il n'y a pas de pays où les professions soient plus instables. On est agriculteur aujourd'hui et ouvrier demain : après-demain, on sera employé ou bien professeur ; ou bien l'on s'engagera chez Ford, et l'on trouve cela tout naturel. Le pays est un pays d'instabilité individuelle.

Il ressort de là que l'Américain, à peu près dans toutes les démarches de son existence, méconnaît ce que certaines lois biologiques ont de plus profond. Sans doute connaît-il ces lois biologiques, mais il se dit qu'elles ne s'appliquent pas à l'homme comme à l'animal ou à la plante. Il croit que l'homme peut s'y soustraire, vivre, produire et se développer en dehors du milieu naturel. Le problème, ici, devient si large que nous hésiterions à nous engager plus avant. Posons, cependant, cette question de savoir si l'homme, quel qu'il soit, et même l'homme du XXe siècle, peut s'évader de la nature et si certaines conditions d'équilibre communes à tous les êtres vivants sont telles qu'il puisse s'en dispenser. Il est prématuré de faire une réponse, prématuré, en tout cas, de considérer que l'expérience américaine donne raison, jusqu'ici, à l'homme contre la nature.

On aboutit donc, de toutes parts, et par toutes les avenues, à cette conclusion que l'Américain vit dans une atmosphère entièrement différente de la nôtre. Il s'agit ici d'un autre continent. Mais il s'agit aussi d'un autre stade de l'évolution. L'Américain est entré dans la carrière après nous. Lorsqu'il s'est [p. 14] établi de l'autre côté de l'Atlantique, il a bénéficié, sans doute, de l'acquis immense de toute une civilisation basée sur les siècles, et il en a appliqué les méthodes dans un milieu si neuf et si vierge que, du coup, il en a été lui-même rajeuni. Le voici donc avec une technique incomparable, avec un outillage plus parfait que celui de tout autre peuple, et il se trouve sur un sol relativement nouveau qui lui permet des espoirs et une marge que notre maturité, notre demi-vieillesse, nous interdisent. C'est surtout de ce point de vue-là que les Européens et les Américains diffèrent. À la vérité, ils n'ont, à cet égard, presque rien de commun, et même ils ne peuvent presque pas se comprendre. Les psychologues ont souvent insisté sur le fossé, l'abîme, qui sépare les diverses générations, comme s'il n'y avait aucun contact entre elles. La Rochefoucauld a dit dans une de ses Maximes les plus célèbres : « Nous arrivons nouveaux à tous les âges de la vie », ce qui veut dire que l'expérience de nos prédécesseurs ne nous sert de rien. J'ai eu souvent l'impression qu’il en était de même lorsque l'Européen, blanchi par les siècles, rencontre l'Américain éclatant de jeunesse. Leur apparence physique, comme en vertu d'un sortilège, est la même, et nul ne peut discerner la différence profonde qui les sépare. Mais si l'on pouvait, à travers leurs corps, observer la couleur de leurs âmes, on verrait qu'il s'agit, en réalité, d'êtres profondément divers. L'expérience de ces vingt dernières années, où la guerre a établi entre nous des contacts étroits, et parfois intimes, a révélé ce contraste.

Et, cependant, ce peuple jeune des États-Unis provient de nous. La section blanche de l'Amérique du Nord a été formée tout entière d'émigrants de l'Europe, qui ont apporté avec eux non seulement des sangs divers, mais des formations religieuses complexes, des aptitudes infiniment variées. Sous cet angle, l’Histoire, le passé, sont donc présents aux États-Unis mais déviés, adaptés, assimilés, digérés pour ainsi dire, et, en fait, méconnaissables. À côté du facteur géographique dans la formation de la psychologie américaine, nous ne saurions, dès lors, méconnaître un facteur historique à peine moins important.

[p. 15]


CHAPITRE II

LA FORMATION ET LA COMPOSITION ETHNIQUE
DU PEUPLE AMÉRICAIN


I

Comment s'est formé le peuple américain dans le passé ? Dans quel creuset ses éléments si divers ont-ils pris peu à peu une unité d'abord assez artificielle puis de plus en plus réelle ? L'histoire des immigrations successives montre l'étonnante fusion des peuples les plus disparates.

Exception faite pour les Indiens, qui ne comptent presque plus dans les États-Unis, le peuplement de l'Amérique du Nord s'est fait essentiellement par la race blanche. Du XVIIe au XXe siècle, l'Europe a débordé sur le nouveau continent. La signification de ce débordement ethnique, c'est la constitution d'une nouvelle section de la race blanche, si importante qu'elle pourrait même être susceptible de devenir, un jour, le centre de la race blanche et le foyer de la civilisation occidentale. C'est par la création de cette section nouvelle que les deux termes d'Occident et d'Europe ont cessé d'être synonymes. La portée de cet événement ethnique est immense, et il faut considérer cette expansion de la race blanche comme un des faits essentiels de toute l'Histoire, fait aussi important, sans doute, que les invasions barbares à la fin de l'empire romain.

La formation du peuple américain s'explique par les conditions de son origine. Il résulte, par immigration, d'éléments humains anciens, mais seuls les corps ont traversé l'océan. La vérité, c'est que ni l'ancien milieu ni l'esprit traditionnel du vieux continent n'ont traversé les mers. Des hommes sont arrivés en Amérique. Ensuite, c'est la géographie qui les a pris. La conséquence est la naissance d'une individualité ethnique, neuve par la mise en contact d'éléments disparates, par l'adaptation physique à un climat nouveau, par la nécessité de méthodes de production différentes, et, finalement, par le développement [p. 16] d’une atmosphère sociale nouvelle et complètement originale. Ces facteurs divers, encore que souvent contradictoires, ont, en fait, conféré aux nouveaux venus une allure totalement nouvelle. Cette allure est l'essence même de leur personnalité.

Il y a donc deux facteurs en jeu : l'hérédité et le milieu. L'Histoire, de la sorte, est, en quelque manière, jetée dans le creuset de la géographie. Si c'est la géographie qui l'emporte, nous aurons un peuple américain nouveau, original, comportant une unité nationale et morale. Mais, si c'est l'Histoire – ou, si l'on veut, l'hérédité – qui a le dessus, alors la source ethnique hétérogène continuera de faire obstacle à l'unification. Une série de problèmes, angoissants parfois, peut alors se poser. Où sera le centre de gravité de ce peuple nouveau ? Sera-t-il nordique ou méditerranéen ? Protestant ou catholique ? Et même, la question pourrait à la rigueur se poser, sera-t-il un peuple blanc ou un peuple de couleur ? Enfin, dernière question, mais passionnante pour nous Européens, l'Europe survivra-t-elle en Amérique et ses divisions initiales se retrouveront-elles dans le nouveau monde ?

Ces problèmes se sont posés cruellement au XIXe et au XXe siècles, et, à la vérité, ils restent posés aujourd'hui comme hier. On s'est cru, au XIXe siècle, plus près de l'assimilation de ces éléments disparates qu'on ne s’en croit au XXe. Même aujourd'hui, la solution finale demeure encore incertaine.

II

Le peuplement de l'Amérique par la race blanche s'est fait en trois vagues successives d'immigration : une vague britannique, une vague germano-irlandaise, une vague slavo-latine.

La vague britannique se situe au XVIIe et au XVIIIe siècles, jusqu'à l'indépendance. Si elle est essentielle par ses conséquences, il faut convenir qu'elle a été, au début, peu importante comme nombre, puisque la population des États-Unis ne s'élevait, en 1790, qu'à 3.927.000 habitants. La composition de cette immigration initiale comprend trois éléments essentiels. D'abord, principalement en Nouvelle-Angleterre, c'est-à-dire dans le nord-est du pays, des puritains anglais constituant une démocratie égalitaire, énergique, moralisante, véritable élite morale ayant émigré d'Europe dans le nouveau continent pour y garder ou y retrouver ce bien essentiel : la liberté.

Le second élément se trouve dans la région de New-York et de Philadelphie et se compose principalement d'Anglo-Hollandais, [p. 17] avec addition de quelques luthériens allemands. Il s'agit, cette fois, d'un milieu commerçant se rapprochant davantage d'une bourgeoisie traditionnelle.

Le troisième groupe est au sud et se compose d'anglicans fortunés, véritable aristocratie de planteurs coloniaux, cultivant la terre avec des esclaves noirs amenés d'Afrique. Le milieu est ici hiérarchique, autoritaire, élégant. Il constitue la négation même d'une démocratie, et les rares éléments aristocratiques que comportent encore aujourd'hui les États-Unis se trouvent toujours dans cette partie du pays.

Ces éléments originels, encore que peu nombreux, répétons-le, ont été et demeurent fondamentaux dans la naissance de la personnalité américaine. Nous y trouvons un certain nombre de caractères qui persistent et qui persisteront tant que les États-Unis resteront ce qu'ils sont aujourd'hui, à savoir une origine ethnique britannique, une formation religieuse protestante, – on pourrait même dire puritaine, – une langue et une culture de type anglais. Ces marques initiales demeurent indélébiles.

La vague germano-irlandaise se situe au XIXe siècle, et principalement dans la période qui va de 1840 à 1880. Elle est, au point de vue du nombre, infiniment plus importante que la précédente, puisque, dans ces quarante années, ce sont dix millions d'immigrants européens qui viennent s'établir en Amérique.

La composition de cette seconde armée est différente de la première. Il s'agit, avant tout, d'immigrants du nord de l'Europe. Pendant la période envisagée, 92% des immigrants sont des Nordiques et 8% seulement des Slavo-Latins. L'immigration nordique comporte, comme précédemment, des Anglais et des Écossais, mais aussi, et en nombre croissant, des Allemands, des Scandinaves, et un nombre considérable d'Irlandais. Comme au XVIIIe siècle, la qualité de ces colons est excellente. Il s'agit, en effet de gens qui viennent de bonne foi, c'est-à-dire avec l'intention de s'établir et de coloniser, de cultiver le sol. Les Allemands, les Scandinaves principalement, s'établissent à la campagne et forment dans la population américaine cette solide masse rurale dont le pays ressent encore la force et la puissance. À côté d'eux, les Irlandais présentent un caractère légèrement différent, puisque catholiques ; ils s'établissent non à la campagne, mais à la ville, constituant, dès le début du XIXe siècle, ces démagogies urbaines qui ont si fortement marqué le caractère politique des États-Unis.

Du fait de cette seconde vague d'immigration, le caractère américain subit une transformation marquée. Les États-Unis, si l'on me permet cette expression barbare, se « désanglicisent » [p. 18] c'est-à-dire qu'ils tendent à devenir moins aristocrates que précédemment, et plus démagogues ; ils se germanisent en ce sens qu'ils prennent un caractère de sérieux et de lourdeur qui rappelle davantage l'Allemagne que l'Angleterre ; ils s'« irlandisent » enfin, c'est-à-dire qu’apparaissent dans leurs caractéristiques cette fantaisie, cette blague, ce goût du désordre, et à vrai dire cette démagogie, qui sont les traits distinctifs du charmant et diabolique peuple irlandais. En outre, par le fait de l'immigration allemande et irlandaise, apparaissent, à côté des protestants, de nombreux catholiques. L’Amérique, de ce fait, reçoit, pour la première fois, une forte dose de catholicisme qui, désormais, la marquera de traits assez différents de ceux qui avaient signalé son origine. Toutefois, cependant, le ton reste anglo-saxon ; cette Amérique du XIXe siècle a duré jusqu'au début du XXe. Dans le premier voyage que j'ai fait aux États-Unis en 1898, j'ai encore pu la voir et l'observer. Cette Amérique germano-irlandaise, c'est celle que Bourget a décrite en 1893 dans son fameux Outremer. Elle n'existe plus, aujourd'hui, intégralement ; mais ses traits ont pénétré si profondément la personnalité du peuple américain que sa psychologie demeurerait incompréhensible si l'on ne se souvenait à tout instant de cette phase de l'histoire américaine.

La vague slavo-latine qui va d'environ 1880 jusqu'à 1914 est de beaucoup la plus considérable, et, à certains égards, elle fait penser à une inondation. Le nombre des immigrants qui ont traversé l'océan pendant cette période s'élève à 23 millions en trente-quatre ans. Dans la seule année 1914, il y a eu aux États-Unis 1.218.000 entrées.

Comme on le voit, la composition, cette fois, est entièrement différente. Il s'agit essentiellement de Slaves et de Latins, mêlés de juifs, et la majorité n'est plus protestante comme dans le passé, mais bien catholique. Dans la décade de 1900 à 1910, 77% des immigrants proviennent du sud et de l'est de l'Europe, 23% du nord et de l'ouest. Il s'agit principalement d'Austro-Hongrois, de Russes, d'Italiens, de Polonais, de Grecs. La mixture est inexprimable.

Voici d'ailleurs la liste des nationalités donnée par la statistique de l'immigration pour la décade de 1900 à 1910 : Africains, Arméniens, Bohémiens, Moraves, Bulgares, Serbes, Monténégrins, Chinois, Croates et Slovènes, Cubains, Dalmates, Bosniens, Herzégoviens, Hollandais, Finlandais, Hollandais des Indes Orientales, Anglais, Finnois, Français, Allemands, Grecs, Hébreux, Irlandais, Japonais, Coréens, Lithuaniens, Magyars, Mexicains, Polynésiens, Polonais, Portugais, Roumains, Russes, [p. 19] Ruthènes, Scandinaves, Écossais, Slovaques, Espagnols, Syriens, Turcs... Et la statistique américaine, par un excès de scrupule et craignant sans doute d'en oublier, ajoute sans ironie : « Autres peuples ».

Il faut avouer que la classe et la valeur de ces immigrants apparaissent médiocres par comparaison avec leurs prédécesseurs. Les recrues du XVIIIe et du XIXe siècles se composaient de gens actifs, pleins d'initiative et de personnalité, qui souvent quittaient l'Europe pour des raisons de dignité ou de persécutions politiques qu'ils ne voulaient pas subir. La vague slavo-latine de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle comprend surtout de pauvres gens, recrues passives des agences de transports maritimes, une foule attirée par l'appât des salaires américains et qui, au lieu de s'établir en majorité dans les campagnes pour les coloniser et les mettre en valeur, s'entasse dans les quartiers populaires des grandes villes, où elle subsiste longtemps à l'état distinct, en blocs non digérés.

L'arrivée des nouveaux venus donne aux États-Unis un aspect exotique qu'ils n'avaient pas au début et qui modifie sensiblement, une fois encore, leur personnalité initiale, même si l'on tient compte de la transformation du XIXe, siècle. Un problème aigu de l'assimilation naît ainsi. Au XIXe siècle, les États-Unis s’étaient flattés d'être le creuset des races de l'Europe. Au début du XXe, le creuset est surmené au point qu'on a l'impression quelquefois qu'il s'engorge. Il y a tellement et tellement de nouveaux venus, et ceux-ci sont si différents des éléments auxquels ils viennent se joindre, qu'on a l'impression que l'assimilation devient difficile et parfois impossible. Ce changement dans la politique à l'égard de l'immigration en résulte très naturellement. Au XIXe siècle, la politique séculaire des États-Unis vis-à-vis des immigrants avait été une politique de bon accueil. La loi de 1921-1924 dénonce cette tradition et, désormais, l'immigration pratiquement s'arrête.

Nous sommes, maintenant, en mesure, en tenant compte de cette espèce de triptyque, de discuter les conditions de l'assimilation des éléments étrangers aux États-Unis. Avec ces éléments hétérogènes, il s'agit de constituer un peuple américain acceptant la tradition initiale, qui est, ne l'oublions pas, anglo-protestante, un peuple adapté aux conditions du nouveau monde. Le problème qui se pose, c'est de savoir dans quelle mesure cette assimilation se fait, et même dans quelle mesure elle est possible. Le rythme de l'assimilation varie suivant les immigrants, et l'on distingue parmi eux trois degrés divers dans leur adaptation.

[p. 20]

Dans un premier cas, elle se fait facilement, vite et complètement. C'est lorsqu’on se trouve en présence de Britanniques, de Hollandais, de Scandinaves, d'Allemands protestants et d'une façon générale, de Nordiques. Pourquoi en est-il ainsi ? Nous le devinons aisément. C'est que la race, la religion, la langue, la conception de la vie, sont assez semblables pour que l'assimilation se fasse sans difficulté.

Dans un second cas, l'adaptation se fait avec plus de difficulté, plus de lenteur, et il est probable qu'elle se fait moins complètement : c'est lorsqu'il s'agit de Slaves, de Latins, de Méditerranéens et, d'une façon générale, de catholiques. La raison, là encore, apparaît avec clarté : les origines et les conceptions sont différentes. Avec un Méditerranéen, on ne fait pas aisément un Anglo-Saxon destiné à s'accommoder aux cadres de la vieille Amérique, issue de l'Angleterre. La preuve qu'ici le facteur de la religion dépasse celui de la langue elle-même, c'est que les Irlandais, qui pourtant parlent anglais, s'assimilent lentement et demeurent distincts pendant plusieurs générations.

Il est, enfin, une catégorie d’immigrants qui ne s'assimilent pas : ce sont les Nègres, les Jaunes, les Indiens ; il faudrait ajouter paradoxalement certains Finnois, principalement bûcherons dans les forêts du nord-ouest, qui semblent être réfractaires à l'adoption de la civilisation occidentale. Peut-être le vieux sang de l'Europe nord-orientale se manifeste-t-il décidément étranger à l'Amérique nouvelle. Qu'il s'agisse de Nègres, de Jaunes ou d'Indiens, la couleur de la peau est manifestement la raison essentielle qui les empêche de se mêler. Il y a là une question de structure congénitale à laquelle toutes les opérations politiques et sociales ne peuvent rien.

L'assimilation se fait ainsi selon des rythmes différents. Toutefois, d'une façon normale, le processus est généralement affaire de trois générations. L'immigrant né à l'étranger demeure, sa vie durant, un étranger, sauf quand il est Anglais, Écossais, ou quelquefois Scandinave. Le fils de l'immigrant, né aux États-Unis, parle anglais, s'habille en Américain, mais garde encore une trace lointaine de son origine. On dit souvent de lui que c'est, par exemple, un Germano-Américain, un Italo-Américain, et le trait d'union exprime à merveille le fait de son incomplète assimilation. La troisième génération, enfin, est – ou, du moins, paraît être – totalement assimilée. Mais dans quelle mesure l'est-elle réellement ?

L'assimilé adopte la langue, le costume, l'allure, les ambitions, l'optimisme de l'Américain. On peut se demander s'il acquiert en même temps la structure morale profonde des premiers créateurs des États-Unis. N'y a-t-il pas ainsi, d'une part [p. 21] des anciens Américains, appartenant au type pionnier puritain, et des néo-Américains, en apparence semblables, mais, en fait, totalement différents ? La distinction de ces deux types selon leur origine et leur degré inégal d'assimilation, voilà le vrai problème psychologique du peuple des États-Unis.

III

L’étude de l'origine de la population américaine et de sa composition nous conduit à un autre problème : celui du caractère actuel de la race américaine. Il faut l'étudier d'après les données du dernier recensement, celui de 1930.

Il y a en 1930, aux États-Unis, 122.775.000 habitants. Il y en avait, en 1920, 106.000.000. On mesurera le caractère rapide de ce développement si l'on considère qu'en 1890 il n'y avait encore que 63 millions d'âmes. Ainsi la population a doublé dans les dernières quarante années. On mesure de ce fait à quel point le peuple américain est un peuple non pas constitué, mais toujours en train de se faire.

Quelle est sa composition par races ?

Du point de vue de la race blanche, on distingue 108.864.000 Américains de race blanche, c'est-à-dire 88,7% du total. À côté de cet élément fondamental, on constate la présence de 11 millions 891.000 Noirs, soit 9,7% de l'ensemble, et de 2.019.000 Mexicains, Indiens, Chinois et Japonais, c'est-à-dire 1,6 % du total.

Le commentaire qui se dégage de cette proportion est d'une extrême netteté. Les Jaunes, exclus des frontières américaines, n'ont aucun avenir. Et quant aux Indiens, ils sont là, mais ne s'accroissent pas. Le problème indien et le problème jaune sont sans véritable gravité. Il n'en est pas de même en ce qui concerne les Noirs, dont le nombre est considérable, puisqu'ils atteignent presque 12 millions, presque 10% de la population totale.

On dit souvent, en Europe, que les Nègres se développent plus rapidement que les Américains, et qu'en fin de compte il pourrait y avoir danger pour l'Amérique de devenir un pays de population noire. C'est là une fantaisie, car l'examen des statistiques de natalité et de mortalité permet de voir que les Nègres ne se développent pas plus rapidement que les Blancs. Leur pourcentage, de décade en décade, demeure à peu près le même. Ils étaient 9,9% de la population en 1920 ; ils sont 9,7% de la population en 1930. Dans ces conditions, la victoire de la [p. 22] race blanche est certaine et le péril nègre ne peut être tenu pour fatal. La présence de ce bloc de couleur important n'en est pas moins un problème d'une extrême difficulté, et à vrai dire angoissant, car s'il est évident que les Nègres ne l'emporteront pas, il n'en est pas moins certain qu'ils continueront d'exister et continueront de former, à côté des Américains blancs, un bloc hétérogène qu'il sera impossible d'assimiler. Il sera d'autant plus impossible de l'assimiler que l'attitude sociale à l'égard de la couleur est, on le sait, d'une extrême rigidité. Dans beaucoup d'États des États-Unis, le mariage des Blancs et des Nègres est interdit. De ce fait, il n'y a pas fusion. Par conséquent, le peuple américain n'atteindra jamais l'homogénéité complète et se composera toujours, puisque les Nègres en font partie, de deux courants de couleurs différentes, semblables à ces fleuves qui, après le confluent d'une rivière de couleur différente, continuent à marquer deux eaux de nuances opposées.

Si, au lieu de considérer la composition du peuple américain du point de vue de la couleur, nous cherchons à le classer du point de vue de l'origine européenne et du degré d'assimilation, nous disposons, dans les statistiques du recensement, d'éléments extrêmement précis et remarquablement intéressants. Les Américains nés aux États-Unis de parents américains sont au nombre de 70.137.000, soit 64,2% de l'ensemble. Voilà les véritables Américains, ceux qui représentent seuls, d'une façon authentique, la tradition. Et tout de suite nous mesurons l'importance de l'élément d’origine étrangère récente, puisqu'il y a 38.727.000 habitants, soit 35,8% de l'ensemble, qui présentent une origine étrangère récente. Cette proportion de 35,8% et ce nombre de 38.727.000 sont énormes.

Parmi ces étrangers, ou ces insuffisamment naturalisés, il y d'abord un groupe de 25.361.000 Américains, soit 23,6% qui sont, à la vérité, nés aux États-Unis, mais qui ont un ou deux parents étrangers. Voilà donc un bon quart des Américains de race blanche qui offre une influence exotique encore présente. Il y a, enfin, un troisième groupe : celui des Américains nés à l'étranger. Ils sont au nombre de 13.366.000, soit 12,2% de l'ensemble. Ils viennent principalement des pays du continent européen. La statistique de 1930 donne leur pays de naissance : 1.790.000 d'entre eux sont nés en Italie, 1.609.000 en Allemagne, 1.402.000 en Angleterre, 1.278.000 au Canada, 1.269.000 en Pologne, 1.154.000 en Russie, 1.123.000 en Scandinavie, 745.000 en Irlande, 492.000 en Tchécoslovaquie, 271.000 en Autriche, 274.000 en Hongrie.

On devine, dans ces conditions, qu'une carte ethnique des [p. 23] États-Unis présente un bariolage extraordinaire. Il n’y a nulle part d'unité, et partout, au contraire, extrême complexité. Dans ce kaléidoscope, néanmoins, nous pouvons discerner certaines régions plus ou moins homogènes ou se marquant par une personnalité ethnique plus accentuée.

Notons, d'abord, une série de régions où subsiste plus qu'ailleurs la vieille race américaine anglo-saxonne, c'est-à-dire celle qui est issue de la première vague d'immigration, la seule, à vrai dire, authentiquement américaine. Ces régions sont d'abord le vieux sud, où plus de 98% des habitants de race blanche ont deux parents américains. Vient, ensuite, la zone des campagnes de l'est, non point les grandes villes, qui sont entièrement cosmopolites, mais les comtés de l'arrière-pays où s'est conservée une vie plus traditionnellement américaine qu'ailleurs. Il faudrait ajouter à ces deux régions les colonies puritaines de l'ouest, car les premiers immigrants de la Nouvelle-Angleterre, ceux qui se sont groupés au XVIIIe siècle autour de Boston, ne sont pas restés dans le pays de leur première colonisation. Parmi eux, les personnalités les plus actives, les plus pleines d'initiative, se sont expatriées une fois encore et ont été fonder dans les nouveaux États de l'ouest de nouvelles colonies, où se perpétue aujourd'hui, de façon authentique, le vieil esprit d'initiative, de puritanisme et de courage qui avait marqué la constitution des premiers États de la Nouvelle-Angleterre.

On peut dire, enfin, que, dans tous les États américains, et en général dans toutes les grandes villes, la couche sociale dirigeante appartient à la vieille race américaine. Ce n'est pas très sensible s'il s'agit du monde des politiciens, notamment dans le domaine municipal ; mais toutes les fois qu'il s'agit de grandes affaires, ou surtout d'action sociale, dans les universités, dans les œuvres philanthropiques, dans l'activité des Églises, c'est bien une élite d'origine américaine, et répondant à la tradition morale initiale, que l'on retrouve.

À côté de ces régions qui sont demeurées plus américaines que les autres, plusieurs zones constituent manifestement des foyers étrangers, et même des foyers d'esprit exotique. Citons, tout d'abord, la Nouvelle-Angleterre industrielle, non pas celle des comtés ruraux où le vieil esprit américain subsiste encore, mais les faubourgs des grandes villes, les entourages des grandes usines. Là, le bariolage ethnique est à son comble. On trouve des Irlandais, des Canadiens, des Russes, des Italiens..., et l'on pourrait reprendre, sans qu'il en manque à vrai dire une seule, la liste des races étrangères indiquée plus haut d'après le recensement de 1930. La ville de Boston elle-même, qui fut longtemps considérée comme la capitale protestante des États-Unis, et [p. 24] comme le centre du vieil esprit national américain, n'est plus aujourd'hui, en majorité, ni protestante ni américaine. C'est une des villes les plus composites qui existent dans le Nouveau Monde.

À côté de la Nouvelle-Angleterre industrielle, le centre-ouest et le nord-ouest doivent être considérés également comme des zones géographiques comprenant des éléments étrangers en grand nombre. Il y a, cependant, cette fois, une nuance, parce que, dans cette partie du pays, ce sont essentiellement les Allemands et les Scandinaves qui dominent. Chicago, Cincinnati, sont largement des villes allemandes. De même, Milwaukee. Dans des États comme le Minnesota, le Dakota, le Wisconsin, l'élément germano-scandinave est si répandu que la couleur nordique apparaît sans effort à l'observateur. Plusieurs fois, dans des villes comme Saint-Paul ou Minneapolis, ou encore dans les petites villes du North Dakota, je me suis trouvé engager une conversation avec des hommes importants que j'avais pris d'abord pour des Américains complètement assimilés, tant leur langage et leur apparence portaient la marque américaine. Au cours de la conversation, il m'est arrivé bien souvent de m'apercevoir que j'avais affaire à un Norvégien ou à un Suédois, né dans les pays scandinaves, et qui s'était si rapidement assimilé à la vie du Nouveau Monde que j'avais à peine discerné dans son accent la légère nuance qui m'eût permis de deviner qu'il n'était pas du pays.

Il faut enfin ajouter, dans la série des régions exotiques, les grandes villes cosmopolites, c'est-à-dire, en réalité, toutes les grandes villes des États-Unis qu'il s'agisse de New-York ou de Boston, de Philadelphie ou de Chicago, de San-Francisco ou de Minneapolis. La composition de ces grands centres urbains n'est jamais homogène. La statistique des étrangers à New-York, en 1930, est particulièrement impressionnante. Sur 7.896.000 habitants, et sans tenir compte des 328.000 Nègres, groupés principalement dans le quartier de Harlem, il y a 442.000 Russes 440.000 Italiens, 238.000 Allemands, 238.000 Polonais, 193.04 Irlandais, 146.000 Anglais.

L'aspect de New-York n'est pas celui d'une ville anglo-saxonne, mais plutôt celui d'une ville cosmopolite de l'Europe méditerranéenne ou orientale. On a l'impression, dans les rues, que l'on croise à chaque instant un Italien, un Russe, un Juif, un Nègre, un Allemand, un Grec... La liste pourrait être continuée sans fin. Pour avoir quelque idée dans notre pays de cités analogues, il serait difficile de trouver une comparaison. Je ne vois guère en France que Marseille, avec sa population composite d'Italiens, d'Africains, d'Arméniens, d'Espagnols, etc., qui puisse fournir [p. 25] un tableau susceptible de rappeler les foules extraordinaires de San-Francisco, de Chicago et de New-York.

En plus des foyers étrangers, il y a les foyers de population de couleur. Ceux-ci, du point de vue géographique, se classent aisément. Nous avons, d'abord, les États de population noire, qui se groupent principalement dans le sud. Mais il faut ajouter les grandes villes du nord, qui contiennent chacune un quartier, grand comme une ville d'Europe, rempli de Noirs. On sait que, pendant la guerre, et au moment où la conscription avait vidé beaucoup d'usines de leur main-d'œuvre, un appel fut fait par les industriels du nord à la main-d'œuvre nègre. De telle sorte qu'il y a, maintenant, environ un million de Noirs établis dans les grandes villes du nord des États-Unis. New-York en contient ainsi 328.000 ; Chicago, 234.000 ; Philadelphie, 219.000. Quant aux Indiens, on les rencontre principalement dans le sud-ouest, et notamment dans les États du Nouveau-Mexique, du Colorado et de l'Arizona. Les Jaunes demeurent généralement en Californie.

IV

Ces chiffres détaillés indiquent bien le degré incomplet de l'assimilation du peuple américain. À vrai dire, cette assimilation n'est pas achevée, et l'on peut même avancer qu'elle était plus poussée vers 1875 qu'elle ne l'est aujourd'hui. Car, depuis lors, s'est produite la vague slavo-latine ; ressemblant à une inondation, elle a mis terriblement à l'épreuve la résistance et la capacité d'absorption du creuset américain des races. Aujourd'hui, dans ce creuset, force est de constater qu'il subsiste des morceaux non assimilés, non digérés. Le creuset est fatigué. Le grand romancier américain, Sinclair Lewis, dans son Martin Arrowsmith, écrivait, il y a dix ans, les lignes suivantes, qui posent bien la question :

« Martin Arrowsmith était, comme la plupart des habitants d'Elk-Mills avant l'immigration slavo-latine, un typique Américain anglo-saxon, ce qui signifie qu'il était un mélange d'Allemand, d'Écossais, de Français, d'Irlandais, peut-être un peu d'Espagnol, vraisemblablement mâtiné de juif et beaucoup d'Anglais, cette dernière race étant elle-même le résultat d'une combinaison de Bretons, de Celtes, de Phéniciens, de Romains, d'Allemands, de Danois et de Suédois... »

[p. 26]


Chapitre III

LA PSYCHOLOGIE
DU PEUPLE AMÉRICAIN


Y a-t-il un peuple américain comme il y a un peuple français, anglais, italien ? Peut-on discerner et définir une psychologie américaine comme on discerne une psychologie française, anglaise, allemande, etc. ?

I

Il est curieux d'avoir à constater que la formation psychologique du peuple américain était plus avancée, plus achevée, en 1890 qu'aujourd'hui. Il y a eu, en effet, au XIXe siècle, un peuple américain, avec une civilisation proprement américaine. Le XIXe siècle avait réalisé une œuvre d'assimilation. Sur le vieux fond anglo-hollandais du XVIIIe siècle, il avait superposé une immigration irlandaise, allemande et scandinave, juive... De ce fait, au fond de culture anglo-coloniale du XVIIIe siècle était venu s'ajouter une sorte de « complexe » nouveau, pour employer une expression à la mode aujourd'hui. On trouvait désormais, à côté des qualités anglaises proprement dites, un ensemble de qualités et de défauts nouveaux qui formaient, à vrai dire, une personnalité. Il y avait, d'une part, le sérieux, la lourdeur, la solennité professorale de l'Allemand ; la démagogie, le désordre des Irlandais ; enfin, – et ceci est important, – l'absence de repos, l'inquiétude intellectuelle et morale profonde qui caractérisent la personnalité juive.

Cette Amérique du XIXe siècle demeurait pourtant bien foncièrement anglo-saxonne, son type fondamental étant le pionnier, mais il s'y ajoutait certains piments qui la différenciaient de plus en plus de l'Angleterre ; elle demeurait, d'autre part, protestante essentiellement, mais avec des ferments catholiques et juifs qui la travaillaient profondément.

Cette Amérique, je l'ai connue dans mes premiers voyages, [p. 27] à la fin du XIXe siècle. Elle comportait un type physique diversifié et, cependant, toujours reconnaissable. Il y avait l'oncle Sam, dégingandé, sec, avec sa barbiche légendaire (je l'ai encore vu). Il y avait, d'autre part, l'Irlandais gras au teint frais, type d'empereur romain. Il y avait aussi l'aristocrate de la Nouvelle-Angleterre, sorte d'Anglais exotique qui, cependant, n'était plus un Anglais. Il y avait aussi (je la vois encore marchant dans la Cinquième Avenue) la belle Américaine de la fin du XIXe siècle, monumentale, encombrante, semblable à une actrice.

À côté de ce type physique se dégageait une conception propre de la vie qui était américaine et non pas anglaise. On discernait l'initiative, la spéculation créatrice, l'esprit d'aventure. Ce qui dominait encore, à cette époque, c'était la présence d'une frontière ouverte à l'ouest, c'est-à-dire la possibilité pour les individus d'exercer librement leur initiative. Il y avait aussi un goût un peu puéril de l'excentricité, qui a été admirablement exprimé dans les romans de Jules Verne.

Ainsi, une civilisation distincte s'exprimait dans le nouveau monde du siècle dernier. Cette civilisation avait une certaine unité, mais comportait, néanmoins, des nuances géographiques. On pouvait distinguer des cultures spéciales locales. Il y en avait une, par exemple, à Boston, qui est bien connue. Il y en avait une autre à Baltimore, dont on peut, encore aujourd'hui, discerner les traces. Il y en avait une, brillante, dans le sud, qui avait développé tout son épanouissement avant la guerre de Sécession, mais qui, néanmoins, avait suffisamment survécu pour que j'en pusse encore discerner les traces vers 1898, lors de mon premier voyage à La Nouvelle-Orléans. Il y en avait une enfin en Californie, dans la vieille ville de San-Francisco, que le tremblement de terre de 1907 a fait disparaître, et qui laissait survivre jusqu'au début du XXe siècle je ne sais quoi de la fantaisie, du brillant, du prestige de la première civilisation des chercheurs d'or.

Ces cultures spéciales n'étaient pas uniquement intellectuelles ni sociales. Il y avait des créations d'un ordre plus familier, qui parlent à l'imagination d'un public français. C'est ainsi qu'on distinguait, à cette époque, – hélas ! ces temps sont passés, – plusieurs cuisines américaines. Il y avait la cuisine du Maryland, à Baltimore, dont on peut encore discerner quelques traces. Il y avait la cuisine de la Louisiane, marquée d'influence nègre et coloniale. Il y avait la cuisine de San-Francisco, à la fois française, italienne et chinoise, qui donnait à cette ville une personnalité toute spéciale.

Enfin, ce XIXe siècle américain avait créé ses hommes, ses grands hommes, qui étaient typiques de l'Amérique et qui [p. 28] n'eussent pu être autre chose qu'américains ! Un Lincoln, un Mark Twain, un Whitman, un Emerson.

Cette Amérique n'est plus. Les changements apportés par le XXe siècle, et dont l'origine se trouve dans la troisième vague d'immigration commencée vers 1880, l'ont tuée.

L'élément slavo-latin, qui se substitue dans cette vague d'immigration à l'élément nordique qui l'avait précédé, est en majorité catholique et juif. On peut, désormais, – New-York en est le type, – concevoir une Amérique qui ne serait ni protestante ni anglo-saxonne et qui, cependant, serait américaine. Pareille personnalité eût été inconcevable au siècle dernier.

Il y a eu, d'autre part, et du même fait, un changement dans le centre de gravité de l'anglo-saxonnisme. Autrefois, le cœur de l'esprit anglo-saxon se trouvait à l'est, essentiellement dans la Nouvelle-Angleterre. Aujourd'hui, l'est a été envahi par des éléments disparates. Il est devenu cosmopolite. Boston n'est plus, à proprement parler, une cité protestante et anglo-saxonne. Dans cette capitale de la Nouvelle-Angleterre, les grands personnages du jour ne sont ni le pasteur protestant, ni même le professeur anglo-saxon, mais bien le cardinal qui est Irlandais, le maire de la ville qui l'est également. Et, autour d'eux, la masse qui remplit les rues n'est pas une masse anglaise ou écossaise, mais bien canadienne-française, russe, italienne, en un mot cosmopolite et, à la vérité, antianglo-saxonne. Dans ces conditions, si l'esprit anglo-saxon survit, c'est moins dans ces grandes villes de l'est que dans d'autres régions des États-Unis où il a émigré. On trouve peut-être plus de véritable esprit anglo-saxon conforme à la tradition du passé dans l'ouest que dans l'est, et, notamment, dans le centre-ouest. C'est là que survit la véritable ligne de la tradition, parce que cet ouest, devenu à la vérité le centre économique de la nation, est demeuré aujourd'hui protestant, et, en somme, nordique.

Parallèlement à ce changement du centre de gravité de la nation est survenu un changement étonnant dans le physique même du peuple américain. Je n'ai plus trouvé dans mes derniers voyages les types de 1895 ou de 1900. Où sont-ils ? La rue de New-York ressemble plutôt à une rue d'Odessa, de Varsovie, de Naples ou de Marseille. Elle ne ressemble plus à une rue de Londres ou à une rue d'Amsterdam, comme il y a cinquante ou soixante ans.

Dans l'ouest même, un type nouveau est né. Ce type de businessman, qui s'exprime assez bien dans le fameux Babbitt de Sinclair Lewis, serait plutôt un type allemand qu'anglais. Il serait, à la vérité, anglo-allemand. Je le vois d'ici, lourd, sans [p. 29] grâce, vigoureux, l'œil sans rayonnement derrière son binocle, précis et pratique. Chose singulière, ce type physique du centre-ouest déborde, maintenant, sur le sud et reflue vers l'est. Il envahit la Californie du Sud, à Los-Angeles, chassant l'ancien type californien qui était encore espagnol, exotique et même français.

Bref, le peuple américain du XXe siècle n'est pas plus homogène que précédemment. Bien au contraire, on serait tenté de dire qu'il est moins formé qu'à la génération précédente.

Mais, ce qui a changé plus encore que le physique des gens ou que leur constitution ethnique, c'est le milieu, c'est l'atmosphère. Depuis vingt ans est apparue aux États-Unis une nouvelle vie matérielle. L'équipement mécanique et collectif de la vie basé sur le machinisme, la standardisation, la production de masse a envahi tout et transformé tout. Il est impossible de résister aux conséquences implacables de cette mécanisation. L'effet en est irrésistible et s'exerce absolument dans tous les domaines. On en sent l'influence dans le cadre transformé de la vie, dans l'organisation du home, dans l'outillage de la vie quotidienne. Les procédés de la réclame, les conditions de vente du livre, du journal, de la revue, jusqu'aux conditions de l'enseignement et même de la religion, sont transformés par cette conception nouvelle de la vie matérielle. On peut dire qu'aux États-Unis, dans les vingt dernières années, le ferment de la standardisation et celui de la production de masse ont transformé l'organisme tout entier.

Les effets sur la civilisation américaine en ont été profonds. À vrai dire, en se transformant, celle-ci a changé d'âge. Au XIXe siècle, c'était l'âge du pionnier avec toutes ses caractéristiques : individualisme, initiative, énergie, conscience morale individuelle. Aujourd'hui, c'est l'âge de l'organisation collective de la production. La conquête dynamique du continent est achevée. Il n'y a plus de « frontière » au sens d'autrefois. L'ouest, comme notion mystique, ne signifie plus rien, puisqu'on a poussé si loin la conquête de l'ouest que l'on a atteint l'océan Pacifique et qu'il n'y a plus d'« ouest » ouvert à la carrière de l'imagination. Dans ces conditions, l'Amérique, après avoir rempli tout son domaine territorial jusqu'au Pacifique, a été obligée de refluer sur elle-même, et cette notion de frontière, cet « occident » conçu dans le sens d'une ouverture sur le plein ciel de l'avenir, ne signifient géographiquement plus rien.

La conclusion qui s'en dégage, et qui est singulièrement impressionnante, c'est que la vie américaine d'aujourd'hui ne nous apparaît plus ce qu'elle était au XIXe siècle, une vie d'initiative [p. 30], d'aventure ou de conquête, mais, bien au contraire, l'image d'une immense nation d'employés, avec un progrès superbe de niveau de vie, mais s'exprimant surtout sous la forme d'une organisation bureaucratique monstre, avec un travail collectif discipliné, où la fantaisie, la liberté, l'individualisme, ne sont plus de mise. Se rend-on compte, dans ces conditions, à quel point l'atmosphère s'est transformée ? L'impulsion demeure sans doute, du moins par le haut, anglo-saxonne et protestante, mais la composition n'est plus ni anglo-saxonne ni essentiellement protestante, et l'on peut se demander même si ce n'est pas l'esprit traditionnel du passé qui s'est lui-même modifié.

Y a-t-il, dans ces conditions, un peuple américain ?

En tout cas, il n'y a pas de race américaine. Si l'on considère, du point de vue physique, un groupe d'Américains, tous les types ethniques y sont représentés. On y trouvera, par exemple, un Méditerranéen, un Scandinave, un Touranien. On ne peut même pas dire que le type anglo-saxon y domine. Sauf dans la bonne société, on peut aussi bien se croire à Naples qu'à Leningrad ou à Constantinople. Première conclusion : il n'y a donc pas de race américaine.

Cependant, s'il n'y a pas de race américaine, tous ces citoyens des États-Unis ont, par contre, une allure commune. Ils ont une même façon de s'habiller, de se tenir, de marcher, d'écouter, de téléphoner, d'attendre. Tous ont les mêmes réactions spontanées comportant à la fois une certaine lenteur de mouvements et de pensées (car l'Américain n'est pas vif) et, en même temps, une certaine excitation. L'Américain n'est jamais en repos. Il est toujours agité d'une trépidation intérieure. L'expression américaine, intraduisible, de restless indique bien quelque chose d'essentiel dans son tempérament. Il s'agit, en somme, et l'observation est complexe, d'un tempérament individuel lent dans un rythme social trépidant. Mais, ce qu'il y a d'essentiel, c'est que tous sont marqués du même sceau. Et, de ce point de vue, Il y a bien authentiquement sinon une race américaine, du moins un peuple américain.

Le fondement de cette unité d'allure, qui est la base probablement la plus forte de la nationalité américaine, c'est l'unité matérielle de la vie dans l'Amérique du Nord. Ceux qui connaissent l'Amérique savent à quel point est grande la similarité, la monotonie extraordinaire du décor de la vie : mêmes hôtels partout, mêmes restaurants, mêmes trains, même cuisine, mêmes journaux et revues, mêmes idées... En un mot, même structure, non seulement matérielle, mais sociale et même morale. Le grand écrivain américain, Sinclair Lewis, a fort bien donné l’impression [p. 31] de cette monotonie dans une page célèbre de son Main Street :

« Les neuf dixièmes des villes américaines sont si semblables que c'est ennui mortel d'aller de l'une à l'autre. À l'ouest de Pittsburg, et parfois à l'est, toujours c'est le même chantier de bois, la même station de chemin de fer, le même garage Ford, la même crèmerie, les mêmes maisons en forme de boîtes, les mêmes boutiques à deux étages. Plus prétentieuses, les nouvelles demeures témoignent de la même similitude dans leur recherche de diversité : mêmes bungalows, mêmes bâtisses carrées de stuc, mêmes briques à aspect de tapisserie. Les boutiques étalent les mêmes produits nationaux standardisés, recommandés par une réclame standardisée. Les journaux, à cinq mille kilomètres de distance, présentent la même composition décidée en haut lieu par un trust. Le boy de l'Arkansas arbore le même complet de confection que le boy du Delaware. Tous les deux parlent le même argot approprié aux mêmes sports. Si l'un des deux étudie dans une Université et si l'autre est barbier, nul ne peut les distinguer. Ils sont interchangeables. »

Cette monotonie est d'ailleurs acceptée et même aimée. L'avion, la radio, l'ont encore accentuée dans ces dernières années. Elle forme la base d'une des nationalités probablement les plus fortes qui existent au monde. En un mot, sur ces éléments disparates de l'immigration, le rouleau compresseur de la civilisation a passé et détruit tout ce qui dépassait. On a parfois douté de l'unité des États-Unis. Pendant longtemps, le souvenir de la guerre de Sécession a laissé l'impression qu'une nouvelle division pourrait se produire entre les diverses parties du pays. La vérité semble être qu'après la radio, l'avion et l'auto, l'unité américaine n'est plus menacée.

II

Y a-t-il donc une psychologie américaine ?

Je ne crois pas que l'on puisse parler au singulier de psychologie américaine parce que les États-Unis sont encore à la recherche de leur personnalité. Ils étaient en voie d'en avoir trouvé une au XIXe siècle, mais ils paraissent l'avoir reperdue par suite des apports massifs de l'immigration slavo-latine à la fin du siècle dernier. Aujourd'hui, ces éléments nouveaux de la population, combinés avec une conception nouvelle de la production et de la vie, ont, en quelque mesure, compromis le magnifique travail de réalisation qui avait été celui des deux derniers siècles.

[p. 32]

Le problème de psychologie qui se pose maintenant est le suivant :

Où sera le centre de gravité de la personnalité américaine ! Sera-t-il dans l'Anglo-Saxon protestant, Anglo-Germain du Middle-West ? Sera-t-il, comme dans le passé, chez le puritain, fanatique de moralisation, mais vigoureux dans sa personnalité morale ? Ne risque-t-il pas d'être plutôt dans le jazz de New York, dans un mélange invraisemblable de nègres, de juifs, sur un fond de mélodie d'école du dimanche ? On sait qu'à Paris, lorsqu'un Roumain tue sa maîtresse allemande dans quelque mauvais lieu, on parle d'« affaire bien parisienne ». À New-York, on pourrait parler de la même façon. Combien de fois, dans Broadway, n’ai-je pas admiré telle pièce de théâtre magnifique : l'auteur était juif, le compositeur de la musique était nègre, le metteur en scène était arménien. Et, cependant, la presse de New-York parlait d'une « victoire de l'art américain » ! Serait-ce donc là toute l'Amérique ?

Dans l'impossibilité de dire où ce centre de gravité se place, il faut poser le problème d'une façon légèrement différente. Il faut distinguer, d’une part, entre la classe dirigeante qui demeure anglo-saxonne, et la masse passive, qui, probablement, ne l'est pas authentiquement. Doit-on même parler de classe ? Il n'y a pas de classes aux États-Unis. Il s'agit plutôt d'une question de castes, car ce qui distingue les gens, c'est moins le degré de leurs revenus ou leur situation sociale que l'origine ethnique de leur sang. Ce qui distingue les dirigeants des autres, est peut-être moins leur fortune ou leurs succès que leur degré d'assimilation.

Quels sont les traits psychologiques fondamentaux chez la caste dirigeante ? Une première observation est essentielle : les traits caractéristiques de cette caste sont des traits actifs. Cette nuance d'activité semble provenir essentiellement de l'origine protestante, avec adjonction allemande, en même temps que de la marque apposée sur ces gens par la conquête victorieuse d'un continent. Ces actifs sont des Anglo-Saxons, des protestants et des conquérants qui ont réussi.

Prenons ces traits fondamentaux en distinguant les traits individuels, les traits sociaux et les conceptions relatives à la hiérarchie des valeurs.

Comme traits individuels, je note d'abord l'initiative et l'efficacité dans le travail, ce que les Américains appellent, d'un mot difficilement traduisible, l’efficiency. Cette activité résulte essentiellement de la conscience dans l'effort en même temps que de la liberté d'esprit à l'égard de la routine. L'Américain est consciencieux. C'est, en même temps, un homme qui ne s'embarrasse pas du passé. Un second trait, qui se lie naturellement au précédent [p. 33], c'est la confiance de cet Américain dans l'homme... Je devrais dire, en précisant : la confiance dans l'homme américain, la confiance dans le continent américain, la confiance dans les États-Unis. Ce citoyen actif a la conviction magnifique que tout lui est possible, sans avoir à tenir compte ni des circonstances ni du temps. Il sait bien que le temps comporte des limitations, que la nature s'oppose quelquefois victorieusement aux efforts de l'homme, et qu'il ne faut pas la violenter. Mais, au fond de lui-même, il estime que ces limitations qui s'appliquent à tous les humains ne s'appliquent pas à lui, citoyen, de la libre Amérique.

Les traits sociaux sont assez différents, et il y en a un constant : c'est le sens protestant du devoir social, le civisme, ce que l'on appelle maintenant, en Amérique, le « service ». Chez ce citoyen actif, on discerne un besoin insistant de collaborer à la communauté. Essentiellement, c'est un collaborateur. Ajoutons à cela le goût d'évangéliser, de faire la leçon, de juger, qui est à la fois un trait puritain et, en même temps, un trait allemand. Ce qu’il y a de puritain, c'est la conscience d'une supériorité, avec l'idée qu’on a une responsabilité morale vis-à-vis des âmes inférieures. Ce qu'il y a d’allemand c'est le goût de faire la leçon ex cathedra, avec une certaine solennité dont l'Américain ne se libère jamais tout à fait. L'éloquence américaine, sauf lorsqu'elle est pratiquée par des Irlandais ou de très vieux Américains, glisse assez facilement au sermon ! Qu'on se souvienne simplement des discours du président Wilson.

Il y a enfin, en Amérique, chez les citoyens conscients et dirigeants, une certaine conception de la hiérarchie des valeurs. On note en Amérique une union singulière du matérialisme et de l'idéalisme. Dans ses motifs, dans son inspiration, l'Américain est probablement le plus idéaliste des peuples. Dans sa hiérarchie des valeurs, c'est probablement le plus matérialiste. C'est un apôtre qui parle en termes de dollars des choses de l'esprit. Lors de mon premier voyage, j'en avais sur le bateau, et en rade de New-York, un singulier exemple. Il y avait eu un naufrage dans lequel un marin du transatlantique français avait sauvé un Américain. On vint demander au capitaine du bateau de bien vouloir chiffrer en dollars le courage dont avait fait preuve le sauveteur.

Plus récemment, – et je choisis ce document entre mille, – j’ai lu la phrase suivante dans le rapport d'une Société de progrès économique et social :

« Dans le domaine spirituel, nous excellons. Il ressort des statistiques qu'en 1933, une année de crise pourtant, trois milliards de dollars ont été dépensés aux États-Unis pour l'enseignement [p. 34], ce qui est plus que dans tous les autres pays du monde réunis. Nous possédons plus de onze milliards de dollars investis dans les institutions d'enseignement et d'éducation publiques et privées. Notre investissement dans les églises dépasse quatre milliards de dollars... »

Cette façon de mesurer le sentiment religieux au budget des églises et la culture d'un pays au cube de ses bâtiments, de ses Universités, est proprement américaine. Elle marque la limitation matérialiste de ce peuple, l'un des plus idéalistes du monde. En un mot, l'Américain est persuadé que la dignité de l'homme réside dans son niveau de vie. Pascal avait dit : La dignité de l'homme réside dans la pensée.

Il s'agit en somme de protestants qui auraient oublié le péché originel et qui seraient devenus, sans s'en douter, des disciples de Jean-Jacques Rousseau. Tel est l'Américain du XXe siècle. Il croit l'homme bon. Il croit que le royaume de Dieu sera réalisé sur la terre. Il croit qu'on y encaissera des dividendes élevés.

Quels sont les traits fondamentaux, non plus de l'élite dirigeante, mais de l'immense masse immigrée ? On les trouve entièrement différents.

La formation psychologique de cette couche sociale nouvelle, pour parler comme Gambetta, dépend en effet de conditions tout autres que celles qui avaient contribué à la constitution du type précédent. La masse des immigrants durant le dernier demi-siècle s'est intégrée dans une structure qu'elle n'avait pas faite. Il a fallu qu'elle entrât dans cette structure, qu'elle s'en accommodât. En réalité, elle n'a pas eu d'alternative. Il a fallu qu'elle devînt américaine.

D'autre part, au moment où cette masse pénétrait aux États-Unis, la « frontière » ouverte à l'ouest cessait pratiquement d'exister : à un régime social basé sur l'initiative et l'aventure en succédait bientôt un autre, fondé sur l'organisation collective et la discipline. Alors qu'on avait surtout demandé aux premiers immigrants d'être les pionniers de la conquête d'un continent, on demandait maintenant à ceux-ci d'être la main-d'œuvre consciencieuse et passive d'un immense atelier de production industrielle.

Les traits psychologiques qui caractérisent cette masse nouvelle d'Américains se déduisent presque tous de ces observations initiales. On remarque chez eux une certaine absence de ce sens civique actif qui marque le protestant et qui est l'épreuve véritable de l'assimilation. Un assimilé aux États-Unis est un citoyen actif ayant le sens du « service ». S'il ne l'a pas, il peut être un Américain d'aujourd'hui, il n'est pas un Américain [p. 35] de la tradition. Or, les millions d'immigrants qui sont entrés depuis 1880 ont franchi les portes du nouvel État pour profiter de la situation qu'ils allaient y trouver. Ils sont venus moins en collaborateurs qu'en profiteurs, pour chercher une position, – un job, comme on dit là-bas, – pour se servir de la loi plutôt que pour la servir. Leur mentalité est moins celle du citoyen que du rentier social bien décidé à tirer de la communauté tous les avantages qu'il peut en tirer.

Ces caractéristiques ne sont pas favorables à la création d'un peuple véritablement sain, destiné à donner un peuple de citoyens. Et, cependant, l'immigrant assimilé présente, néanmoins, une sorte de qualité qui est le sens de la discipline passive. Aussi le peuple américain constitue l'une des foules les plus dociles du monde. L'Américain moyen se plaît encore par habitude à se croire indomptable comme un cheval sauvage de la prairie. En réalité, c'est un conformiste qui accepte. Il accepte, notamment, – et c'est sa façon d'être assimilé, – le système américain sans même le discuter. Le nouveau venu est parfois un démagogue, il est rarement un révolutionnaire. De là un des traits les plus frappants de l'Amérique d'aujourd'hui, la discipline passive à l’égard des idées reçues. L'Américain croit à l'éducation, mais à l’éducation toute cuite, toute faite, à la science en boîte ready made, que l'on achète comme on achèterait chez l'épicier une boîte de conserves. Quand il va à l'Université, ce sont des notions intellectuelles de cet ordre qu'il souhaite recevoir. Il veut des notions faciles à absorber comme des pilules. Il demande qu'on lui évite tout effort. S'il veut savoir une chose, il demandera qu'on la lui présente en vingt pages. Si on peut la lui présenter en dix, il sera plus content. Et si l'on pouvait la lui présenter en deux ou trois pages, il serait tout à fait satisfait. En un mot, il a perdu cette caractéristique essentielle du pionnier d'autrefois qui est le sens de l'effort individuel, le sens de la responsabilité morale personnelle.

Il y a donc une pâte excellente pour la production et pour l’organisation de la civilisation de la masse. Comme protecteur discipliné, il est très bon. Comme consommateur, à qui l'on impose par la publicité les produits que l'on veut, il est non moins excellent. Il laisse, cependant, une impression pénible de puérilité. Cet immigrant, issu des plus anciennes civilisations de l'Europe, est arrivé sur les rives du Nouveau Monde chargé de siècles. Où sont ces siècles ? On l'a rajeuni, mais on est allé trop loin, on en a fait un enfant.

Et, cependant, le nouveau citoyen américain, même passif, possède un trait fondamental et magnifique : il a, lui aussi, la confiance dans les États-Unis, la confiance dans le Nouveau [p. 36] Monde. Il croit au succès toujours possible de l'individu sur ce terrain nouveau. Il accepte le jeu. Il est passionnément dévoué à sa nouvelle patrie.

III

Ainsi, un contraste profond tend à se dessiner entre le peuple américain, tel qu'il était autrefois et tel qu'il est aujourd'hui.

Au XVIIIe, au XIXe siècle, il s'agissait vraiment d’une élite de pionniers, à la vigoureuse formation morale, axée sur la tradition puritaine, et ceci dans une société surtout agricole, ménageant à l'individu toutes sortes de possibilités. Nous discernons, maintenant, un tout autre tableau, celui d'un colossal organisme de production industrielle, où un étage d'animateurs, conservant l'impulsion protestante initiale, se superpose à une masse immense et, en somme, passive.

Second contraste, non moins significatif : l'âge économique du pays s'est lui-même modifié. Au XIXe siècle, il s'agissait d'un continent jeune, aux possibilités encore infinies, où le progrès était rapide, où la hausse des valeurs semblait chose si naturelle qu’on l'estimait garantie, statutaire ! Tout le système reposait sur cette confiance, élémentaire, dans un progrès que la Providence elle-même semblait avoir voulu pour le Nouveau Monde. Aujourd'hui, le siècle nouveau nous montre un pays dont l'âge n'est plus exactement le même : il est jeune toujours, mais il s'achemine vers la maturité. À la période des marées montantes merveilleuses a succédé un régime auquel on n'était pas accoutumé : l'arrêt, le retrait... La marée montera de nouveau, et, néanmoins, on peut se demander si quelque phase nouvelle n'a pas commencé. Du dynamisme éperdu passerait-on à un régime comportant la fatigue du statique ?

Les hommes ne se comportent pas de la même façon quand ils ont vingt, quarante ou soixante ans. Comment le peuple américain s'est-il comporté, dans l'ordre économique, quand il était jeune ? Comment pouvons-nous penser qu'il se comporterait si les années commençaient à marquer sur lui ?

[p. 37]


Chapitre IV

L'AMÉRIQUE ET LA CRISE


Quel est le comportement américain dans la prospérité, la crise et la reprise ? Ce sont trois aspects essentiels de la vie américaine depuis un siècle, et il est nécessaire, si l'on veut bien connaître nos amis américains, de savoir exactement quelles sont leurs réactions dans le succès, dans le marasme, dans l'espoir revenu. La crise, aujourd'hui, est passée. La reprise est là.

I

La prospérité a été l'état normal des États-Unis depuis bien près d’un demi-siècle, presque sans interruption, jusqu'à la crise de 1929. Quelles ont été les conceptions américaines pendant cette période qui appartient, on s'en rend compte, à un passé tout récent ? Je réponds d'un mot : l'optimisme intégral. On avait alors (j'ai connu cet état d'esprit dans tous mes voyages jusqu'au moment de la crise de Wall Street) la conviction que la capacité d'absorption du marché national était sans limite. On était persuadé – et l'expérience justifiait cette manière de voir – que le nombre, la richesse des consommateurs américains qui allait s'accroissant par sauts et par bonds, comme on dit en Angleterre, devaient toujours continuer de s'accroître. Dans ces conditions, il n'y avait aucun souci relatif à la vente des produits parce que la production était aussitôt absorbée par une consommation insatiable. Un seul souci se faisait jour :

– Pourrai-je produire assez, et assez vite, pour faire face aux demandes qui affluent ?

Tout le génie américain, dans cette période, s'orientait donc vers la production. Le grand problème, c'était d'intensifier la fabrication. On y réussissait soit par la mécanisation qui épargnait une main-d’œuvre chère, et dont on craignait de manquer : soit par la taylorisation, qui utilisait cette main-d'œuvre scientifiquement [p. 38], et au maximum, soit par la standardisation, qui permettait cette production de masse. L'Américain de cette période de prospérité était essentiellement un organisateur de la technique industrielle.

Une atmosphère économique spéciale s'était développée durant cette période. L'Américain avait la foi que tout progrès « paie » : la machine coûteuse sera amortie presque immédiatement ; la réorganisation scientifique de la production provoquera une baisse du prix de revient et, partant, un élargissement de la clientèle. Aucune crainte de chômage technologique. La machine, croit-on, crée l'emploi au lieu de le supprimer. Et, en effet, toute l'expérience de l'après-guerre allait dans ce sens. Personne ne doutait de l'avenir, qui paraissait garanti. Cet état d'esprit a atteint, en quelque sorte, son épanouissement le plus complet entre 1925 et 1928. Ceux qui ont visité l'Amérique à ce moment ont eu l'impression d'une marée montante dont les gens croyaient qu'elle ne cesserait jamais de monter.

Un changement important d'atmosphère s'est produit en 1928. À ce moment, la marée a effectivement cessé de monter. La consommation a tendu à s'essouffler devant une production hypertrophiée. On s'est aperçu que la mécanisation poussée à l'excès provoquait le chômage technologique. Pour la première fois, les Américains ont eu l'impression de toucher le fond. Leur première réaction a été de se livrer à des efforts fiévreux pour stimuler, pour doper la consommation. On s'y est essayé par une organisation rationalisée de la distribution et de la vente, par une intensification formidable de la publicité, par le développement de la vente à tempérament, qui, disait-on, créait le pouvoir d'achat, alors qu'en réalité elle escomptait seulement l’avenir. Le haut salaire avait été jusqu'alors justifié par le rendement de l'ouvrier. On se mit à le justifier par le pouvoir d'achat qu'il donne aux travailleurs.

Cette période a abouti à la démoralisation totale de l'acheteur. On le persuadait de se procurer ce dont il n'avait pas besoin. L'épargne était condamnée comme immorale et contraire au devoir envers la prospérité nationale. Il est bien évident, aujourd'hui, que la cause véritable de la crise que viennent de traverser les États-Unis, c'est ce déséquilibre d'une consommation artificielle et d'une production techniquement déchaînée.

L'homme qui, à ce moment, me paraît avoir vu juste, c'est Ford. C'est lui qui a exprimé ce qu’il y a de sagesse profonde dans la conception américaine. Dans sa pensée, il devait s'agir pour l'industriel de diminuer le prix de revient par la rationalisation, mais, en même temps de créer constamment le pouvoir d'achat du consommateur en diminuant systématiquement le prix [p. 39] de vente et en ne chicanant jamais sur les salaires. En vertu de ce système, le bénéfice est réalisé non sur le client, non sur l'ouvrier, mais, en réalité, sur l'organisation et sur l'initiative créatrice de l'industriel.

À côté de Ford, beaucoup de gens, par contre, se sont trompés. Ce sont ceux qui ont cru sincèrement qu'on peut accroître le pouvoir d'achat par les piqûres de morphine de la publicité ou de la vente à tempérament, ceux aussi qui ont cru que le progrès des États-Unis ne comporterait jamais de limites.

II

La crise a éclaté, comme on sait, à la fin d'octobre 1929, à Wall Street.

Personne ne s'y attendait. La conviction générale des Américains était qu'on allait stabiliser la prospérité sur son niveau le plus élevé. Les économistes de l'époque avaient inventé une théorie qu'ils appelaient l'ère nouvelle : the new era. En vertu de cette théorie, la doctrine classique des crises cycliques décennales était abandonnée et on lui substituait une autre hypothèse selon laquelle l'intelligence humaine saurait éviter les à-coups qui avaient semé de ruines et de catastrophes l'histoire économique du passé. Une anecdote montrera à quel point cette conviction était ancrée chez les Américains.

Je déjeunais, dans une grande banque new-yorkaise, avec le chef des études financières, vers le 15 octobre 1929, c'est-à-dire alors que la crise était déjà presque virtuellement commencée Je lui demandai, dans la conversation, s'il attendait la crise pour bientôt. Il me répondit, avec une sincérité qui n'était pas affectée, que je n'étais pas à la page et que je paraissais m'attarder à l'ancienne théorie des crises cycliques.

– Nous croyons, au contraire, me dit-il, que ces crises cycliques seront désormais évitées et qu'on s'en tirera par des réajustements minimes tous les trois ans, ou trois ans et demi. Voyez plutôt, ajoutait-il, l'expérience des dernières années : crise en 1921, réajustement léger en 1924, nouveau réajustement en 1927 et 1928.

Et il concluait par cette phrase admirable :

– La crise, monsieur, que vous croyez être devant vous, est, au contraire, derrière nous.

Or, huit jours après, la catastrophe éclatait, et l'on sait le reste.

Lorsque les Américains se trouvèrent en présence de la crise, leur sentiment instinctif fut d'abord de n'y pas croire. Magnats et présidents déclaraient à qui mieux mieux que la structure économique et financière du pays était saine, qu’il ne fallait pas [p. 40] s'inquiéter, que, bien loin de vendre, il fallait, au contraire, acheter. C'était la période des slogans, par exemple : « Wall Street sells but Main Street bugs. » Cela voulait dire que les financiers avaient bien tort de se laisser gagner par la panique, et que l'élément solide et sain du pays, Main Street, avait, au contraire, la sagesse d'acheter, c'est-à-dire de faire confiance au pays.

Une autre formule qui revenait constamment était la suivante : « Prosperity is round the corner », c'est-à-dire : « La prospérité est au tournant de la rue. » Quelle erreur de s'attarder à une mentalité de crise alors que le printemps économique va bientôt reparaître ! Il a fallu attendre six ans pour que les souffles tièdes de ce printemps se fissent de nouveau sentir.

La crise étant un fait, et ne pouvant plus être contestée, un autre état d'esprit se fit jour. Ce fut la période pendant laquelle on se raidit en pratiquant le système Coué : « Tous les jours, et à tous les points de vue, je vais de mieux en mieux. » Wall Street s'évertuait à répéter ainsi, chaque matin, cette formule fameuse du grand pharmacien de Nancy. À cette période appartiennent les formules-réclames combinées tout exprès pour créer un état d'esprit de confiance. En voici quelques-unes : « Achetez maintenant, pas demain. » « Bug now. » Ou bien : « Prenez un taxi, que vous en ayez besoin ou non. » (« Take a taxi, whether you need it or not. ») Ou bien encore : « Mettez votre usine en marche, que vous ayez des ordres ou non. » (« Start gour factory... ») on créait de part et d'autre des Pep Committees, c'est-à-dire, dans la mesure où l'expression est traduisible, des « Comités de Cran », groupant des gens qui s'autosuggestionnaient en commun pour croire à la reprise. On alla même – l'idée est amusante ! – jusqu'à fabriquer et à vendre un bouton de la prospérité sur lequel était inscrit : « Business is good. » Le fait de le mettre à sa boutonnière devait, paraît-il, faire monter les cours.

Tout cela, naturellement, ne servit à rien, et un moment vint où il fallut reconnaître la gravité de la situation et s'admettre vaincu. La réalité et la profondeur de la crise éclatèrent alors à tous les yeux : Chômage non seulement des ouvriers mais des employés, et même des directeurs et des patrons. Ruine quasi totale des valeurs de placement. Faillite généralisée des débiteurs. Effondrement du pouvoir d'achat dont on avait escompté les possibilités près de deux ans en avance. Les Américains, à ce moment, éprouvèrent l'équivalent, dans l'ordre économique, de la fameuse nuit de Jouffroy. On sait que le philosophe Jouffroy s'aperçut, au cours d'une longue méditation nocturne, qu'il ne croyait plus en Dieu, et, le matin, il avait vieilli de dix ans. Les Américains s'étaient crus économiquement immortels. Ils s'aperçurent [p. 41] que, eux aussi, pouvaient mourir ! La crise apparut ainsi non seulement comme une chute de la cote, mais comme une foi qui s'effondre : la foi dans la prospérité. C'était une crise morale autant qu'économique.

Vint alors l'étape de l'adaptation à la situation nouvelle, et c'est le moment où les Américains montrèrent véritablement toute leur force. On les vit accepter sans phrases la réalité. Ils admirent qu'ils étaient ruinés et que, dès l'instant qu'il fallait vivre simplement, le mieux était de s'y résigner avec bonne humeur. La simplicité de la vie américaine est une leçon. Nous ne pouvons pas nous comparer à eux à cet égard. Il est curieux de voir comment chacun des grands pays a réagi différemment en présence de la crise : l'Anglais a tenu, le Français a récriminé, l'Américain, comme dans Musset, aurait pu dire : « J'ai perdu jusqu'à la fierté qui faisait croire à mon génie. »

C'est en 1932, au pire de la crise, que se place l'intervention du président Roosevelt. Il est important, maintenant, d'en préciser la signification, car elle a joué dans l'évolution psychologique de l'Amérique un rôle de premier plan. Le président Roosevelt a apporté dans la vie américaine un élément nouveau, mais il faut bien prendre garde de distinguer dans son action trois aspects : une politique, une démagogie, un tempérament et une atmosphère.

La politique du New Deal consistait à maintenir les prix par la méthode du cartel et du syndicat. En adoptant cette politique, le président tournait le dos à Ford, dont le but était de toujours diminuer le prix de revient et le prix de vente, afin d'augmenter le pouvoir de la consommation. Le New Deal, en maintenant systématiquement les prix élevés par une politique de groupement, se rattachait, au contraire, à l'ancienne tradition des trusts de l'avant-guerre. Il accordait ainsi aux industriels la permission de se grouper en cartels, alors que cette permission leur avait été, pendant de longues années, refusée par le gouvernement. Mais le gouvernement leur faisait payer cet avantage en leur imposant, comme contre-partie, une législation sociale et la reconnaissance des groupements ouvriers. Le président se posait ainsi en arbitre entre les ouvriers et les patrons, et il imposait à tous des solutions, de son choix. Dans cette position, il se rapprochait du fascisme plutôt que du marxisme, si tant est que l'on puisse employer ces expressions européennes pour parler des choses américaines qui ne leur ressemblent en rien.

La politique du New Deal a soulagé la crise, mais elle a plutôt retardé l'assainissement économique. On peut observer, en effet, que la reprise a commencé en juin 1935, au moment, en quelque sorte symbolique, où le New Deal a été condamné par la Cour [p. 42] Suprême et réduit à néant. Ce n'est pas le New Deal, c'est sa suppression qui a provoqué une reprise de l'espoir économique,

À côté de cette politique sociale qui, quels que fussent ses mérites ou ses défauts, était néanmoins une politique, il faut mentionner dans l'action présidentielle une démagogie financière. Celle-ci s'exprime par une politique de largesses systématiques et sans frein, dans le déséquilibre voulu du budget, dans l'arrosage généralisé des subventions, des indemnités, des travaux publics, des créations d'emplois, dans l'emprunt à jet continu porté à des chiffres véritablement astronomiques. Cet aspect de la politique de Roosevelt a fait moins d'impression en Europe que le New Deal, mais il est, à mon avis, plus important, parce que l'opinion publique américaine s'est surtout attachée à cet aspect de l’action présidentielle. Ce sont moins les « codes » de l'industrie que les dépenses de travaux publics ou les créations d'emplois de toute espèce qui ont frappé l'imagination populaire. Il est probable que, dans la réélection du président Roosevelt, c'est ce facteur de démagogie qui a constitué l'élément de succès le plus certain.

Le New Deal et la démagogie ne suffisent cependant pas à définir la personnalité du président Roosevelt ni à expliquer son immense popularité. On ne comprend la place tenue par cette vigoureuse personnalité que lorsqu'on a rencontré le président lui-même. Je dois avouer qu'avant d'avoir parlé avec lui je n'avais pas compris le secret de son immense action. Celle-ci s’explique, je m'en rends compte aujourd'hui, par ce fait qu'il est un homme, s'adressant à des hommes. Chez lui, ce ne sont ni la compétence, ni l'action, ni l'éloquence, ni l'intelligence, ni l'habileté, qui dominent, c'est l'aspect humain et, pour ainsi dire, la pitié humaine. On a l'impression, quand on lui parle, qu'on s'adresse à un être humain, qui vous comprend et qui cherche à vous soulager. Sa séduction est extrême, son sourire est irrésistible. Quand il vous dit, en vous accueillant : « Je suis content de vous voir », il vous donne l'impression qu'il le croit, et l'on se sent en confiance. Bref, son succès, incompréhensible sans sa personne, introduit une atmosphère d'humanité dans un domaine où le vocabulaire avait été, avant lui, strictement économique et financier. Voilà ce qu'il y a de neuf dans la position prise par le président Roosevelt.

Mais l'aspect n’est pas seulement humain, il est aussi politique. En Europe, il est plus facile de partager que de produire, et en Amérique, jusqu'alors, il avait été plus aisé de produire que de partager. Depuis la crise, l'idée du partage, dans l'imagination populaire, s'est élevée à côté de l'idée de la production. Bref, comme en Europe, la politique a pénétré l'économique et c'est la grande nouveauté de la phase de crise que vient de traverser l’Amérique.

Ces conceptions présidentielles, le monde des affaires ne les a pas suivies. Wall Street et, d'une façon générale, la grande industrie de l'Est sont restées hostiles à l’homme de la Maison Blanche et à ses remèdes politiques. Le monde des affaires continue de croire, comme par le passé, que la reprise ne peut sortir que d'une révision sérieuse des prix de revient, selon les conceptions classiques de l'économie traditionnelle. À New York jusqu’à la dernière élection présidentielle du 4 novembre, on a refusé de croire que la crise avait changé quelque chose de profond aux États-Unis. On s'est bercé de l'illusion que ce qui s'était passé n'était pas irrévocable et que l'on pourrait revoir, avec le temps, l'atmosphère d'autrefois. Telle est bien l'opinion des chefs d'entreprises, des capitaines d'industrie. Mais qu'en pense le grand public ?

L'opinion de la masse évolue en pleine hétérodoxie. Les leçons qu'elle croit avoir tirées de la crise sont justement la négation de tout ce qu'on lui avait dit précédemment, au temps de la prospérité. Prenez, aujourd'hui, n'importe où en Amérique, un homme de la rue, et cherchez à savoir ce qu'il croit : il est persuadé que la production dépasse nécessairement la consommation, et cela pour toujours. Il semble admettre la fatalité d'une sorte de surproduction chronique. Bref, il a abandonné l'ancien point de vue optimiste dont nous parlions tout à l'heure. Ce même homme croit, d'autre part, que la machine crée le chômage technologique, que le chômage est devenu un mal permanent. Là encore, il a abandonné l'ancien optimisme mécanisateur. Enfin, il croit que le régime économique actuel empêche le pouvoir d'achat de se distribuer normalement. Il y aurait bien, pense-t-il, potentiellement, un pouvoir d'achat considérable, mais ce pouvoir n'est pas réparti dans les chenaux populaires comme devrait le faire une irrigation économique normale. Ainsi, dans la pensée de cet individu, que nous pouvons considérer comme typique, on discerne exactement le contraire de tout ce qui se disait et se croyait il y a dix ans.

Quelles sont, maintenant, les conclusions pratiques que cet homme de la rue est tenté de tirer de ces prémisses ? Que faudrait-il faire si l'on voulait l'écouter ? Il faudrait mobiliser, stimuler, au besoin créer le pouvoir d'achat, non par le moyen classique du bas prix de revient et de vente, c'est-à-dire en agissant sur les conditions de la production, mais en abordant le problème sous l'angle de la distribution, du crédit, de la subvention, de la dépense imposée, de la circulation multipliée, – bref, de l'inflation. .Quand on regarde au fond de l'esprit de cet « Américain moyen », on est bien obligé de constater, que C'est un inflationniste.

[p. 44]

Quel est le point de vue politique de ce raisonneur ? Il évolue moins sous la forme révolutionnaire marxiste ou communiste que sous la forme démagogique du rentier social, ou du profiteur d'emploi politique. Nous avons dit qu'aux États-Unis il n'y a pas de classes, mais plutôt des castes. L'esprit de classe, la haine de classe, ne sont pas développés, mais la démagogie est traditionnelle dans ce vieux pays démocratique. Pourtant, si les États-Unis ne sont pas menacés de révolution, ils le sont de voir la passion populaire mettre constamment en péril l'équilibre et la structure économiques de l'État.

Cela revient à dire que, dans une opinion publique ainsi constituée, les « inventeurs » doivent avoir beau jeu. La période qui vient de s'écouler fut moins celle des excitateurs révolutionnaires que des fabricants de panacées économiques. Quelques-uns de ces agitateurs ont acquis sur l'opinion, temporairement du moins, une immense influence.

Le plus connu, ces dernières années, était sans doute le father Coughlin, que l'élection triomphale du président Roosevelt a fait rentrer dans le silence. Ce « radio-prêtre », comme on l'appelait là-bas, est un prêtre catholique de Détroit ; depuis plusieurs années, il avait pris l'habitude de s'adresser au public dans une conversation hebdomadaire radio-diffusée. Ayant commencé par s'adresser aux enfants, il avait étendu bientôt son action jusqu'aux grandes personnes et acquis sur ses auditeurs une action véritablement extraordinaire, qui s'explique à la fois par sa passion, sa conviction, sa voix d'or, le caractère dynamique de sa personnalité. Disciple respectueux de Léon XIII, le Père Coughlin respecte la propriété, la famille et l'ordre social. Mais, persuadé que le crédit est créateur de richesse, il se refuse à en abandonner la disposition et la direction aux banquiers. Il veut que le pouvoir de dispenser ce crédit appartienne au peuple et au peuple seul. On reconnaît là l'idée dominante du jour aux États-Unis, qui se préoccupe moins de la production que de la distribution des richesses. À un certain moment, le radio-prêtre a contre-balancé, par son influence, l'influence du président lui-même.

Il faut classer dans la même série deux autres hommes dont l'influence dans le continent nord-américain a été considérable : M. Aberhart et le docteur Townsend. Tous deux, en effet, relèvent de la même idéologie.

M. Aberhart est Canadien, mais il appartient si authentique ment à l'atmosphère américaine qu'on aurait tort de ne pas le mentionner en parlant des États-Unis. Ce professeur de Calgary (Alberta) est, en même temps, un évangélisateur. Il a créé dans cette petite ville de l'Ouest canadien une église qu'il a appelée [p. 45] The Bible Prophetic Institute et où tous les dimanches, depuis plusieurs années, il s'est adressé au public de la région. Je l'ai entendu dans sa chaire s'adresser à un auditoire de vigoureux cultivateurs, cependant que sa parole, exprimée dans une voix d'or, – c'est toujours nécessaire à la radio, – était diffusée aux quatre coins de la province, et même du pays.

Lui aussi expliquait que le mal ne réside pas dans la production, mais dans une mauvaise distribution des richesses. Disciple, sinon orthodoxe du moins convaincu, de l'économiste anglais Douglas, il exprimait devant son public enthousiasmé la thèse d'une réforme sociale qui, selon lui, devait rénover le monde. Son programme était le suivant : Donner, chaque mois, vingt dollars à chaque citoyen âgé de plus de vingt et un ans, à condition que cette somme fût dépensée avant la fin du mois. L'argent serait trouvé par une taxe de deux ou trois pour cent sur le chiffre d'affaires. L'idée était de développer par cette infusion de crédit la consommation. Cet argent, nécessairement dépensé, accroîtrait le volant des affaires et, de ce fait, diminuerait le prix de revient des producteurs. Ainsi, l'activité économique serait accrue, au grand bénéfice de l'intérêt social général.

M. Aberhart s'est présenté aux élections de sa province d'Alberta au mois d'août 1935, et il a été élu par une immense majorité. Depuis lors, à travers des vicissitudes diverses, il a entrepris de mettre en action son système, sans y avoir encore réussi. L'intérêt de cette doctrine est qu'elle montre dans quelle ligne de pensée l'opinion publique de l'Amérique du Nord cherche des remèdes à la crise.

Une thèse de même nature a été soutenue en Californie par le docteur Townsend. C'est un médecin de Long-Beach, faubourg de Los-Angeles. On sait que cette grande ville californienne est remplie de retraités et de gens retirés des affaires, que l'âge moyen de la population y est élevé. C'est dire que, pendant la crise, les vieilles gens ruinés, ou privés des revenus qu’ils avaient accumulés pour leurs dernières années, ont particulièrement souffert. Le docteur Townsend s'attache à les soulager par un système qui vise en même temps à remettre de l'ordre dans la structure économique du pays. Voici la réforme qu'il a imaginée :

Chaque individu, homme ou femme, de plus de soixante ans, recevra une pension de deux cents dollars par mois, à condition que cet argent soit dépensé avant la fin du mois, faute de quoi ces deux cents dollars s'évanouiront. C'est le régime de la monnaie fondante, exactement comme dans le programme du premier ministre de l'Alberta. Le docteur Townsend estime que si [p. 46] ces deux cents dollars sont placés dans la poche des plus de soixante ans, mais que si, en même temps, on les oblige d'en sortir, le volume des affaires sera augmenté avec le même avantage que nous avons vu recommander plus haut. Dès l'instant ne les gens âgés auront leur retraite, ils ne chercheront plus à travailler et, par conséquent, cesseront de faire concurrence aux plus jeunes. Mais, en même temps, pourvus d'argent, ils conserveront un pouvoir d’achat. Le volume de l'activité économique sera augmenté, et les prix de revient, une fois encore, seront abaissés de ce fait !

À une demande d'une commission de la Chambre des représentants qui l'interrogeait sur les moyens financiers par lesquels on pourrait faire face à d’aussi énormes dépenses, le docteur Townsend a opposé, paraît-il, je ne sais quelle naïve mauvaise volonté.

– Ce n'est pas mon affaire de trouver l'argent, aurait-il dit à ses interlocuteurs. Je vous dis comment il vous faut le dépenser. À vous de le recueillir !

Pressé de questions, il déclara, cependant, qu'une taxe de deux ou trois pour cent sur le chiffre d'affaires fournirait les moyens nécessaires pour la réalisation de sa grande pensée. Pressé davantage encore, il admit que le projet coûterait vingt à vingt quatre milliards de dollars par an. Ses adversaires firent remarquer que sept pour cent de la population recevraient quarante pour cent du revenu national.

Le succès du docteur Townsend, pendant une certaine période, à été foudroyant. On a pu croire que sa popularité allait contrebalancer celle du président Roosevelt, comme il était arrivé précédemment au Père Coughlin. À la vérité, lorsque, au moment des élections présidentielles, ces inventeurs de panacées se sont heurtés à la popularité personnelle du président, ils n'ont pas tenu devant lui, et c'est Roosevelt qui l'a emporté aisément sur le candidat que soutenaient à la fois Townsend et Coughlin. On voit par là la différence qui sépare le président de la République de ces agitateurs influents, mais irresponsables. À la vérité, cependant, le président n'est pas beaucoup plus orthodoxe qu'eux.

La crise est-elle, maintenant, finie ? Les affaires reprennent. La production retrouve des débouchés. La confiance revient, et avec elle l'esprit de spéculation. Quelles ont été les causes de ce changement ? On peut penser que c'est la politique du président. À la vérité, elle a permis de passer les pires années, 1932, 1933, [p. 47] sans révolution et en rendant la patience à une opinion désemparée. Mais peut-être cette politique a-t-elle retardé la reprise plutôt qu'elle ne l'a hâtée. Le gaspillage financier soulage les maux sociaux, mais ne les guérit pas. Il est symptomatique de constater que la reprise a commencé quand la Cour Suprême a condamné le New Deal. Si ce n'est de la politique présidentielle, d'où vient cette reprise ?

La crise de 1933 s'est sans doute liquidée elle-même, avec les années par l'élimination des affaires non viables, par la réorganisation des autres, par la révision draconienne imposée par les événements dans les prix de revient, et aussi parce que le cycle de la crise a pris fin. À la longue, les besoins qui n'étaient pas servis depuis plusieurs années se sont manifestés de nouveau, et la demande, qui s'était effondrée, est reparue. Une grande partie du déséquilibre qui s'était manifesté à la fin de la prospérité, entre la consommation et la production semble disparu, et des conditions favorables à une reprise de l'activité économique subsistent. Il faudrait, me semble-t-il, parler de ces questions à la façon de M. de La Palice, qui eût dit avec raison, en la circonstance actuelle, que « la reprise est venue parce que la crise a pris fin ». Cette opinion naïve me paraît, en même temps, la plus juste.

Et qu'en pense le public ? Car c'est toujours à lui que nous devons revenir dans une étude de la psychologie américaine. Il semble bien que l'opinion continue de renier les explications et les remèdes de l'orthodoxie économique. L'échec du gouverneur Landon a évidemment pour cause cet état d'esprit. Le gouverneur du Kansas s'était solidarisé avec le monde des affaires. Il parlait sagesse, prix de revient, équilibre du budget. Avec lui, pensaient ses partisans, on fût revenu à la période et aux conceptions de l’avant-crise. La grande masse de l'opinion ne l'a pas suivi. Au contraire, après avoir été séduite par les panacées des inventeurs, elle a suivi le président, qui, dans ces matières, n'est certainement pas de tout repos. C'est donc à la figure centrale du président Roosevelt, du président sauveur, que l'opinion s'est référée. Et qu'a-t-on plébiscité en lui ? Est-ce le New Deal ? Est-ce la politique sociale ? Sans doute, mais, plutôt, l'humanité même du président, et peut-être, à côté de cette humanité, – trait magnifique, – un autre trait dangereux : la facilité dont il a fait preuve dans sa politique financière. Voilà le péril de demain.

Le problème de la convalescence économique des États-Unis se pose donc comme une lutte de vitesse entre le tempérament du malade, qui est vigoureux, mais qui réclamerait la diète d'un sévère, régime dans les prix de revient, et l'habitude que ce [p. 48] malade a prise des folies financières et des expédients. Le convalescent, c’est un grand malheur, croit justement que c'est le gaspillage qui l'a tiré d'affaire, alors qu'au fond, il s'en tire en raison de son solide tempérament et de sa jeunesse. L'Amérique se trompe sur les conditions dans lesquelles elle sort de son marasme, mais elle se rend compte, cependant, qu'un élément nouveau a pénétré toute sa politique. Cet élément, c'est l'intrusion massive de la politique dans l'économie. Le pays, malgré tout, vieillit et tend, par certains côtés, à ressembler à l'Europe, où le partage séduit plus que la production. Il sera difficile, sans doute, de faire revivre jamais le régime d'affaires cent pour cent, qui régnait au temps de Mac Kinley et même au temps du président Coolidge.

Et pourtant, certaines choses, qui persistent souterrainement, pourraient bien reparaître à la surface. Comme au printemps, aux souffles tièdes de la reprise, on pourrait bien voir reparaître ce trait fondamental de l'Amérique traditionnelle : la confiance dans le Nouveau Monde, la croyance à la hausse, la conviction retrouvée d'une jeunesse triomphante. Il arrive parfois que la conviction de la jeunesse survive à la jeunesse elle-même. Les Américains se croient économiquement jeunes plus longtemps qu'ils ne le resteront en réalité. La psychologie d'hier pourrait donc encore exister demain. Qui sait si les Américains ne vont pas, maintenant, redire ce mot qui me frappait si fort chez un interlocuteur new-yorkais des années 1900 :

– Tous les matins, en descendant down town, j'achète ; tous les soirs, en remontant up town, je vends.

C'est peut-être ce mot, entre tous, qui évoque le mieux, même aujourd'hui, l'esprit profond et persistant du Nouveau Monde.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 4 décembre 2011 19:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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