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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Henri Sée, LA FRANCE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE AU XVIIIe SIÈCLE. (1946)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Henri Sée, LA FRANCE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE AU XVIIIe SIÈCLE. Paris: Librairie Armand Colin, troisième édition, 1946, 197 pp. Première édition: 1925. Une édition numérique réalisée par Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay, bénévole.

Introduction

Si l’on veut vraiment comprendre le caractère de la société contemporaine, il importe de se représenter la vie économique et sociale de l’ancienne France et particulièrement de la France du xviiie siècle. Rien n’est, en effet, plus instructif que la méthode comparative, qui nous fait percevoir clairement les ressemblances et surtout les contrastes.

Bien que cent cinquante ans seulement — c’est-à-dire une brève période dans l’histoire de l’humanité — nous séparent de l’époque que nous nous proposons de décrire, il semble, au premier abord, que la France d’aujourd’hui ne ressemble que de très loin à la France de Louis XVI. On se l’explique aisément : dans l’intervalle, l’ancien régime s’est écroulé, la Révolution a transformé toutes les institutions politiques et sociales ; puis, une profonde révolution économique a modifié, en France comme dans tout le monde civilisé, les conditions de notre existence matérielle et de notre mode de vie.

I

Un fait nous apparaît tout d’abord, c’est que la Révolution a bouleversé toutes les anciennes institutions juridiques. Dans la France du xviiie siècle, les classes sociales, au sens où nous les entendons aujourd’hui, ne se manifestent que pour un observateur attentif aux réalités de la vie économique. Ce sont les distinctions juridiques qui frappent surtout quiconque n’observe que la surface des choses. On distingue essentiellement trois ordres : le clergé, la noblesse, le tiers état, entre lesquels se dressent les barrières de privilèges séculaires.

Les privilèges du clergé et de la noblesse, tel est l’un des traits qui caractérisent la société du xviiie siècle. Clergé et noblesse exercent un droit prééminent sur toute la propriété foncière ; les droits seigneuriaux de toutes sortes qu’ils imposent aux paysans, par qui le sol est mis en valeur, constituent l’un de leurs principaux revenus. Clergé et noblesse échappent aussi à la plupart des impôts, des charges fiscales, qui retombent sur les classes populaires et contribuent à accroître leur misère. Enfin, la plupart des fonctions de l’État sont l’apanage des ordres privilégiés, de la noblesse surtout, et l’on comprend que l’une des grandes revendications du tiers état, en 1789, ait été précisément l’admission de tous à toutes les charges et fonctions.

Les fonctions ecclésiastiques, il est vrai, en théorie du moins, semblent accessibles aux roturiers comme aux nobles. Mais, en réalité, toutes les dignités du haut clergé, les sièges épiscopaux, les abbayes, les riches bénéfices ecclésiastiques sont réservés — et de plus en plus exclusivement, à mesure que l’on approche de la Révolution — aux membres de la noblesse, et surtout de la noblesse de cour.

Les barrières juridiques, qui séparent les diverses classes, se dressent même de plus en plus hautes, à mesure que l’ancien régime approche de son terme. On verra plus loin que le fossé se creuse, de plus en plus profond, entre les nobles et les roturiers. La noblesse, bien que continuant à se recruter dans la classe des enrichis, dans le monde de la finance surtout, tend à devenir une caste fermée. Les réformations de la noblesse, accomplies à l’époque de Louis XIV, bien qu’ayant été surtout des mesures fiscales, ont retranché de la noblesse des familles de récente extraction, surtout les familles qui continuent à se livrer au commerce, ou les gentilshommes trop pauvres pour faire valoir leurs droits.

II

Cependant, c’est au xviiie siècle que se préparent les profondes transformations qui caractériseront l’époque contemporaine et changeront la face de tout le monde social. Le capitalisme, sous sa forme commerciale du moins, apparaît déjà puissant, et voici qu’il commence à exercer une profonde emprise sur l’industrie elle-même. Les négociants, « contrôlant » de plus en plus activement l’industrie rurale, ouvrent la voie à la grande industrie capitaliste. Dans les métiers urbains, dans les métiers textiles du moins, ils parviennent souvent aussi à soumettre à leur domination économique les artisans, autrefois indépendants, à les transformer en salariés. L’ancienne organisation du travail ne répond plus aux besoins nouveaux ; les corporations de métiers, à la fin du siècle, même après l’échec de la réforme de Turgot, sont bien condamnées.

L’introduction du machinisme dans l’industrie, encore restreinte à quelques fabrications, surtout aux filatures de coton, ainsi que la concentration industrielle, qui se manifeste dans certains centres de l’industrie drapière et dans la fabrication des toiles peintes, annoncent aussi les temps nouveaux.

Mais ce n’est encore qu’un début. On vit encore, en grande partie, sur les anciennes pratiques économiques. Malgré les progrès du réseau routier, les voies de communication restent toujours insuffisantes ; les moyens de transport se sont modifiés, mais ne se sont pas profondément transformés depuis le début des temps modernes. Le commerce maritime fait de grands progrès au xviiie siècle, il accroît sensiblement la richesse nationale, mais la navigation n’a guère changé depuis le xviie siècle ; le tonnage reste faible et on n’a guère de bateaux dont la capacité dépasse 400 ou 500 tonneaux.

N’est-ce pas encore un fait significatif que, dans la bourgeoisie de la plupart des villes, la première place soit occupée par les hommes de loi, avocats ou procureurs, ou encore par les gens de finance, employés de la ferme générale ou receveurs des impositions royales ? C’est seulement dans les grands ports que les négociants jouent un rôle de premier plan.

En un mot, pour qui considère l’évolution économique, la grande transformation ne s’opérera qu’au siècle suivant ; la France de la monarchie censitaire, jusqu’aux approches de 1848, conservera encore bien des traits de la France de l’ancien régime.

III

Enfin, un caractère permanent de l’histoire économique et sociale de la France se manifeste dans toute sa force au xviiie siècle : c’est la persistance et l’affermissement de la propriété paysanne. Cette propriété, on le sait, s’est peu à peu constituée au moyen âge, sous le couvert des tenures vilaines. Le paysan, dès la fin du moyen âge, affranchi totalement du servage dans la plupart des régions de la France, est bien propriétaire de la terre qu’il cultive, puisqu’il la transmet à ses héritiers ou peut la vendre, l’échanger. Seulement, cette propriété est grevée des charges du régime seigneurial, lourdes surtout par suite des pratiques et des abus de ce régime. On peut cependant se demander si la persistance du régime seigneurial jusqu’à la Révolution n’a pas contribué à la consolidation de la propriété paysanne, hypothèse admissible si l’on considère qu’en Angleterre, où le régime seigneurial est si affaibli dès la fin du moyen âge, la propriété paysanne finit par être presque entièrement éliminée au profit de l’aristocratie foncière.

Quoi qu’il en soit, il suffira que la Révolution abolisse radicalement le régime seigneurial pour que la propriété paysanne devienne pleinement autonome. Ce n’est pas que tous les paysans soient propriétaires ; il en est beaucoup qui n’ont que très peu de terre ou pas du tout, qui constituent, par le fait même, un véritable prolétariat rural ; mais ce n’est qu’une minorité parmi les habitants des campagnes. En tout cas, le régime agraire de la France a un caractère profondément original, qui distingue notre pays de la plupart des contrées de l’Europe, si bien qu’à l’époque contemporaine, la France restera un type de démocratie rurale ; dans l’Europe occidentale, elle sera le seul grand État où l’équilibre ne sera pas rompu au profit du développement industriel. Voilà en quoi le présent se rattache étroitement au passé.

La constitution de la propriété foncière, telle qu’elle existe au xviiie siècle, nous explique aussi la raison pour laquelle, en France, les progrès de l’agriculture ont été beaucoup plus lents que dans les contrées où la grande propriété noble a éliminé la propriété paysanne. La France est aussi le pays des petites exploitations. Les propriétaires, nobles ou bourgeois, ne se livrent pas au faire-valoir direct ; ce sont les paysans eux-mêmes qui cultivent tout le sol. Or, ils ont trop peu de ressources pour réaliser de véritables améliorations agricoles ; ils s’en tiennent aux pratiques anciennes, et ces pratiques ont encore pour effet le maintien des landes et prés, dont la jouissance collective est considérée comme absolument nécessaire aux besoins des masses paysannes. Les grands défrichements, malgré quelques notables efforts, ne pourront s’exécuter ; on ne pourra qu’imparfaitement mettre en valeur les terres incultes. En un mot, la nouvelle économie rurale ne triomphera vraiment que dans la seconde moitié du xixe siècle ; jusque vers 1840, l’agriculture française ressemblera encore beaucoup à ce qu’elle était sous l’ancien régime.

On voit donc que la vie économique du xviiie siècle est destinée à se prolonger au-delà de la Grande Révolution. Celle-ci aura surtout pour effet l’abolition des privilèges juridiques, qui séparaient le tiers état des ordres privilégiés. Cette abolition aura, d’ailleurs, sa répercussion sur l’évolution économique elle-même ; elle contribuera, — mais à un moindre degré que les progrès du capitalisme —, à opérer une nouvelle répartition des classes sociales, fondée sur leur rôle économique. Remarquons, d’autre part, que l’application des sciences à l’industrie, qui commence à se manifester au xviiie siècle, le triomphe de la vapeur, en attendant celui de l’électricité, la révolution accomplie par les nouveaux moyens de transport (chemins de fer et navigation à vapeur) auront pour effet de reculer dans le passé le monde de l’ancien régime, en bouleversant toutes les conditions de la vie matérielle.

Voilà pourquoi le xviiie siècle peut paraître si lointain à nos contemporains. Il est très proche de nous cependant, si nous considérons que tout ce qui constitue la vie contemporaine trouve son origine à cette époque. Puis, dans l’histoire de la France, dans l’histoire économique et sociale surtout, il subsiste des traits permanents qui donnent à notre pays une physionomie toute spéciale, non moins que la nature de son sol et sa configuration physique. Ainsi s’explique un phénomène en apparence paradoxal : dans la contrée qui, à plusieurs reprises, a donné le signal de la révolution à une grande partie de l’Europe, le présent se rattache peut-être plus fortement encore au passé que dans des pays dont l’attitude a été singulièrement plus conservatrice.

IV

Quelques mots sont nécessaires pour justifier le plan que nous avons suivi, et qui, au premier abord, pourrait surprendre le lecteur.

Le plus souvent, lorsque l’on trace le tableau de l’ancienne société française, on adopte une classification d’ordre juridique ; on distingue essentiellement les trois états : le clergé, la noblesse, qui sont les ordres privilégiés, puis les roturiers que l’on englobe dans une seule catégorie, le tiers état.

Cette classification a le grave défaut de ne pas reposer sur la vie économique, qui contribue plus que quoi que ce soit à déterminer la condition des classes sociales. Considérons, par exemple, le tiers état ; il comprend des classes profondément distinctes en réalité : la haute bourgeoisie (hommes de loi, titulaires d’offices, gens de finance), les négociants et marchands, les artisans et ouvriers, enfin les paysans.

Bien que les distinctions juridiques exercent encore une grande influence sur l’état social au xviiie siècle, il nous semble plus rationnel d’édifier notre classification sur les diverses formes de la propriété, de distinguer essentiellement les classes qui vivent de la propriété foncière, de l’économie rurale, et celles qui tirent leurs moyens d’existence de l’économie urbaine, de la propriété mobilière, de l’activité commerciale et industrielle. Et, comme phénomènes économiques et faits sociaux exercent les uns sur les autres une action réciproque, nous étudierons toujours concurremment les deux ordres de questions, véritablement inséparables.

Quand on traite un sujet dans lequel les recherches érudites sont souvent encore à peine ébauchées, où le travail de synthèse semble parfois encore prématuré, il faudrait pouvoir, à chaque pas, indiquer ses références. Un ouvrage dans le genre de celui-ci ne le permettait pas ; aussi avons-nous indiqué, pour chaque chapitre, les ouvrages essentiels qui permettront aux lecteurs de s’initier peu à peu aux questions dont nous n’avons pu donner qu’un aperçu [1].



[1] Note sur la troisième édition :
Pour conserver à cet ouvrage toute sa valeur d’instrument de travail, nous avons tenu à mettre au courant la bibliographie. Quand il n’a pas été possible, pour des raisons typographiques, de compléter les bibliographies existantes, nous les avons rejettées dans un appendice, comme on l’avait déjà fait pour la 2e édition en 1933. Cette mise au point a été faite par M. H. Hauser.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 29 juin 2010 15:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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