Gaston Roupnel (1872-1946), Histoire et destin


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Gaston Roupnel (1872-1946), Histoire et destin. (1943)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Gaston Roupnel (1872-1946), Histoire et destin. Paris: Les Éditions Bernard Grasset, 1943, 415 pp. Une édition numérique réalisée par Vicky Lapointe, historienne et responsable d'un blogue sur l'histoire et le patrimoine du Québec: Patrimoine, Histoire et Multimédia.

[7]

Histoire et destin.

Introduction

GRANDEURS ET SERVITUDES
DE L'HISTOIRE



« La Fable est la sœur aînée de l'Histoire », nous dit Voltaire. Or, la cadette conserve l'esprit de famille ; et pour la plupart des gens, l'histoire est de même subtilité et de même agrément que la fiction.

Aussi le goût des études historiques est-il associé aux formes inactives et sages de notre vie sociale. La pratique et le zèle s'en accommodent d'une intelligence au repos. L'histoire est ainsi la ressource intellectuelle de ceux qui n'ont plus rien à faire, le délassement des fonctionnaires en retraite et des gens en pantoufles. Elle est l'occupation des oisifs ou des désabusés. Et, voix des temps morts, elle est, pour l'homme vieilli, le prélude terrestre au grand repos qu'il va prendre. Pourquoi même ne pas l'avouer : ce présent travail n'est, lui aussi, qu'un refuge consolateur où s'attarde la vie désormais dépouillée de son sens et de ses fins.

Cependant il n'est pas un âge, jeune ou assagi, austère ou enjoué, qui puisse être indifférent à l'attachante grandeur du drame humain. Quel esprit, grave ou frivole, se lasserait d'être spectateur de l'homme sur terre ! Quelle âme, virile ou résignée, [8] autoritaire ou languissante, ne se passionnerait de revivre la vie du vieil homme, qui s'est élevé si haut, dans l'ordre de la nature, qu'il en domine la terre et en approche presque Dieu !... Qui donc peut écouter sans émoi la voix du passé, cette voix familière et brisée, qui parle avec tant de douleur, et aussi avec tant de crédule confiance !... Nous continuons de l'écouter, espérant apprendre d'elle ce qui renseigne des destinées. Malgré nos espérances constamment déçues, nous continuons de prêter une oreille attentive à ces vaines rumeurs, venues du fond lointain des temps.

Quel est le contemporain qui n'aime mieux, en effet, passer une heure dans la méditation de puissants souvenirs, que de vivre les froides heures de fer de la réalité !... L'étude du passé console du présent, apaise nos cœurs troublés, aide les courages et les espoirs. L'atmosphère pâlie, où s'estompe la forme grise des temps éteints et des jours anciens, semble se prolonger sur les dures images du Monde actuel, en adoucir les rigides contours, en voiler la cruelle lumière. Le culte de l'histoire impose à nos impatiences la calme règle de la tradition ; il communique à nos peines l'apaisement des antiques habitudes de misère. Il met sur nos plaies vives et nos douleurs aiguës l'alanguissante douceur des traditionnelles résignations humaines. Il nous apprend à vivre dans la sagesse, entretenue et nourrie de l'expérience des siècles. Il nous apprend à vivre notre vie d'humains dans la communion des générations ; et il nous fait participer à la persévérance des âges et à la patience du temps éternel. Il nous donne enfin l'esprit de pardon — ce sourire des souvenirs... l'âme de miséricorde — cette grâce qui vient des morts.

*
*     *

Mais c'est trop en dire. Car, parler des bienfaits moraux qu'on peut retirer des études historiques, n'est plus le thème à la mode. Il y a beau temps que la vieille Clio est devenue un bas bleu épris de rigueur scientifique. Nos Plutarques modernes sont des scientistes. Il n'est plus question désormais que de méthodes et de lois, de causes contingentes ou de contingences causales, de déterminations expérimentales et de cinématique sociale. L'historien actuel étudie, dans le calme d'un dépôt, avec une indifférence de bibliothécaire et une sérénité de liasse, le sombre drame millénaire où l'humanité crucifiée épuise la fatalité de ses discordes et de ses tourments. Les grands faits pathétiques, les douleurs, ne sont que des documents ; et les documents restent du parchemin. Les passions sont de la statistique, et les émotions, des fiches. Le champ historique est devenu un champ de papiers. Mieux même : l'histoire est devenue un laboratoire, où les problèmes humains ont leurs formules, où le sacrifice et le dévouement se calculent, où les âges ont leur coefficient, où les peuples mettent en kilowatts leur énergie, et où ils font du dynamisme avec leur courage. Les guerres et les péripéties sont des réactions ; chaque génération est un produit, chaque événement une expérience, chaque épreuve une éprouvette ; et les âmes sont des chiffres... Le génie d'un temps, l'âme d'une nation, sont un résultat mis en facteurs communs. La patrie est une combinaison instable qu'équilibre une mystique. L'honneur n'est plus qu'un vain produit résiduel, et le sacrifice un inutile précipité.

Pour animer le passé, il n'est plus nécessaire de créatures sensibles : il suffit de références bibliographiques. [10] Les œuvres ne sont plus les efforts de l'esprit, les témoignages de la culture et du goût. Mais au sens réaliste que le mot comporte, elles ne sont plus que des publications, dont les idées sont des fiches, et dont l'art en est des tiroirs et des classeurs. On ne pense plus : on analyse. On ne commente plus : on cite. On n'écrit plus : on dépouille. La référence tient lieu de pénétration, et la nomenclature de développement. Quant à l'élégance littéraire, elle n'est préservée que dans l'index et la table des matières. Mais l'émotion qu'on peut ressentir en prenant conscience de tout ce qui est humain dans le drame passionné des hommes, la sympathie qu'on peut avoir pour la misère des êtres, tout cela reste en compte dans la matière brute des pièces annexes. Dans le passé, tout s'y passe comme s'il n'y avait jamais eu que des vivants qui étaient déjà des morts, des cendres indifférentes, des souvenirs impuissants..., des êtres irréels, fantômes abstraits dont se joue la fatalité, et dont se distraient les sociétés savantes. Tout se passe comme si ces existences, ces âmes, ces cœurs n'avaient jamais été, même étant en vie, que du document, et déjà de l'érudition.

Certes, je suis obligé de rendre justice à cette science austère et désintéressée. Il était inévitable et bienfaisant qu'on retirât, des spéculations historiques, tout ce qui s'y était introduit de libre fantaisie, tout ce qu'elles avaient pu conserver de préventions, tout ce qui s'y mêlait de préjugés passionnels et intéressés, ou d'interprétations personnelles. Il fallait défendre l'intégrité de l'histoire et la dignité du métier contre les fâcheuses intrusions de la fiction et les inventions de l'esprit romanesque, contre les tentations de la mise en scène et de l'exploitation théâtrale des situations, contre les séductions d'un art plus habile que probe. Il était nécessaire [11] qu'en matière historique, l'imagination perdît ses droits créateurs, et que la critique scientifique y reçût, seule, le droit de police.

Mais, dans cette voie de rectifications et de restrictions, n'est-on pas allé trop loin ? Il est imprudent de réduire l'œuvre à un labeur d'érudition, voire même d'en faire un simple appareil d'érudition. Il est inhumain d'oublier qu'il y a, dans ce passé, des âmes, des cœurs, des vies qui peinent, d'injustes morts. Il est dangereux de dépouiller nos annales de ces émotions morales, qui n'en sont pas seulement la sentimentale et vaine parure, mais qui donnent, à l'armature sociale, la souplesse passionnée de la vie et la trempe qu'aurait une âme virile. Il est coupable de supprimer de l'histoire toute animation sensible, d'en retirer les énergies de la sympathie, les grâces utiles de l'âme. Il est odieux de lui interdire les compassions vengeresses et les colères réparatrices. Il est mortel enfin de cesser d'en faire la moralisatrice nécessaire des sociétés, en la dépossédant de sa dignité et de sa bienfaisance, c'est-à-dire de ce droit de justice que la postérité exerce sur les iniquités du passé. C'est en cette justice qu'espérèrent les victimes et les martyrs, et cet espoir a été la consolation de leurs peines et la sérénité de leur mort.

Ayons-en la triste assurance : cette histoire dégradée, cette histoire sans nerfs, sans passions et sans âme, aura bientôt quitté le métier... son suprême et vrai métier. Elle ne sera plus l'émouvant génie de contrôle et de direction des sociétés humaines. Elle ne sera plus qu'une indifférente sociologie. Elle ne sera plus que la sœur de misère de la science : une biologie des morts !...

Mais nous aurons occasion de préciser davantage nos blâmes ou nos appréhensions.

Contentons-nous maintenant de reconnaître que [12] l'histoire est moins une science qu'un sens. Elle est le subtil ébranlement de lumière que propage dans l'esprit le mouvement complet des âges humains. C'est dans cette illumination que se confère à chacun l'universelle humanité. L'histoire nous grandit, et nous prolonge chacun, de toute la vie et de toute l'humanité qui passèrent sur terre.

C'est dans cet océan du passé que nous fûmes portés et apportés. C'est emplis de ses tempêtes et poussés de ses vagues, que nous abordons l'existence. Et c'est cependant la montée tourmentée de cet infini flot de jours, que nous voudrions écouler au compte-gouttes !... introduire, dépouillé d'immensité et d'orages, dans nos arides compilations, ou mettre au sec dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions !...

L'Histoire est le grandissement universel du drame de l'être, tel que chaque existence le vit avec passion et avec tourment. Et nous voudrions n'en faire qu'un inventaire de faits, un répertoire de renseignements !... nous voudrions ne lui conférer qu'un art de procès-verbal, une poésie de dictionnaire !... Et le génie n'épanouirait sa flamme, et n'illuminerait l'œuvre que par une bibliographie au complet !...

Pourtant, je reconnais que beaucoup d'historiens modernes se sont préservés de cette intransigeance critique. Il m'est précieux, il m'est agréable de rendre hommage à tant d'œuvres qui ont su associer à ces sévères obligations, et à cette abnégation scientifique, le charme d'une forme restée classique, les témoignages d'un esprit resté vivant, d'une curiosité restée animée, les survivances d'un art resté vrai, d'un goût resté pur.

Ce sont là d'heureuses exceptions. Mais pour le moment, il le faut bien reconnaître, trop d'œuvres historiques sont encore des produits d'indigeste érudition. [13] Si encore la technique seule était responsable de cette indigestion !... Mais la matière et les sujets correspondent à la sécheresse du procédé ; et l'ingratitude du fond est solidaire de la misère de la forme. Que de brochures futiles !... Que de massifs in-octavo, dont la matière spirituelle tiendrait dans le creux de la main !... Que de cheveux coupés en quatre par d'arides in-quarto !... Que d'assommants pavés de Sorbonne qui écrasent, du poids de leurs mille pages, l'humble grâce d'une idée !... Pas d'art !... Mais que de pédantisme, et que de mécanique !... Pas d'historiens !... Mais que de docteurs !... Que d'érudits !... Que de scolaires !...

Rendons-en un discret hommage au classique établissement de la rue d'Ulm, à cette Ecole, énormément plus Normale que Supérieure, où on n'entre qu'une fois, mais dont on sort toute sa vie.

*
*     *

Et ceci dit, il m'est bien indifférent qu'auprès de ces laborieuses compilations, le labeur que j'entreprends ici fasse figure d'une amusette.

Je pourrais en parer le dénuement sous de savants «vocables ». Je pourrais parler de l'historisme, de l'anthropologie, de l'ethnologie, de l'ethnographie, distinguer la sociologie historique de l'histoire sociologique !... Mais — remarquons-le — cette prolifération de sciences parallèlement développées témoigne de l'identité de la recherche, et que, sous des vues différentes, s'offre le même objet : les hommes... rien que les hommes... De pauvres hommes ! Une pauvre histoire !... Car il n'y a pas plusieurs manières d'être homme et de vivre la vie humaine.

J'en avertis donc au préalable mes lecteurs : ce vocabulaire technique ne correspond point à l'idée, [14] intentionnellement simpliste, que j'entends appliquer à toutes les activités spirituelles se référant de la connaissance du passé humain. Le terme le plus banal est ainsi le plus adapté. Car il est le seul qui soit susceptible d'une application assez générale, pour que de complexes vues puissent s'y concilier. Et l'histoire sera donc pour nous « l'histoire », comme la chimie est la « chimie », Et si l'œuvre en prend un air d'ingénuité profane, je ne m'en réjouis ni ne m'en effraie, persuadé que c'est là l'inévitable témoignage de la sincérité et de la simplicité d'une pensée et d'une vie.

Je m'efforcerai donc de me séparer d'une tradition, dont l'autorité — non dépouillée d'ailleurs de complaisante mansuétude — n'en pesa pas moins sur toute ma vie professionnelle. Je traiterai de l'histoire, dans le sens même où on l'entend le plus communément. Elle sera sommairement pour nous, l'étude de la vie des hommes dans le passé.

*
*     *

Un esprit vraiment scientifique se satisferait mal de cette familière manière d'embrasser le vaste et austère champ des spéculations historiques ; mais en pareille matière, la science a des droits plus courtoisement respectés que judicieusement reconnus. Évidemment la science entre partout, mais est-elle partout chez elle ?... « L'histoire, nous dit Littré, est le récit des faits, des événements relatifs aux peuples en particulier, et à l'humanité en général. » La définition s'accommode mal de prétentions à la stricte science. Ces expressions « récit, faits, événements », évoquent une discordance de principe avec le but et l'esprit dont s'inspire la véritable recherche scientifique. Nous ne trouverons point, dans l'histoire, ces faits de répétition [15] qui articulent une science. Et c'est à peu près vainement que nous y chercherons ces lois générales qui organisent l'ordre des faits particuliers, et en rendent possible la mesure, la reproduction et la prévision.

Tout cela d'ailleurs, ce sont querelles de mots. Ce formalisme verbal est de petite importance. Entre la science et l'histoire, il y a de courtois rapports. L'une prête à l'autre. L'histoire emprunte de la science tout ce qui fait sa discipline et sa sûreté. Elle est sous le contrôle de cette austère surveillante de toute la vie spirituelle. C'est un droit qu'elle en adopte la méthode ; c'est un devoir qu'elle en pratique la probité, et c'est tolérance respectable qu'elle en revendique ce qui en fait la sévère dignité : l'indépendance et l'exactitude. De toute façon, tout le monde est d'accord : l'histoire aura la discipline d'une science, tout en ayant la grâce d'un art, et en faisant état d'être la vieille expérience des hommes, le génie social des humains.

Ne nous préoccupons pourtant pas trop de la valeur de ces préliminaires. Et je ne m'inquiète pas davantage des contradictions qui se manifesteront, aussi bien entre cette introduction et le développement de l'œuvre, que dans la suite même de ce développement. Il y a bien des manières, en effet, d'interpréter la valeur et le sens de la recherche historique ; et ces interprétations, loin de se pouvoir préciser et distinguer, se chevauchent, se mêlent et se pénètrent. Ces interférences sont le témoignage qu'il n'y a point encore, dans les sciences historiques, ces inflexibles lois qui règlent le phénomène et s'asservissent les faits ; mais qu'elles restent, en une certaine façon, sous un régime de libre représentation dans l'esprit. Ces apparentes contradictions interviendront donc maintes fois dans mon [16] travail, sans que je les veuille ou les sache résorber ou harmoniser à ridée qui dirige mon effort. Et ainsi je me soucierai moins d'une unité purement formelle, que de maintenir une direction générale indépendante de certaines digressions — digressions qui seront moins les diversions qui égarent que les versions qui se complètent.

*
*     *

Au fond de nous-mêmes d'ailleurs, nous sentons qu'il est de notre nécessité et de notre nature d'avoir la vue d'ensemble la plus large possible, sur la route où l'Humanité cherche sa voie. Car chacun de nous a le droit et le devoir d'interroger du regard la longue piste poussiéreuse qu'ont piétinée les pas endoloris du nostalgique cortège universel.

Dans cette foule des morts, en effet, et dans cet abîme des âges qu'est le passé, tous, nous avons chacun notre origine et notre explication. Chacun de nous est ces mille milliards d'humains qui se sont succédé sur la terre, multitude dont nous sommes chacun tout le legs exténué. Chacun de nous est à la fois l'image totale et animée de cet homme d'âge, la chair enfantée par cet homme universel. Ce que nous sommes est contenu dans la détermination prise par tous les êtres, depuis le fond le plus lointain du temps.

Ce n'est pas seulement, en effet, notre corps et nos organes qui sont le legs physiologique de l'histoire ancestrale. Notre intelligence et notre âme sont tout autant les irritables légataires du passé. Les âges ont, de tous temps, alluvionné de leurs fertiles débris ou de leurs boues les creux berceaux où se rassemblèrent et murmurèrent les sources de la vie qui se préparait pour nous. Chacun de nous [17] porte en son esprit le témoignage des temps historiques. Les invasions, les famines, les détresses, ont mis en nous les stigmates de la misère. Les asservissements nous ont frappés de soumissions et de docilités héréditaires ; les antiques rébellions animent encore en nous les orages nerveux ; et nous sommes l'impressionnable résonance de toutes les rumeurs qui ont parcouru, de toutes les tempêtes qui ont agité l'atmosphère humaine. Chaque âme est la table des matières de tous les chapitres de l'histoire ; et nous sommes chacun ce sommaire et cette récapitulation de tout ce qui fut inscrit et développé par la vie, sur la trame durement tendue qu'a tissée le fil tremblant des jours.

Et nous venons de plus loin encore que tout cela !... C'est la préhistoire qui nous a déterminé nos aptitudes fondamentales et terminé l'âme. En nos troubles moraux, nous sommes ces vieux souvenirs d'un esprit qui se délivrait à peine des premières terreurs, et de l'inquiète angoisse d'un monde inachevé. Nous sommes le frémissement des multiples nuits périlleuses, la crainte des ténèbres et l'émoi du jour. Et chaque chancellement dans les saisons nous ramène, sur l'âme, les voiles si doux des jours qui se troublaient de la furtive approche d'un temps nouveau. Nous sommes encore la vie de clan, engendrée du mystère des symboles ; et nous conservons, en notre docilité et en notre respect de l'État autoritaire, la survivance du lien social qui fixa et lia, sur le groupe primitif, l'âme et l'autorité d'un être surnaturel. Et enfin, en nos révoltes, en nos passions, en nos sensuels dérèglements, nous subissons toujours le bestial retour, qui nous emmène, dégradés, retrouver l'ingénuité des instincts et la violence des ruts, aux frontières de la vie animale.

Derrière toutes les aventures de l'esprit, se retrouve, [18] en nous, cet homme aussi ancien que les origines. C'est jusqu'à lui qu'il faut remonter pour vérifier nos droits et reconnaître la misère de l'espèce. La poésie est ce témoignage resté des émotions originelles. Elle est le message venu des temps fabuleux où l'homme commença la première méditation du monde, dans la fraîcheur de l'âme neuve et des émerveillements d'enfance de l'humanité.

Prenons conscience de nos aptitudes et de nos impuissances morales, en prenant conscience de tout ce qui nous mêle et nous associe à l'origine et à l'histoire des hommes.

L'homme que nous découvrirons ainsi n'est plus celui qui naît et meurt comme un fruit détaché, séparé depuis toujours de l'arbre humain. Il n'est plus la vie cloîtrée dans une chair isolée, le solitaire confiné dans la solitude d'un morne destin particulier. Mais il est celui qui participe aussi complètement de l'effort général qu'il en sort, qui entre aussi totalement dans l'humanité qu'il en vient. Il est l'homme social, le résultat et l'artisan de l'histoire, celui qui en est produit et qui la produit, qu'elle fit et qui la fait.

C'est moins ainsi l'individu que la société qui reçoit du passé ses déterminations et ses directions ; c'est du passé que nous recevons l'enseignement nécessaire à nos organisations collectives. L'histoire est l'expérience sociale accumulée de génération en génération, et sans cesse contrôlée par des actes neufs, vérifiée par des épreuves nouvelles.

C'est de l'histoire que nous apprenons sans cesse à être la Société humaine.

……………………..

Et c'est elle que nous interrogeons pour savoir d'où nous venons, où nous en sommes, où nous allons. Hélas ! nous regardons la route sans y rien voir que la poussière et la boue, des traces confuses, [19] des pas sanglants. Mais plus nous allons, plus nous avons ce vertige de la périlleuse montée, que gravissent des jours toujours plus pleins de trouble et de mystères.

Cependant plus tard, peut-être saurons-nous raccorder les étapes, recomposer l'unité du parcours, reconnaître les origines et les tracés, discerner les directions, en pressentir enfin le lointain terme, et écouter l'appel qui vient jusqu'ici nous chercher du fond des destinées.

À force d'interroger le nombre et de persécuter la misère des morts,... à force de demander compte de tous les vestiges et de toutes les poussières... un jour, peut-être, un des pèlerins de la route qui passe les rochers, aura cette suprême et brûlante révélation.

Mais dès maintenant, et désormais, l'Humanité vivra le reste de ses jours dans la fièvre de cette recherche.

… C'est cela, l'Histoire !...

… Est-ce sans noblesse et sans passion que d'être cela ?…

……………………..

Hélas ! pour le moment elle est, et pour longtemps encore elle restera, un appétit de la curiosité, un besoin de l'intelligence, ou le besogneux délassement de l'esprit, sans que tout cela ait nécessairement droit aux fières angoisses, dont l'histoire accable et persécute l'espérance de ceux qui croient en de suprêmes destinées.

C'est pourtant pour ceux-là surtout que j'écris !... Mais en dirai-je plus long, en quatre cents pages, que n'en expriment, là-dessus, d'humbles prières d'enfants ?...

*
*     *

Mais la plupart des gens n'en demandent pas tant, n'en pensent pas si long, et ne cherchent, en [20] effet, dans les études historiques, qu'une facile occasion d'agrément, et un moyen de délassement.

Aussi bien n'est-il personne qui ne s'intéresse à l'histoire ; et elle a presque le même universel gros public que le roman policier.

D'une certaine manière, n'en est-elle pas un ?... Ses thèmes les plus habituels s'adaptent, en effet, à ce qu'il y a de légalement délictueux, ou de normalement criminel, dans la vie de société.

Car le meurtre et l'émeute l'attirent. Elle vit du scandale, pourvu qu'il soit public et sur grande échelle. Elle a un faible pour les calamités et les convulsions ; et elle se complaît dans les violences qui savent être au moins nationales. Mais elle a l'aversion du modeste ; et, indifférente aux humbles, elle ignore les foules, méprise les gens en paix, et ne s'intéresse qu'aux caractères redoutables et aux puissants perturbateurs. Aussi, les grands ravages internationaux lui garnissent ses pages ; et elle fait ses recettes avec les héroïsmes dévastateurs, les infortunes générales et les désastres du monde. La guerre, les peuples en colère, les nations en folie, les vastes méfaits : voilà avec quoi elle occupe ses annales, et met sur pied ses chapitres... Quel roman policier ! mais quels pauvres policiers !... Et quelle police débordée !...

Ses procédés sont d'ailleurs ceux du roman. Théâtrale et passionnée, elle ne met en scène que des groupes ardents et des gens dynamiques ; elle en entretient le jeu dans la violence des épisodes, et corse l'intrigue de la solennité des catastrophes.

Mais au juste, pourrait-elle décrire autre chose que ce drame fâcheux de la guerre et de la politique ? Il est banal de le répéter : les peuples heureux n'ont pas d'histoire. Les calmes misères et la résignation n'en ont pas davantage. Le bonheur et la tranquillité ne se racontent pas. Les vertus de la [21] paix sont sans intérêt littéraire et historique. La bonté de caractère est impopulaire et mal portée. La douceur des mœurs est de mauvais ton. D'ailleurs le bonheur aussi est de goût douteux ; la félicité a toujours été sur terre de petit revenu et d'entretien difficile. Et depuis quelque cinq mille ans que se fait l'histoire, et qu'il y a une civilisation, c'est-à-dire des systèmes réguliers de malfaisance... la vie historique a été essentiellement une mauvaise affaire. Historiquement parlant, vivre... c'est tuer.

*
*     *

Et pourtant, c'est sur ce sanglant passé, c'est sur cette fâcheuse matière, que s'est exercé le principal effort intellectuel des humains. Non seulement tout le monde s'intéresse à l'histoire, mais la plupart des gens mettent eux-mêmes la main à la pâte historique et contribuent aux recherches. Si peu qu'on ait un peu d'orthographe, il est à peu près inévitable qu'on publie le résultat de ses informations personnelles. Il en résulte de redoutables volumes, ou d'intéressantes contributions à l'étude de tel ou tel fait particulier, aussi passionnant que le commerce des citrons dans l'ancienne Syracuse, le style des girouettes dijonnaises, ou l'art des marteaux de porte... Mais de toute façon, c'est dans ces sensationnelles découvertes que se fait l'emploi naturel de presque tous les loisirs bourgeois. Et à l'heure où moi-même je me conforme à ces séculaires et universelles habitudes, il n'est presque personne qui n'en fasse autant, et ne couche, sur le docile papier, un peu de la pauvre histoire humaine.

Car rien ne défend les sciences historiques contre l'intrusion du médiocre et les entreprises des oisifs. N'importe qui est qualifié pour être historien. Il [22] suffît d'un peu d'encre, de loisirs suffisants, et de beaucoup de présomption.

En matière historique, la tâche est, en effet, d'une périlleuse facilité ; et nulle discipline n'est plus accessible au public. Car partout ailleurs où s'exerce l'intelligence humaine, il existe la nécessité d'un apprentissage. Il n'est point de science qui n'ait sa technique. Les sciences mathématiques et physiques imposent même de longs stages. Et comme elles sont devenues les indispensables auxiliaires de toute entreprise expérimentale, voire même de toute recherche systématique, on peut dire que toute science comporte aujourd'hui une difficile initiation. L'expérience du savant s'achète au prix fort, en y mettant le temps et l'effort. Mais le champ des études historiques est ouvert à tous. Que d'aimables oisifs l'explorent, sans autre droit pour s'y promener, la plume à la main, que leur humeur et leurs loisirs ! L'ignorance, sans être indispensable, en détourne moins qu'elle n'y encourage. Rien ne dispose mieux à ces recherches que d'avoir l'esprit plus borné que la curiosité. L'incompétence devient alors un zèle, la crédulité une force, et l'erreur un attrait. Quand on ne sait rien du passé, il devient partout une tentation ; tout ce qu'on en ignore a la poésie d'un mystère et la saveur d'une joie profane.

D'ailleurs, pour s'adonner avec zèle aux études historiques, il n'est pas nécessaire d'avoir un esprit sans mérite et sans culture. Mais encore faut-il l'avoir suffisamment vain et vide pour le pouvoir emplir d'une science creuse et vaine... Science sans force et sans valeur, sans nerfs et sans courage, et qui vaut juste ce que vaut la vie sans grandeur des hommes.

Mais précisément ceux-ci se retrouvent à l'aise, et vraiment comme chez eux, dans cette vanité et [23] cette misère. Ils y trouvent l'image de ce qu'ils sont, mais multipliée et précisée par la multitude des humains. Ils s'y sentent dans une convenance qui associe leur misère à la pauvreté de l'espèce, règle leur infortune sur la grande mésaventure humaine, et proportionne leur faiblesse à l'impuissance de tous. La médiocrité de la vie générale leur donne la confiance de ce qu'ils sont, et la satisfaction de leur insuffisance particulière.

Aussi quelle joie pour un brave homme, que de revivre un instant les vies impétueuses, que d'épouser les haines du passé ou les seize ans de Cléopâtre, de se mêler à la cohue des gloires, de se mettre indiscrètement dans la peau d'une gracieuse héroïne ou d'un orageux soudard !... Quelle ivresse que d'être à volonté César ou saint Grégoire, Bérénice ou Jules Grévy !... Quelle aimable aventure pour le sédentaire, assis en robe de chambre au coin de son feu, que d'être l'esprit qui court le monde, parcourt les âges, se promène, l'Iliade à la main, dans la Grèce et la Fable..., qui fréquente les héros, les demi-dieux, et les douze Césars..., qui dîne chez Pétrone, et flirte avec les trois Arsinoé..., et qui enfin, après un petit tour chez nos treize Présidents de République, ou avant de s'endormir dans l'épopée, finit la soirée dans vingt pages de Plutarque, ou en découvrant l'Amérique !... Et c'est sans gêne et sans malice que notre homme se fait, par la pensée, apôtre ou grenadier, humaniste ou mousquetaire, Grec ou Romain !...

Il est naturel que le roman s'insinue dans cette science travestie, qu'il la pénètre, la traite, et en fasse une cuisine accommodée au plat du jour. Car cette farce se pare de tous les tons, et s'accommode de toutes les sauces de la couleur locale. Cette facile parodie se débite sous le signe de l'absurde et du pittoresque, et se déroule dans une crierie d'images [24] et une fanfare de mots. Mais c'est en vain... Et c'est sans la rendre plus vraisemblable que dans Salammbô, Flaubert farde son héroïne d'un « sang de chien noir, égorgé par des femmes stériles, en une nuit d'hiver, dans les décombres d'un sépulcre ». C'est pour les grands appétits de ceux qui goûtent ce chien crevé..., c'est pour ce gros public que, dans les autres repas de Salammbô, on sert « des loirs confits, dans des gamelles en bois de Tamrapanni »... Tamrapanpan !... grosse caisse et tam-tam partout !...

… Pour beaucoup, ce tambourinant défilé, cette caracolante cavalcade d'acteurs grimés, c'est donc cela, l'histoire !...

Trop souvent, pour le populaire, l'histoire, c'est ce théâtre !...

...La scène historique, ces planches !... ce décor truqué !...

...Et les coulisses..., des ficelles et des pompiers !...

*
*     *

On le voit, il y a, dans l'histoire, place pour tout le monde. Les érudits y trouvent leur matière, les oisifs leur délassement et les sots leur affaire, sans parler des pitres de la littérature, qui en garnissent leur parade. On y trouve même de véritables historiens, gens de goût, esprits justes et éclairés, qui savent être réalistes sans être inexacts, érudits sans être ennuyeux, et peuvent nous intéresser et nous passionner, sans nous abuser trop.

Mais, le plus souvent, il n'est pas nécessaire d'être ce mérite et cette sagesse pour être historien. Et le fin de l'affaire, c'est que tout le monde se mêle ainsi de l'histoire. En fin de compte, comme il n'est à peu près personne qui ne puisse en lire et qui ne veuille en faire, et comme tout le monde en peut [25] faire, il arrive nécessairement que la production dépasse la consommation.

Car la matière première est aussi abondante que la main-d'œuvre est commune. Nous aurons occasion plus opportune de faire entrevoir la foule infinie de sujets qui s'offrent à tous ceux que sollicitent les tâches historiques. Pour le moment, constatons seulement que tout élément du passé est susceptible d'un intérêt historique. Il est impossible d'imaginer un événement d'ordre public qui ne puisse être matière ou prétexte d'une recherche érudite. Ce n'est pas seulement la péripétie, l'épisode sensationnel qui sollicite l'attention. Ce sont, à tous moments et en tous lieux, toutes les situations politiques, sociales, économiques, morales, tous les rapports des individus et des groupes, c'est tous les modes d'activité et toute la vie de relations, sans compter les innombrables interférences possibles entre tous ces phénomènes, c'est tout cela, c'est la multitude des vies et l'étendue des lieux humains qui sont ouverts aux entreprises de l'érudition. Il n'est pas un moment des temps vécus par l'homme, pas un des lieux hantés par lui, pas un des actes de l'innombrable et humaine vie, qui ne puisse être l'objet des investigations de l'historien. On ne peut même pas dire qu'une seule existence privée, si modeste fût-elle, pourrait être dépourvue d'intérêt général, et affranchie des utilités de la vaste enquête. Celui qui nous saurait raconter, dans son exact détail intime, la vie d'un cordonnier du temps d'Alcibiade ou de Tibère, nous apporterait plus de lumière sur ces vieux siècles, que ne nous en livrent les œuvres de Thucydide ou de Tacite. De même qu'il ne s'est rien passé qui ne puisse être raconté, il n'est personne qui ne puisse donc, un jour, entrer dans une thèse ou un index. En somme, tout ce qui est humain appartient à l'histoire [26] qui recueille, jusque dans ses éléments les plus particuliers et les plus humbles, l'expérience totale de tous les siècles.

Elle peut être ainsi politique, sociale, économique, littéraire, artistique, scientifique, morale. Elle peut être urbaine ou rurale, locale ou nationale, narrative ou descriptive, être philosophique ou potinière, être la Loi et les Prophètes, ou les ragots du concierge. Elle peut être en in-folio ou en petites brochures. Elle peut être fresque ou miniature. Enfin, à condition qu'il parle au passé, ou même à l'imparfait, il n'y a pas de raison pour que l'œuvre de n'importe qui sur n'importe quoi, ne soit pas de l'histoire.

Revenons de ces vertiges et de ces immensités où se rassemblent, dans la main-d'œuvre, tout l'humain qui vit, et dans la matière, tout l'humain qui fut denrée périssable. Et concluons en contemplant les résultats de la conjugaison de cet innombrable présent actif et de cet infini passé passif. Tout le monde met la main à la pâte, et tout le monde fut cette pâte : Dieu de Dieu, qu'est-ce qui sortit du four ?... Assez de livres et d'ouvrages pour pouvoir tapisser de papier imprimé la superficie de la France. Ce sont là d'impressionnants résultats. Et la production historique est de l'ordre des quantités agricoles ou industrielles.

*
*     *

C'est en effet l'exploration des faits du passé qui a été la principale occupation intellectuelle des hommes. L'humanité a passé sa vie à la raconter. Le temps que l'homme n'utilise pas à se battre et à s'entre-déchirer, il l'utilise à narrer ses combats et ses discordes. Comme si c'était de quelque intérêt, il vient de consacrer les deux meilleurs millénaires [27] de sa meilleure civilisation à coucher sur le papier l'emploi de son temps écoulé. Au lieu de s'occuper de l'avenir, et de ce qu'il devra faire sur terre..., au lieu de se préparer aux tâches qui l'attendent..., l'homme a préféré employer son intelligence et son encre à écrire ses mémoires. Au lieu de se soucier de ses grands-grands-pères, tous très morts, il ferait mieux de s'inquiéter de ses arrière-petits-enfants, qui ont tous à vivre, eux..., et de leur ménager un héritage moins chargé de servitudes. Mais tel un vieux militaire en retraite, l'homme s'intéresse de tout ce qu'il fit ou faillit faire, et monte en brochures ses médiocres aventures de soldat ou de politicien. Sa sénile curiosité se complaît dans les anecdotes et les souvenirs. Fier de n'avoir rien été qu'une amusette du Destin, une minute d'égarement de la Création, un éphémère et stérile instant, il s'attache à ce qu'il fut pour mieux rester ce qu'il est, et il croit se prolonger de tout ce qui le vieillit, se grandir de tout ce qui le ruine et l'accable.

Mais de toute façon, depuis le vieil Hérodote qui donna le ton, voici bientôt vingt-cinq siècles qu'on fait de l'histoire et qu'on vide, sur elle, un encrier universel !... Et voici bientôt cinq siècles que la presse ne cesse d'en gémir. Sur les quelques milliards d'ouvrages imprimés, qui existent ou existèrent dans le monde, les neuf dixièmes sont consacrés à des recherches historiques. A quelque chose près, cela donnerait un entassement de papier imprimé ayant volume et hauteur d'une bonne colline ou d'une suffisante montagne, pour le moins un énorme mont Valérien, voire même un petit Puy de Dôme !

C'est cette montagne que la science exploite, que l'historien pioche, et que l'érudit fouille !... Or, comme ce n'est pas un combustible, elle ne diminue de rien et grandit sans cesse.

[28]

Quelle consommation de papier !... Et quels flots d'encre : de quoi porter bateau !...

...Mais parlons un peu du consommateur ! On le va voir : la montagne accouche d'une souris !...

De quel poids, en effet, cette production historique ne pèse-t-elle pas sur l'intelligence humaine !... S'imagine-t-on le désarroi de l'apprenti historien devant ce monde de documents, cet univers d'informations !...

Évidemment, il n'est pas question, pour une vie humaine, de prendre une connaissance, même superficielle, de cet ensemble. Il n'est pas question de lire les œuvres, ni même d'en connaître les titres. Et même en se restreignant à une des grandes périodes, il arrive, au médiéviste, qu'une magnifique publication, comme la bibliographie d'Ulysse Chevalier, devienne insuffisante. Quant aux modernistes, ils accumulent les bibliographies, voire même les bibliographies des bibliographies, sans réussir à mettre sur pied l'instrument nécessaire. Cependant, me dira-t-on, l'érudition véritable consiste moins dans la connaissance superficielle d'un vaste secteur de l'horizon historique que dans l'exploration d'un champ particulier. Mais précisément, la nécessité de cette spécialisation excessive est le témoignage de l'impuissance et de l'imprudence de la recherche. Et d'autre part, l'ignorance de l'ensemble suffit-elle pour conférer la connaissance du particulier ? Nous le verrons, le sens profond d'un fait social se situe dans la signification générale d'un ensemble historique ; et, dans la société, dans l'édifice social, chaque partie de la composition et de la construction tient son droit du plan entier et de l'ordre total.

Faut-il donc alors préférer les essais de synthèse aux recherches analytiques et documentaires ? Ce serait prendre pour la réalité d'une substance le [29] hâtif coloris qui teinte la surface des temps humains. Nous aurons l'occasion de reconnaître que le travail d'érudition reste le travail essentiel et nécessaire, et que la vérité d'un fait se précise ou se trouble, dans la proportion même qui le restreint ou le grandit, le localise ou le généralise.

Celui qui pénètre sur le champ des recherches historiques n'y a point ainsi la ressource d'un compromis. Ou bien il doit tout étudier et ne rien connaître ; ou bien il doit se limiter, et se résigner à l'inclairvoyance totale. De toute façon, soit qu'on veuille rester en surface, soit qu'on veuille plonger en profondeur, l'immensité de la documentation historique nous submerge.

En toutes les autres activités de l'intelligence, l'homme a le sentiment des acquisitions profitables. Dans le domaine des sciences physiques et chimiques, aussi bien que dans la mathématique et la biologie, un labeur éclairé est assuré de pouvoir s'assimiler l'essentiel des résultats obtenus, et toute la partie utile de la connaissance établie. Le savant a droit à toutes les acquisitions reconnues d'une science élaborée et productive, et dont les lacunes sont partielles, sans étendue et sans effets.

Pour l'historien, au contraire, la science générale domine la science particulière et l'écrase. Il n'a de droit à la clairvoyance que sur de doctes miettes. Et ce sont ses connaissances qui restent partielles, ses ignorances qui demeurent les étendues. Le plus laborieux des historiens n'arrive à s'ingérer qu'une faible dose de l'œuvre élaborée par les érudits. Dans sa grande masse, l'acquisition réalisée par la généralité humaine demeure inassimilable pour l'individu, improductive et stérile pour l'esprit particulier.

Même si on arrivait à s'assurer de toute l'œuvre de cette science confuse et désordonnée, et à la [30] pouvoir exploiter, on n'en serait pas beaucoup plus avancé. Cette immense documentation, cette montagne qu'on prend par pincées, n'accumule que d'infimes débris. Ce mont Valérien est loin d'être le système orographique du Monde. Sur l'Océan du passé, que représentent les récifs émergés des immensités inconnues ? Nous devrions nous en accommoder, direz-vous !... Mais qui de nous sait respirer cet air du large ?

Nous avons beau accumuler ainsi toutes les informations : ce qu'on ignore du passé reste toujours infiniment plus vaste que ce qu'on sait. Et nul n'en sait jamais assez pour savoir vraiment quelque chose. Plus on apprend, moins on connaît ; car notre connaissance n'est guère que la reconnaissance de nos ignorances. Aussi, l'érudition sérieuse est-elle moins une recherche qu'une police. Elle se propose moins de découvrir la vérité — ce qu'elle sait difficile — que de rectifier l'erreur — ce qui est moins malaisé. Sa bienfaisance est presque toujours de nous ramener à de fermes et initiales incertitudes.

On le voit : l'historien n'obtient qu'une misérable possession. Ce qu'il saisit, c'est peu de chose d'un tout qui n'est presque rien. D'emboîtements en emboîtements, on en arrive à mettre une poussière par coffre.

Car les produits de l'histoire ont beau être infimes : ils sont d'une grossière nature. Et sous de très petits volumes, ils encombrent l'esprit. Ce sont d'énormes miettes, de gigantesques petits riens. Le produit historique est toujours du minuscule mastoc. Un infiniment petit sans finesse !... Car l'œuvre est une agglomération de quantités sans qualité. Ce qu'on arrive, en effet, à en savoir, ce sont les grosses mesures du temps et de l'espace : des dates, des noms de lieux et de personnes, des chiffres, des [31] étendues, des masses, des actes et des êtres sans la vie. Prendre cette arithmétique pour de l'histoire, c'est prendre les étiquettes pour des colis.

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*     *

...Le travail de l'historien a-t-il en effet d'autre résultat, pour l'humanité, que d'en grossir le papier sans en grandir l'homme ?

Qu'est-il sorti de tout le labeur de l'érudition historique ?... Est-il une seule grande doctrine qui se soit inspirée et nourrie de l'esprit de ces recherches ?... En avons-nous jamais eu la révélation partielle de nos destinées ?... En avons-nous jamais reçu un enseignement utile, un avertissement profitable ?... En avons-nous appris à méditer et à espérer, ou à nous résigner ?... En avons-nous retiré quelque apaisement ou quelque réconfort ?... La connaissance de la grande vie totale des hommes nous a-t-elle communiqué quelque sérénité bienfaisante ?...

Mais qui oserait dire qu'il se dégage, de la longue accumulation humaine des jours détruits, autre chose qu'une irritable lassitude d'être homme et de vivre !...

Tant d'inutiles efforts !... tant de vains sacrifices !... tant de héros, de martyrs et de crucifiés, que rien ne vengea !... Et toutes ces tombes que ne parent plus les fleurs !... Et tous ces morts et toutes ces tendresses devenus poussière ou boue !...

Essayez de vous représenter l'aveuglante immensité de cet effort historique, et son résultat en nous !... sur nous !...

...De ces temps morts, rien n'en sort que les funèbres résignations à la mort.

...À moins qu'il n'en sorte de stériles ro tines, de [32] fâcheuses fièvres, de périlleuses suggestions, de fatales et universelles épreuves.

C'est l'histoire qui nous apprend que le droit est un faible et la justice une impuissante, que la force est le seul génie des humains, et que le règne des violents est le seul qui arrive sur terre. Ce vaste jeu de massacre, c'est tout le passé : l'histoire en est l'animatrice !...

...On a cru en ces siècles humains...

...On a cru que leur nombre était efficace... Mais ils n'étaient que des ombres consternées qui se fondent en silence dans la nuit !... On a cru qu'ils étaient l'intrépide montée qui gravissait les Cieux !.. Et ils ne sont rien de plus que toujours la même ruine, le même inflexible soir d'un morne jour, sans paix et sans amour !...

Le spectacle convulsionné que donne le passé, la confusion qui l'entretient, sont les témoignages que l'humanité n'est pas au point. Plus elle vieillit, plus elle sacrifie ses générations, prodigue les deuils et la misère, devient désordonnée, violente et gâcheuse, galvaude la vie et l'honneur. Rien à retenir de tout cela que l'infortune d'être au monde, la honte d'être homme !...

...Que les enfants continuent de lire et d'aimer leur petit livre d'histoire scolaire ! Cette puérile histoire n'est pas plus inexacte que la plus érudite des publications savantes. Du moment que l'histoire reste si partielle qu'elle en est partiale, peu importe qu'elle demeure un conte charmant, ou qu'elle laisse monter jusqu'à l'Institut sa grosse rumeur érudite !...

...Enfants, continuez de croire aux villes fabuleuses, aux preux qui guerroient, aux héros vêtus de peaux de lion !... Continuez de croire aux rois, aux hommes, aux âmes !... Continuez de croire à tout cela, avec autant de ferveur que vous jouez [33] dans le pré, au temps doré de la pâquerette !... Tournez, tournez, rondes d'enfants !... De la même façon, continuez d'aimer les naïves images de votre petit livre de contes et d'histoire !... Voici Clovis qu'on baptise presque tout déshabillé. Voilà ce qui arrive quand on est Franc !... Mais voici saint Louis sous son chêne : comme il a l'air bon, et qu'il est bon d'être assis !... Voici Monseigneur Duguesclin : comme il est gros et a l'air en colère !... Voici le Grand Charlemagne : les petits enfants du primaire qu'il inspecte n'en mènent pas large !... Voici enfin le rogue Colbert, qui regarde son lecteur d'un air bourru, et lui demande pourquoi il perd ainsi son temps !... Brrr !...

...Mais en pareille matière,... qui ne l'a pas perdu,... son temps ?...

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Quand bien même nous pourrions miraculeusement réaliser ce prodige de nous assimiler la totalité des connaissances historiques, serions-nous en situation d'en tirer un utile parti ?... d'en faire œuvre véridique, profitable et humaine ?... Même quand il s'éclaire dans sa forme, ses apparences, et les détails de sa structure, l'objet de nos recherches nous livre-t-il sa nature ? Et sommes-nous capables de dégager de cette forme, de cette apparence et de ce détail, la vérité des êtres ?...

Or, jusqu'ici nous avons parlé comme si nous ne savions pas au vrai distinguer la science historique de ce qu'on appelle communément « l'histoire ». La première expression se réfère à une forme particulière de notre activité mentale. Dans la seconde, au contraire, nous prétendons discerner une objectivité réelle. Mais la prétention est peu justifiée.

Si l'histoire est, en effet, une vue jetée sur l'existence [34] collective humaine, cette vue est prise de notre esprit. C'est nous qui donnons à l'information venue du dehors, la forme de notre logique ou de notre sensibilité. L'image inerte saisie sur le passé nous l'encartons de notre activité mentale ; et nous en disposons selon nos dispositions d'esprit. Car la vision que nous rapportons des champs du passé, ne nous apporte au fond que le spectacle d'un nous-même agrandi de l'ampleur des groupes humains. Nous jugeons des autres hommes par ce que nous sommes, et dans le jeu lointain du Destin, c'est nous que nous transportons et contemplons au fond de la perspective reculée des âges. Est-il un seul historien qui ne se soit pas mis dans son œuvre, et qui ne projette pas, sur les insensibles images du passé, les troublantes impressions de son sensible génie ? Dans la préface de son Histoire de France, Michelet nous le dit : « Ma vie fut en ce livre ; elle a passé en lui !... » « Le cœur ému a la seconde vue, ajoute-t-il, il voit mille choses invisibles au peuple indifférent. L'histoire, l'historien, se mêlent en ce regard. » Et pour Michelet, l'histoire a surtout eu pour fonction de préparer, dans les affres de la misère sociale et dans les tourmentes de la vie publique, un Michelet libéré des chaînes et des tares du passé, chargé par la Providence laïque d'être l'expérience et la conscience des épreuves historiques, prêt à point pour sa mission lucrative d'apôtre du Progrès civique.

C'est dans cette singulière association de l'auteur avec son sujet, que se compose ce que nous appelons « l'histoire ». Et si le mot a communément le double sens, d'être, ou bien l'événement lui-même, ou bien d'en être le récit, c'est là une équivoque moins fâcheuse que naturelle, et qui interprète l'inévitable interaction du monde humain avec l'esprit qui le contemple.

[35]

Il est vrai que les historiens de l'époque contemporaine se sont efforcés d'atteindre à l'impartialité. En général, les intentions ont été meilleures que les résultats. D'ailleurs, pour être efficace, l'indépendance totale de l'esprit réclamerait un affranchissement spirituel et moral qui serait le dépouillement total de la personnalité, et par conséquent de la faculté créatrice.

Mais quand bien même nous arriverions à nous dégager de nous-même, à nous libérer de nos habitudes d'esprit et de nos jugements, de nos passions, de nos préventions et de nos préjugés, nous serait-il possible de nous préserver complètement des influences de notre milieu et de notre temps ? Nous serait-il aisé de nous affranchir des représentations et des conventions associées à nos perceptions actuelles du Monde social ?... Voir celui-ci tel qu'il fut jadis, et non tel qu'il est maintenant ?... Lui découvrir enfin, au fond du passé, l'antique physionomie qui n'est pas l'image appauvrie de la troublante réalité contemporaine, mais qui a les traits forts et agités où frémissait jadis la vie ?...

Nous est-il facile de nous représenter ce que furent les êtres, les vies, les sentiments, les croyances, les âmes du passé ?... Les jours et les choses étaient presque les mêmes que maintenant. A quelques poteaux télégraphiques près, le Monde était ce qu'il est ; et le même cheminement de paysages glissait sous les heures claires ou sombres du firmament déjà inconnu. Mais l'homme qui vécut ces temps morts n'est ni notre frère, ni notre semblable ; notre intelligence contemporaine ne connaîtra jamais rien de cette âme inconnue ; et nul vocabulaire ne nous traduira la vie mentale de cet étranger.Même quand il se rapproche de nos époques historiques, le vieil homme nous reste inconnaissable.

Nous aurons maintes occasions de montrer combien [36] l'opinion qu'on peut avoir des hommes du passé est incertaine et confuse. Les jugements que porte sur eux l'histoire, ne sont sans appel que parce qu'ils sont fragiles, sans autorité et sans conséquences. Ceux de ces hommes qui sont les plus près de nous en semblent parfois les plus lointains. Et il est des figures contemporaines restées aussi mystérieuses que si elles émergeaient du fond perdu des âges. Les plus civilisés ne sont pas les moins méconnus. Qui de nous saurait comprendre un Sage ancien ?... Saurions-nous nous représenter l'esprit de classe ou de parti, les préjugés, les croyances d'un Alcméonide d'Athènes, d'un initié d'Eleusis, d'un puritain d'Ecosse, d'un roi, d'un mage, d'un garde du corps ?... Nous l'avons dit : il est malaisé de se mettre en l'esprit des Anciens. Mais les comprendre est déjà d'un impossible effort. Et nul de nous ne saurait être un contemporain de Darius ou de Charles X..., être un subtil sophiste ou un prétorien... être vestale ou sans-culotte... être, selon les temps ou le jeu, prêtre ou Dieu !...

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Ce ne sont pas seulement les faits et les actes, les hommes et les âmes, la substance et l'esprit du passé qui se refusent à nous. La valeur même nous en échappe ; le sens s'en dérobe.

Le sens ?... En est-il un ?... Oui, sans doute, un sens unique : le sens arrière !...

L'histoire apprend aux hommes à marcher en avant en regardant en arrière. Par derrière, il y a toutes les habitudes historiques, mises au repos dans les livres et les manuels. En avant, il y a la figure impressionnante du Destin. Mais ce n'est pas celle-ci que nous regardons. Nous lui tournons le dos. C'est au torpide passé que nous réservons notre [37] attention. C'est de ce vieillard blasé que nous prenons conseil. C'est de lui que nous recevons l'initiation et l'inspiration ; et nous n'usons que des idées qu'il éprouva et usagea. Nous en empruntons des opinions fatiguées, une sagesse accablée et des espérances vieillies au service de tous les gouvernements. Par contre, nous lui prêtons sans intérêt les inclairvoyances qu'il nous rend avec usure.

C'est de lui que nous apprenons à vivre toujours en retard d'un jour et d'un acte sur la minute présente ; et réglés par lui, les nations et les peuples se gouvernent toujours en retard d'un régime ou d'un gouvernement. La pratique de l'histoire nous enseigne à ne jamais avoir de vie fraîche et de jours neufs. Mais nous en apprenons, dès l'école, à être vieux, et à vivre en vieux le temps toujours en vain renouvelé, les jours vainement recommencés. Nous en apprenons à penser et à agir comme si nos ambitions étaient déjà des lassitudes..., nos actes, déjà des souvenirs... nos intentions, déjà des traditions...

Dans la direction des sociétés, rien n'est plus funeste que d'y apporter l'esprit historique, et de trop s'inspirer du passé. Pour les hommes politiques, être historien est d'un grand désavantage. Cela donne ce goût du recommencement et de la répétition. Car ce qu'on voit du passé, ce sont des passions satisfaites dont on voudrait faire des sentiments neufs, et des choses achevées dont on fait des projets. On croit à des sociétés stables, à des régimes qui durent, à des actions qui persistent, à des miracles qui recommencent, et à de hasardeux équilibres qui se restaurent. Les révolutions mêmes ont leurs habitudes et leurs habitués, leurs clientèles et leurs coutumes éprouvées. Le désordre devient une règle..., la rébellion, une situation..., et la faction, une administration.

Chez les militaires, l'étude de l'histoire est redoutable, [38] disons même « funeste ». Connaître à fond la première campagne de Bonaparte en Italie, serait le plus certain moyen de ne la pouvoir recommencer. Le génie de la guerre est, en effet, la hardiesse de l'innovation, de la surprise et de l'improvisation. La tradition, qui fait la force des armées dans la paix et les grandes manœuvres, en fait la fatale faiblesse en temps de guerre. L'expérience de la guerre est évidemment une condition de succès, mais encore faut-il qu'elle donne des aptitudes, et non des habitudes. Un bon capitaine, c'est celui qui ignore la tradition, et ne connaît que l'occasion. L'une s'enseigne ; l'autre, on saute dessus. Un grand état-major qui n'est pas composé de jeunes chambardeurs n'est qu'un conservatoire.

En somme, les produits historiques, qui sont d'un usage courant, ne sont pourtant pas d'un inoffensif emploi. Dès qu'on veut agir avec autorité et avec indépendance, il est prudent d'en user discrètement.

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Mais le pire reproche qu'on puisse faire à l'histoire, c'est qu'elle apprend à ne rien savoir oublier.

Peut-être serait-il sage, probablement serait-il prudent, certainement serait-il doux de l'ignorer tout entière.

Ah ! n'en rien savoir !... Oublier qu'on est, depuis des millénaires, l'esprit toujours inquiet, l'âme vainement avide, le cœur persécuté par la haine, torturé par l'envie, la vie exténuée de recherches et de combats !... Oublier que depuis cent mille ans, on est l'homme harassé de tâches, qui essaya tous les modes d'association et de sociétés, qui s'exerça à toutes les manières de se régir, entreprit toutes les aventures, et ne réussit que le désordre et la bagarre !... Oublier que nous sommes chez les hommes, [39] c'est-à-dire chez de grands fauves perfectionnés !... Oublier que nous sommes chez les loups, et que depuis l'âge tertiaire, frissonnent sur le Monde des terreurs grandissantes..., que d'obscures ténèbres, une nuit apeurée, nous environnent..., et que depuis l'origine, nos Dieux continuent d'être ce silence assombri qui gagne le Ciel et la Science !...

Ah ! quel soulagement ce serait que de pouvoir échapper à la science scolaire dont on nous accabla !... Après avoir pendant quarante-cinq ans ressassé et rabâché les mêmes abrégés livresques, avoir mis l'histoire en formules, les âges en sommaires, les siècles en résumés, et le passé en chapitres..., après avoir toute sa vie réduit en paragraphes les grandes aventures humaines..., quelle revanche ce serait que de pouvoir tout en oublier ! Quelle félicité que d'ignorer les détails de la guerre du Péloponèse, les entreprises d'Antigone, les combats de la guerre des Deux Roses, les quatre périodes de la guerre de Trente ans..., qu'il y a eu deux Napoléons, et que, pour un rien, il y en aurait eu trois !... Quelle paix de l'esprit que de ne connaître aucun roi de Prusse ou d'Aragon, d'Arles ou de Castille !... Quel bonheur que de ne plus rien se rappeler que les Trois Mousquetaires ! Et quel repos que de ne rien savoir !... « ...Je vous l'accorde, direz-vous. Mais en ce coup de torchon, que deviennent les suaves créations du génie humain ?... Que deviennent les Arts et les Belles-Lettres ?... Si vous nous retirez la connaissance des âges, à quelles origines en rattacherez-vous les œuvres ?... Saurez-vous rien des anxieux appels, des sollicitations tragiques auxquelles elles ont répondu avec toute la passion humaine ?... L'art est-il autre chose que le reflet coloré d'un âge dont vous voulez, à votre fantaisie, éteindre la pathétique clarté !... »

Peut-être, en cherchant bien, trouverait-on le [40] moyen de faire sa part aux interventions troublantes du génie, et de régler le cours de ses abondantes et indiscrètes irruptions.

Et puis, est-il si nécessaire de remonter aux origines livresques d'une œuvre, et d'en découvrir les sources ?... Quand on ignorait le cours supérieur du Nil, on s'imaginait que cette abondance de flots fertilisants venait des cieux. Hérodote lui-même en parle. Depuis, on sait à quoi s'en tenir ; et ce céleste pays n'est qu'anglais.

D'ailleurs, une grande œuvre n'est d'aucun pays ni d'aucun temps particuliers. Dans tous les siècles, elle est de chacun ; et pour tout être, elle est de chez lui. Elle est née, elle est faite toujours des mêmes constantes générosités humaines ; et sa source est partout le ruissellement sur terre du même éternel lieu, où l'âme s'ouvre aux Cieux.

C'est pourtant cette forme de l'histoire littéraire qui donne leur activité à presque toutes les chaires de littérature de nos universités. Mais qu'importe ! Que les pédants continuent donc de nous accumuler leurs inutiles et fâcheux commentaires !... qu'ils continuent de chercher, à pleines bibliothèques, l'origine d'une noblesse d'esprit !... Qu'ils continuent de mettre des références à la détresse d'Ophélie, aux amours de Roméo, aux tendresses de Juliette ; et d'accrocher des fiches aux stances de Polyeucte !... Laissons-les expliquer qu'Hamlet, la Divine Comédie, le Paradis perdu, sont des résultats de la bibliographie, et que saint Paul est le produit d'un intense dépouillement de documents !...

S'imagine-t-on cependant la pure félicité de celui qui recevrait les œuvres du passé, les grandes œuvres dont se pare l'esprit et dont s'arme le caractère, sans rien savoir de leur auteur et de leur éditeur, du temps et du climat humain qui les a méditées, qui les a mûries comme les fruits nourris d'une éternelle  [41]sève et d'un suprême été. Les hommes les recevraient sans en demander indiscrètement l'origine, et comme des mains d'un Dieu de miséricorde et d'amour, qui les aurait naturellement tirées de son cœur universellement clairvoyant et compatissant.

Que faudrait-il mettre dans ce bagage préservé, pour qu'il satisfasse à jamais aux besoins de l'esprit, et soit le suffisant viatique du voyageur humain sur la terre ?... Comment composer ce trésor ?... L'artifice écarté, il resterait quelques douzaines de grandes œuvres classiques. On y ajouterait des morceaux choisis, un Victor Hugo réduit au format de poche, un peu de contemporains, une teinte d'Anne de Noailles, et un brin de Verlaine. Il resterait juste de quoi être désormais sur terre l'âme tendrement éclairée et le cœur en paix.

Et tout cela donc sous la réserve de le pouvoir remplacer avantageusement par les seuls Évangiles.

Libre à chacun d'ailleurs d'allonger la liste. Mais qu'une sage prudence surveille ces largesses !...

Quelle félicité ce serait, en effet, que d'être à jamais préservés des écrivains à la mode, de l'artifice des romanciers, du lyrisme ou du charabia des snobs !... Quel soulagement ce serait que de vomir à jamais, à même les désespoirs d'ivrogne de Musset, les théâtrales désespérances, les passions tirées à la ligne, les vertus mises en pages, et les douleurs à usage d'éditeurs !... Quel rêve que d'être désormais délivré de tous ceux qui sortent leurs larmes du fond de l'encrier !... de tous ceux qui ont fait, de leur âme et de leurs tourments secrets, des in-16 et des in-18 !... de tous ceux qui ont mis, dans le commerce et en vitrines, leurs émotions frelatées et leurs indiscrètes passions !... Ah ! quelle joie sur terre et quelle paix dans la littérature, que de ne [42] plus voir tant de pitres, sur le champ de foire, tirer de leurs éclats de sanglots, des feux d'artifices !

Hélas ! la littérature est une question de fournisseurs et de clientèle. Elle est une marchandise qu'on consomme, une cuisine qu'on commande, et quelle cuisine !... On porte en ville !... « Bon appétit, messieurs !... Et pendant ce temps... »

Hâtons-nous de couper court et de conclure qu'il est d'un bien grand repos d'être un ignorant. Cela repose presque autant que d'être un indifférent.

Qu'ils sont heureux, en effet, ceux qui vivent sans savoir l'histoire, et hors de ce mauvais rêve !... Pour eux, le Monde a conservé une grande jeunesse. Chaque aube nouvelle leur a la fraîcheur d'une première aurore du Monde. Ils vivent comme si la terre était la création d'hier !... comme si rien n'était partout vil et flétri !.., comme si le jour était neuf !,., comme si chaque pur matin était le premier des limpides et blancs dimanches du Monde !... comme si l'air qu'on respire sur terre était l'haleine et l'allégresse d'un vierge infini ! Ils regardent les bois, les champs, la saine nature, la ronde et nette atmosphère, l'horizon si dépouillé, le ciel si paisible et si haut, comme d'intacts biens terrestres donnés pour la première fois aux hommes. Ils accueillent l'heure qui vient comme une force fidèle, la nuit qui tombe comme un tendre mystère qui naît, et chaque nouveau labeur leur est un jeune compagnon. Leur âme, vide et claire, est prête pour Dieu.

Mais ces parfaites ignorances sont rares. Car la plupart même des illettrés en arrivent à se mettre dans l'histoire à tout bout de champ et à se remémorer Dagobert ou les dragonnades, à propos de bottes ou de culottes. Paul Valéry disait que Napoléon s'est ruiné de « s'être mis dans l'histoire ». Mais c'est tout le monde qui historise sa pauvre vie de boutiquier ou d'employé, ou habille sa modeste [43] existence bourgeoise, des piteuses défroques de la Grande Histoire.

Ah ! être condamné à ne jamais voir, dans un clair matin d'hiver, dans cette rose magie givrée de lumière, grisée de soleil,... que le pompier soleil d'Austerlitz !... Ne jamais jouir d'un bel été sans qu'il évoque les journées de Juillet 1830 !... Ne jamais manger une poule qu'elle ne sorte du pot d'Henri IV, ni de poulet qui ne rappelle Marengo !... Impossible de s'amuser sans être Régence, de bien dîner sans être Lucullus, de prendre une décision sans franchir le Rubicon, et d'être honnête femme sans être la femme de César !...

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Hélas ! cette misère n'est qu'un des aspects d'une détresse plus générale. Ce n'est pas seulement de la vie historique que nous prenons l'appauvrissante accoutumance. Notre grande infortune c'est qu'on s'habitue à la vie tout entière, et qu'on trouve banal le prodige de la lumière, la grâce de voir et de vivre, et d'avoir une âme. Ce qui fait de la mort un enfer, c'est d'avoir été vainement vivants.

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Le passé nous offre cependant matière à de moins familiers avilissements. Mais pour conclure, encore en faut-il user avec réserve.

Personnellement, je ne me connais guère que des ignorances. Je les ménage. Je les cultive. Je les traite comme une réserve où persiste la discrétion, et où se réfugient la prudence et le mystère.

Ce mystère serait-il donc ainsi celui de l'obscurité. [44] De cette science que nous avons dépréciée, ce que nous en avons méprisé n'est-il pas le résultat d'une inclairvoyance, dont beaucoup de nobles historiens se sont d'ailleurs préservés ?

Nous en avons parlé comme d'un labeur mis à la portée de tout le monde, correspondant à la mesure de tout le monde, que tous ont envahi, et à qui le vulgaire communique une facilité et une médiocrité.

Mais peut-être cette science profanée est-elle autre chose qu'une sévère érudition ou un agréable récit. Même en en écartant les prétentieuses interprétations qui nous la tirent vers un rationalisme sociologique, il en reste peut-être encore une grande chose qui a son caractère et son génie propre.

C'est de cet espoir que nous allons faire un livre. C'est ce « peut-être », qui sera la matière de notre œuvre.

La première et facile contemplation qu'on peut avoir de l'histoire, nous fera-t-elle apparaître, en toute sa misère, le simple récit qu'on en peut faire ?

Sous ces superficielles agitations, saurons-nous pourtant découvrir les vigoureuses et solides réalités qui construisent l'histoire ?

Mais ces faits structuraux sont-ils de plus sensibles et de plus vivaces valeurs que les forces spirituelles dont s'assemblent, se coordonnent et se dirigent les énergies sociales, dans le mouvement qui transporte la vie sur les âges ?

Ces trois développements, ce sont trois interrogations adressées au destin. Qu'il y réponde, finalement, s'il est vraiment ce rythme mystérieux où se réalise le subtil accord entre la vie de l'humanité et la vie du monde... s'il est tout au moins cette sollicitation qu'exercent, sur nos destinées, les fins universelles !...

[45]

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Quatre parties !... Quatre tâches ardues et distinctes, parfois même contradictoires !... Je ne m'y risquerais point, si l'émotion de la recherche n'excusait la témérité de l'entreprise... En arriver à déceler, dans l'animation intérieure du passé, le frémissement général dont chaque vie se compose, aussi bien que s'en règle et s'en émeut tout l'Univers,... est-ce là vaine fragilité d'un rêve, ou matière d'une œuvre ?...

Mais peut-être n'y a-t-il rien de plus dans le passé que ce qu'on y trouve toujours !... Peut-être n'en retirerons-nous qu'une nouvelle formule d'ignorance, décevant témoignage de notre inclairvoyance et de notre échec !... Ou peut-être, enfin, n'apercevrons-nous que de suprêmes obscurités, encore insoupçonnées !...

Cependant, cela encore, c'est un sens pour l'effort ! C'est un but pour l'homme !...

Un but !... les humains en ont-ils un autre ?

Le vieux Prométhée était déjà cet homme qui se livrait aux destinées, pour en être éternellement meurtri, éternellement déçu.

Un aigle lui fouillait sa poitrine de dieu qui ne peut mourir.

C'est être immortel que d'être cette douleur qui ne s'apaise jamais... cette inquiétude qui ne se satisfait jamais...

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 29 juillet 2016 19:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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