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Collection « Les auteur(e)s classiques »

André Siegfried, Itinéraires de contagions. Épidémies et idéologies. (1960)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'André Siegfried, Itinéraires de contagions. Épidémies et idéologies. Paris: Librairie Armand Colin, 1960, 165 pp. Une édition numérique réalisée par mon amie, Marcelle Bergeron, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine, Chicoutimi, Saguenay, Québec.

[p. 9]

Préface

par
PASTEUR VALLERY-RADOT

de l'Académie française
et de l'Académie de médecine

Du temps où j'avais la chaire de clinique médicale propédeutique, j'avais coutume de demander à certaines personnalités éminentes, choisies hors du milieu médical, de faire la conférence inaugurale de mon cours d'actualités. C'est  ainsi que Aragon, André Maurois, Jules Romains, Roger Heim, Mario Meunier, René Huyghe, André Roussin... me firent l'honneur d'exposer des sujets de leur choix devant un auditoire de médecins et d'étudiants qui, pour la plupart, ont la fâcheuse habitude de considérer l'univers spirituel a travers le prisme de la science médicale.

[p. 10]

Il y a trois ans, je demandai à André Siegfried cette conférence inaugurale. Il hésita. Je lui citai Paul Valéry que, selon son expression, j'avais « traîné » un matin de l'hiver 1941 sur « l'estrade » de ma chaire de l'Hôpital Bichat pour enflammer l'esprit des jeunes, trop enclins alors au désespoir devant une France piétinée et humiliée. Il n'avait rien préparé, j'en suis certain. Et, comme un feu qui couve devient flamme dans une atmosphère propice, peu à peu sa pensée s'exhaussa jusqu'aux sommets les plus élevés de l'intelligence. Paul Valéry nous montrait comment il concevait la physiologie et nous le suivions émerveillés car jamais avant lui les physiologistes, même les plus grands, que ce fussent Magendie, Claude Bernard ou Gley, n'avaient considéré avec une telle pénétration la science qu'ils créaient ou enseignaient [1].


– Comme Valéry, dis-je à Siegfried, vous êtes capable de traiter n'importe quel sujet et de l'éclairer de vos vues personnelles.

Siegfried accepta et prit pour thème « Les routes qu'ont suivies les maladies contagieuses pour leur diffusion ».

– C'est un sujet de géographie humaine qu'il m'amusera de traiter, me dit-il.


Pendant plusieurs mois Siegfried, avec la conscience qu'il apportait à tout ce qu'il entreprenait, étudia les maladies contagieuses et leurs modes d'invasion. Il prit maints conseils [p. 11] de mon ami le Professeur Paul Milliez « pour ne pas faire d'erreurs dans un sujet qui, disait-il, lui était jusque-là complètement étranger » et, en mai 1958, il fit sa conférence.

Avant qu'il prît la parole, nous nous demandions comment un homme à l'esprit encyclopédique, certes, mais non médical, pourrait apporter du nouveau dans un sujet aussi complexe que les voies de pénétration des grandes épidémies dans le monde. Dès les premiers mots, nous fûmes captivés. Siegfried montrait que les grandes routes économiques internationales, sillonnant la planète, ont toujours été les mêmes depuis l'antiquité. Parfois délaissées pendant des siècles, elles réapparaissent à la faveur de telle technique nouvelle qui les rend utilisables : c'est ainsi que, dans le désert, les camions automobiles retrouvent les traces millénaires des caravanes. Sur ces routes, qui semblent immuables depuis les temps les plus reculés, passent des hommes, des animaux sauvages ou domestiques, des produits de toutes sortes. Passent également les germes, transmis de l'homme à l'homme, de l'animal à l'animal ou encore de l'animal à l’homme, parfois par intermédiaire.

Les contaminations de région à région sont en rapport direct avec les progrès des communications. Avant le XXe siècle, la lenteur des trajets était une défense relative contre l'invasion des germes. Aujourd'hui, la rapidité effrayante qui permet à l'homme de se transporter en quelques heures d'un point du globe à un autre constitue une menace permanente. Mais, [p. 12] en contre-partie, les moyens de défense de l'homme contre l'invasion des épidémies vont chaque jour se perfectionnant. Le XXe siècle peut être fier des mesures qu'il a su prendre pour enrayer les épidémies qui étaient encore, à la fin du siècle dernier, la terreur des populations de l'ancien et du nouveau monde. Cependant, une sorte de vengeance de la nature, dont le jeu impénétrable mais certain est celui de l'équilibre, et les abus de l’hygiène moderne ont pour effet d'atténuer l'immunisation, d'où l'on peut considérer deux types de maladies sociales : celles qui sont la conséquence d'absence de mesures préventives et celles qui, à l'encontre, sont dues a un excès de soins.

Siegfried terminait la première partie de son exposé par des paroles frappantes, comme à son accoutumée, paroles qui révélaient le grand encyclopédiste, sachant s'élever au-dessus des faits particuliers :


« Les routes suivies par les germes sont aussi intéressantes à observer que celles suivies par les hommes ou les échanges. Nous savons par où a passé Alexandre pour déboucher en Inde, nous connaissons les routes suivies par les invasions mongoles, et dans les airs celles adoptées par les cigognes dans leurs migrations. Est-il moins suggestif de rechercher les voies que pratiquent, dans leurs déplacements planétaires, les rats porteurs de puces pesteuses, ou celles, plus secrètes, des singes d'Amérique centrale transportant d'arbre en arbre les germes de la fièvre jaune ? Dans tous les cas envisagés il y a toujours au bout menace latente de mort pour l’humanité. »


[p. 13]

Écoutant Siegfried, j'admirais la clarté de son esprit, la façon remarquable dont il tirait des faits qu'il énonçait des déductions logiques, et ce don d'enchaînement des idées qui nous obligeait à le suivre pas à pas au cours de son exposé. J'admirais surtout cet esprit de généralisation qui était dans la belle tradition française.

Je me souvenais de ce petit livre qu'il avait publié quelques années auparavant, intitulé Savoir parler en public [2]. Certaines pages me semblent singulièrement applicables à l'auteur :


« La parole qui a l'enseignement pour objet ne procède que d'un seul moyen : la limpidité. On peut comparer la parole du professeur – et je classerais avec lui l'orateur d'affaires exposant une question ou bien encore le conférencier – à l'opération du filtre, qui transforme en eau claire un liquidé chargé de limon et d'impuretés, peut-être aussi de dynamiques alcools. Il s'agit de faire comprendre, d'intéresser, de séduire éventuellement, mais par les seuls prestiges de l'intelligence. La clarté résultera, soit de la précision du style, soit plus encore de la précision d'un plan bien construit, d'une exposition se développant logiquement. »


Siegfried continuait son exposé sur les routes suivies par les maladies dans leur diffusion, que celle-ci se fît directement de l'homme à l'homme, de l'animal à l'homme ou par l'intermédiaire [p. 14] d'un parasite venant d'un homme ou d'un animal infecté. Il s'émerveillait de la complexité qu'utilise, dans certains cas, la nature pour transmettre les germes d'infection. Il qualifiait cette transmission d'« extraordinaire », de « presque inimaginable ». Il aurait pu citer l'exemple du mode de transmission de la fièvre récurrente par le pou : rien ne démontre mieux les détours qu'emploie parfois la nature pour arriver à ses fins. Voici l'historique de la découverte.

Edmond Sergent et Foley, à l'Institut Pasteur d'Algérie, avaient provoqué la fièvre récurrente chez deux hommes en leur inoculant sous la peau des poux broyés, nourris quelques jours auparavant sur des malades atteints de cette maladie. Mais il leur avait été impossible de transmettre la fièvre récurrente à l'homme ou au singe par piqures de poux infectés.

Nicolle, avec Blaizot et Conseil, reprit ces expériences : il n'eut que des échecs. Un de ses garçons de laboratoire subit volontairement plus de six mille piqures de poux, nourris sur des malades souffrant de fièvre récurrente : l'infection ne se déclara pas.

Cependant Nicolle n'était pas ébranlé dans sa conviction que le pou devait être l'insecte transmetteur.

Nicolle, Blaizot et Conseil examinèrent à l'ultramicroscope des poux nourris sur les sujets atteints de fièvre récurrente. Quelle ne fut pas leur surprise de constater qu'en quelques heures les spirochètes, agents de la récurrente, disparaissaient du corps de l'insecte! Les jours suivants, même absence de spirochètes. Un esprit moins pénétrant que [p. 15] celui de Charles Nicolle en aurait inféré que le pou ne pouvait être l'agent transmetteur, puisque les spirochètes absorbés ne persistaient pas dans son organisme ; malgré tout, Nicolle continuait à être persuadé de l'action du pou.

Il eut l'intuition qu'il fallait poursuivre les examens de ces poux jour par jour, bien que l’ultra-microscope ne montrât plus aucun spirochète. Et voici que, le huitième jour, des spirochètes nouveaux apparurent, très fins et très nombreux. Les spirochètes, pendant huit jours, avaient passé par un stade de granulations qui les avaient rendus indiscernables à l'ultramicroscope.

Ces spirochètes nouveaux, apparus le huitième jour, se rencontrent dans la cavité lacunaire et ses prolongements (pattes, antennes) qui sont sans communication avec le tube digestif ou l'extérieur : c'est pourquoi la piqûre est inoffensive. Il doit donc exister un autre mode d'infection, se dit Charles Nicolle. Voici l'explication :


« Le pou est un être fragile ; ses pattes surtout sont d'une délicatesse extrême. Le moindre choc les brise ; il suffit du frottement d'un vêtement, du grattage. Par plaie minuscule de la fracture, le sang incolore de l'insecte souille la peau du porteur d'une gouttelette invisible, mais ou les spirochètes pullulent. La piqûre du pou cause des démangeaisons. L'homme se gratte. Ses doigts, ses ongles, ramassent sur sa peau des traces du sang du pou et, avec elles, des spirochètes. Le grattage les inocule au voisinage de la piqûre. » (Charles Nicolle).


[p. 16]

Comme il aurait été plus aisé pour la nature de transmettre la maladie tout simplement par piqûre du pou ! On comprend que Charles Nicolle ait soutenu que la nature n'avait pas de logique. « Elle est aveugle. Où mettre une intelligence, une raison dans ce qui n'est qu'effet des circonstances ? La vie ne connaît pas la raison ; elle ne cherche que les possibilités de se transmettre ; elle en essaye autant qu'elle en rencontre. Nous avons dit qu'elle allait le plus souvent à des échecs. Nous n'en pouvons rien connaître. Nous ne voyons que les succès. C'est pourquoi la nature nous paraît intelligente. »

Je ne sais rien de plus vrai que cette page de Charles Nicolle :


« Quand nous parlons d'intelligence, nous avons en vue la nôtre, cette intelligence rationaliste dont nous attribuons le bienfait aux Grecs. Que d'erreurs nous commettons en cherchant, en mettant cette intelligence où elle n'est pas : chez nos frères primitifs, chez les animaux, dont nous faisons des frères intellectuels, sans nous enquérir de savoir si leurs sens les renseignent comme les nôtres, s'ils n'en ont pas d'autres que nous ignorons. Or, sans identité de sensations, il ne saurait y avoir similitude d'intelligence.

« La pire, la plus commune des erreurs est de prêter notre intelligence aux causes, aux fins, aux incohérences, au chaos des actes de la nature.

« Il y a trois siècles, un esprit méditatif, Daniel Huet, l'évêque d'Avranches, écrivait que l'intelligence de Dieu n'avait [p. 17] rien à voir avec celle des hommes. Peu de pensées sont aussi justes, que nous entendions par Dieu le créateur de la nature ou que nous l'identifions avec la nature elle-même. Au regard de la nature, l'intelligence rationaliste est un phénomène particulier, une singularité, une exception dans la diversité des mécanismes de la cellule nerveuse. Au regard de notre intelligence, la nature est imbécile. »


Ces lignes sont parmi les plus suggestives qu'un biologiste ait écrites.

Siegfried nous montrait que deux foyers d'infection sont particulièrement à redouter : d'une part, l'Amérique du Sud, repaire de la fièvre jaune ; d'autre part, l'Inde et la Chine, où sévissent soit bruyamment soit insidieusement le choléra et la peste. Et il remarquait que les deux foyers sont distincts, ces maladies « ne s'échangeant pas », cependant que les conditions de leur expansion sont réalisées dans les deux continents et que les communications par la voie des airs devraient favoriser leur diffusion.

Faisant de brèves incursions dans les notes qu'il tenait à la main et qu'il regardait d'un air détaché avec un face-à-main qui avait pour ses auditeurs habituels un aspect familier, Siegfried donnait pour exemples de ce qu'il venait d'exposer les routes suivies par les épidémies de choléra, de grippe asiatique, de peste, de fièvre jaune.

Lisant aujourd'hui les pages de Siegfried qui constituent de remarquables introductions à l'étude de ces maladies, on [p. 18] évoque un livre qui fut célèbre il y a quelque quarante ans, intitulé Comment la route crée le type social. Nous savons maintenant grâce à Siegfried, comment la route propage les épidémies. Ces pages sont instructives non seulement pour les biologistes et les médecins, mais aussi pour les hommes cultivés qui s'intéressent à la « géographie humaine » dont Vidal de La Blache fut un des initiateurs et que Siegfried développa en toutes occasions d'une façon originale : c'est que son très subtil esprit d'observation lui révélait ce qui était resté pour ses prédécesseurs dans l'ombre. Sa remarquable perspicacité lui permettait de rattacher les effets constatés aux causes qui les ont produits, causes qu'il discernait avec une lucidité sans égale.

Écoutant Siegfried parler de la transmission du choléra par contacts directs d'homme à homme ou par l'intermédiaire des eaux souillées de matières cholériques, j'évoquais une terrible épidémie dont j'avais été témoin avec le Dr P.-L. Simond en 1912 pendant la guerre turco-balkanique. Cette épidémie, plus que les armes, mit fin à cette guerre. Les Turcs étaient retranches sur les contre-forts de Tchataldja, à quelques cinquante kilomètres de Constantinople. En face d'eux était l'armée bulgare. Quelques cas de choléra étant survenus dans l'armée turque, l'épidémie s'étendit rapidement et se propagea dans les deux armées. Les hommes, du côté turc, étaient affaiblis par les fatigues et les privations. Couchant sur la terre nue par un temps pluvieux, ils étaient [p. 19] particulièrement exposés aux refroidissements nocturnes. Ils n'avaient à boire que de l'eau de ruisseaux souillés sur tout leur parcours par les déjections entraînées avec les pluies, déjections qui provenaient très souvent de malades cholériques. La contamination directe était aussi particulièrement facile et, pour ainsi dire, obligatoire, étant donné la promiscuité dans laquelle se trouvaient les fantassins.

Dans son petit livre Savoir parler en public Siegfried nous dit que le premier souci de celui qui parle doit être le contact avec le public. Il lui faut « sentir son public un peu comme le cavalier sent le cheval avec son genou ». Quelle jolie comparaison !

« Si l'attention est passionnée, continue Siegfried, les gens se penchent en avant pour mieux entendre. » Cette observation est singulièrement vraie. Ce jour-là, écoutant le conférencier, nous nous penchions tous en avant pour ne pas perdre une de ses paroles.

Je dois avouer cependant que, lorsque Siegfried parla (avec quelle précision !) du mode de transmission de la peste, j'eus un regret. J'aurais aimé qu'il citât le nom de mon maître, P.-L. Simond, médecin des Troupes coloniales, qui démontra le rôle de la puce du rat dans la contagion pesteuse.

C'était à Bombay en 1897, en pleine épidémie de peste. P.-L. Simond avait été frappé d'observer, chez un certain nombre de pesteux amenés à l’hôpital le premier jour, une [p. 20] petite bulle, souvent moins grosse qu'une tête d'épingle, parfois entourée d'une minuscule auréole rosée. Elle siégeait sur n'importe quelle partie du corps, mais toujours sur le trajet des vaisseaux lymphatiques correspondant a la région du bubon. Elle était un peu douloureuse. Elle s'accroissait, atteignant la dimension d'une lentille, quelquefois davantage. Le liquide de cette bulle ensemencé donnait une culture pure de bacilles pesteux.

P.-L. Simond fut persuadé que c'était la porte d'entrée de la peste. « Cette bulle ne serait-elle pas produite par une puce ? se demanda-t-il. Il y a une telle ressemblance entre la manifestation cutanée observée chez les pesteux et la trace que laisse sur la peau la piqûre d'une puce ! »

P.-L. Simond donna la preuve que cet insecte était bien l’agent vecteur du microbe.

La Commission ang1aise de la poste aux Indes, instituée en 1905, confirma les recherches de P.-L. Simond et établit d'une façon définitive que la peste est transportée d'un rat malade à un rat sain par l'intermédiaire des puces du rat. Par suite de la mortalité des rats en période épidémique, un grand nombre de puces infectées se transportent sur l'homme.

Dans la transmission interhumaine, c'est encore la puce qui est l'agent vecteur.

Après l'étude sur la fièvre jaune, nous nous demandions si Siegfried allait nous parler de la transmission si curieuse [p. 21] du typhus. S'il ne le fit pas, c'est sans doute parce que Charles Nicolle a laissé une magistrale description du mode de propagation du typhus et que tout biologiste se souvient de cette page :


« Comme tous ceux qui, depuis de longues années, fréquentaient l’hôpital musulman de Tunis, je voyais, chaque jour, dans ses salles, des typhiques couchés auprès de malades atteints des affections les plus diverses. Comme mes devanciers, j'étais le témoin quotidien et insoucieux de cette circonstance étrange qu'une promiscuité, aussi condamnable dans le cas d'une maladie éminemment contagieuse, n'était cependant point suivie de contaminations. Les voisins de lit d'un typhique ne contractaient pas son mal. Et, presque journellement, d'autre part, au moment des poussées épidémiques, je constatais la contagion dans les douars, dans les quartiers de la ville et jusque chez les employés de l’hôpital, préposés à la réception des malades entrants. Les médecins, les infirmiers se contaminaient dans les campagnes, dans Tunis, et point dans les salles de médecine.

« Un jour, un jour comme les autres, un matin, pénétré sans doute de l’énigme du mode de contagion du typhus, ne pensant pas consciemment toutefois (de cela, je suis bien sûr), j'allais franchir la porte de l’hôpital lorsqu'un corps humain, couché au ras des marches, m'arrêta.

« C'était un spectacle coutumier de voir de pauvres indigènes, atteints de typhus, délirants et fébriles, gagner, d'une marche démente, les abords du refuge et tomber, exténués, [p. 22] aux derniers pas. Comme d'ordinaire, j'enjambai le corps étendu. C'est à ce moment précis que je fus touché par la lumière. Lorsque, l'instant d'après, je pénétrai dans l'hôpital, je tenais la solution du problème. Je savais, sans qu'il me fût possible d'en douter, qu'il n’en avait pas d'autre, que c'était celle-là. Ce corps étendu, la porte devant laquelle il gisait, m'avaient brusquement montré la barrière à laquelle le typhus s'arrêtait. Pour qu'il s’y arrêtât, pour que, contagieux dans toute l'étendue du pays, à Tunis même, le typhique devint inoffensif, le bureau des entrées passé, il fallait que l'agent de contagion ne franchît pas ce point. Or, que se passait-il en ce point ? Le malade y était dépouillé de ses vêtements, de son linge, rasé, lavé. C'était donc quelque chose d'étranger à lui, dans son linge, sur sa peau, qui causait la contagion. Ce ne pouvait être que le pou. C'était le pou. Ce que j'ignorais la veille, ce que nul de ceux qui avaient observé le typhus depuis le début de l'histoire (car il remonte aux âges les plus anciens de l'humanité) n'avait remarqué, la solution indiscutable, immédiatement féconde, du mode de transmission venait de m'être révélée » (Charles Nicolle).


Ce qui nous étonna le plus dans la conférence de Siegfried, ce fut la dernière partie, tout à fait inattendue. Seul Siegfried, avec son esprit audacieux et perspicace, pouvait se permettre d'assimiler la diffusion des idées à celle des germes.

Le parallélisme est frappant, nous dit-il. Pour que la diffusion des idées s'opère, il faut nécessairement un individu, [p. 23] qui émette l'idée, un vecteur de l'idée et un milieu réceptif. C'est par les routes, les mêmes que celles rencontrées dans la diffusion des germes, que se propagent les idées, les doctrines, les religions. L'être humain est ici l'agent de transmission soit par sa parole soit par l'intermédiaire des livres, des pamphlets, des écrans qu'il transporte avec lui, comme il est le propagateur des germes soit directement soit par intermédiaires. « La sociologie et la biologie se rencontrent curieusement, » à tel point que le vocabulaire qui se présente normalement à l'esprit quand il s'agit de diffusion, de propagande des idées est, nous dit Siegfried, celui de la médecine. De même que la société lutte contre le germe envahisseur, elle se défend contre l’idée subversive.

Plus Siegfried avançait dans son exposé, plus ses auditeurs étaient convaincus de la similitude des modes de propagation entre les germes microbiens et les germes spirituels. Oui, certaines doctrines, certaines religions se sont répandues sur les grandes routes du monde à l’égal des épidémies.

Admirant Siegfried dans ses déductions logiques, je me disais : « Cet esprit tout en profondeur, visionnaire de ce qui pour nous est l'inconnu, le jamais pensé, cet esprit, un des plus pénétrants que notre époque ait produits avec Paul Valéry, une fois de plus réalise le but qu'il se propose chaque fois qu'il aborde un sujet, de quelque nature qu'il soit : persuader. » Par la magie de son raisonnement il nous persuadait de la vérité de ce qui, au début, nous semblait un paradoxe. Ses arguments étaient si convaincants que nous [p. 24] le suivions avec passion. Il termina par ces mots, lourds de signification : « Qu'il s'agisse du domaine biologique ou du rayonnement des idées, certaines réactions se manifestent qui sont communes à tous les êtres vivants. » Siegfried ne fragmentait pas la nature humaine, il l'envisageait toujours dans sa totalité.

Cette conférence, prononcée en mai 1958, Siegfried la développa l'hiver suivant, en s'aidant des lectures faites au début des matinées avec son épouse, compagne de toutes ses pensées.

Ces lectures matinales sur les sujets les plus divers, dont il ne pouvait se passer depuis bien des années, étaient pour lui une sorte de viatique avant de reprendre sa vie quotidienne qu'il voulait, dans la discipline qu'il s'imposait, aussi active que dans sa jeunesse.

Voici publié le petit livre qu'il avait l'intention de faire paraître sur la transmission des maladies et des idées, sujet qui l'avait profondément intéressé. Il composa ces pages, les dernières qu'il ait écrites, avec cette passion qu'il mettait à développer toute idée neuve.

[p. 25]

C'est pour l'ardeur qui l'animait quand il se trouvait en présence d'un problème humain à résoudre, pour l'entrain qui jamais ne l'abandonnait, pour l'enthousiasme qui semblait sa vraie raison de vivre, que nous l'admirions et l'aimions. Depuis plus de quarante ans que sa pensée nous charmait, nous étions toujours prêts à le suivre dans ses déductions, jusqu'aux horizons insoupçonnés ou le poussait, sans une erreur, sans un faux-pas, son esprit, d'une éblouissante clarté.

Pasteur VALLERY-RADOT

de l'Académie française
et de l'Académie de médecine



[1] Voir : « Propos sur la physiologie » par Paul Valéry dans Les Grandes Découvertes françaises en biologie médicale. Bibliothèque de philosophie scientifique, Flammarion éd., 1949.

[2] André Siegfried : Savoir parler en public, coll. « Les savoirs du temps présent », éd. Albin Michel, 1950.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 5 décembre 2011 8:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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