RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. (1795-1796)
Introduction


Une édition numérique réalisée à partir du livre de Friedrich von Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. Briefe über die ästhetische Erziehung des Menschen. Texte original et version française par Robert Leroux [1885-1961]. Paris: Aubier, 1943, 1992, 375 pp. Collection: Domaine allemand bilingue. Une édition numérique réalisée par Charles Bolduc, bénévole, doctorant en philosophie et professeur de philosophie au Cégep de Chicoutimi.

[7]

Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme.

Briefe über die ästhetische
Erziehung des Menschen.

Introduction

I.   L’esthétique des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme
II.  L’application de l’esthétique à la politique
III. Les origines des conceptions esthétiques, morales et politiques des Lettres sur l’éducation esthétique
IV. Conclusion



Lorsqu’en 1794, Schiller, dans la pleine maturité de sa vie et de sa pensée, entreprit de composer les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme – Briefe über die œsthetische Erziehung des Menschen, – il s’adonnait depuis d’assez nombreuses années déjà à des études d’esthétique théorique, ainsi que l’attestent sa Correspondance avec Körner, commencée en 1784, le poème philosophique Die Künstler (1788-1789) et divers écrits en prose dont il sera question plus loin. Cette activité philosophique aboutit essentiellement aux Lettres sur l’éducation esthétique. Elles sont, avec l’article Sur la poésie naïve et la poésie sentimentale (1795-1796), l’ouvrage le plus important que dans son effort de spéculation abstraite Schiller ait produit, et elles doivent être considérées en premier lieu comme un essai de mettre au point sous une forme systématique les idées auxquelles après de longues réflexions il est parvenu en matière de philosophie du beau. D’autre part les événements de la Révolution française ont eu pour effet d’orienter sa pensée, comme celle de la plupart des écrivains allemands, vers les problèmes politiques. Les Lettres prouvent en second lieu qu’un moment vint où Schiller essaya de résoudre ces problèmes par l’esthétique. Une de ses intentions en écrivant les Lettres est de montrer que les questions d’esthétique ont un intérêt pratique, un intérêt d’actualité politique. Il veut fournir la preuve que ses spéculations esthétiques peuvent servir à la réforme de l’État et contribuer au bonheur de l’humanité.

Les Lettres furent rédigées de septembre 1794 à juin 1795 et elles parurent en 1795 dans la revue Les Heures que Schiller [8] venait de fonder avec Goethe. Les neuf premières, écrites en septembre et octobre 1794, furent publiées dans le numéro 1. Schiller y reprend des idées que pour la plupart il avait déjà exprimées dans des lettres adressées (de février à décembre 1793) à son bienfaiteur, le due d’Augustenburg, Frédéric-Christian de Schleswig-Holstein. Les Lettres 10 à 16 qui forment la deuxième partie furent imprimées dans le numéro 2 de la même revue ; la rédaction en avait eu lieu en novembre et décembre 1794. Enfin les Lettres 17 à 27 ou troisième partie parurent dans le numéro 6 sous le titre de « La beauté apaisante. Suite des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme ». Elles avaient été composées de février à juin 1795.

Nous reconstruirons la pensée des Lettres en adoptant un ordre différent de celui que Schiller a suivi. Dans sa hâte de prouver que l’esthétique peut résoudre le problème de la liberté politique, il a consacré la première partie de son ouvrage à développer une politique conçue en fonction de l’esthétique et de la morale qu’il énonce dans les deuxième et troisième parties seulement. Il nous paraît plus logique d’exposer :


l° l’esthétique qui s’exprime dans les deuxième et troisième parties, ainsi que la morale qui en est inséparable (Lettres 10 à 16 – 17 à 23) ;

puis 2° l’application que Schiller fait de cette esthétique et de cette morale à la politique et à la vie sociale (Lettres 2 à 9, Lettre 27).

Dans un troisième chapitre nous montrerons enfin quelle a été avant les Lettres l’évolution de la pensée de Schiller tant en matière d’esthétique que de politique et de philosophie de l’histoire, et nous essaierons de dire ce qu’il doit à ses devanciers.


I. – L’ESTHÉTIQUE DES LETTRES.


On peut suivre dans la pensée de Schiller depuis l’année 1786 environ [1] la formation d’un humanisme hellénisant dont l’idéal est une humanité harmonieuse et forte. C’est sur cette conception humaniste, mise en forme et développée systématiquement [9] dans les Lettres, que Schiller a bâti son esthétique. Le beau y est proclamé la condition et le symbole de toute perfection humaine ; la notion de beauté idéale y est déduite de l’idée d’humanité idéale, du pur concept d’humanité.

Qu’est-ce à dire et comment d’abord se représenter la pure humanité ? À cette question Schiller a répondu (Lettres 11 à 14) en partant d’une analyse des facultés humaines, d’une psychologie pénétrée de métaphysique, qui réduit la structure de l’âme humaine à deux « natures » fondamentales, la nature sensible ou moi phénoménal, la nature raisonnable ou moi absolu. Le moi phénoménal, c’est l’homme qui vit dans la relativité de l’espace et du temps où il est déterminé par la succession de ses sensations, de ses perceptions et de ses états affectifs. Le moi absolu, c’est l’homme qui dépasse la relativité ; c’est la libre personnalité pensante et agissante qui ne dépend pas du temps, qui n’est fondée que sur elle-même, qui assiste immuable aux changements de son être phénoménal et les met en forme ; elle s’élève des perceptions à l’expérience en énonçant des jugements et en accomplissant des actes dont la validité (Gültigkeit) est universelle.

Si telle est la structure essentielle de l’âme humaine, la tâche de l’individu qui aspire à la pleine humanité est en premier lieu d’obéir aux deux exigences opposées de son être sensible et de son être raisonnable, d’actualiser progressivement tout le possible et d’imposer son unité à toute réalité. L’être divin est à la fois riche de toutes les possibilités et unité absolue de toute réalité. L’homme ne pourra certes jamais s’élever à la divinité, mais il peut tendre indéfiniment vers elle : il suffit que d’une part il ait des sensations et que de l’autre il s’efforce de rendre éternelle toute réalité passagère, c’est-à-dire qu’il aspire à la vérité et au bien. Il possède au reste deux instincts (Lettre 12) qui le sollicitent l’un à s’engager dans le devenir et la multiplicité, à être sensibilité, désir, matière et monde, – l’autre à supprimer le temps et à s’affirmer dans sa liberté suprasensible et dans son immutabilité. Le premier de ces instincts est l’instinct sensible ; le second est l’instinct formel. L’instinct sensible nous pousse à déployer toutes les puissances de notre être ; mais il lie l’esprit au monde de la réalité phénoménale ; en ce sens il empêche le plein épanouissement de notre humanité et nous retient d’explorer l’infini. Mais l’instinct formel achève d’élever l’homme au-dessus [10] de son indigence individuelle jusqu’à la stature de l’espèce humaine en nous invitant à nous hausser à l’absolu, à professer la vérité parce qu’elle est la vérité et à pratiquer la justice parce qu’elle est la justice.

À cette réalisation progressive d’unité dans la multiplicité qui est le but, comment parvenir ? Un obstacle essentiel semble s’y opposer (Lettre 13), à savoir l’antagonisme même de nos deux natures, dont l’une tend au changement et l’autre à l’immutabilité. Leurs aspirations contraires poussent chacune d’elles à outrepasser ses limites pour envahir le domaine de l’autre. L’unité de l’âme humaine risque donc d’être brisée ; le conflit de nos deux natures peut conduire à l’anéantissement de l’une ou de l’autre, soit que l’instinct sensible en empiétant sur le territoire de l’instinct raisonnable usurpe la fonction législatrice de celui-ci et étouffe notre personnalité, soit qu’au contraire l’instinct raisonnable, en pénétrant dans la sphère de l’instinct sensible, tente de se substituer à lui, supplante le moi phénoménal et le détruise véritablement. Pour que l’unité de l’âme soit sauvegardée, il importe en conséquence que ses deux natures soient confinées chacune dans son domaine légitime ; la limitation est la condition de l’unité, et c’est l’un par l’autre que les deux instincts devront se limiter, chacun d’eux imposant a l’autre une borne, ou, si on les conçoit comme des énergies, une détente. Or ils ne seront capables de se limiter mutuellement que si chacun d’eux développe au maximum son aptitude particulière : ils y réussiront, l’instinct sensible en se procurant les contacts les plus nombreux possibles avec le monde, la personnalité en rendant l’activité de la raison aussi intense que possible et en assurant son autonomie à l’égard de la faculté sensible. La limitation de chacun des deux instincts ne doit donc en aucun cas résulter de leur faiblesse ; elle doit être bien plutôt l’effet de la force de l’autre : l’instinct sensible doit être borné et détendu non par sa propre impuissance, mais par la liberté morale de l’instinct formel ; de même l’instinct formel doit être détendu non par sa paresse à penser ou à vouloir, mais par une abondance de sensations qui résiste à l’envahissement de l’âme par l’esprit.

Activité de toutes les virtualités de l’homme, plénitude d’existence qui vibre au contact du monde, effort de la libre raison pour imposer sa forme aux apports de la sensibilité, mais [11] aussi limitation mutuelle des deux natures pour sauvegarder l’unité de l’âme, et pour cette fin, force nécessaire des deux instincts fondamentaux – tels sont les traits, ou plutôt – car il en manque un – presque tous les traits de l’homme tel qu’il doit être. L’idéal d’humanité est un idéal de plénitude humaine, mais aussi de mesure et d’harmonie, l’harmonie exigeant à son tour de la force et ne pouvant exister que par elle.

Or, et c’est ici que Schiller fait appel à la beauté, cet accord vigoureux de toutes les facultés de l’homme, übereinstimmende Energie seiner sinnlichen und geistigen Kräfte, Schiller estime que la beauté seule peut l’engendrer. C’est en présence d’un objet beau seulement que l’homme éprouvera une intuition de son humanité totale, qu’il se sentira entièrement homme. C’est sous l’influence de la beauté seulement que les deux natures de l’homme se mettront d’accord, que ses sentiments se concilieront avec ses idées, les intérêts de ses sens avec les lois de sa raison. Grâce à elle la matière et la forme vibreront à l’unisson et de cette harmonie surgira, ultime achèvement et trait suprême de l’homme total, la liberté humaine au sein même de la vie sensible. L’humanité complète est une humanité harmonieuse, forte et libre. L’humanisme hellénisant de Schiller s’enrichit ainsi d’une détermination nouvelle caractéristique : sans doute Platon exigeait-il de l’homme complet qu’il fût bien équilibré et fort. L’originalité de Schiller est de vouloir qu’il soit en même temps libre.

Comment peut-il être besoin de beauté pour que l’homme soit rendu libre ? Schiller n’a-t-il pas précédemment affirmé que l’homme s’était éveillé à la liberté dès qu’il avait pris conscience de sa personnalité ? N’a-t-il pas assuré que par son instinct raisonnable l’homme était déjà libre ? Sans doute ; mais Schiller distingue deux espèces de libertés (cf. Lettre 19, note du dernier §) : il y a la liberté inhérente à l’intelligence humaine, celle que l’homme atteste chaque fois qu’il agit d’une façon seulement raisonnable ; c’est de celle-ci qu’il a été antérieurement question. Et il est une deuxième liberté que l’homme manifeste au sein de la vie sensible « quand il agit raisonnablement dans les limites de la matière et matériellement selon les lois de la raison ». Cette liberté est l’apanage de sa nature mixte, c’est-à-dire de sa nature à la fois sensible et spirituelle ; elle est une possibilité « naturelle » de la liberté raisonnable. L’âme humaine dans sa totalité [12] faite d’une réalité phénoménale et d’une personnalité qui participe à l’absolu, ne peut être proclamée vraiment libre que si elle possède cette deuxième liberté. Schiller pense en effet que lorsque l’homme agit d’une façon seulement raisonnable, il impose, bien que son action soit en un certain sens libre, une véritable contrainte morale à son âme ; il y a contrainte parce que l’instinct physique ne consent pas aux exigences de l’instinct moral. Ainsi en va-t-il quand une obligation intérieure nous presse d’estimer un être pour qui nous n’éprouvons pas de sympathie. Inversement l’instinct sensible, quand il agit à l’exclusion de l’instinct formel, exerce lui aussi une contrainte sur l’âme ; il y a contrainte parce que l’instinct formel résiste aux sollicitations de l’instinct sensible. Ainsi chez un homme qui se sent passionnément épris d’un être pour lequel il n’a point d’estime.

C’est cette double contrainte que la beauté a pour rôle d’abolir. Comment cela ? au cours d’un processus que la genèse des facultés humaines peut seule expliquer. Schiller complète la psychologie précédemment énoncée par une théorie du développement psychique qu’il conçoit comme suit (Lettres 19 à 21) : l’esprit est primitivement virtualité pure, état d’indétermination vide et passive. Puis les sensations qu’il reçoit et qui deviennent représentations lui font faire l’expérience de son existence dans la durée, c’est-à-dire, ainsi qu’il a déjà été dit, qu’elles l’amènent à un état de détermination. En même temps son instinct sensible surgit. Après quoi, l’esprit prend, à l’occasion de ses sensations et en rapportant celles-ci à quelque chose d’absolu, conscience de sa personnalité ou nature raisonnable et au même instant naît son instinct formel. Jusqu’à ce moment tout s’est accompli en lui conformément à une loi de nécessité. Au contraire dès que ses deux instincts antagonistes, pleinement développés, sont sous l’influence de la beauté simultanément actifs et qu’ils se limitent mutuellement, la nécessité fait en lui place à la liberté, car chacun des deux instincts empêche l’autre d’exercer sa contrainte. La liberté n’a pas, à vrai dire, été engendrée. Il serait contradictoire qu’elle l’eût été, car la pensée et la volonté sont par définition des activités autonomes. Mais la liberté peut être entravée ; elle a des conditions naturelles d’exercice ; ce sont ces conditions que crée l’activité simultanée des deux instincts fondamentaux : elle supprime les contraintes et les déterminismes [13] qui résultent de l’action isolée de chacun d’eux, et elle abolit les états fortuits qui en sont les conséquences. Ainsi prend naissance dans l’âme humaine un état d’indétermination qui est possibilité d’être libre, c’est-à-dire pouvoir pour la pensée et la volonté de se manifester dans leur autonomie. État tout différent de l’état d’indétermination primitive, car tandis que celui-ci était vide, le nouvel état est riche de contenu, riche de toute l’expérience de la vie sensible que l’homme a faite dès qu’a surgi son instinct physique, riche de la totalité des forces humaines, puisque toutes sont à ce moment actives ensemble et que rien ne les limite. À ce nouvel état d’indétermination qui doit à la beauté sa naissance et qui est à la fois plénitude de vie harmonieuse et capacité de se déterminer librement, qui donc est liberté au sein de la vie sensible, Schiller donne, parce qu’il est senti comme un état d’équilibre et d’unité, le nom d’état esthétique. Et puisque la beauté a été la condition de sa naissance, on peut dire qu’elle a fait passer l’homme de la vie sensible à la pensée et à l’action libres ; elle a ménagé entre celle-là et celles-ci un état intermédiaire, une transition.

Cet état de liberté esthétique, Schiller l’a encore défini en disant (Lettres 14 et 15) que là où il existe parait un troisième instinct, l’instinct de jeu dans lequel les deux instincts sensible et formel se fondent harmonieusement et agissent de concert. Il concilie donc le devenir et l’être absolu, le changement et l’identité. Il reçoit les apports du monde extérieur et il les détermine librement. Il mérite le nom d’instinct de jeu si l’on entend par jeu l’absence de contrainte, car en partageant l’âme entre la loi et le besoin, cet instinct la soustrait au déterminisme de l’une comme de l’autre. On peut également dire que dans l’état esthétique l’homme joue parce qu’il associe à une réalité sensible des idées et qu’il considère par suite la vie avec moins de sérieux, car elle perd de son importance ; ou encore parce qu’éprouvant de l’inclination pour le devoir, il le dépouille de sa gravité et le trouve facile. Ce n’est au reste pas déprécier l’état esthétique que de le caractériser par le mot de jeu. C’est attirer l’attention sur l’état de liberté et de plénitude où se trouve l’homme quand il joue ; or cet état est entre tous ses états possibles le plus complet de tous, puisque la liberté a pour condition l’action simultanée de ses deux natures pleinement développées ; l’homme donc ne joue que lorsqu’il est pleinement [14] homme et il n’est tout à fait homme que lorsqu’il joue. En ce sens l’homme seul est capable de jouer, et on ne peut parler de jeu chez les animaux ou dans la nature inanimée qu’autant qu’ils manifestent un trop-plein de force et une obscure tendance vers la liberté. Lorsque le lion rugit sans avoir faim ni sans être provoqué par une autre bête de proie, on peut dire qu’il joue, car en gaspillant en mouvements inutiles une force surabondante, il montre qu’il n’est plus asservi au besoin physique ; il fait en quelque mesure preuve de liberté. De même la nature joue lorsque dans l’arbre elle étend plus de racines, de feuilles et de rameaux qu’il ne lui en faut pour sa conservation. Ce sont là jeux physiques, non jeux esthétiques. Ceux-ci sont le privilège de l’homme. Encore y a-t-il chez lui des jeux de l’imagination qui ne sont pas jeux esthétiques : telles les associations d’images qui se succèdent sans contrainte. Le jeu proprement esthétique ne commence que lorsque l’activité de l’imagination essaie de constituer de libres formes ; elle n’y réussit qu’avec l’aide de l’esprit autonome et législateur ; les processus arbitraires qu’elle invente sont par lui soumis à l’unité.

Schiller n’a jusqu’à présent défini la beauté que par ses effets sur l’âme humaine ; un objet est beau, a-t-il dit, lorsqu’il est capable de susciter en nous une harmonie intérieure de nos deux natures intensément actives, un instinct de jeu et un état de liberté qui sont les signes de l’humanité achevée. Schiller fait au contraire un pas dans le sens d’une esthétique objective, c’est-à-dire d’une esthétique qui définit les caractères de l’objet beau et non plus seulement leur action sur l’homme, quand, après avoir décrit l’instinct de jeu, il déclare (Lettre 15) : si l’objet de l’instinct sensible est la vie et si l’objet de l’instinct raisonnable est la forme, l’objet de l’instinct de jeu sera la forme vivante ou la beauté ; par forme vivante on désignera toutes les qualités esthétiques des choses et tous les objets qu’au sens large du mot l’on appelle beaux. Il faut, semble-t-il, comprendre (d’après le § suivant), qu’en vertu d’une sorte d’accord préétabli entre le monde des objets extérieurs et le monde de l’âme, une chose sera belle lorsque, parce qu’elle possédera une forme vivante, don de la nature ou création de l’artiste, sa forme vivra dans notre sentiment et sa vie prendra forme dans notre entendement. En bref l’objet beau devra, pour établir entre nos deux natures [15] l’accord et l’harmonie qui sont les conditions du plaisir esthétique, être lui-même association et équilibre parfaits de matière et de forme (Lettre 16). La beauté (Lettre 25) est à la fois forme parce que nous la contemplons et vie parce que nous la sentons ; elle est à la fois notre état et notre acte. Elle est une fusion de matière et de forme qui démontre que la passivité n’exclut pas l’activité, que la dépendance de l’homme à l’égard de la vie physique ne supprime pas sa liberté morale, que l’infini est réalisable dans le fini. La beauté est un rayonnement de l’infini dans le fini, de l’absolu dans le relatif.

La beauté, soit que Schiller la définisse objectivement, soit qu’il analyse ses effets sur l’âme humaine, est un mélange de sensible et de suprasensible, de matière et d’idéal. Que cette alliance ait pu prendre naissance, qu’elle soit possible, c’est là un mystère insondable, comme l’est toute réciprocité d’action entre le fini et l’infini. Ni la raison ni l’expérience ne peuvent en rendre compte. Aussi bien la beauté n’est-elle pas, dans la pensée schillérienne, un fait d’expérience, une réalité que l’on observe et que l’on analyse. Elle n’aurait d’existence réelle que s’il était des cas où l’homme, parce qu’il sentirait pleinement sa vie temporelle et qu’il aurait une entière conscience de sa liberté, éprouverait l’intuition complète de son humanité. L’objet qui lui procurerait cette intuition serait un symbole de sa destinée réalisée et une représentation de l’infini. Mais cette intuition et cet objet n’existent jamais parfaitement. La beauté n’est en conséquence qu’un impératif de la raison (Lettre 15). La raison requiert, en vertu de son essence même, la perfection, c’est-à-dire l’abolition de toutes les limites. Elle exige en conséquence que naisse une humanité parfaite, et comme celle-ci ne peut surgir que de l’union de la réalité et de la forme, de la passivité et de la liberté, elle exige par cela même que prenne naissance un instinct de jeu qui soit lui aussi association de matière et d’esprit, de hasard et de nécessité et qu’il abolisse les limitations inhérentes à l’activité exclusive de l’un ou de l’autre instinct. Or dès qu’elle a prononcé : une humanité et un instinct de jeu doivent exister, la raison a du même coup posé à titre d’impératif : il doit y avoir des objets beaux qui sont la condition de cette humanité et qui ne peuvent l’être que s’ils possèdent les qualités d’harmonie qu’ils doivent susciter en elle.

[16]

Si cette beauté, équilibre parfait de matière et de forme, impératif idéal, n’existe pas dans l’expérience, comment qualifierons-nous les beautés que l’expérience manifeste ? La beauté parfaite aurait sur l’âme humaine un effet à la fois apaisant et énergétique ; en maintenant les deux instincts l’un par l’autre dans leurs limites respectives, elle les détendrait également, elle apaiserait ; d’autre part elle leur laisserait une liberté égale, elle les tendrait donc également ; elle procurerait de la force. Cette parfaite réciprocité d’action de la réalité et de la forme, voilà ce que l’expérience ne nous montre jamais ; en elle il y aura toujours prédominance soit de la réalité, soit de la forme. Il y aura donc une beauté apaisante et une beauté énergique, et aucune d’elles ne sera capable de procurer à l’homme tous les biens qui sont la fin de la culture esthétique. La beauté énergique ne pourra pas apaiser ; elle procurera seulement de la force ; elle tendra l’âme au physique autant qu’au moral ; elle accroîtra notre vie affective autant qu’elle fortifiera notre nature morale. Il ne faut donc pas compter sur elle pour abolir les restes de sauvagerie et de dureté que l’on constate dans l’humanité moderne. Inversement la beauté apaisante détend l’âme tant au physique qu’au moral ; elle harmonise ; mais elle affaiblit l’énergie morale autant qu’elle diminue la violence des passions. On ne peut donc pas attendre d’elle qu’elle guérisse l’humanité moderne de la mollesse que l’on observe dans certaines classes de la société. Chacune des deux beautés répondra donc à des besoins différents, La beauté apaisante sera un besoin pour l’individu qui, tendu par la vie affective ou par ses idées, agit d’une manière unilatérale et manque d’harmonie. Le besoin de beauté énergique sera ressenti par l’individu qui est en état d’affaissement affectif ou moral. L’un et l’autre seront guéris de leurs limitations et ramenés à la totalité faite de force harmonieuse, qui est l’idéal de la nature humaine.

En proclamant qu’il existe ainsi dans la réalité deux beautés dont l’une est énergique et l’autre apaisante, Schiller estime qu’il a résolu une vieille querelle : celle qui est relative à l’action de la beauté et qui met aux prises ses défenseurs et ses détracteurs ; les uns et les autres invoquent des arguments historiques, et raisonnant sur les effets de la beauté en général, ils affirment à son sujet ce qui n’est vrai que de chacune de ses deux espèces : [17] les premiers assurent que la culture esthétique procure de l’énergie morale ; les autres prétendent qu’elle n’affine qu’en énervant ; les exemples d’Athènes, de Sparte, de Rome et de l’Italie moderne prouvent à leurs yeux que des mœurs belles sont incompatibles avec la force morale. Le tort des uns et des autres est de vouloir résoudre leur différend en faisant appel à l’histoire et en raisonnant comme s’il n’y avait qu’une beauté. Leur dispute devient sans objet dès l’instant où l’on a compris que le concept de beauté est supérieur à l’expérience et que dans l’expérience il y a en réalité deux beautés dont l’une est énergique et l’autre apaisante (Lettre 10).

Comment la beauté apaisante détend l’homme tendu sensiblement ou moralement, c’est ce que Schiller semble s’être proposé primitivement de montrer dans la troisième partie des Lettres qu’il publia sous le titre de « La beauté apaisante ». Il paraît vraisemblable, bien qu’il ne l’ait dit nulle part, qu’il eut le projet de faire suivre cette troisième partie d’une quatrième, qui eût été consacrée à la beauté énergique. Mais Schiller n’a pas donné de quatrième partie à ses Lettres (son article Sur le sublime, publié en 1801, est considéré comme constituant cette quatrième partie) et il a, dans la troisième partie, consacré, semble-t-il, à la beauté en général plus de développements qu’à la beauté apaisante. Il décrit bien (Lettre 17) quel est le double effet de la beauté apaisante sur l’homme, comment par sa forme elle détend l’homme tendu sensiblement et comment par sa matière elle détend l’homme tendu spirituellement. Mais il revient vite (Lettres 18 et 19) à la considération de la beauté en général ; précisant et complétant ce qu’il a déjà dit, il analyse ses origines et sa genèse dans l’âme humaine de la façon que nous avons précédemment rapportée ; il montre comment elle crée en l’homme un état d’indétermination qui est liberté (Lettres 20 et 21) ; puis il énonce en termes définitifs sa conception des rapports de la beauté et de la moralité (Lettre 23), et enfin il expose longuement (Lettres 24 à 27) quelle est sur le devenir tant de l’individu que de l’espèce l’influence de la beauté, sans qu’on puisse affirmer avec une certitude absolue s’il parle de la beauté en général ou de la beauté apaisante.

De quelle manière Schiller résout (Lettre 23) le problème des relations de la beauté et de la morale, nous le savons à vrai dire [18] déjà. Il résulte de tous les développements précédents que la beauté ne peut avoir sur la moralité d’influence directe puisque, nous l’avons dit, un acte n’est, aux yeux de Schiller, moral que dans la mesure où il manifeste l’autonomie spirituelle inhérente à la personnalité. Après Kant dont il a subi profondément l’influence, il affirme que dans la résolution d’agir par devoir, c’est la pure forme morale, c’est-à-dire la loi qui parle à la volonté, et que dans la découverte de la vérité, c’est la pure forme logique qui parle à l’intelligence (Lettres 23). S’il en est ainsi, la beauté ne saurait engendrer ni pensée ni résolution ; elle ne nous fait découvrir aucune vérité ni accomplir aucun devoir (Lettre 21).

Mais l’action indirecte de l’art sur la moralité est considérable, puisque – et ici Schiller se sépare de Kant – il rend possible l’acte d’autodétermination par lequel l’homme impose sa forme à l’intelligence et à la volonté. L’homme seulement sensible n’est pas capable de se déterminer lui-même ; il a perdu son pouvoir d’autodétermination dès le moment où, accueillant une sensation, il a été par elle déterminé passivement. Il faut donc qu’il recouvre d’abord le pouvoir de se déterminer. Le rôle de la beauté est précisément de lui permettre de retrouver cette faculté. En engendrant en nous la disposition esthétique, elle brise la puissance de la sensation et elle facilite à l’homme l’affirmation de son autonomie. L’homme passe aisément de l’état esthétique à l’état logique et moral. L’homme esthétique pourra dès qu’il le voudra énoncer des jugements de valeur universelle et accomplir des actes de valeur universelle. Il suffira que des occasions s’en présentent. La beauté procure ainsi l’existence à sa volonté libre (Lettre 23) et crée pour l’individu une possibilité magnifique, celle de faire de soi ce qu’il veut et d’être ce qu’il doit être. Elle lui confère le pouvoir de dépasser par la liberté son existence finie et de toujours juger ou agir comme l’espèce ; elle l’exerce à agir en vue de fins raisonnables et le rend apte à cette action (Lettre 22). On peut donc dire qu’elle lui fait le don de l’humanité elle-même, car être homme c’est être en état de décider librement dans quelle mesure on veut le devenir (Lettre 22). D’autre part la beauté lui dispense cette aptitude sans lui demander le sacrifice de sa nature sensible, sans contredire (Lettre 24) les fins physiques qui lui ont été assignées par la nature, en lui suggérant seulement [19] d’ennoblir ses tendances sensibles, de les styliser en les soumettant à des lois d’harmonie ; l’homme qui subit l’influence de la beauté, lutte contre la matière dans sa vie matérielle elle-même ; il apprend à désirer plus noblement afin de n’avoir pas à vouloir avec sublimité (Lettre 24).

Et au total, Schiller estime (Lettre 22) que l’état esthétique, s’il n’engendre directement aucune pensée ni aucun acte précis, est pourtant entre tous les états de l’âme humaine le plus fécond de tous pour la connaissance et la moralité, puisque la totalité et la liberté qui le caractérisent placent l’homme au seuil de l’infini ; elles le rendent en effet également maître de ses forces actives et de ses forces passives et elles lui donnent par suite le pouvoir de se consacrer avec la même libre aisance à toutes les activités et à toutes les manières de sentir. C’est par sa forme que la beauté exerce cette action. C’est par elle que le grand artiste contient les prétentions de la matière. Il doit donc s’efforcer de ne pas agir par le contenu de ses œuvres, de n’être ni didactique, ni moralisant, ni passionné, de ne jamais nous mettre dans une disposition particulière, mais de nous plonger dans l’état d’indétermination caractéristique d’une action esthétique absolument pure. Elle sera d’autant plus pure qu’elle sera plus générale. Les limites inhérentes au caractère particulier de chaque art rendront au reste cette action générale fort difficile : la musique agit spécialement sur notre sensibilité, la poésie sur notre imagination, les arts plastiques sur notre intelligence. Mais le très grand artiste réussira à surmonter par la forme les limites inséparables de son art, ou celles qui, dans la matière qu’il élabore, font obstacle à la pure action de la beauté.

Cette conception schillérienne des rapports de l’art et de la moralité se complète enfin par une croyance relative au développement historique de l’individu et de l’espèce humaine. Nous avons dit quelle est dans la pensée de Schiller l’évolution par laquelle l’homme doit passer de l’état sensible où il subit la nature, à l’état esthétique qui l’affranchit de celle-ci, puis à l’état moral où il la domine. Or cette évolution n’est pas seulement une idée et un impératif de la raison ; elle est aussi un développement réel attesté par l’expérience, et l’on peut, à certaines approximations près qui tiennent à des causes contingentes, en découvrir les phases dans l’histoire de chaque individu comme dans celle [20] de l’espèce. Schiller estime donc que l’idéal et la réalité se confondent en quelque mesure ; et en ce sens l’on peut dire que pour lui comme pour Hegel l’Idée est en marche dans le monde et qu’elle s’incarne dans l’histoire.

À l’état sensible l’homme est dominé par la nature. Cet état n’a sans doute jamais existé tout à fait ; mais l’homme n’y échappe non plus jamais tout à fait. Avant que la raison n’apparaisse en lui, les choses ne l’intéressent que dans la mesure où elles assurent son existence ; il n’aperçoit pas le lien de nécessité qui unit les phénomènes ; il est changeant dans ses jugements, égoïste et indiscipliné dans ses actes. Et après même que la raison est née en lui, sa vie physique peut encore affirmer sa maîtrise de bien des manières ; on constate en effet fort souvent que ou bien sa raison proclame les idéals du désir, c’est-à-dire réclame une pérennité de l’existence et du bien-être ; ou bien que parce qu’elle est encore asservie à la vie sensible qui ignore toute loi, elle statue que le monde est dénué de fondement et qu’il faut s’arrêter au concept d’absence de fondement comme à la vérité ultime ; ou enfin la vie des sens amène l’homme à falsifier la loi morale, à la considérer comme un accident périssable, à nier qu’elle soit inconditionnelle.

Puis l’état physique fait place à l’état esthétique (Lettre 25) dans lequel, comme il a déjà été dit, l’infini et le fini se rejoignent et où l’homme par suite échappe en quelque mesure au monde et au temps : il s’affranchit d’eux en ce sens que l’imagination, en créant par un acte de liberté la beauté, projette sur les objets passagers un reflet de l’infini, la forme, qui les stabilise en des contours limités ; percevant le monde en dehors du temps, l’homme se distingue désormais de lui et il cesse de le désirer ; il le contemple et il éprouve à le contempler un apaisement. Comment l’homme vient-il à cette deuxième phase de son évolution ? La disposition esthétique, répond Schiller, est un cadeau de la nature à l’homme. Elle en a mis en lui le germe en le dotant de deux sens, la vue et l’ouïe ; ils ne perçoivent en effet les objets qu’en leur imposant une forme et ils ne jouissent d’eux que si le sens esthétique est déjà formé. Pour qu’il se développe, il faut d’autre part des hasards heureux et certaines conditions extérieures : un climat modéré qui permet de se soustraire à la domination de la nature, une situation de bien-être et d’indépendance grâce à laquelle l’homme peut s’appartenir et avoir des [21] relations avec les autres hommes. Le signe auquel on reconnaît que le sauvage échappe à l’animalité et accède à l’humanité, c’est la joie qu’il prend à l’apparence, c’est le goût de la toilette et du jeu (Lettre 26). Goût rudimentaire d’abord qui le porte vers les objets surprenants et bizarres. L’homme les recherche parce qu’ils fournissent une matière à son activité, parce qu’ils peuvent être mis en forme par lui (Lettre 27). Ainsi s’essaie-t-il peu à peu à constituer de libres formes. Puis la forme prend progressivement possession de son être extérieur d’abord : il veut plaire par les choses qui lui appartiennent, ensuite par sa personne ; après quoi elle s’empare de son être intérieur ; elle se manifeste par l’harmonie qui s’introduit dans ses gestes et dans ses paroles. La beauté résout le conflit de ses tendances naturelles dans sa vie sexuelle en substituant la sympathie et l’amour au désir. Elle doit également le résoudre dans la vie sociale et politique en rendant possible l’avènement d’un État de la raison et de la moralité.

La beauté, en conférant progressivement à l’homme le pouvoir de ne considérer dans les choses que l’Idée et de préférer l’idéal à la réalité, le mène en effet au seuil d’une troisième et dernière phase de son développement, à savoir la phase morale.

Et au total le progrès de la raison dans l’univers apparaît comme une mise en forme de plus en plus complète du monde par l’homme : à l’état sensible, il introduit par son entendement de la forme dans ses sensations et il constitue ainsi des concepts ; à l’état esthétique son imagination crée des formes harmonieuses et projette leur apparence sur les choses pour les embellir, ou elle propose leur idéal à son être intérieur pour l’équilibrer ; à l’état moral enfin sa Raison conçoit des Idées qui sont des Formes et qui président à l’élaboration de la vérité et aux actes de la vie morale. Il devient capable de faire ce qu’il doit faire.

Les Idées de liberté politique et de Constitution raisonnable sont des Formes ainsi créées par la Raison. Comment la beauté doit permettre de réaliser cette liberté politique et cette Constitution, c’est ce que Schiller a expliqué dans la première partie de son ouvrage (Lettres 3 à 9).

[22]


II. – L’APPLICATION DE L’ESTHÉTIQUE
À LA POLITIQUE



La politique de Schiller dans les Lettres est inséparable de l’idéal esthétique et moral qui vient d’être exposé, et Schiller a, dans une phrase de sa deuxième lettre au duc d’Augustenburg, bien mis en lumière la solidarité qu’il établit entre esthétique, morale et politique : si l’éducation esthétique, écrit-il en substance, confère à l’homme la faculté d’agir en être moral, seule la faculté d’agir en être moral lui donne un droit à la liberté, – comprenons à la liberté civique et politique. Ce que l’on peut encore exprimer en disant : sans beauté les caractères humains ne s’ennobliront pas ; s’ils ne s’ennoblissent pas, les hommes ne seront pas capables de moralité ; tant qu’ils ne seront pas moraux, il ne saurait être question de leur accorder de la liberté dans l’État. La liberté politique devient le cadeau ultime promis aux hommes quand ils se seront par une longue éducation esthétique rendus dignes de la recevoir.

Si l’octroi de la liberté est un idéal lointain, Schiller est d’autre part convaincu que la réalisation de celle-ci est cependant la fin vers laquelle l’humanité s’achemine spontanément dans son devenir historique. L’histoire se déroule et progresse pour que la société de la liberté puisse être un jour fondée parmi les hommes. La politique de Schiller est ainsi liée non seulement à son esthétique et à sa morale, mais encore à la philosophie de l’histoire que nous avons esquissée ci-dessus en montrant quelle était l’évolution par laquelle l’homme va de l’état sensible où il est esclave de la nature à l’état esthétique où il s’affranchit de cet esclavage, puis enfin à l’état moral où il le domine. Chacune de ces trois phases incarne un progrès de la raison, et à chacune d’elles – c’est ici que la politique de Schiller se rattache à sa philosophie de l’histoire et à sa conception du progrès de la raison dans le monde – correspond dans l’ordre social une certaine organisation politique : lorsque l’homme n’est encore qu’un être physique mû par sa vie affective ou par son entendement, il n’est capable de constituer avec les autres hommes que l’État élémentaire auquel Schiller donne le nom de Notstaat, État de la nécessité. Puis quand les hommes seront devenus des caractères esthétiques, ils sauront former ensemble une société régie par la beauté ; cette société facilitera le passage [23] de l’État de la nécessité à un État de la raison, Vernunftstaat, qui est le but. La société esthétique servira donc d’intermédiaire entre l’État de la nécessité et l’État de la raison, de même que le caractère esthétique ménage pour chaque individu et pour l’espèce humaine tout entière la transition de la vie physique à la vie raisonnable et morale. Telle est la cohérence de la pensée des Lettres, et voici avec plus de détail les développements relatifs à la politique et à la philosophie de l’histoire.

Avec presque tous les théoriciens politiques du XVIIIe siècle, Schiller part de l’idée que les hommes vécurent primitivement dans une situation de nature (Lettre 3), dont il reconnaît au reste qu’elle n’a sans doute jamais existé tout à fait (Lettre 24). De cette condition les hommes seraient sortis pour échapper à l’isolement et à l’impuissance auxquels elle les condamnait et ils passèrent entre eux un contrat constitutif de l’État (l’expression Stand der Verträge se trouve dans la Lettre 3, au § 2). Cet État n’avait d’autre rôle que de rendre la vie en commun possible, d’assurer l’existence de la société en bridant l’égoïsme des individus, en limitant leur violence, en empêchant par la contrainte qu’ils ne se détruisent mutuellement. Il était né des besoins de la nature physique ; Schiller l’appelle État de la nécessité, Notstaat.

Mais l’homme, parce qu’il est un être raisonnable et libre, ne peut pas s’en contenter. Cet État l’humilie parce qu’il ne tient compte que de sa nature sensible. Sa raison par suite en conçoit un autre dont le contrat primitif aurait été passé non sous la pression du besoin, mais par clair discernement et libre choix, et devant les lois duquel les hommes s’inclineraient parce qu’elles donneraient satisfaction à leur personne morale. L’État de la nécessité doit donc faire place à l’État de la raison.

Or, de même que l’État né de la nécessité répondait à une réalité, à savoir l’obligation de limiter l’égoïsme et la violence pour que la société vive, l’État de la raison doit avoir lui aussi un fondement dans la réalité, et il ne l’aura que dans la mesure où, parce qu’ils seront devenus moraux, les hommes se conduiront conformément au devoir. L’État de la raison ne peut être construit que sur une société d’individus qui auront été transformés moralement et dont les gouvernants pourront par suite attendre qu’en toutes circonstances ils se conduisent selon la raison. Ce jour-là l’État ne fera qu’objectiver les tendances [24] morales réelles de ses membres et ceux-ci obéiront aux lois parce qu’ils reconnaîtront en elles un reflet de leur propre volonté. Le perfectionnement de l’État doit donc partir de l’amélioration des individus. Il s’agit de former des caractères qui sachent se mettre au service des idéals de la raison. Il s’agit d’élever des hommes qui aient le courage et l’énergie d’être sages. Sapere aude, telle est la première maxime à leur proposer si l’on veut instaurer l’État de la raison (Lettre 8).

Ce précepte, Schiller reproche vivement à ses contemporains de l’avoir méconnu. Il dénonce leur intellectualisme exclusif et leur immoralité. Sans doute la philosophie des Lumières a-t-elle ébranlé des superstitions et des préjugés millénaires. Elle a réveillé les hommes de l’état d’indolence et d’illusion dans lequel ils avaient longtemps vécu ; elle a discrédité le règne de l’opinion et de l’arbitraire (Lettre 5, et lettre au duc d’Augustenburg à la date du 13 juillet 1793). Mais il ne suffit pas que la raison proclame la loi ; il faut encore que le cœur s’ouvre à ses prescriptions et que la volonté ait la force de les appliquer (Lettre 8). Aussi bien le progrès de la raison n’a-t-il été complété par aucun progrès moral et le XVIIIe siècle finissant donne le spectacle de graves perversions. On observe dans les classes inférieures de la société un déchaînement de tous les instincts. L’homme du peuple est redevenu une sorte de sauvage chez qui la vie sensible n’est contenue par aucun principe. Quant aux classes supérieures, on constate chez elles que les lumières de l’esprit ont eu pour conséquence un relâchement de l’énergie et une dépravation des mœurs ; elles nient les droits de la nature dans ce qu’ils ont de légitime, comme le prouvent les conventions sociales les plus arbitraires et l’affectation de décence la plus vaine. Mais d’autre part l’entendement invente des maximes qui justifient une morale matérialiste et les jouissances exclusives des sens. En bref, les hommes des classes supérieures se conduisent comme des barbares chez qui les principes ruinent les sentiments, mais qui continuent à être les esclaves de la nature et apparaissent alors plus méprisables que les sauvages (Lettre 5).

Il s’agit donc en premier lieu de corriger les deux défauts opposés des hommes du XVIIIe siècle, – excès de nature d’un coté, excès d’entendement de l’autre, selon la classe sociale à laquelle ils appartiennent –, si l’on veut que, possédant un [25] caractère moral, ils soient capables et dignes d’échanger l’État de la nécessité contre celui de la raison et de fournir à celui-ci dans leur âme transformée une assise réelle, un fondement solide. Le problème politique est un problème moral. La tâche urgente est de réformer les caractères et les mœurs. C’est ici qu’intervient la notion d’éducation esthétique. Pour redresser les mœurs, Schiller compte sur la beauté. Elle guérira le siècle de la corruption où il est tombé, et en l’en guérissant elle résoudra le problème de l’État.

Comment cela ? très simplement, puisque, comme nous le savons déjà, la beauté a pour effet d’ennoblir les caractères et de préparer la moralité. Des caractères ennoblis par l’éducation esthétique ne manqueront pas de dépouiller leur instinct de violence. Dans une société esthétique il n’y aura plus de luttes parce que les hommes s’y seront apaisés. Grâce aux caractères esthétiques, l’État de la nécessité qui avait pour rôle d’assurer l’existence de la société en empêchant les hommes de se quereller et de se détruire, deviendra inutile ; l’homme esthétique rendra possible le passage à l’État de la raison ; il ménagera la transition entre l’État de la nécessité et celui de la raison.

Mais il y a plus, et l’existence de l’État de la raison ne peut être assurée d’une façon durable que par des hommes esthétiques. Elle ne peut pas l’être par des hommes qui agissent selon leur caractère naturel, puisque celui-ci, étant égoïste et violent, tend à détruire et non à conserver. Et elle ne peut pas l’être non plus par des hommes dont on aurait développé le seul caractère spirituel, car celui-ci est libre, c’est-à-dire capable de choisir entre le devoir et l’inclination ; il peut par suite agir contre la raison et compromettre la durée de l’État. Au contraire, des hommes esthétiques, dont nous savons qu’ils sont eux aussi par définition des hommes libres, ne peuvent, même s’ils choisissent d’agir selon leur inclination, agir que noblement, car ils ont ennobli celle-ci. Bien que libres, ils ne peuvent vouloir que des choses nobles puisque leurs instincts eux-mêmes sont devenus nobles. Ce que Schiller exprime en disant que même si la forme de leur volonté change, la matière de leurs actes demeure immuablement bonne. Ils se conduiront donc toujours conformément à la loi morale. Sans avoir à prendre de résolutions sublimes, ils auront toujours le respect de la personne d’autrui. Ils sont à vrai dire seuls capables d’être des membres rigoureusement [26] sûrs de l’État raisonnable. Il n’y aura vraiment de sécurité que dans un État composé de caractères esthétiques (Lettre 4).

D’autre part, des hommes esthétiques seuls sont dignes de faire partie de l’État raisonnable. Schiller statue que l’État raisonnable doit incarner non seulement les aspirations rationnelles des hommes qui le constituent, c’est-à-dire les tendances communes à tous les hommes conçus comme atomes semblables, mais encore la multiplicité des caractères naturels. L’État de la raison ne doit pas faire abstraction des tendances empiriques particulières des gouvernés : il doit légiférer à la fois pour la personne morale des individus et pour les caractères subjectifs et spécifiques. L’État ne représente vraiment les citoyens que s’il les ménage dans leur caractère individuel. Dans ce cas, il existe non pas seulement par eux, mais aussi pour eux, il les traite comme des fins autant que comme des moyens, et il est nécessaire qu’il les traite comme des fins, car les citoyens ne peuvent s’incliner devant l’État que parce qu’il se fait le serviteur de tous. Or l’État ne pourra respecter les individus même dans leurs tendances empiriques que si les individus se sont, en ennoblissant celles-ci, rendus dignes d’être ainsi traités, que si donc ils sont devenus des hommes esthétiques. Parce qu’ils seront dans la situation d’accord avec eux-mêmes qui caractérise l’homme esthétique, ils mériteront d’être honorés par l’État dans toute leur personne tant sensible que spirituelle, et l’État pourra être ce qu’il doit être : la forme où s’objectivent toutes les tendances aussi bien instinctives que raisonnables des individus. Ce que Schiller exprime en disant : l’État de la raison ne sera plus que l’interprète d’individus qui auront embelli leurs inclinations sensibles ; il ne sera que la formule plus distincte de la législation intérieure qu’ils se seront eux-mêmes donnée.

Cet État idéal, Schiller l’appelle le plus souvent État de la raison, Vernunftstaat, mais aussi État esthétique (aesthetischer Staat ; Lettre 27, § 9), et il le conçoit comme un organisme supérieur (Lettre 6) ; il est organisme parce que formé d’énergies vivantes et sensibles, comme celles d’un organe, et non pas de forces inertes et d’atomes sans vie comme un mécanisme ; et il est organisme parce que les gouvernés et les gouvernants y sont les uns pour les autres à la fois des moyens et des fins. Les citoyens sont les moyens de l’État, car l’État existe par eux, par leur libre volonté, comme tout État fondé sur un contrat [27] primitif ; Schiller, nous l’avons dit, admet la doctrine de l’État contractuel. Mais il dépasse cette conception en affirmant que dans son État idéal les hommes seront aussi les fins des gouvernants, puisque ces derniers y auront la volonté de respecter leur existence spécifique. Inversement dans cet État les individus se laisseront sans effort déterminer par l’Idée raisonnable de la Totalité de l’État dont ils sont membres ; cette Idée agira sur eux comme une fin. Et ils se hausseront d’autant plus facilement à cette Idée que l’État leur apparaîtra tout naturellement comme étant un moyen en vue de leur bonheur tel qu’ils le conçoivent, comme existant non seulement par eux mais pour eux. En bref, l’État idéal est celui dans lequel les individus sont, parce que devenus esthétiques, à la fois capables de se représenter l’État comme leur fin, capables d’être les moyens de cet État et dignes d’être ses fins, donc capables et dignes de la liberté.

Dans la cité esthétique de l’avenir, il n’y aura ni césarisme ni servage ; les gouvernants ne contraindront pas ; ils pourront dispenser la liberté politique parce que la beauté y aura engendré la liberté morale et que la liberté morale donnera droit à la liberté civile et politique.

Dans l’État esthétique régnera même une certaine égalité, car le manœuvre lui-même, s’il a acquis l’harmonie intérieure, a les mêmes droits que le noble. Les privilèges seront donc bannis.

Enfin, dans la cité esthétique, la beauté procurera la paix intérieure, car elle réunit. Sous son influence les hommes se sentent à la fois individu et espèce, et en tant que tels, semblables les uns aux autres. Ils ne manqueront pas de vivre dans la concorde et de faire apparaître que la beauté a une vertu sociale (Lettre 27).

En attendant que puisse être réalisé cet État raisonnable esthétique de l’avenir dans lequel la sécurité, le respect de tous par tous, la concorde, la liberté civile et politique seront les fruits de la beauté, les individus ne sauraient être traités comme des fins. Soit que l’instinct étouffe en eux la raison – et ce sont des sauvages –, soit que l’entendement ne s’affirme en eux qu’en abolissant l’instinct – et ce sont des barbares –, ils peuvent être pour la collectivité une menace. Même si chez eux la raison triomphait habituellement de l’instinct, même si, selon la conception kantienne, les hommes y obéissaient fréquemment à la loi du devoir par respect pour cette loi (ainsi qu’il pourrait [28] arriver dans l’État que Schiller appelle ethischer Staat der Pflichten), l’on n’y saurait compter d’une manière permanente sur la volonté raisonnable de l’homme ; l’obéissance à la raison y serait hypothétique. Dans tous ces cas, les gouvernants ne devront pas hésiter, pour ne pas devenir les victimes des gouvernés, à les traiter selon la rigueur des lois et à fouler aux pieds des individus qui se sont montrés si rebelles (Lettre 4).

L’État organique composé de citoyens esthétiques n’est au reste pas seulement un Idéal. Schiller assure qu’il a dans l’histoire existé au moins à une époque, à savoir dans l’antiquité grecque (Lettre 6). Les Grecs possédaient la simplicité naturelle des mœurs, et ils avaient d’autre part la raison, une raison qui dans leurs spéculations philosophiques et dans leurs actes partait toujours de la nature et tenait compte d’elle. Ils étaient donc des êtres esthétiques ; ils ne faisaient que sublimer en eux la nature. Il est donc normal qu’ils aient constitué ensemble des communautés organiques dans lesquelles la particularité naturelle des individus était respectée, mais dans lesquelles aussi chaque individu était capable de s’élever à l’idée raisonnable de la communauté. Dans les cités grecques, les lois exprimaient donc à la fois les mœurs et la raison. Les constitutions incarnaient toutes les aspirations sensibles et rationnelles des citoyens, toutes leurs coutumes particulières et même leur foi religieuse. Il y avait union de l’Église et de l’État. L’État était l’œuvre de tous et il était fait pour tous. Il représentait l’unité de leur personne esthétique.

Cette organisation des petites républiques grecques, qui furent des formes élémentaires de l’État de la raison, n’a pas survécu aux conditions générales de la civilisation grecque. Elle a peu à peu fait place aux États mécaniques qui sont les formes modernes de l’État de la nécessité. La cause essentielle de cette transformation doit être recherchée dans l’évolution qui s’est accomplie chez les individus. Une scission s’est produite en eux entre l’esprit spéculatif et l’esprit intuitif qui partait de la nature. L’unité de la nature humaine a été en eux rompue. Cette rupture s’est en outre compliquée d’une fragmentation, car les hommes modernes ne sont plus seulement, comme Schiller l’a expliqué pour les hommes du XVIIIe siècle, soit nature redevenue sauvage, soit entendement contraire à la nature ; ils n’agissent le plus souvent qu’avec une seule de leurs facultés ; ils ne manifestent [29] qu’une seule des virtualités dont la somme organisée constitue l’humanité complète. Cette fragmentation a été rendue nécessaire par la civilisation moderne, par la constitution des sciences et par l’organisation de l’État. Chacune des sciences ou chacune des activités des temps modernes a en effet obligé les hommes à penser avec plus de précision ; elle a fait appel par suite à des facultés de plus en plus spécialisées. Dans les États modernes, les individus sont devenus les rouages inertes d’un mécanisme ; ils ont été voués à des tâches parcellaires qu’ils n’accomplissent plus avec toute leur humanité. L’État leur impose une certaine activité ou même la manière dont ils doivent l’exercer. Il est devenu le moteur d’un vaste mécanisme abstrait, dans lequel il n’y a plus de lien entre la loi et les mœurs. Il est étranger aux citoyens qui le composent. Des groupements de représentants qui s’interposent entre eux et lui, achèvent de lui faire perdre de vue la réalité vivante et concrète des individus ; il les traite comme s’ils n’étaient que des êtres doués d’entendement. Les gouvernés de leur côté accueillent avec indifférence des lois qu’ils sentent si peu faites pour eux. Ou encore, parce qu’ils sentent que l’État n’est plus leur chose et ne les considère plus comme des fins, ils le prennent en haine et ils se soustraient à lui par la fraude. Cette fragmentation de l’esprit et des activités a au reste permis de découvrir des vérités nouvelles et elle a en ce sens contribué au progrès. Mais elle condamne les individus à une vie incomplète et mutilée. Elle ne peut par suite pas être la vérité. Le but suprême des hommes doit rester la totalité humaine sans laquelle l’État de l’avenir manquerait d’une base réelle – et cette totalité du caractère humain, nous savons que la beauté seule peut l’engendrer. – L’art noble, tel que les Grecs nous en ont laissé les modèles, aidera les modernes à restaurer la nature noble, à rénover les caractères et les mœurs. L’État raisonnable esthétique ne pourra en attendant exister que dans les âmes ; ou bien il ne pourra, comme la pure Église et la pure République, avoir de réalité que dans quelques communautés d’élite (Lettre 27).

Telle est la solution que Schiller propose du problème politique par l’esthétique ; cette solution est ainsi intégrée par lui dans une philosophie de l’histoire selon laquelle le devenir de l’humanité, après avoir manifesté au temps des Grecs un premier épanouissement d’États esthétiques organiques, doit [30] dans l’avenir évoluer à nouveau vers un État esthétique raisonnable dont les citoyens seront capables et dignes d’être libres.


III. – LES ORIGINES DES CONCEPTIONS
ESTHÉTIQUES, MORALES ET POLITIQUES
DES
Lettres sur l’éducation esthétique.




L’esthétique et la politique que nous venons d’exposer ne s’expliquent que par leurs antécédents, c’est-à-dire par leur genèse dans l’esprit de l’auteur et par les influences qu’elles manifestent. C’est ce qu’il reste à montrer.

1. Les conceptions esthétiques et morales de Schiller
avant les Lettres, et leurs sources.

Schiller a déclaré (Lettre 1) que l’esthétique des Lettres reposait sur des principes kantiens, et il est incontestable que l’esthétique et la morale kantiennes ont laissé des traces profondes dans les Lettres. Mais il est vrai aussi que leurs tendances générales et plusieurs des conceptions qui s’y trouvent sont en quelque sorte préformées dans les ouvrages de Schiller antérieurs aux années où il s’est familiarisé avec la pensée de Kant. Celui-ci ne lui a donc pas fourni en matière d’esthétique des principes entièrement nouveaux qu’il se serait contenté de développer.

C’est ainsi que si l’Esthétique de Schiller dans les Lettres est, comme on l’a vu précédemment, inséparable de son humanisme, c’est-à-dire en somme de sa morale, cette solidarité n’est, à n’en pas douter, que persistance chez lui d’une conviction ancienne, que la lecture de Kant aurait pu bien plutôt ébranler. On sait en effet qu’une des préoccupations essentielles de Kant en écrivant la Critique du jugement fut d’établir que les domaines de la beauté et de la morale sont nettement distincts ; définissant la beauté par la satisfaction qu’elle procure, il montrait que celle-ci n’avait rien de commun avec la satisfaction morale. Or Schiller avait au contraire, dans ses œuvres de jeunesse, non seulement statué l’existence d’un lien entre l’esthétique et la morale ; il les avait encore à vrai dire identifiées. Il suivait en cela, ainsi que l’a montré un de ses biographes, Karl Berger (Die Entwicklung von [31] Schillers Aesthetik, 1894), les traces d’un philosophe dont la pensee répondait sans doute à des aspirations profondes de sa propre nature. Le néoplatonicien anglais Shaftesbury avait affirmé que l’univers est le prototype de toute beauté et la suprême œuvre d’art, et qu’il est harmonieux et beau parce qu’il est le symbole de la vérité divine et de l’honnêteté morale. Il ajoutait que l’homme qui réalise de la vérité et de la vertu dans sa vie s’élève à l’harmonie intérieure et à la beauté et qu’il devient par suite un reflet de l’univers total. Schiller a dans certaines Dissertations de sa jeunesse exprimé des idées toutes semblables : l’harmonie du monde incarne et manifeste l’essence de Dieu ; la fin de l’artiste comme celle de l’homme qui aspire à la vertu et au bonheur est d’embrasser tout l’univers par la pensée et de faire sentir son harmonie aux hommes (cf. Gehört allzuviel Güte, Leutseligkeit und grosse Freigebigkeit im engsten Verstand zur Tugend, 1779, et Über das gegenwärtige deutsche Theater, 1782).

Éthique et esthétique se confondent. Elles prescrivent l’une et l’autre de discerner et de reproduire l’ordre que Dieu a mis dans sa création comme dans un symbole. L’artiste doit travailler à l’ennoblissement des autres hommes. Schiller développe de nouveau cette dernière idée dans Die Schaubühne als moralische Anstalt betrachtet (1784). L’œuvre d’art a pour fonction de cultiver le spectateur et de lui procurer une récréation supérieure. Elle agira sur le sentiment esthétique en mettant l’homme dans un état moyen où les deux extrêmes de sa vie sensible et de son intelligence cessent de le solliciter en sens contraires et se résolvent en harmonie. L’objet beau assure ainsi la liaison entre nos deux natures.

Schiller s’engage donc dans une voie qui paraît être à l’opposé de celle que l’esthétique de Kant ouvrira bientôt. En réalité ce serait faire fausse route que de statuer l’existence d’un antagonisme entre d’une part l’esthétique schillérienne conçue comme établissant un lien entre le beau et le bien, et d’autre part l’esthétique de Kant fondée sur la notion d’une séparation rigoureuse entre la beauté et la moralité. Cette interprétation serait erronée pour deux raisons : la première est qu’avant même la publication de la Critique du jugement, Schiller avait proclamé lui aussi que la beauté est indépendante de toute fin, sans que d’ailleurs cette conviction nouvelle eût ébranlé sa foi en [32] la possibilité d’une action de la beauté sur la moralité. L’autre raison est que l’on peut découvrir dans la Critique du jugement plus d’un passage où Kant exprime l’idée d’une parenté entre le bien et le beau. Il nous apparaîtra donc plutôt qu’il y a chez Kant et chez Schiller deux idées communes : d’un côté celle de l’autonomie de l’esthétique par rapport à la morale ; d’un autre côté cependant la certitude qu’en dépit de cette autonomie, une certaine solidarité existe entre l’art et la morale.

Schiller s’était précédemment persuadé, nous l’avons dit, que l’œuvre d’art est un reflet de la totalité de l’univers. Or cette conception en contenait en germe une autre, à savoir que l’œuvre d’art est une totalité qui existe par elle-même et se suffit à elle-même, qu’elle est donc justiciable de ses seules lois et sans lien avec la morale. Cette conception nouvelle, Schiller l’a exprimée dans deux lettres à Körner [25 décembre 1788, 30 mars 1789 [2]].

L’œuvre d’art est comme l’univers un être autonome, un organisme qui n’obéit qu’à sa propre législation, c’est-à-dire à la règle de la beauté. Elle n’existe donc plus en vue du spectateur et pour lui procurer un ennoblissement. Elle se désintéresse de l’effet à produire. L’art cesse d’être subordonné à toute fin extérieure d’utilité ou de moralité. Le rapport précédemment établi par Schiller entre la morale et la beauté semble détruit.

Il ne l’est à vrai dire pas. Schiller ne consent pas qu’il le soit. Artiste lui-même, il n’admet pas, car il est en même temps profondément pénétré de tendances morales, que son œuvre de poète, que l’œuvre d’art en général puisse ne pas servir au perfectionnement de l’humanité. Aussi bien dans le poème Die Künstler (écrit de l’automne 1788 à février 1789) exprime-t-il (dans une strophe, la troisième, qu’il supprima ultérieurement) à nouveau l’idée conçue par Shaftesbury que la beauté de la nature est le symbole de l’esprit, qu’elle procure à l’homme l’illusion d’apercevoir l’esprit dans la matière et qu’elle exerce une influence indirecte sur la moralité. Par son effet de séduction sensible elle nous détourne d’aspirer à la spiritualité excessive vers laquelle nous pourrions nous sentir attirés si la beauté n’était qu’esprit ; d’autre part elle ennoblit par son aspect spirituel les choses matérielles et elle oppose une résistance à [33] l’attraction vers le monde des sens qu’elle pourrait nous inspirer si elle n’était que matière. La contemplation esthétique, en créant ainsi en nous un équilibre des sens et de l’esprit, éloigne de nous les objets, car elle fait que nous cessons de les désirer ; elle nous procure nos premières joies désintéressées (strophe 13) ; elle nous affine ; elle nous incline naturellement à accomplir notre devoir :


der entjochte Mensch jetzt seiner Pflichten denkt,
die Fessel liebet, die ihn lenkt.


Le coeur qui dans ses résolutions se laisse guider par la beauté n’a pas besoin de la dure notion de devoir pour bien agir ; la beauté suffit à le préserver des basses concupiscences ; il est introduit par elle dans le monde de l’esprit ; il devient moralement libre (strophes 7, 8, 22). L’art prépare donc à la moralité, comme Schiller le dira dans les Lettres sur l’éducation esthétique. Il y prépare d’une manière qui ressemble fort à celle que Schiller décrira dans les Lettres, puisqu’il dit déjà que la beauté nous rend libres en nous affranchissant du joug de la vie sensible. Le poème Die Künstler annonce encore les Lettres en développant l’idée que la beauté a, depuis les temps primitifs de l’humanité jusqu’au XVIIIe siècle, procuré plus d’un bienfait à la civilisation et à la culture. Ce sont les artistes qui révélèrent à l’humanité dans les symboles de la beauté, les grandes idées métaphysiques, religieuses, morales, civilisatrices dont elle a vécu (strophe 4). Ils conçurent la divinité comme l’incarnation de toute beauté et la quintessence des qualités les plus parfaites qu’ils constataient chez les hommes les meilleurs. Ils imaginèrent l’idée d’immortalité pour résoudre harmonieusement les discordances de la vie terrestre. Ils ouvrirent les voies à la science en découvrant aux savants l’harmonie des lois de la nature. Ils propagèrent la morale en enseignant les devoirs sous la forme de mythes et de fictions belles. Ils rendirent les hommes sociables en les rapprochant autour de l’aède qui sur sa lyre chantait les exploits des Titans et des géants.

L’art est enfin pour l’humanité le but suprême, car la fin assignée aux efforts de l’homme est une civilisation qui saurait se parer de beauté. La science elle-même y paraîtrait sous une forme belle. Les savants y organiseraient leurs vérités en [34] systèmes harmonieux qui seraient de véritables œuvres d’art. La science et la beauté se confondraient. Schiller dans le poème Die Künstler identifie donc à nouveau, comme au temps de sa jeunesse, beauté, vérité et moralité. L’œuvre d’art, symbole de la science et de la morale, est à la fois sa propre fin et un moyen d’améliorer les hommes.

En 1790 paraît la Critique du jugement. L’agréable, y disait Kant, dispense un plaisir à nos sens ; il présente pour eux un intérêt matériel. Le bien cause du plaisir à la raison par son seul concept ; il donne satisfaction à un besoin moral. La satisfaction que nous prenons à la beauté est au contraire libre de tout intérêt et de tout concept. Elle est sans rapport avec nos besoins sensibles ou moraux. Le plaisir que nous éprouvons en présence d’un objet beau n’a pas son fondement dans la considération des qualités de cet objet ; il naît chez le sujet lorsque celui-ci, indifférent à l’existence de la réalité belle, à sa logique, à sa perfection ou à son utilité, ne considère que sa forme. En contemplant cette forme nous sentons qu’entre notre imagination, faculté du multiple, et notre entendement qui en créant la forme réduit la multiplicité à l’unité, s’établit un accord qui n’a pas un concept pour fondement. Nous jugeons alors que l’objet qui nous procure cet accord est beau, et ce jugement est à la fois singulier, c’est-à-dire valable pour le seul sujet, et pourtant universel. Il est singulier parce qu’il exprime un sentiment du sujet ; il est universel parce qu’en l’énonçant nous avons la conviction que, soumis au jugement des autres hommes, il obtiendrait l’adhésion de tous. Le beau est donc ce qui plaît universellement sans concept. En outre, l’impression d’harmonie qu’en présence de l’objet beau nous sentons naître entre nos facultés de représentation, nous donne l’impression d’une finalité, comme si la nature avait en vue notre satisfaction esthétique. Le jugement esthétique est toutefois pur de toute fin subjective, puisqu’il est désintéressé, et pur aussi de toute fin objective puisqu’il ne se rapporte à aucun concept. La beauté n’a donc que la forme de la finalité ; elle est perçue sans représentation de fin. Et en définitive le sentiment d’accord et d’harmonie éprouvé en face d’un objet beau est un libre jeu d’où résulte un libre plaisir qui n’est ni une inclination – car l’inclination est intéressée – ni une estime pour l’objet beau, mais une sorte de [35] faveur que nous lui accordons. La beauté pure est ainsi quelque chose de vague (pulchritudo vaga) ; par exemple une simple arabesque. Au contraire la figure humaine, belle seulement par son expression morale, n’est pas authentiquement belle, car sa beauté dépend d’un concept (pulchritudo fixa ou adhaerens).

Mais d’autre part Kant, s’il insistait sur l’indépendance de l’esthétique à l’égard de la morale, établissait pourtant un lien entre ces deux disciplines, car il statuait que la beauté est le symbole de la moralité, que c’est à ce titre qu’elle plaît et qu’elle prétend à l’adhésion de tous. Comme l’acte moral, le jugement de goût est en effet désintéressé et comme lui il a en vue l’intelligible. Kant affirmait que par suite en présence d’un objet beau l’esprit a conscience d’être en quelque sorte ennobli et élevé au-dessus de la simple aptitude à éprouver du plaisir par le moyen des impressions sensibles. Il assurait que le vulgaire bon sens lui-même tient en général compte de cette analogie et que nous désignons souvent les objets beaux de la nature ou de l’art avec des noms qui semblent procéder d’une appréciation morale ; par exemple quand nous appelons des édifices ou des arbres majestueux ou magnifiques, ou que nous parlons de paysages riants et gais. Il concluait en disant que le goût rend en quelque manière possible une transition de l’attrait sensible à l’intérêt moral habituel sans qu’il y ait un saut trop brusque, car il représente l’imagination, même quand elle est en liberté, comme déterminable selon les fins de l’entendement, et il enseigne à trouver dans les objets des sens, même s’ils sont sans attrait sensible, une libre satisfaction [3].

Si tels sont les deux thèmes fondamentaux de la Critique du jugement – la sphère de l’esthétique est autonome ; cependant beauté et moralité sont parentes –, on voit qu’ils ne bouleversaient pas les convictions auxquelles Schiller était précédemment arrivé, puisqu’il avait à sa manière développé dans Die Künstler des conceptions analogues. On sait qu’il lut et relut la Critique du jugement en 1791 et 1792, qu’il se familiarisa avec elle et avec les tendances essentielles de la philosophie de Kant. L’influence que ces lectures exercèrent sur lui est indéniable. [36] Elle est manifeste dans différents écrits en prose, dans lesquels, avant les Lettres, son idéal esthétique et moral continue à se constituer et dans lesquels tout en réglant sa pensée sur celle de Kant, il combine des affirmations kantiennes d’une manière qui lui appartient en propre (cf. à Körner, janvier 1792). Ces écrits sont essentiellement :


1. Deux articles consacrés à l’esthétique de la tragédie Über den Grund des Vergnügens an tragischen Gegenständen et Über die tragische Kunst qu’il publie en 1792 dans la Neue Thalia.

2. La série des Lettres à Körner connues sous le nom de Kallias. Elles furent écrites entre le 25 janvier et le 23 février 1793. Schiller avait eu l’intention de les publier sous la forme d’un dialogue qui eût porté ce titre. Elles n’ont été livrées au publie qu’en 1847 en même temps que la Correspondance avec Körner.

3. L’article Über Anmut und Würde composé aux mois de mai et juin 1793.

4. Le compte rendu des poésies de Matthison paru dans les numéros des 11 et 12 septembre 1794 de l’Allgemeine Literaturzeitung.


Dans le premier des articles sur la tragédie (Über den Grund des Vergnügens an tragischen Gegenständen), Schiller assure que l’art a pour fin de nous procurer un libre plaisir qui résulte de la représentation des objets, et il affirme que ce plaisir est causé par leur seule forme ; c’est renoncer à prétendre que la morale est la fin de l’art et c’est répéter, en employant maintenant une formule kantienne, ce qu’il avait déjà dit dans Die Künstler, à savoir que la contemplation de la beauté éloigne de nous l’objet en tant que réalité. Il doit à Kant de s’être confirmé dans cette croyance ; elle est désormais définitive chez lui. Il ajoute que le libre plaisir naît de la seule forme des objets lorsqu’il y a dans celle-ci un arrangement et un ordre tels qu’elle semble avoir en vue la satisfaction de notre être moral ; la forme d’une représentation belle nous fait éprouver le sentiment d’une convenance entre cette représentation et notre nature humaine qui a pour caractère spécifique d’être morale. Elle affecte notre nature morale et s’harmonise avec elle. Aussi bien l’art, s’il n’a pas de fin morale, a-t-il du moins des effets moraux. La beauté [37] fortifie nos sentiments moraux. Dans la suite du même article, Schiller soutient que les représentations capables de devenir, dans les conditions qu’il vient de définir, les moyens du libre plaisir esthétique, doivent appartenir aux catégories du vrai, du parfait, du beau, du bien, du pathétique et du sublime. Et il distingue d’un côté les beaux-arts qui ont pour fin essentielle la représentation du vrai, du parfait et du beau et qui satisfont avant tout l’entendement et l’imagination, et d’un autre côté les arts pathétiques, rührende Künste ; ils se proposent essentiellement de représenter le bien, le pathétique et le sublime ; ils affectent principalement la raison et l’imagination. Comment les représentations pathétiques et sublimes peuvent-elles éveiller en nous le libre plaisir qui est la fin de tous les arts ? en nous faisant d’abord passer par un déplaisir qui en face d’un objet pathétique naît de notre souffrance, et qui en face d’un objet sublime surgit de notre impuissance à l’embrasser complètement par l’imagination. Ce déplaisir qui est une discordance est toutefois suivi d’un plaisir dès l’instant où nous savons prendre conscience que nous sommes spirituellement supérieurs à toute cause de discordance, que nous sommes capables de la surmonter par notre raison qui se soumet toutes choses. Ce plaisir, nous le ressentirons au spectacle d’une tragédie chaque fois que la loi morale nous sera représentée en conflit avec les forces de la nature, instincts et passions, nécessité physique et destin, et que de ce conflit elle sortira triomphante. La satisfaction que nous éprouverons sera entre toutes la plus élevée possible ; elle nous convaincra en effet que notre nature morale a le pouvoir d’affirmer sa suprématie sur notre égoïste désir de bonheur. Voilà pourquoi, ajoute Schiller (dans le deuxième article sur la tragédie : Über die tragische Kunst), une philosophie qui, comme celle de Kant, s’efforce de diminuer notre égoïsme et la conscience de notre moi en attirant notre attention sur des lois morales universelles, crée chez les individus la sublime disposition d’esprit qui leur permet de ressentir du plaisir même en présence de la douleur ou dans la douleur.

L’on aperçoit quelles sont dans ces deux articles les traces laissées par la pensée kantienne. Non seulement Schiller définit comme Kant la beauté par son effet sur l’homme, non seulement il assure comme lui que l’objet beau agit par sa forme et procure un plaisir désintéressé, mais encore il soutient que les arts [38] pathétiques ne suscitent le plaisir esthétique que par le moyen de représentations morales, et il ne tient une représentation pour morale qu’autant que, conformément à la conception kantienne, elle atteste la victoire de la volonté sur la nature. Il développe ainsi une notion du sublime par laquelle il intègre en quelque mesure l’éthique kantienne dans son esthétique. Il pouvait au reste s’y sentir autorisé par Kant lui-même. Celui-ci n’avait-il pas écrit (dès l’année 1764 dans les Observations sur le beau et le sublime) que la vraie vertu seule est sublime ? n’avait-il pas dans la Critique du jugement affirmé que les définitions du beau et du sublime sont toutes deux dans un rapport de finalité avec le sentiment moral ? Le beau nous prépare en effet à aimer de façon désintéressée et le sublime à estimer même contre notre intérêt [4]. On voit d’autre part que Schiller donne une adhésion explicite à la morale kantienne et qu’il semble ainsi renoncer à son idéal hellénisant d’une humanité harmonieuse en qui la nature et l’esprit s’équilibrent. On peut supposer que la morale kantienne avait séduit son instinct d’héroïsme. Ne disait-il pas dans une de ses Dissertations de jeunesse (Über Güte und Tugend) son admiration pour la vertu stoïque de Marc-Aurèle ? et n’était-ce pas une conduite morale toute kantienne que suggérait une poésie telle que Résignation (1786) dans laquelle le poète faisait le sacrifice de sa passion sans espérer d’autre récompense que les biens intérieurs ? Il avait il est vrai précédemment célébré la passion exclusive dans plus d’une poésie de jeunesse (Der Venuswagen – Männerwürde – An einen Moralisten – Der Kampf ou Freigeisterei der Leidenschaft). Ce ne fut qu’une flambée et l’on peut dire qu’à partir du jour où il renonça à l’apologie de la passion, il chercha la vérité en matière morale dans deux directions différentes : tantôt en préconisant une morale d’harmonie qui fait au corps et à la vie affective leur part, mais qui les équilibre par de l’esprit ; tantôt en prônant le rigorisme kantien. Il hésitera entre ces deux tendances jusqu’à ce que dans l’article Über Anmut und Würde puis dans les Lettres il tente d’établir entre elles deux conciliations différentes.

[39]

C’est encore vers la morale de Kant qu’à la phase suivante de sa pensée, dans le troisième des écrits que nous avons mentionnés, le Kallias, Schiller se tourne en vue de fonder rationnellement l’esthétique, et c’est la croyance fondamentale de cette morale, la croyance à la liberté, qui lui fournit les prémisses d’une déduction nouvelle au terme de laquelle il doit découvrir le concept objectif du beau. On sait que Kant avait nié la possibilité de ce concept. La beauté, avait-il dit, exprime une disposition du sujet, non un concept, et il ne s’était qu’à peine demandé si l’accord qu’il croyait constater entre l’entendement et l’imagination du sujet n’avait pas une base objective dans certains rapports ou certaines qualités de l’objet beau. Schiller, qui, sur ses traces, avait, dans le premier des articles sur la tragédie, fait dépendre la beauté de la seule représentation que nous avons d’elle, prétend maintenant dépasser son prédécesseur : nous ne jugeons, assure-t-il, qu’un objet est beau que s’il possède certaines qualités. Quelles doivent être ces qualités, c’est ce que Schiller, partant de la morale de Kant, établit par la dialectique déductive que voici : La beauté ne doit pas être cherchée dans le domaine de la raison théorique, car le jugement esthétique ne ressortit pas à la connaissance logique ou téléologique ; elle appartient au domaine de la raison pratique ; il faut que le jugement esthétique soit, comme le jugement moral, d’accord avec la forme de la raison pratique. Bien que l’objet beau soit une création de la nature, il ne sera beau que si la raison découvre en lui des Idées morales qui par définition appartiennent à un monde autre que celui de la nature, au monde de la liberté. Kant eût opposé que raisonner ainsi, c’est altérer la pureté du jugement esthétique. Schiller ne s’arrête pas à cette objection. Le domaine de la raison pratique, continue-t-il, comprend : l° des actes libres ou moraux, c’est-à-dire des actes de la volonté se déterminant en considérant la seule forme de la raison et en se mettant d’accord avec elle ; 2° des actes non libres, qui sont des effets de la nature et ne peuvent être que par hasard d’accord avec la forme de la raison. Les objets de la nature sont semblables aux actes non libres. Nous ne pourrons donc les trouver d’accord avec la forme de la raison pratique que si nous commençons par leur prêter le pouvoir qui leur manque de se déterminer eux-mêmes. La liberté que nous leur attribuerons ainsi ne sera donc pas la liberté humaine, car celle-ci [40] consiste à se décider selon la raison. Ce sera la seule liberté dont ils sont capables, celle de se déterminer selon leur être propre, c’est-à-dire selon la nature. Et comme il y a entre cette liberté et la liberté humaine une analogie formelle, nous dirons des objets dans lesquels nous croirons la découvrir, qu’ils possèdent, sinon la liberté, du moins l’apparence de la liberté. Tels sont précisément les objets beaux. Un jugement esthétique est un jugement porté sur un objet non libre auquel la raison pratique prête de la liberté parce que cet objet lui parait présenter de l’analogie avec la liberté humaine. La beauté est donc la liberté dans l’apparence, Freiheit in der Erscheinung. Toutefois pour que nous attribuions ainsi de la liberté à un objet, deux conditions seront nécessaires : 1° il conviendra de n’appliquer la forme de la raison pratique qu’à la forme de l’objet beau, puisque – Schiller en reste d’accord avec Kant – le jugement esthétique ne concerne que la forme de l’objet beau. Nous devrons donc faire abstraction des causes ou des fins de son existence, et notamment ne pas rechercher si cet objet est déterminé par une intention morale, car s’il l’était, il ne dépendrait plus de lui-même et il serait, non plus l’analogue, mais le produit d’une Idée de la raison pratique. La finalité morale d’une œuvre d’art lui est hétéronome ; elle ne peut donc pas contribuer à la beauté. Elle n’y met pas non plus obstacle ; mais l’objet beau ne restera beau en dépit de l’Idée morale introduite par l’artiste, que dans la mesure où il aura su la dissimuler et faire qu’elle paraisse aller de soi et surgir librement de la nature de l’objet. Quant à la deuxième condition qui nous permettra d’attribuer la liberté à un objet beau, elle sera réalisée lorsque – c’est ici que Schiller croit découvrir le critère objectif du beau – l’objet considéré possédera une certaine qualité qui le distingue de la masse des objets insignifiants, à savoir la régularité. La régularité grâce à laquelle un objet ressemble à une œuvre de la technique ou de l’art, sollicite l’esprit à en rechercher la cause et à constater qu’elle n’est pas déterminée par des motifs externes ; il en vient ainsi à l’idée qu’elle se détermine elle-même comme l’homme libre se détermine lui-même. En bref, un objet régulier nous invite à lui prêter la forme de la liberté. Et comme la régularité nous apparait alors comme une forme extérieure sous laquelle transparaît la forme de la liberté, on dira qu’un objet régulièrement beau est la forme d’une forme, ou encore qu’un objet est [41] beau s’il paraît surmonter sa régularité et être libre de toute règle qui serait imposée du dehors. Il faut, pour que nous le proclamions beau, que sa forme paraisse jaillir de son autonomie et résulter du principe intérieur de son existence. Nous aurons alors l’impression que la règle est à la fois suivie et donnée par l’objet, qu’il y a accord absolu entre l’être intérieur et la forme externe. Dans ce cas l’on pourra parler non plus seulement d’autonomie, mais encore d’héautonomie. Il y a au contraire forme artistique sans qu’il y ait beauté, dans tous les cas où la forme se présente sous un aspect conceptuel, logique et fortuit que l’entendement de l’artiste semble avoir imposé à la nature propre de l’objet. Ainsi la forme sphérique qu’un jardinier donne à un arbre en faisant violence à la nature de celui-ci. De même un édifice est régulier et parfait lorsque toutes ses parties résultent de son concept et de sa fin ; mais il n’est beau que s’il paraît libre, c’est-à-dire si sa forme paraît surgir de lui sans intention. Il ne pourra au reste jamais paraître tout à fait libre, car ses portes, ses fenêtres, ses cheminées rappelleront toujours sa destination. Au contraire une ligne serpentine qui se modifie insensiblement est belle car son mouvement semble volontaire ; il a une apparence de liberté. Schiller est ainsi conduit à définir la beauté non plus seulement comme « liberté dans l’apparence », mais encore comme une libre représentation de la perfection, ou comme la nature dans la règle : Schönheit ist Natur in der Kunstmässigkeit. Cette deuxième formule ne modifie pas la première, puisque par nature il entend la liberté. Elle la précise en exprimant qu’une forme artistique – Kunstmässigkeit – est la condition sans laquelle nous n’attribuerions pas la liberté à l’objet beau. Aussi tout ce qui contrarie la liberté nuit à la beauté ; par exemple la raideur des attitudes, l’artifice dans les manières et les mœurs, toute offense à la nature dans les coutumes et les lois. Une action vertueuse ne devient aimable que par la beauté, c’est-à-dire par la liberté. Si elle paraît accomplie sous la contrainte de la loi morale, elle n’inspire plus d’inclination, mais seulement de l’estime. Et au total l’on peut dire qu’un objet beau est le symbole et le modèle de la liberté que nous devons réaliser dans notre vie morale. Il nous donne l’illusion de pénétrer dans le monde suprasensible. « Tout être beau de la nature est un témoin qui me crie : sois libre comme moi, et qui m’invite à découvrir la liberté qui est en lui ». « Nul [42] homme n’a prononcé de parole plus sublime que le mot de Kant : détermine-toi toi-même. Cette grande idée de l’autodétermination nous est reflétée par certains phénomènes de la nature et nous l’appelons beauté » (à Körner, 18 février 1793).

Telle est la démonstration par laquelle Schiller estime avoir découvert le concept objectif du beau et avoir dépassé Kant. Il assure cependant que ce philosophe lui donnerait son approbation. Il en voit la preuve dans certaines affirmations de la Critique du jugement. Kant n’y a-t-il pas écrit : la nature est belle quand elle ressemble à l’art ? n’est-ce pas faire de la régularité une condition de la beauté, car comment la nature ressemblerait-elle à l’art sinon par sa conformité à la règle ? Et Kant a encore écrit : l’art est beau quand il ressemble à la nature. N’est-ce pas faire de la liberté la condition essentielle de la beauté de l’art, car l’art ne peut ressembler à la nature que s’il possède la liberté de la nature ? Kant a donc reconnu que la beauté, c’est la nature dans la règle, que l’objet existe par lui-même, mais qu’il doit sembler exister par une règle.

L’on voit comment, dans le Kallias, Schiller dépasse un peu l’esthétique de Kant. De cette esthétique il retient l’affirmation que l’objet beau est celui qui nous plaît exclusivement par sa forme. Avec Kant, il assure en outre que cette forme doit être le symbole de la moralité, la moralité étant conçue par lui, comme elle l’est par Kant et comme il l’avait déjà définie dans les articles sur la tragédie, sous les espèces d’un impératif formel qui nous prescrit d’agir librement par respect pour la seule loi. Schiller tend ainsi vers l’esthétique qui dans les Lettres fera de la personne humaine, incarnation de la liberté, le modèle par excellence de la beauté. Mais il se met en une certaine opposition avec Kant en assurant qu’il existe un critère objectif de la beauté, à savoir la régularité artistique de l’objet beau, laquelle nous incite à découvrir en lui le symbole de la liberté. Kant au reste ne repoussait pas complètement l’idée que le beau a des caractères objectifs ; mais il ne l’admettait qu’en ce qui concerne la beauté adhérente, laquelle suppose la perfection du type, et il reconnaissait que ce jugement de perfection qui suppose la convenance de l’objet à sa fin constitue dans le jugement esthétique un élément non esthétique qui rend ce dernier impur en quelque mesure.

[43]

Schiller a dans le Kallias traité de la beauté en général. Dans l’avant-dernier des articles précédemment cités, dans Über Anmut and Würde (1793), Schiller considère spécialement la beauté humaine. Il est manifeste que sa pensée se concentre de plus en plus autour du problème des rapports de l’art et de la moralité, et s’il a dans le Kallias fait de la beauté le symbole de la liberté morale, il accomplit ici un pas de plus en proclamant qu’il existe une beauté humaine véritablement morale, à savoir la beauté gracieuse. Ce n’est pas à dire qu’il identifie absolument beauté et moralité, car outre que la beauté humaine peut seule être à ses yeux une beauté morale, il admet d’autre part que toute beauté humaine n’est pas nécessairement morale. Il statue en effet l’existence de deux beautés humaines. Il y a d’un côté la beauté humaine telle qu’elle sort des mains de la nature. Elle n’a avec la moralité d’autre relation que celle qui est inhérente à tout objet beau ; elle est comme lui symbole de la liberté parce qu’elle nous invite à lui en prêter la forme. Schiller appelle cette beauté « architectonique ». Il y a d’autre part une beauté humaine plus haute, parce qu’elle est l’expression de la personnalité dans ce qu’elle a de spécifiquement moral. C’est la beauté gracieuse.

La beauté architectonique existe partout où la nécessité naturelle se manifeste sous des dehors bien proportionnés. Chez Vénus, c’est l’harmonie de ses membres, l’agrément de son teint, la sveltesse de sa taille, toutes qualités qu’elle possède dès sa naissance. La beauté architectonique est donc une manifestation particulièrement heureuse des fins que la nature s’est proposées en ce qui concerne les êtres vivants ; chez l’homme beau ou la femme belle, la nature a, comme par une faveur spéciale, fait apparaître ces fins mieux que chez d’autres êtres organiques ; la régularité de leur forme les manifeste, et il va de soi que c’est par cette régularité, non par les fins naturelles qui l’expliquent, que l’homme beau ou la femme belle plaisent à nos facultés de représentation, puisque la beauté dépend de la forme et non du contenu, ainsi que Schiller continue à le croire avec Kant. Une forme humaine bien proportionnée n’est toutefois que la condition de la beauté architectonique. Pour que celle-ci existe, il faut encore que cette forme humaine satisfasse notre raison, et elle ne satisfera notre raison que si celle-ci peut lui attribuer une signification suprasensible en lui associant une idée. Schiller avait dans le Kallias assuré qu’en présence d’un objet régulier la [44] raison se sentait sollicitée à lui prêter la forme de la liberté et à la transformer en symbole de l’Idée. Il déclare de même ici qu’un être humain ne possède la beauté architectonique que si par ses heureuses proportions il nous convie à discerner en lui une Idée [5]. La beauté apparaît ainsi comme étant citoyenne de deux univers. Elle est par sa naissance une fille de la nature ; mais elle appartient par adoption au monde de la raison. C’est pourquoi le goût est une faculté intermédiaire entre l’esprit et les sens et sa fonction est de lier (ainsi que Schiller l’avait affirmé dès l’article de 1784 que nous avons déjà cité, Die Schaubühne als moralische Anstalt betrachtet) les deux natures de l’homme en conciliant l’estime de la raison à un être sensible dans lequel il aperçoit une Idée, et en gagnant l’inclination des sens à un être rationnel auquel il prête une enveloppe sensible.

Mais il y a une beauté humaine supérieure à la beauté architectonique. C’est la beauté gracieuse qui est possible même chez un être humain dénué de beauté naturelle. C’est une beauté inhérente aux mouvements, par exemple à la voix ou aux gestes ; et elle peut disparaître du sujet sans que l’identité de celui-ci soit modifiée ; Vénus, déesse de la beauté, possède aussi la grâce ; mais elle s’en dessaisit en donnant sa ceinture à Junon ; elle n’en reste pas moins la déesse de la beauté. La Grâce est donc un mouvement fortuit, car seul un mouvement fortuit peut cesser sans que le sujet éprouve par cet arrêt aucune altération de son être. Au contraire un mouvement nécessaire est lié à la nature sensible du sujet et s’il perd sa qualité, le sujet n’est plus lui-même. La respiration de Vénus est nécessairement belle et si cette respiration cesse d’être belle, Vénus n’est plus la déesse de la beauté. Enfin et surtout la grâce est une beauté qui est fondée dans la personne morale et dont l’âme est le principe. C’est le motif même pour lequel elle ne peut être que beauté mobile, car comment une modification de l’âme se manifesterait-elle dans les sens autrement que par un mouvement ? Ce n’est pas à dire que tous les mouvements qui procèdent d’un sentiment moral soient capables de grâce. Il faut distinguer entre mouvements volontaires et mouvements involontaires. Les premiers, même quand ils sont moraux, ne possèdent pas la grâce ; ils résultent [45] en effet d’une résolution ou d’une fin et non pas immédiatement du sentiment moral. Seul un mouvement involontaire laisse paraître immédiatement l’état moral auquel il est nécessairement lié et seul il peut être gracieux. Quand un homme nous tient des discours, nous cherchons à deviner son être véritable non dans ses paroles qui sont volontaires et révèlent le caractère qu’il désire qu’on lui attribue, mais dans ses manières et ses gestes, c’est-à-dire dans les mouvements qu’il ne veut pas. La grâce ne peut en conséquence pas être apprise. Celle des acteurs et des maîtres de danse sera toujours artificielle. Au total la grâce, privilège de l’homme, manifeste sa liberté morale et exprime son mérite personnel. C’est l’esprit modelant le corps et transparaissant dans les mouvements involontaires.

Mais s’il est vrai que la beauté appartient par sa naissance au monde de la nature, comment une cause morale dont l’origine est en dehors du monde des sens peut-elle engendrer la beauté gracieuse ? comment la beauté gracieuse, si elle était déterminée par la contrainte de notre nature morale, pourrait-elle sembler surgir de la nature comme son libre effet ? Schiller répond : la personne morale ne produit pas à proprement parler la beauté gracieuse. Elle en est seulement une condition. Elle ne la rend pas nécessaire, mais il est des cas où elle la rend possible : c’est lorsqu’elle ne se heurte pas à une résistance dans la nature sensible. Il en ira ainsi chez les caractères en qui la vie raisonnable et la vie sensible sont naturellement d’accord. La nature exécute alors les mouvements de l’esprit tout en gardant l’apparence d’être libre. L’esprit dicte les mouvements gracieux sans les imposer. La nature approuve l’impératif de l’esprit ; elle lui obéit par inclination et plaisir, et les mouvements involontaires gracieux sont la manifestation de cette obéissance spontanée. Tout se passe comme dans un État libéral où le souverain n’a pas besoin de recourir à la contrainte pour faire régner la liberté ; il suffit, pour qu’elle s’affirme, qu’il abandonne les citoyens à eux-mêmes. Et l’individu en qui se trouve réalisé cet accord des deux natures est une belle âme. Les devoirs les plus pénibles et les sacrifices qu’il obtient de son instinct naturel, ont l’air d’être l’effet spontané de cet instinct même. La grâce de ses gestes est l’expression visible de son harmonie intérieure, de son humanité achevée. Il est moral non pas seulement dans tel ou tel de ses actes, mais dans son être tout entier. Employant pour la [46] première fois, semble-t-il, le mot de jeu dans le sens d’absence de contrainte, Schiller déclare que chez l’homme gracieux l’harmonie de l’inclination et du devoir transparaît en une beauté qui est beauté de jeu.

On se rappelle que Schiller avait, dans le second des articles sur la tragédie, exprimé son admiration pour la morale de Kant, et que dans le Kallias il semblait s’être approprié cette morale. L’article Über Anmat und Würde montre que contre le rigorisme kantien il conçoit maintenant une moralité qui résulterait de l’action conjuguée de nos deux natures et non d’une contrainte exercée par la volonté sur la vie sensible. Il reproche maintenant à l’idée kantienne du devoir une dureté qui exclut toute grâce sensible ; il lui semble que l’impératif de Kant a la forme d’une loi étrangère qui comprime la nature et suggère de rechercher la perfection morale dans les voies de l’ascétisme. Schiller paraît de nouveau, comme dans sa période prékantienne, faire consister la moralité dans l’harmonie de nos deux natures, et penser que la vertu se manifeste par une inclination au devoir, par une joyeuse obéissance à la raison.

Il admet en réalité qu’il peut y avoir deux morales : il reconnaît en effet que la moralité gracieuse n’est pas toujours possible. L’homme est assujetti à la loi de la nature par les nécessités de sa conservation ; elles le poussent à n’agir que comme un être sensible ; elles mettent donc obstacle à la réalisation de sa belle humanité ; des conflits surgissent entre son instinct et sa raison. Dans ce cas la volonté libre aura pour devoir de préférer à l’exigence de la nature la sentence de la raison. La volonté peut certes faire usage de sa liberté à l’encontre de la raison ; mais c’est en faire un usage indigne ; c’est vouloir par désir. Elle a une obligation morale à l’égard de la loi de la raison et elle prouvera son autonomie en confiant la décision à la raison qui oblige inconditionnellement. La volonté limite alors l’instinct et l’empêche d’imposer sa contrainte. L’homme n’agit plus avec toute son humanité ; il n’est plus une belle âme ; il maîtrise ses instincts par sa nature raisonnable ; il devient héroïque et sublime. Il s’élève à la pure spiritualité. L’expression sensible de cette domination de la nature par l’esprit, c’est la dignité qui s’oppose ainsi à la grâce.

Schiller ne répudie donc pas la morale kantienne. Il se contente de ne plus la représenter comme la seule morale [47] possible. Il lui accorde une place à côté de la morale de l’harmonieux équilibre, dans tous les cas où celle-ci se révélera insuffisante. Il statue : l’homme doit faire avec tout son être ce qu’il peut accomplir dans les limites de son humanité, et il doit au contraire obéir à l’impératif de la raison pratique, lorsque son imperfection naturelle l’oblige à dépasser les limites de son humanité. Les deux morales se complètent l’une l’autre.

Au reste la grâce et la dignité ne s’excluent pas. Elles peuvent être réunies dans un même état. La dignité n’aura de crédit auprès d’autrui que si elle se fait gracieuse. Celui qui impose un devoir à autrui doit le présenter comme un acte d’affection afin d’écarter toute attitude de supériorité blessante. Inversement la grâce ne prend de valeur que lorsque par la dignité elle transforme les devoirs qu’elle accomplit avec inclination en actes de sa volonté. Et il faut pour que l’expression d’humanité soit parfaite la réunion de la grâce et de la dignité dans la même personne. Schiller assure que cet idéal est celui qui s’exprime dans les œuvres de la sculpture grecque.

La nouveauté de l’article Über Anmut und Würde nous paraît être en définitive dans l’affirmation qu’il existe à côté de la beauté architectonique une beauté gracieuse, dont Schiller fait non plus seulement le symbole de la liberté, mais l’incarnation véritable de celle-ci. Il y a chez l’être gracieux une immanence de suprasensible dans le sensible qui se manifeste par une harmonie des deux natures et par une inclination au devoir. La personnalité morale transparaît alors dans la grâce des gestes. La moralité devient ainsi la condition de la beauté suprême, laquelle ne peut être réalisée que chez l’homme. Schiller identifie, non pas comme au temps de sa jeunesse moralité et beauté, mais du moins moralité spontanée et beauté gracieuse. En ce sens, il s’éloigne de Kant, et il s’éloigne encore de lui parce que Kant tenait la beauté humaine pour impure.

Mais s’il n’y a de beauté véritable que la beauté humaine,  comment pourrons-nous considérer comme belle une poésie qui décrit des parties inanimées de la nature, des paysages ? telle est la question que Schiller se pose dans le dernier de ses écrits antérieurs aux Lettres sur l’éducation esthétique, dans le compte rendu qu’il consacre (en septembre 1794) aux Poésies de [48] Matthisson. Schiller y développe à nouveau l’idée que l’homme seul est vraiment beau et que seul il peut être un objet pour l’art. Il est seul beau, car il n’y a beauté que là où il y a liberté et nécessité. L’homme seul est libre et chez l’homme seulement aussi il y a nécessité, c’est-à-dire détermination particulière d’une Idée universelle. Nous nous représentons tous un homme idéal dont les hommes particuliers ne sont que des modifications nécessaires. Toute figure humaine s’est développée en partant de l’idée de l’homme. Il n’y a pas au contraire de paysage idéal ni de nécessité intérieure dans un paysage particulier ; la nécessité intérieure est le caractère spécifique des êtres organiques. Faudra-t-il donc exclure de l’art une poésie qui décrit un paysage ? en principe oui ; en fait la poésie qui évoque des paysages peut cependant occuper dans la hiérarchie des arts un rang honorable ; à une condition : c’est de transformer la nature inanimée en nature humaine, c’est-à-dire en symbole de la nature humaine. Le poète y réussira en lui faisant exprimer des sentiments et des idées. La description d’un paysage exprimera des sentiments dans la mesure où sa forme sera musicale. Et elle peut éveiller des Idées par une belle tenue qui devient le symbole des dispositions morales de l’âme, ou même par un certain contenu d’idées pourvu que ces idées soient simplement indiquées et que nous les contemplions comme on regarde dans un abîme sans fond. Le contenu ne fera ainsi que soutenir la forme. Si le poète de paysage réussit ainsi à rendre ses poésies symboliques, il nous procurera l’impression que par leur forme elles reflètent en quelque sorte notre propre personnalité et elles seront belles.

Tels sont les principaux écrits dans lesquels, avant les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Schiller s’est occupé d’esthétique théorique, et l’on aperçoit maintenant comment ces Lettres sont la conclusion d’un long débat intérieur sur les rapports de l’art et de la morale. Comme Shaftesbury, dont il a subi l’influence, Schiller a primitivement identifié beauté et moralité ; il a prétendu que la beauté exerçait une influence morale et il a voulu que l’œuvre d’art servît à des fins morales. Puis un moment vint où il se posa la question théorique : qu’est-ce que la beauté ? et, bien qu’il ait répondu que la beauté est un organisme autonome, donc indépendant de toute fin, il persiste à [49] croire qu’elle peut exercer une influence sur la moralité. Il l’affirme dans le poème Die Künstler.

Lorsqu’un peu plus tard il eut en 1791 et 1792 lu et relu la Critique du jugement, et qu’il se fut grâce à cette lecture confirmé dans l’idée que la jouissance esthétique est désintéressée, il continue de prétendre (dans Über den Grund des Vergnügens an tragischen Gegenständen) que la beauté a, dans les arts pathétiques à tout le moins, des effets moraux ; ceux-ci éveillent le plaisir esthétique par le moyen de représentations morales, et Schiller incorpore, par la notion du sublime, la morale kantienne à l’esthétique. Dans le Kallias, il affirme que le jugement esthétique appartient au domaine de la raison pratique et qu’il doit découvrir dans l’objet beau des idées morales, essentiellement l’idée de la liberté. Nous prêtons cette idée aux objets beaux de la nature ; nous leur attribuons le pouvoir de se déterminer eux-mêmes ; nous appliquons la forme de la raison pratique à la forme de l’objet beau.

Il a enfin dans Über Anmut und Würde assuré qu’il existe une beauté morale, celle qu’il appelle beauté gracieuse par opposition à la beauté architectonique, laquelle est comme toute beauté naturelle une beauté dont notre raison fait le symbole de la liberté. Chez l’homme gracieux l’harmonie de l’inclination et du devoir fait que la nature n’empêche pas la personne morale de s’exprimer dans le monde des sens par l’harmonie des gestes.

Finalement Schiller vient dans les Lettres sur l’éducation esthétique à une esthétique et à une conception des rapports de l’art et de la moralité que nous rappelons brièvement : il renonce a la distinction que dans Über Anmut und Würde il établissait entre beauté architectonique et beauté gracieuse. Il dit de nouveau comme dans le Kallias : la beauté est symbole de la liberté. Mais il ajoute : elle en est en même temps la condition. La liberté conçue comme pouvoir d’obéir à l’impératif de la raison par seul respect pour cet impératif, surgit, sous l’influence de la beauté, de l’harmonie de nos deux natures. La beauté prépare, rend possible et facilite ainsi la moralité. L’homme est, grâce à elle, dispensé de vouloir avec sublimité. Schiller substitue de la sorte à la double morale de la grâce et de la dignité une conception qui, théoriquement du moins, admet encore, d’une façon un peu différente il est vrai, la possibilité de deux morales : d’une part, celle de la sublimité qui, en dernière [50] analyse, se confond avec la dignité et avec la morale kantienne ; Schiller n’en parle que pour l’écarter. Celle, d’autre part, dont à travers toutes les Lettres il a élaboré l’idéal : elle combine la morale hellénisante de l’harmonie avec la morale kantienne de la liberté ; la liberté dont il parle est bien, puisqu’il la définit un pouvoir d’autodétermination, la liberté kantienne. Mais, à la différence de Kant, il estime qu’elle peut naître et s’exercer au sein de la vie sensible autant que sur les ruines de celle-ci. La beauté crée les conditions de sa naissance en créant l’état esthétique, qui est un équilibre de vie suprasensible et de vie sensible et la fin suprême de l’humanité accomplie. La beauté d’autre part est elle aussi un reflet du suprasensible dans le sensible et à ce titre le symbole de la liberté. La beauté symbole de la liberté, instrument et occasion de son apparition, a donc sur la moralité une action certaine, bien qu’indirecte. Schiller qui, au temps de sa jeunesse, avait, sous l’influence de Shaftesbury, cru à l’identité de la beauté et de la moralité, s’arrête dans les Lettres plus modestement à l’idée qu’il y a seulement influence de la beauté sur la moralité, que cette influence s’exerce par le médium de l’état esthétique et qu’elle suscite en l’homme une simple possibilité, celle d’être libre ; le rôle qu’il lui attribue ainsi est pourtant considérable, car l’homme libre est à ses yeux le seul homme digne de ce nom : il n’a plus qu’à vouloir pour être sage.

Si telle est l’évolution essentielle que l’esthétique de Schiller manifeste, on voit qu’il a pu légitimement affirmer que celle-ci repose dans les Lettres sur des principes kantiens : en ce sens d’abord qu’elle essaie, comme la philosophie kantienne en général, de concilier la matière et la forme, l’expérience et la spéculation, l’empirisme et les principes ; pour cette raison ensuite que, comme Kant, Schiller s’efforce de délimiter par rapport l’un à l’autre les domaines de la beauté et de la moralité ; en outre, avec Kant, il insiste sur le caractère désintéressé du plaisir esthétique et il fait de la beauté le symbole de la moralité ; Schiller procède enfin de Kant parce qu’il intègre dans l’esthétique la notion kantienne de liberté, conçue comme pouvoir d’autodétermination.

Il se sépare pourtant de l’auteur de la Critique du jugement en persistant dans l’idée (qu’il avait exprimée dans le poème Die [51] Künstler) que la jouissance désintéressée de la beauté nous rend libres moralement. Il semble qu’il soit passé de l’idée de désintéressement à celle de liberté, et ce glissement paraît normal puisque être libre c’est à ses yeux agir sans qu’aucun intérêt, sensible ou spirituel, exerce sur l’âme son déterminisme. Les notions de jouissance désintéressée et de liberté dominent ainsi l’esthétique de Schiller et ce sont dans son esprit des notions sans doute connexes.

Schiller modifie encore l’esthétique de Kant en essayant de dire quelles qualités l’objet beau doit posséder pour produire l’harmonieux accord des facultés de représentation sans lequel il n’y a pas de beauté et pour nous inviter à faire de lui le symbole de la liberté. Il déclare d’abord que l’objet beau doit être régulier (Kallias), ensuite que la beauté humaine doit avoir une harmonie « architectonique » naturelle (Über Anmut und Würde), enfin (Lettres sur l’éducation esthétique) que l’être beau doit être une incarnation et un rayonnement du suprasensible dans le sensible. Schiller dépasse ainsi un peu le subjectivisme de l’esthétique kantienne. Et parce qu’il fait de la beauté un mélange harmonieux de matière et de forme, son esthétique doit bien, si on essaie de la replacer dans la filiation des doctrines esthétiques, être située, comme il l’a demandé lui-même (Lettre 15, note du § 5), à égale distance entre les esthétiques intellectualistes et les esthétiques sensualistes : Raphaël Mengs, qui dans les Réflexions sur le goût dans la peinture [6] réduit la beauté à quelque chose d’exclusivement formel, est pour Schiller le représentant des esthétiques intellectualistes. Burke, qui dans ses Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau [7] fait de la beauté une chose seulement vivante, incarne aux yeux de Schiller les esthétiques sensualistes. Aux intellectualistes Schiller reproche (Lettre 18) d’exclure de la beauté la réalité sensible, de ne pas voir qu’elle est un infini, de prétendre la limiter conformément aux lois de leur pensée. Quant aux sensualistes, ils ont aux yeux de Schiller le tort de ne pas apercevoir que la beauté est harmonie et unité d’une multiplicité, et non pas seulement infini de la nature libre.

[52]

La pensée de Schiller, telle qu’elle s’exprime dans les Lettres, doit encore être définie par rapport à celle de Fichte. Deux ouvrages de ce philosophe sont en effet cités dans les Lettres [les Vorlesungen über die Bestimmung des Gelehrten, 1794 (note de Lettre 4) et la Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, 1794 (note de Lettre 13)], et il semble bien que Schiller ait voulu dans celles-ci affirmer contre la tendance essentielle de la philosophie fichtéenne une conception opposée et hostile. Fichte concevait bien comme Schiller que l’esprit humain tend à réaliser progressivement son infinité et il parlait d’un instinct qui l’y pousse. Mais pour Fichte toutes les activités de l’esprit ne sont que manifestations du moi pratique qui tend à rejoindre par un progrès infini son absolu primitif. Le moi pratique est le ressort de l’activité théorique qui produit le monde et qui s’exerce sur le monde en triomphant de la vie sensible comme d’un obstacle qui s’oppose à elle. Schiller se représente tout autrement l’évolution par laquelle l’homme actualise progressivement l’infini qui est en lui : il ne dit pas que l’homme doit par l’esprit triompher de la vie sensible et du monde ; il assure seulement qu’il doit imposer aux apports du monde et à sa nature sensible les Formes créées par sa nature spirituelle. Loin de vouloir abolir la vie sensible, il demande qu’elle soit développée et il veut seulement l’ennoblir en la pénétrant, grâce à l’art, d’idéal et de spiritualité. L’humanité sera sauvée par l’art et non pas, comme Fichte le disait, par la science et la philosophie [8].

2. La politique de Schiller et sa philosophie de l’histoire
avant les Lettres. Leurs sources.

On peut suivre la genèse des idées de Schiller en matière de politique et de philosophie de l’histoire dans plusieurs de ses œuvres antérieures aux Lettres, et l’on peut discerner aussi quelques-unes des influences qui les expliquent :

Toute son œuvre de jeunesse est déjà, comme les Lettres, dominée par l’idée de liberté politique : idéal de liberté anarchique [53] et révolutionnaire dans les Räuber [9]. Karl Moor est le champion d’un État dans lequel des génies, au sens que les Stürmer und Dränger donnaient à ce mot, c’est-à-dire des individus vigoureux, animés d’un puissant dynamisme créateur, pourraient grâce à la liberté se déployer dans leur grandeur originale et dans leur force. « La loi, s’écrie-t-il, n’a jamais engendré un seul grand homme alors que la liberté a produit des colosses. » Karl Moor entreprend donc de détruire par la violence l’ordre légal et la société régulière. Il dresse contre eux un groupement de brigands dont le rôle est d’extirper les abus d’un État arbitraire et corrompu, et d’abolir un système de gouvernement qui empêche les individus de se développer dans leur grandeur originale. Il rêve de construire sur les ruines de l’État ancien une société nouvelle qui serait à la taille des grandes individualités libres. On aperçoit quel est le rapport de cette conception à celle des Lettres et quelle est la différence ; dans les Räuber, Schiller proteste déjà comme il le fera dans les Lettres contre un État qui mécanise les individus, qui, à force de légiférer sur toutes choses et de tout réglementer, paralyse les initiatives et tue la force, et nous croyons que c’est l’État patriarcal du Despotisme éclairé qu’il critique et attaque ainsi. Il revendique déjà un État qui, comme l’État raisonnable des Lettres, serait à la mesure des individus qui le composent et ne ferait qu’objectiver leurs tendances. Quant à la différence, elle est double : les individus pour qui l’État raisonnable des Lettres devrait être fait, sont non plus des génies c’est-à-dire des Titans, mais des caractères esthétiques, c’est-à-dire des personnalités harmonieuses qui équilibrent leurs forces affectives par de la raison. Et en second lieu Schiller ne propose plus de détruire la société ancienne par la violence. La société nouvelle doit naître de l’ancienne au fur et à mesure que, par l’éducation, les hommes anciens s’élèvent à l’équilibre esthétique. Il doit se produire un processus lent et continu de substitution grâce auquel la société ancienne, transformée peu à peu par la rénovation intérieure des individus, engendrera un État nouveau. L’idéal révolutionnaire des Räuber est ainsi remplacé par [54] un idéal de réforme par l’éducation. Aussi bien l’évolution par laquelle Schiller s’est éloigné de la méthode révolutionnaire a-t-elle commencé chez lui dès le temps où il écrivait les Räuber. Dès le dénouement de la pièce, il écarte la solution violente. Karl Moor reconnaît qu’il a eu tort de croire qu’il pourrait « maintenir les lois par l’illégalité » ; il s’est aperçu que deux hommes comme lui suffiraient à saper l’édifice du monde moral.

La morale devient désormais pour Schiller inséparable de la politique, comme elle l’est de son esthétique. C’est ce qu’atteste, outre la satire politique et sociale du drame Kabale und Liebe, la tragédie de Fiesque. L’idée de cette tragédie nous parait être qu’une république ne peut subsister que par la vertu civique de ceux qui la composent et la gouvernent. C’est l’idée de Montesquieu. Fiesque s’est d’abord dressé contre la tyrannie ; mais l’ambition a bientôt été plus forte que sa volonté réformatrice primitive ; il n’a plus aspiré à diriger la République que pour la confisquer à son profit et régner en despote à son tour. Ses habiletés de politique étouffent chez lui l’homme, la vertu humaine et la vertu civique. Il a cessé de croire que « s’il est sublime de conquérir un diadème, il est divin de le rejeter loin de soi ». Contre lui se dresse dans la pièce l’austère républicain Verrina ; mais tous les partisans de celui-ci n’ont pas sa vertu ; plusieurs sont tarés ; il en est un qui compte sur la révolution pour le libérer de ses dettes. La conviction de Schiller, quand il écrit Fiesque, c’est que l’avènement de la république, comme l’avènement de l’État raisonnable dans les Lettres, a pour condition préalable l’existence de citoyens ennoblis et désintéressés qui soient dignes d’en faire partie.

C’est encore un idéal de liberté personnelle et politique et de vertu républicaine qui s’affirme dans le Don Carlos par la bouche de Posa (cf. la deuxième lettre sur le Don Carlos). Posa revendique, contre l’absolutisme théocratique du roi Philippe II, la liberté de conscience et de pensée, la liberté d’être lui-même. Il reproche au monarque d’avoir instauré dans son empire un régime qui mutile l’humanité non seulement parce que l’oppression y triomphe, mais encore parce que, dans la mesure où Philippe veut le bonheur de ses sujets, il prétend imposer à tous une manière uniforme d’être heureux. Posa demande que chacun puisse être l’artisan de sa propre félicité, et il proteste, comme Karl Moor dans les Räuber, contre le système politique [55] qui ne laisse pas chacun se développer dans son individualité particulière. L’État idéal dont il souhaite l’avènement ne doit toutefois plus être fait pour des génies, comme dans les Räuber, mais pour une humanité harmonieuse qui ressemble fort à l’humanité esthétique des Lettres. Il devrait être ainsi organisé que les hommes pourraient y développer toutes leurs facultés jusqu’à la perfection (voir la huitième lettre sur le Don Carlos). Schiller considère maintenant que l’intérêt principal de l’homme est de se hausser à l’humanité intégrale et que le rôle de l’État est de rendre possible cette élévation. Épanouissement qui au reste ne peut avoir lieu que dans certaines limites, car Schiller invoque à présent le droit d’autrui. Chacun ne sera autorisé à se déployer librement qu’autant qu’il peut le faire sans empiéter sur ce qui est des autres. La loi fixera le droit et en imposera le respect. Ce n’est plus, comme dans les Räuber, Rousseau qui inspire Schiller ; c’est comme dans Fiesque Montesquieu. La liberté, Schiller la conçoit maintenant comme étant simplement le droit de faire ce que les lois permettent et ce que la constitution garantit (cf. la dixième lettre sur le Don Carlos). Enfin dans le Don Carlos comme plus tard dans les Lettres sur l’éducation esthétique, Schiller ne consent pas que l’ordre libéral nouveau résulte de l’insurrection et de la violence. Posa se défend d’être un révolutionnaire. Il assure que les révolutions alourdissent le poids des chaînes qui pèsent sur les peuples et qu’elles ne les brisent pas. C’est du prince qu’il attend les initiatives libératrices ; il le supplie d’affranchir tout de suite ses sujets, simplement parce qu’ils sont des hommes et qu’ils ne peuvent pas sans liberté accroître leur perfection. Schiller a encore pleinement foi en la bonté humaine ; il ne subordonne pas encore, comme il le fera dans les Lettres, l’action de la liberté à une condition préalable, à savoir la formation d’un caractère nouveau.

Un idéal de liberté politique est également inclus dans l’œuvre historique de Schiller. Et il semble bien que dès l’Histoire de la défection des Pays-Bas qu’il fut amené à écrire en préparant le Don Carlos (Geschichte des Abfalls der vereinigten Niederlande von der spanischen Regierung, dont le début parut en 1788 dans le Mercure allemand) Schiller soit arrivé au sujet de la liberté à une conviction nouvelle qui persistera dans sa pensée et que nous avons discernée dans les Lettres : la liberté n’est pas [56] seulement un idéal que l’on doit proposer aux hommes ; elle est un fait attesté par le développement historique de l’humanité. Le rôle de l’histoire est de découvrir les phases par lesquelles l’espèce humaine s’y élève progressivement. C’est à cette tâche que Schiller s’est appliqué dans ce livre, puis dans les Mémoires (Memorien, recueils de documents précédés d’Introductions) [10], enfin dans la Guerre de trente ans (parue en 1791 et 1793). La conception qui se dégage de ces trois ouvrages, c’est que de l’époque romaine au XVIIe siècle on constate une réalisation croissante de liberté dans l’histoire. Les Romains ignorèrent les idées de liberté et de dignité humaine. On les découvre au contraire en germe dans l’esprit de farouche indépendance des peuples germaniques ; les invasions barbares attestent un progrès dans l’évolution qui a conduit les peuples modernes à proclamer la liberté de conscience et à reconnaître la dignité humaine. Il était cependant nécessaire que l’esprit de violence des peuples germaniques s’apaisât et s’épurât en quelque mesure ; les Croisades auraient produit cette décantation. Au XVIe siècle le triomphe des habitants des Pays-Bas a été le triomphe d’une cause humaine contre la tyrannie, et Schiller considérera dans la Guerre de Trente Ans que toutes les manifestations d’indépendance ou de rébellion des princes d’empire contre l’Empereur furent des entreprises contre le despotisme ; il estime qu’elles ont servi la cause de la liberté humaine. De même Schiller aime ou déteste les grands hommes selon qu’il aperçoit en eux des amis ou des ennemis de la liberté. Philippe II et Richelieu incarnent l’esprit de domination sous sa forme la plus détestable. Il loue Henri IV parce qu’il lui attribue des projets de libération universelle et la volonté de faire le bonheur de l’humanité. Il prête à Gustave-Adolphe pénétrant en Allemagne des intentions exclusivement pures et nobles ; il le tient lui aussi pour un libérateur. Peu importe qu’il ait foulé aux pieds la terre allemande. Le triomphe de la liberté humaine a plus d’importance que celui de la cause allemande. Schiller à ce moment de son évolution est cosmopolite et dans une lettre à Körner [11] il expose qu’une nation n’est qu’une forme accidentelle et éphémère de l’humanité ; telle nation ou tel événement [57] national ne doivent intéresser l’historien que dans la mesure où ils apparaissent comme une condition du progrès de l’espèce.

L’histoire des États n’est plus qu’un fragment de l’histoire universelle et l’histoire universelle tend vers une fin raisonnable. C’est la conception que Schiller a exposée dans la leçon d’ouverture qu’en mai 1789 il fit à l’université d’Iéna (Was heisst und zu welchem Ende studiert man Universalgeschichte ?). Un moment quelconque de l’histoire humaine est le résultat de toute l’évolution qui l’a précédé, et comme un chaînon dans un enchaînement qui doit aboutir au triomphe de la raison. Les institutions primitives de l’humanité naquirent du hasard et de la violence, mais les hommes ont peu à peu introduit en elles de la raison. Ainsi l’Allemagne a-t-elle construit le système de sa liberté politique et ecclésiastique sur le fondement de la féodalité et de son anarchie. Ainsi dans les temps modernes un rapprochement s’opère-t-il entre les nations ; un lien de cosmopolitisme s’est créé entre les esprits qui pensent ; la paix est maintenue par la contrainte bienfaisante des armées permanentes ; la société des États de l’Europe paraît transformée en une grande famille, à l’intérieur de laquelle il peut encore y avoir des inimitiés, mais dont les membres ne peuvent plus se déchirer. Le rôle de l’histoire universelle est de décrire cette évolution progressive et d’en rendre compte. Avec les philosophes de l’Aufklärung, un M. Mendelssohn ou un Iselin, Schiller assure que l’Allemagne du XVIIIe siècle manifeste un triomphe magnifique d’intelligence, de raison et de liberté de conscience, et il l’explique par la totalité du passé humain. Elle est chrétienne et protestante ; elle est de civilisation bourgeoise ; elle connaît la paix intérieure ; elle est cultivée ; elle s’est assimilé l’héritage de l’Antiquité ; elle vit dans la paix internationale. Toutes ces circonstances qui permettent aux hommes de consacrer leurs efforts à des fins raisonnables, ont pour causes une multitude de découvertes, de révolutions politiques et religieuses, de guerres et de traités. Nous sommes dans les actes les plus quotidiens de notre vie, débiteurs des siècles passés. Le moment actuel est relié aux origines de l’espèce humaine par une longue série d’événements qui s’enchaînent. L’historien ne peut pas prétendre les décrire tous. Il se contentera d’extraire ceux qui ont exercé sur la forme actuelle du monde une influence essentielle, incontestable et facile à suivre. D’autre part certains rapports de cause à effet nous échappent ; [58] or l’histoire n’est une science que si elle constitue un tout cohérent. L’historien a donc le devoir de combler les vides. Il le fera avec son esprit philosophique. En recourant à des raisonnements analogiques fondés sur l’observation de faits plus récents et bien connus, il peut prétendre projeter quelque lumière sur les époques dont l’histoire nous est cachée. Enfin, cédant au penchant de l’esprit humain d’intégrer tous les événements dans un ensemble systématique, l’historien introduit de la finalité dans le monde. La fin qu’il assigne à l’ordre historique ne peut être qu’hypothétique ; il choisit celle qui procure à son intelligence le plus de satisfaction et à son cœur le plus de bonheur. Sa vision téléologique de l’histoire est du moins pour lui un stimulant. Elle le convainc que l’activité déréglée et en apparence confuse de l’homme obéit à une nécessité. « L’homme égoïste s’applique à des fins inférieures ; mais inconsciemment il travaille au triomphe de fins excellentes. » L’historien qui procède ainsi voit dans l’histoire un long effort de l’humanité pour nous procurer les trésors matériels et moraux dont nous jouissons ; il se sent encouragé à travailler lui-même pour accroître l’héritage qui lui fut légué.

Cette inspiration finaliste persistera, avec certaines atténuations qui témoigneront de moins d’optimisme, dans les Lettres sur l’éducation esthétique. Elle atteste que la pensée schillérienne s’insère dans une traduction [sic] dont les principaux représentants au XVIIIe siècle sont des philosophes rationalistes tels que M. Mendelssohn, Iselin, Lessing, auteur de l’Erziehung des Menschengeschlechts (1780), Herder, auteur des Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit (1783-1789), et Kant lui-même. Schiller semble avoir en matière de philosophie de l’histoire subi spécialement l’influence de ce dernier philosophe, qui a dit sa foi en une réalisation progressive de la raison dans le monde dans trois opuscules dont le plus important est l’Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht (1784 ; on sait que Schiller connut cet article en 1787 ; les deux autres sont Was ist Aufklärung ?, 1784, et Mutmasslicher Anfang der Menschengeschichte, 1786). Kant conçoit qu’une immanence de la liberté détermine les hommes, en dépit de leurs intentions et malgré les conflits et les querelles qui résultent des motifs discordants de leurs actions, à réaliser progressivement un État juridique et un ordre universel qui seront le triomphe de [59] la liberté. Tout se passe comme si une loi de la nature amenait les actions des hommes, aussi contradictoires qu’elles soient, à s’enchaîner rationnellement [12]. « Les individus humains et même les peuples entiers ne s’imaginent guère qu’en poursuivant, chacun selon sa façon de voir et souvent l’un contre l’autre, sa fin propre, ils vont à leur insu dans le sens d’un dessein de la nature, inconnu d’eux-mêmes, qui est comme leur fil conducteur, et qu’ils travaillent à l’exécuter, alors que s’ils le connaissaient, ils n’en auraient qu’un médiocre souci. » Le plan que la nature se propose ainsi en ce qui concerne l’homme, c’est que la raison arrive en lui à la plénitude de son développement et de sa fonction. Cette fin, la raison ne peut pas l’atteindre du premier coup. L’espèce seule peut et doit assurer l’avènement définitif de la raison. En outre le lieu nécessaire dans lequel les hommes évoluent vers la raison, c’est la société civile. La vie sociale est la condition nécessaire de la culture et des progrès de leurs facultés, même si elle engendre souvent la discorde et l’insociabilité. Au terme de leurs efforts ils réussiront à fonder une constitution civile qui fera régner universellement le droit, et l’on peut espérer que les États finiront par entrer dans une fédération où chacun d’eux tiendra ses droits et sa sécurité de la volonté collective des États légalement organisés ; la paix perpétuelle serait ainsi assurée et chaque homme deviendrait un citoyen du monde. Ces fins ne sauraient toutefois être atteintes que si les hommes du temps présent entreprennent de dépasser par la morale le point de culture où ils sont parvenus : ils ont réalisé la civilisation que donnent la science et l’art ; mais cette civilisation « travestit l’idée de la moralité dans la dignité extérieure du point d’honneur et dans la politesse conventionnelle des relations sociales. Il manque l’éducation vraiment morale, sans laquelle tout n’est qu’apparence et que misère, mais que les États sont peu portés à favoriser parce qu’elle n’est possible que par un libre usage de la raison et qu’ils voient dans ce libre usage une restriction intolérable à leur autorité ».

Mais si les gouvernements font ainsi obstacle à la diffusion des Lumières, ils ne sont pas seuls coupables. Et dans l’article Was [60] ist Aufklärung ? Kant montre [13] qu’il faut plus encore incriminer les gouvernés, leur indolence, leur goût des habitudes contractées, leur respect des traditions et des formules. La parole qu’il est le plus difficile de faire entendre est sapere aude, aie le courage de te servir de ta raison. L’affranchissement doit donc partir de nous-mêmes. Et notre émancipation doit consister non en une révolution qui, en rompant avec une espèce de préjugés, en produit une autre espèce, mais en une réforme tout intérieure qui ne peut être que lente et qui a pour condition essentielle la liberté de penser. Aussi bien cette liberté de penser est-elle le droit primordial que les sujets doivent revendiquer, puisque sans elle l’usage de la raison n’est pas possible. Kant est sur ce point d’accord avec la Philosophie des Lumières, et il ne se distingue d’elle que sur un point, important il est vrai. L’Aufklärung estimait que la civilisation et la culture de l’esprit étaient la plus importante manifestation de la raison et qu’elles devaient conduire de plus en plus sûrement l’homme au bonheur. Kant n’admet pas que la civilisation puisse procurer le bonheur ; c’est même le plus souvent aux dépens du bonheur qu’elle va dans son sens véritable. C’est dire que la civilisation doit se réformer en se rattachant à un principe intérieur ; au-dessus de la culture intellectuelle et de la civilisation proprement dite il y a la pure disposition morale ; le plein usage de la raison consistera à la développer.

On voit ce que la philosophie de l’histoire des Lettres sur l’éducation esthétique doit à Kant – Schiller pense avec lui que le terme de l’évolution historique sera un État de la raison où le droit et la liberté régneront. D’autre part, moins optimiste que dans sa Leçon d’ouverture à l’université d’Iéna, et bien que certaines traces de croyance eudémoniste subsistent dans les Lettres [14], il modère son apologie de la civilisation du XVIIIe siècle et il partage maintenant avec Kant la conviction qu’elle est à bien des égards factice et conventionnelle ; il lui manque un fondement solide dans l’éducation de la volonté morale. Il y a en outre dans les Lettres comme dans l’Idee zu einer allgemeinen Geschichte la pensée que l’évolution vers des fins de raison et de [61] liberté sera en conséquence très lente et qu’elle ne peut être hâtée que par une réforme intérieure et non par une révolution violente. On peut enfin admettre que Schiller, en affirmant dans les Lettres que le progrès humain n’est pas une réalisation spontanément toujours plus complète et parfaite de l’humanité mais qu’il s’accomplit par la mise en valeur d’une seule de ses virtualités à la fois, avait retenu de Kant l’idée d’une marche tâtonnante de l’humanité conquérant lentement sa clairvoyance.

Une autre influence a sur ce point renforcé sans doute celle de Kant ; c’est à savoir celle de la Révolution française. La deuxième lettre au duc d’Augustenburg éclaire à ce sujet. « Une nation qui est pleine d’esprit et de vaillance, écrit Schiller, a entrepris de détruire par la violence l’état social auquel elle était parvenue, et de légiférer par la pure nature humaine raisonnable. On a prétendu traiter l’homme comme une fin et l’on a annoncé l’avènement d’une ère de régénération politique. Il semblait qu’au point de progrès intellectuel où les Lumières les avaient conduits, les hommes dussent être réceptifs pour l’état de choses meilleur qu’on leur offrait. » Les Constituants de 1789 ont donc dans l’esprit de Schiller fait une tentative pour substituer à un État né de la nécessité un État de la raison. Schiller est d’accord avec eux quant au but et il est persuadé comme eux « que la liberté politique et civile demeurera toujours le plus sacré de tous les biens, le but le plus digne de tous les efforts et le centre de toute culture ». Mais Schiller a finalement, en méditant sur les événements de la Révolution, éprouvé une désillusion, et il se sépare des révolutionnaires sur un point capital. « La génération à qui l’on offrait en cadeau la liberté n’était pas digne de la recevoir. Elle était trop corrompue pour l’apprécier et en faire usage. C’est donc qu’il était prématuré de la lui octroyer, c’est que les hommes ne sont pas mûrs pour la liberté civique. » Le reproche que Schiller adresse aux révolutionnaires, c’est de s’être livrés à une tentative prématurée ; c’est d’avoir édicté une législation raisonnable alors que l’homme raisonnable n’existait pas encore ; c’est d’avoir légiféré dans l’irréel. Les hommes du XVIIIe siècle n’étaient pas mûrs pour une législation rationnelle. Arrière donc les révolutions violentes ! il s’agit d’abord de produire chez les hommes la maturité qui leur manque. Cette maturité, seule l’éducation [62] esthétique peut l’engendrer. Cette éducation créera ainsi la réalité sur laquelle une législation rationnelle aura prise. C’est une réforme intérieure qui doit être d’abord accomplie ; elle est la tâche la plus urgente. Sans elle un bouleversement des institutions est sans efficacité. Schiller se range ainsi aux côtés de tous les théoriciens qui avec Burke ont affirmé la nécessité de respecter toujours la continuité de l’histoire et de l’esprit humain.

Parmi ces théoriciens il en est un que Schiller connaissait personnellement, à savoir Guillaume de Humboldt. Une influence de ce dernier sur la pensée des Lettres nous paraît incontestable. C’est ainsi qu’en premier lieu Humboldt avait avant Schiller affirmé (dans les Ideen über Staatsverfassung, durch die neue französische Revolution veranlasst, article paru en janvier 1792 dans le Berlinische Monatsschrift) que toute réforme politique doit tenir compte du point d’évolution où sont parvenus les hommes à qui cette réforme est destinée, et qu’elle doit avoir pour point de départ une transformation des idées et des esprits [15]. Il avait dit avant Schiller que l’octroi de la liberté aux hommes doit dépendre de leur maturité. Il pensait au reste moins à leur maturité morale qu’à la maturité de leur esprit de liberté et de leur désir de liberté.

Mais si Schiller, parce qu’il a subi les influences que nous venons de préciser, subordonne maintenant le progrès à une réforme intérieure, ne s’écarte-t-il pas sensiblement de la position où il se tenait, lorsque cinq ans plus tôt il écrivait sa Leçon d’ouverture d’Iéna ? D’accord avec les Aufklärer, il affirmait un progrès rectiligne et ininterrompu de l’espèce humaine, et il exaltait la civilisation du XVIIIe siècle comme un apogée de son évolution. Dans les Lettres il assure au contraire que la réalisation la plus haute de culture doit être cherchée dans le passé, dans l’antiquité grecque ; il constate avec déplaisir que par rapport à ce passé les hommes des temps modernes se sont engagés dans la voie de développements unilatéraux ; ils ont cessé d’être harmonieux ; ceux du XVIIIe siècle sont particulièrement corrompus ; ils sont revenus à la sauvagerie ou tombés dans la barbarie. Ils n’échapperont à leurs perversions que par une longue éducation. N’y a-t-il pas là régression ? Et pourtant [63] Schiller dans les Lettres continue à décrire un certain devenir progressif de l’humanité, puisqu’il la montre passant de l’état physique à l’état esthétique, enfin à l’état moral, et puisque ce devenir n’est pas seulement à ses yeux un idéal mais encore une réalité. Schiller ne se contredit-il pas ? On ne saurait le prétendre. Il y a seulement chez lui quelque atténuation de son optimisme antérieur. Il ne conçoit plus maintenant que le progrès s’accomplit selon un rythme uniforme et que l’humanité se hausse d’une manière continue à des degrés supérieurs d’harmonie et de moralité. Mais il croit toujours au progrès, et l’apparente contradiction se résout de la façon suivante : il est vrai que l’humanité grecque s’éleva à la totalité et passa de l’état physique à l’état esthétique ; cette totalité était toutefois élémentaire. Cette phase du développement humain fut suivie d’une autre, celle où nous vivons et où l’entendement triomphe ; la totalité y a fait place à une certaine « unilatéralité », qui se manifeste par un esprit discursif d’analyse claire et bornée, dont les inconvénients ont été décrits. Cette phase toutefois ne constitue pas une régression, car un jour viendra où l’esprit humain profitera des acquisitions de l’entendement et des progrès que l’usage unilatéral de celui-ci lui a permis de réaliser. Il y aura dans l’avenir une troisième phase dans laquelle, grâce à une culture esthétique retrouvée, l’humanité dépassera le stade de la formation unilatérale, triomphera de ses perversions momentanées et s’élèvera de nouveau à la totalité, et à une totalité qui sera supérieure à celle des Grecs, car elle sera riche de tous les développements partiels et de toute l’éducation qu’elle se sera au cours des temps modernes donnés. On verra naître alors un État de la raison dont la perfection laissera loin derrière elle celle que les Républiques de l’Antiquité ont pu réaliser [16].

Quant aux sources de la pensée à proprement parler politique de Schiller, c’est encore chez Guillaume de Humboldt qu’il faut à notre avis les chercher, partiellement au moins. Il y a des analogies considérables entre les théories de l’État de ces deux penseurs. Ils appartiennent à une même tradition. G. de [64] Humboldt est l’auteur de l’Essai sur les limites de l’État qui est antérieur aux Lettres et dont on sait que Schiller l’a connu intégralement (bien qu’il n’ait été publié qu’en 1851) [17]. Comme Schiller dans les Lettres, Humboldt dans son Essai place au centre de ses considérations l’homme qui se cultive et qui s’élève à l’humanité supérieure, tout en sauvegardant son caractère particulier. C’est par rapport à cette humanité supérieure idéale, harmonieux équilibre de matière et d’esprit, qu’avant Schiller il conçoit et détermine son État idéal. Il l’organise pour que l’individu puisse s’y développer le mieux possible et pour que rien ne fasse obstacle à son épanouissement subjectif. Il veut être pour la législation ce que Rousseau a été pour l’éducation, c’est-à-dire abandonner le point de vue des résultats extérieurs et mécaniques pour se placer à celui de la formation intérieure de l’homme. Cette formation a toutefois une condition externe que l’individu n’est pas capable de s’assurer par ses seules forces, à savoir la liberté ; l’homme ne peut en effet se cultiver que par les autres hommes et par le monde extérieur, qu’en prenant avec les hommes et le monde les contacts les plus multiples possibles. Or il peut être restreint dans sa liberté par toutes les menaces que l’égoïsme des autres hommes fait peser sur celle-ci. Le rôle de l’État est donc d’assurer par la sécurité sa liberté contre les ennemis du dedans et contre ceux du dehors. C’est là son seul rôle. Humboldt veut que toutes les autres tâches habituellement confiées à l’État soient accomplies par des associations d’utilité publique. Il est ainsi le théoricien par excellence du libéralisme ; il restreint au minimum le rôle de l’État parce qu’il redoute que ses interventions ne mettent en péril l’effort de l’homme pour se développer dans sa force et dans son originalité. Son point de vue n’est donc pas tout à fait celui de Schiller. La liberté est pour Humboldt la condition préalable de toute culture, et c’est pourquoi il demande que l’homme d’État entreprenne sans tarder de dispenser, bien que d’une manière très progressive, la liberté aux gouvernés. Schiller estime au contraire que le don de la liberté doit être la conséquence et le résultat de la culture ; on ne l’accordera aux hommes que lorsqu’ils seront par la culture [65] esthétique devenus capables et dignes de constituer l’État de la raison. Il rejette ainsi dans un avenir lointain l’avènement d’une liberté que Humboldt souhaite accorder le plus tôt possible à tous les hommes afin qu’ils puissent se cultiver. Il y a entre la conception politique de Humboldt et celle de Schiller d’autres différences que nous avons signalées ailleurs [18]. Schiller veut que les gouvernants veillent au bien-être matériel des gouvernés (au duec d’Augustenburg, 11 novembre 1793). Humboldt, hostile à toute intervention de l’État, ne consent pas qu’il s’occupe de leur vie physique et il est persuadé que dans une société où la pleine liberté régnerait, le bien-être naîtrait spontanément. D’autre part Schiller et Humboldt ne conçoivent pas de la même façon l’évolution de l’État. Nous avons vu que dans les Lettres Schiller partait de la notion d’un État primitif, qu’il a flétri du nom de Notstaat et dans lequel les violences et les luttes sont péniblement contenues par la contrainte des lois. Et Schiller estime que, dans l’État raisonnable de l’avenir, les individus devenus paisibles et pacifiques par la beauté pourront être abandonnés à la pleine liberté ; des organes de sécurité n’y seront même plus nécessaires. Humboldt au contraire se représente l’État nouveau qu’il appelle de ses vœux comme une renaissance de l’État primitif tel qu’il exista lorsque les hommes eurent passé entre eux le premier contrat. Le monarque n’y était qu’un chef militaire et un juge. Les hommes ne l’avaient délégué que pour assurer leur sécurité. L’État primitif était donc une anticipation de l’État de l’avenir dans lequel les hommes pourront cultiver leurs forces sous la sauvegarde d’un gouvernement qui, gardien de la seule sécurité, ne s’immiscera plus dans toutes les activités humaines. Ce gouvernement ne pourra au reste jamais renoncer à veiller sur la sécurité, car l’égoïsme primordial de l’homme le portera toujours à empiéter sur les droits d’autrui. La culture elle-même ne réussira pas à supprimer sa cupidité.

En dépit de ces divergences il reste que l’État pour Schiller comme pour Humboldt est la création de l’homme et l’homme la fin de l’État. Tous les deux ils pensent en outre que l’État doit être organisé pour des individus qui se cultivent et s’élèvent à l’harmonie. Tous deux estiment que l’État doit respecter chez les individus leur caractère spécifique. Tous les deux croient donc à [66] la liberté, même si Schiller en retarde l’avènement jusqu’au jour où les hommes seront devenus esthétiques, tandis que Humboldt a pensé qu’on pouvait tout de suite, à condition d’être très prudent, en accorder dans une certaine mesure le bénéfice aux hommes. Tous les deux ils jugent que toute réforme de la cité doit aller de pair avec une réforme des individus. Tous les deux enfin ils ont reproché à l’État moderne, spécialement à l’État du Despotisme éclairé, d’être une tyrannie tracassière et niveleuse qui traite les individus comme les rouages d’un mécanisme.

Enfin Schiller et Humboldt sont l’un et l’autre – c’est ce qu’il reste à montrer brièvement – les héritiers d’une double tradition politique : celle du droit naturel et celle d’un certain libéralisme humaniste dont on peut suivre la formation en Allemagne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ils sont les successeurs des théoriciens du droit naturel quand ils affirment que l’État est la création des hommes, que les individus sont donc antérieurs et supérieurs à l’État et qu’ils l’ont par contrat institué et organisé en vue de leurs fins individuelles. Le premier des théoriciens allemands du droit naturel, c’est Samuel Pufendorf (1632-1694), auteur du livre Le Droit naturel (1672). Le droit naturel a régné en maître dans les universités allemandes jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et il a continué après Kant à imprégner les doctrines libérales de l’État. Disciple de Grotius et de Descartes, Pufendorf croit comme eux à l’universelle nature raisonnable de l’homme ; comme Grotius il essaie d’établir les principes de la philosophie du droit par la seule raison ; il affranchit ainsi cette philosophie de la théologie et des prescriptions du droit positif. Il assure que les hommes vécurent primitivement dans une situation de nature qui était une situation d’insécurité ; ils éprouvèrent par suite le besoin de se protéger contre la mauvaise volonté d’autrui et ils passèrent ainsi un premier contrat (pactum unionis) ; par un deuxième contrat (pactum subjectionis) ils se soumirent au chef de l’État. Enfin un arrêt de l’État organisa la collectivité ; ce fut le pactum ordinationis. Cette théorie réserve la liberté personnelle et la liberté de conscience. Elle admet une limitation contractuelle du pouvoir royal par les Landstände ; elle a eu ainsi le mérite historique d’imposer des bornes à l’arbitraire des princes et de tenir en échec la théorie de la raison d’État. Elle impose au monarque des devoirs élevés puisqu’il vit pour l’État et doit [67] accorder à tous la même protection juridique. Elle lui confère aussi des pouvoirs étendus puisqu’il peut limiter les droits de chacun au nom du bien de tous, et c’est à une conception d’absolutisme monarchique que Pufendorf aboutit finalement. Il concède seulement que le souverain doit, afin de régner pour son peuple, conserver avec lui par l’intermédiaire des Landstände un certain contact. La théorie contractuelle évoluera au reste dans des directions variées puisqu’elle aboutira chez Rousseau à la doctrine de la souveraineté du peuple.

Schiller et Humboldt sont d’autre part, avons-nous dit, les héritiers d’un certain libéralisme humaniste que l’on discerne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle chez des penseurs tels que Lessing, Frédéric Jacobi et G. Forster. Lessing dans Ernst und Falk (1778) avait conçu un idéal de l’État qui serait une franc-maçonnerie où régneraient l’égalité des aristocrates et des humbles, un esprit cosmopolite et une religion raisonnable commune à tous ; il admettait au reste que cette franc-maçonnerie ne pouvait avoir qu’une existence tout intemporelle dans les cœurs. Puis avec Jacobi et Forster une préoccupation nouvelle parait : tandis que les théoriciens du droit naturel revendiquaient la liberté pour l’homme au nom de son universelle nature raisonnable et des droits que cette nature lui confère, c’est-à-dire en somme au nom de la dignité humaine inhérente à chaque individu, Jacobi et Forster fondent leur libéralisme non plus sur la considération de la nature humaine commune à tous, mais sur l’idée du respect dû à ce qui dans l’homme est le plus intime, à savoir sa liberté morale. Ils donnaient ainsi à la politique un caractère d’intériorité nouveau. Jacobi, dans un article écrit en 1782 Etwas das Lessing gesagt hat, estimait que « ce qui est bon en soi, ne peut avoir sa source que dans l’autoactivité d’un libre esprit ». Il en déduisait que la contrainte de l’État ne peut engendrer ni vérité, ni vertu, ni prospérité, ni bonheur et qu’elle ne doit par suite s’appliquer aux hommes que dans la mesure où, parce qu’ils obéissent à leurs passions, ils participent encore à la vie animale. La seule fonction de l’État est de protéger ses membres contre les injustices résultant des passions, d’assurer à chacun la libre disposition de ses forces et la jouissance des fruits de celle-ci [19]. Dans un esprit tout [68] semblable Forster assurait dans les Ansichten vom Niederrhein que le premier devoir d’une Constitution est d’offrir aux membres de l’État la possibilité de se perfectionner moralement, et comme ce progrès a pour condition l’usage illimité et pleinement indépendant de la raison et de l’intelligence, le devoir des princes est d’accorder à leurs sujets la liberté de conscience, de réunion et de discussion. L’idéal est pour Forster comme pour Humboldt l’épanouissement de l’homme, et le seul rôle de l’État est d’écarter les obstacles qui s’opposent à ce libre déploiement. Et au total Jacobi et Forster peuvent être considérés comme les précurseurs de Humboldt et de Schiller en ce sens qu’avant ceux-ci ils ont essayé de fonder sur la considération de la personnalité morale de l’homme et de sa culture leur conception de l’État. Après eux Humboldt dans l’Essai sur les limites de l’État et Schiller dans les Lettres ont avec plus de précision édifié un idéal de culture harmonieuse et développé la notion d’un État où la totalité humaine pourrait se déployer librement. Leur État est comme celui de ces penseurs subordonné à un idéal de moralité et de formation humaine.


IV. – CONCLUSION.



Toute la pensée contenue dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme nous est apparue en définitive comme une tentative d’établir un lien entre des problèmes de morale, d’esthétique, de philosophie de l’histoire et de politique auxquels, pendant de nombreuses années, Schiller a consacré ses réflexions. Il s’y demande, comme il n’a cessé de le faire depuis le temps de sa jeunesse : quel rapport y a-t-il entre l’art et la moralité ? il s’y pose comme dans Die Künstler la question de savoir quel rôle l’art a joué et quel rôle il doit jouer dans l’évolution de l’humanité ? Enfin il y aborde un problème nouveau : dans quelle mesure l’esthétique peut-elle être appliquée à la politique ?

Les solutions qu’il propose sont connexes et elles s’organisent en un système qui constitue une véritable philosophie esthétique, dans laquelle on discerne de multiples influences. Une conception évolutionniste est à la base de toute cette philosophie ; c’est à savoir l’idée d’un progrès de l’esprit humain qui dans l’espèce [69] extériorise peu à peu ses virtualités et tend, comme la monade leibnizienne, vers une perfection croissante. Mais, à la différence de Leibniz, Schiller conçoit que c’est autant dans l’ordre de la vie sensible que dans celui de la vie spirituelle que l’homme est poussé à tirer de lui tout ce qui s’y trouve en puissance, et, sous l’influence de Kant, il s’est d’autre part convaincu que le progrès de l’esprit humain se traduit dans l’histoire par un progrès de la liberté civile et politique. Enfin Schiller assure – et c’est la nouveauté des Lettres – que la réalisation progressive de liberté politique a pour condition la liberté morale et que celle-ci naît sous l’influence de la beauté. La liberté morale n’est pas produite par la beauté, car la liberté demeure pour Schiller comme pour Kant un acte d’autonomie par lequel l’homme manifeste sa propre causalité. Mais Schiller proclame, à la différence de Kant, que cet acte d’autonomie est rendu possible par l’état esthétique, c’est-à-dire par l’état d’équilibre qui doit s’établir entre notre nature sensible et notre nature spirituelle lorsque, parce qu’elles se limiteront mutuellement, aucune des deux ne peut imposer à l’âme une hégémonie qui serait une contrainte. Les déterminismes des deux natures en s’exerçant simultanément s’abolissent l’un l’autre et mettent l’âme dans un état d’indétermination qui est liberté. Cet état est produit par la beauté. Celle-ci engendre donc l’harmonie des sens et de l’esprit ; elle permet de sauvegarder la nature tout en apaisant sa sauvagerie ou sa brutalité, et de rester fidèle aux principes sans abolir la vie affective. Ainsi en va-t-il chez l’individu et dans l’espèce. Et Schiller, qui, dans ses ouvrages d’historien, avait exprimé la croyance en un enfantement progressif de la liberté politique dans le monde, complète dans les Lettres cette philosophie de l’histoire par une description de l’évolution au cours de laquelle, avant qu’il fût question de liberté politique, la liberté morale a, sous l’influence de la beauté, surgi peu à peu parmi les hommes. La lente génération de la liberté morale a précédé celle de la liberté politique. L’immanence de la liberté dans le monde s’est, avant d’apparaître sous les espèces de la liberté politique, manifestée par la naissance progressive de la liberté morale jaillissant sous l’action de la beauté. La culture esthétique ouvre donc à l’homme l’accès de la vie spirituelle et par la vie spirituelle celui de la cité raisonnable. La beauté est sinon la cause, du moins la condition et le symbole de l’humanité [70] complète qui est libre moralement, et à qui la liberté morale donne droit à la liberté politique. Et comme l’homme ne peut devenir complet que dans la totalité du temps, la beauté est une représentation concrète de l’infini. On peut encore dire d’elle qu’elle est une forme vivante, car l’humanité complète ne peut apercevoir un symbole d’elle que dans un objet qui est comme elle à la fois matière et forme. Cet objet beau, Schiller affirme, d’accord avec l’esthétique kantienne, que l’homme le contemple avec désintéressement, qu’il cesse de le désirer.

La pensée de Schiller dans les Lettres nous semble donc être, dans ses grandes lignes à tout le moins, cohérente. Et nous n’apercevons en elle que deux incertitudes essentielles : l° Schiller affirme (Lettre 4) que dans l’État de la raison l’homme esthétique devenu libre aura le choix de se décider entre l’inclination de la vie sensible et les sollicitations de la vie spirituelle, mais qu’il ne pourra, même s’il opte pour l’inclination, qu’agir, puisque celle-ci aura été ennoblie par la beauté, conformément au devoir. Il paraît ailleurs concevoir (Lettres 8, 21 et 23) que l’état esthétique crée seulement chez l’homme une possibilité et que pour agir conformément au devoir, il lui faut encore une volonté forte qui se décide pour le bien. En bref, l’éducation esthétique semble tantôt rendre certaine, tantôt rendre simplement possible l’action conforme au devoir. 2° On ne sait si Schiller, quand il décrit dans la troisième partie des Lettres l’évolution de l’espèce humaine sous l’influence de la beauté, parle de la beauté en général ou de la beauté apaisante qui détend l’homme de l’état de tension physique où il se trouve primitivement [20].

Quoi qu’il en soit de ces incertitudes, les Lettres sur l’éducation [71] esthétique de l’homme nous sont en définitive apparues comme une très riche synthèse d’idées ; Schiller y a énoncé un humanisme esthétique qui se combine curieusement avec une croyance kantienne à la morale du devoir et de la liberté ; il déduit de cet humanisme un libéralisme politique ; il a intégré humanisme et libéralisme dans une philosophie de l’histoire progressiste et finaliste qui est une croyance en une réalisation immanente de la liberté dans le monde ; et la tendance essentielle de tout l’ouvrage nous parait enfin pratique : il s’agit pour le poète philosophe Schiller de transformer la société par la beauté et par la moralité que la beauté aura rendu possible. La beauté et par la moralité que la beauté aura rendue possible. La de la liberté politique et aptes à la réaliser toujours plus dans le monde [sic].



[1] Voir dans le roman Der Geisterseher écrit de 1786 à 1789 le dialogue philosophique à la fin de la quatrième lettre.

[2] Citées par Berger.

[3] Critique du jugement, § 59. De la beauté, symbole de la moralité.

[4] Critique du jugement. Allgem. Anmerkung zur Exposition der ästhetischen reflectirenden Urteile, édit. Reclam, p. 123 et s.

[5] Cf. K. Berger, p. 169-176.

[6] 1762.

[7] 1756.

[8] Cf. M. Gucroult, La Doctrine de la science chez Fichte, Paris, 1930, et X. Leon, Fichte et son temps, Paris, 1922-1927 (chap. Fichte à Iéna).

[9] Cf. un article publié par nous dans la Revue germanique (janvier 1937) sous le titre Schiller théoricien de l’État, et notre thèse sur Guillaume de Humboldt, Strasbourg et Paris, Les Belles-Lettres, 1932.

[10] 3 volumes, 1789-1790.

[11] 13 octobre 1789.

[12] Nous suivons l’analyse de V. Delbos, La Philosophie morale de Kant, Paris, 2e édition, 1926.

[13] Cf. V. Delbos, op. cit.

[14] Ces traces ont été relevées par W. Böhm dans son livre Schillers Briefe über die aesth. Erz. des Menschen, 1927.

[15] Voir notre thèse sur Guill. de Humboldt, p. 220 et s., p. 338 et s.

[16] Cf. une lettre de Guill. de Humboldt à F. A. Wolf à la date du 31 mars 1793 (Gesam. Schriften de Guill. de Humboldt, Berlin, 1841-1852, t. 5).

[17] Humboldt a communiqué le manuscrit à Schiller en juillet 1792. Cf. notre thèse, op. cit.

[18] Revue germanique, janvier 1937.

[19] Cf. notre thèse p. 206.

[20] Nous laissons de côté la question des fondements métaphysiques de la pensée des Lettres. Ils ont été étudiés par W. Böhm (ouvrage cité). Cet auteur soutient qu’à partir de la troisième partie des Lettres, Schiller, en défendant l’idée que la beauté est dans l’instinct de jeu l’intermédiaire qui lie les deux états opposés de la sensation et de la pensée, hypostasierait la beauté. Il ferait d’elle un principe cosmique – Weltgeist – qui évoluerait d’une manière immanente dans le dualisme des deux natures de l’homme. Schiller se placerait ainsi à un point de vue ontologique autant une transcendantal et il y aurait dans sa pensée identité entre le principe cosmique objectif et le dualisme subjectif des deux natures.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 23 octobre 2012 13:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref