RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »
Psychanalyse et anthropologie. Culture - Personnalité - Inconscient (1950):
Avant-propos de Roger Dadoun

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Géza Róheim (1950), Psychanalyse et anthropologie. Culture - Personnalité - Inconscient. Paris : Éditions Gallimard, 1969, 602 pages. Collection nrf. Une édition numérique réalisée par ma grande amie, Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers à la retraite du Cégep de Chicoutimi.

Avant-propos 

PRÉSENTATION DE GÉZA RÔHEIM 

(pp. 9 à 22) 

Par Roger Dadoun. 

 

Pionnier de l'anthropologie psychanalytique : c'est l'expression qui revient le plus souvent lorsqu'il s'agit de caractériser Géza Róheim. Lui-même s'est toujours présenté comme le seul ou comme le premier ethnologue qui ait adhéré totalement à la psychanalyse. Dans un article où il résume quelques-uns des thèmes majeurs de son oeuvre, il fait ce bref bilan de son activité : De la fin de l'année 1923 jusqu'au printemps 1931, l'auteur de ces lignes fit du pays Somali, de l'Australie centrale, de l'île Normanby et des Indiens Yuma de l'Arizona, son champ de recherche. Là, pour la première fois dans l'histoire de l'anthropologie, quelqu'un qui avait été lui-même analysé, et qui avait pratiqué la psychanalyse, vint au contact des sociétés primitives [1]. 

Quelques années plus tard, tandis que le culturalisme américain multiplie, dans les travaux ethnographiques, les références à la psychanalyse, il réaffirme qu'il est le seul anthropologue qui ait accepté sans réserve la psychanalyse [2]. 

S'il reste effectivement, toute sa vie, fidèle à l'inspiration freudienne, Róheim repense certaines thèses fondamentales, notamment celles de Totem et Tabou, à la lumière de sa propre expérience analytique et ethnographique, et apporte au freudisme des prolongements originaux. Il a déterminé très tôt et une fois pour toutes le domaine de sa recherche : appliquer les concepts freudiens à l'étude des thèmes mythologiques et des peuples dits primitifs ; par là même, il illustre ces concepts, les fonde sur de nouvelles données, les élargit, les précise. Dans ce cadre bien défini d'où il n'éprouve guère le besoin de sortir, il accumule une documentation considérable, poursuit une réflexion féconde, édifie une œuvre qu'un certain nombre de penseurs, qui s'y réfèrent, estiment de première valeur.  

Géza Róheim est né le 12 septembre 1891 à Budapest. La famille - de riches commerçants d'origine juive - possède un grand magasin, bien connu dans la capitale hongroise : le palais Róheim. Il ne semble pas que le judaïsme, qui fut un facteur non négligeable dans la formation de Freud, ait marqué Róheim. Les histoires qui enchantent son enfance sont des histoires hongroises, que lui raconte son grand-père. Il conserve de ce dernier un souvenir très vif, et il fait remonter au ravissement que lui procurèrent ces récits la précocité et la solidité de sa vocation : À Budapest, alors que j'avais cinq ans, on racontait aux enfants que les bébés étaient apportés par la cigogne, qui les déposait dans des paniers ; ces paniers allaient voguant sur le Danube, jusqu'au moment où la future mère en retirait l'enfant. Mais mon grand-père, lui, possédait une version originale : c'est du lac Méautis que la cigogne apportait les bébés. Ce lac avait été traversé par les ancêtres mythiques des Hongrois, les frères Humor et Magor, alors qu'ils pourchassaient la daine mythologique. Ainsi le problème « D'où viennent les enfants ? » fut-il, chez moi, résolument déplacé en direction de l'anthropologie [3]. 

Tandis qu'il poursuit ses études secondaires, il se jette avec passion sur tous les ouvrages traitant de mythologie : il lit les les de Tylor, d'Andrew Lang, de Frazer. Les sciences l'attirent peu, il accorde tout son intérêt à l'histoire de la Hongrie, à la géographie et aux lettres. Témoignage de sa jeune et déjà solide érudition : le lycéen fait devant la Société hongroise d'Ethnologie une conférence sur La mythologie lunaire. 

Après des études à l'université de Budapest, Róheim se rend, en 1911, à Leipzig, puis à Berlin, l'anthropologie n'ayant pas encore de statut académique, il s'inscrit dans la section de géographie, et suit les cours de spécialistes renommés, tels que Karl Weule et Felix von Luschan. En même temps qu'il accomplit ces études traditionnelles, qui seront couronnées par un doctorat en philosophie, section géographie, il fait connaissance avec la psychanalyse ; il étudie avec un intérêt profond las premiers grands travaux de Freud, Ferenczi, Abraham, Rickling et Jung, et ne tarde pas à se rallier à leurs thèses révolutionnaires Ce fut sans résistance que j'acceptais ce principe général la clé des données anthropologiques doit être cherchée dans les processus inconscients ou primaires ; ces données subissent les mêmes élaborations que les rêves et les symptômes [4]. 

De retour à Budapest, il est attaché au Musée national hongrois, et commence à publier des études d'anthropologie psychanalytique dans la revue Ethnographia. Excellent spécialiste du folklore hongrois, il analyse légendes, berceuses et comptines, à la lumière de la doctrine freudienne ; le complexe d'Oedipe lui sert à interpréter certaines croyances finno-ougriennes concernant l'Ours et les jumeaux (1914). Mais il se préoccupe déjà de définir le rôle des expériences préœdipiennes dans l'élaboration des formes culturelles et reconnaît l'intervention déterminante des premières relations mère-enfant dans les sublimations sociales ; c'est ainsi, par exemple, qu'il ramène le rite des « premiers fruits », offrande faite aux dieux, qu'on rencontre en maints endroits, au geste de la mère qui goûte l'aliment ou le mâche avant de le donner à consommer à l'enfant. 

C'est avec une hardiesse croissante que Róheim confronte la psychanalyse et l'anthropologie. Budapest offre une atmosphère étonnamment propice à sa réflexion : la capitale hongroise accueille avec une réelle ferveur les conceptions freudiennes, et participe en outre activement au mouvement psychanalytique. Le mérite en revient largement à la remarquable personnalité de Sandor Ferenczi ; il est parmi les tout premiers à adhérer au freudisme et il se lie avec Freud d'une amitié profonde que même les heurts ultérieurs n'entameront pas vraiment. C'est en 1913 que Ferenczi publie sa magistrale étude d'un garçon de cinq ans, Arpad, surnommé Le Petit Homme-Coq - étude dont Freud se servira pour son interprétation du totémisme ; la même année, à Budapest, Ferenczi, en compagnie de Jones, prend connaissance des épreuves de Totem et Tabou, que Freud vient de terminer. C'est encore à Budapest, dans la clinique de Ferenczi, pendant les années de guerre, que Melanie Klein s'engage dans la psychanalyse des tout jeunes enfants, inaugurant une recherche dont la complémentarité avec la réflexion de Róheim est frappante. 

L'intelligence agile et hardie de Ferenczi ne pouvait manquer d'exercer une forte influence sur Róheim qui se fait, au cours des années 1915 et 1916, psychanalyser par Ferenczi, psychanalyse que poursuivra Mme, Wilma Kovacs. 

Budapest accueille, les 28 et 29 septembre 1918, le cinquième Congrès international de Psychanalyse. À cette occasion, Róheim, âgé de vingt-sept ans, rencontre Freud pour la première fois, et se voit vivement encouragé à poursuivre ses travaux. La municipalité reçoit les congressistes avec éclat ; un millier d'étudiants enthousiastes adressent au recteur de l'Université une pétition réclamant l'institution de cours de psychanalyse, qui seraient assurés par Ferenczi. Pour Freud, en butte jusqu'à présent à une hostilité tenace dans son propre pays, le moment est particulièrement euphorique ; et il se met à imaginer que la capitale hongroise pourrait bien remplacer Vienne comme foyer de la vie psychanalytique. D'autant que c'est à Budapest que réside un généreux mécène, Anton von Freund, brasseur et docteur en philosophie, qui a constitué à l'Association internationale de Psychanalyse une riche donation pour lui permettre de créer sa propre maison d'éditions. 

En 1919, la révolution bolchevique éclate en Hongrie ; l'insurrection victorieuse instaure un gouvernement révolutionnaire dirigé par Bela Kun. Rencontre éphémère et quasi miraculeuse entre la révolution politique et la révolution culturelle : l'équipe communiste au pouvoir crée à l'Université une chaire de psychanalyse, qui est confiée à Ferenczi ;Géza Róheim, autre psychanalyste, se voit attribuer la chaire d'anthropologie. 

Tout s'effondre avec le retour triomphal de la réaction bourgeoise, militariste et antisémite, soutenue par les alliés occidentaux ; l'armée roumaine intervient et chasse Bela Kun de Budapest ; Ferenczi est obligé de se cacher pour échapper aux poursuites de la police. La psychanalyse pâtit gravement du coup terrible porté à la révolution. 

Cependant, disposant d'une fortune personnelle, Róheim peut se livrer en toute autonomie à ses travaux ; il déploie une grande activité, marquée par de nombreuses publications. Pour une étude sur le Totémisme australien présentée à la Conférence de La Haye, et pour son substantiel essai sur Le Soi (Das Selbst) paru dans Imago, il reçoit le Prix Freud de Psychanalyse appliquée. La même revue publie de lui, peu après, une analyse du meurtre du père originaire (Nach dem Tode des Urvaters) : tout en continuant d'adopter la thèse freudienne de la horde primitive, il relie la dévoration de l'aïeul primordial à un fantasme ressortissant au stade oral ; en absorbant le cadavre du père, les enfants transforment ce dernier en mère nourricière et fixent sur lui une partie de l'amour qu'ils portent à la mère. Son intérêt pour la culture australienne se précise ; il songe à une expédition qui lui permettrait d'aller vérifier, sur le terrain, la validité des concepts freudiens. Il dépouille l'abondante et remarquable littérature ethnographique consacrée à l'Australie (Spencer et Gillen, Howitt, Mathews, Strehlow, Roth, etc.), et intègre en même temps à sa réflexion critique les plus récents développements de la psychanalyse (Freud, Reik, Abraham, Rank, Ferenczi, Silberer, M. Klein, etc.) ; ce double approfondissement aboutit à une importante synthèse, le Totémisme australien, publié à Londres en 1925. 

Róheim a travaillé jusqu'à présent sur des données recueillies par d'autres ; il a poussé aussi loin que possible l'analyse de ce savoir livresque. Mais l'ethnographie est un domaine où ce que l'on trouve est fortement conditionné par ce que l'on cherche : l'homme primitif est en grande partie un être construit à partir de l'ethnologue, de son enracinement social, de ses imprégnations idéologiques, de ses fantasmes, de ses sublimations. D'un autre côté, l'investigation psychanalytique ne tolère pas le travail d'amateur et déroute bien souvent même les manipulateurs les plus qualifiés. Un excellent ethnographe, Bronislaw Malinowski, s'était ouvertement référé à la psychanalyse au cours de ses recherches sur les indigènes des Iles Trobriand et avait rapporté ses observations et ses interprétations dans deux ouvrages, La Vie sexuelle des sauvages, et La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives ; il présentait ce dernier livre, où il avait inséré une étude sur Psychanalyse et Anthropologie parue en 1924 dans la revue Psyche, en ces termes : Des observations directes, portant sur le complexe matriarcal, tel qu'il se manifeste chez les Mélanésiens, constituent, à ma connaissance, la première application de la théorie psychanalytique à l'étude de la vie sauvage. 

Malinowski connaissait, appréciait et défendait les concepts freudiens ; mais il n'avait pas de véritable formation psychanalytique et, surtout, l'inspiration profonde du freudisme semblait lui échapper. De ses travaux sur le terrain, il avait conclu - dans un esprit déjà « culturaliste » - que le complexe d'Oedipe n'existait pas dans une société matrilinéaire, où le rôle du père n'était en rien équivalent à celui du père occidental, et que les Mélanésiens ignoraient l'érotisme anal. 

Le moment paraissait donc venu pour un psychanalyste qualifié d'aller voir sur place. Le projet d'une expédition en Mélanésie et en Australie, projet à l'établissement duquel participèrent Freud, Ferenczi, Wilma Kovacs et Marie Bonaparte, prit une tournure concrète grâce à une subvention de Marie Bonaparte, qui suivait avec un extrême intérêt les travaux de Róheim. Aussi, trois ans après la publication de son gros ouvrage sur le Totémisme australien, Róheim s'embarque-t-il avec sa femme pour un continent dont la mythologie et les usages lui sont déjà familiers. Il séjourne pendant environ deux ans en plein cœur de l'Australie, dans la région d'Hermannsburg et s'attache tout particulièrement à l'étude des Pitjentara Il recueille un matériel considérable : mythes et contes populaires, cérémonies, rêves, jeux d'enfants, jurons, pratiques magiques, aspects de la vie quotidienne... Il présentera ces documents et leur interprétation dans différentes publications, et dans un important ouvrage, The Eternal Ones of the Dream (1945) [5]. Il caressait, semble-t-il, un projet plus ambitieux ; il envisageait de grouper tous ses travaux australiens, et la longue réflexion qu'ils lui suggérèrent, dans une vaste synthèse, qui aurait eu pour titre, The Western Tribes of Central Australia, choisi sur le modèle de l'œuvre monumentale de l'ethnologie classique, The Northern Tribes of Central Australia, de Spencer et Gillen - dont elle aurait constitué en quelque sorte l'équivalent moderne et le dépassement psychanalytique. 

Désireux de mettre à l'épreuve les thèses de Malinowski concernant la psychologie des Trobriandais, Róheim décide de s'arrêter dans la zone culturelle étudiée par le célèbre ethnologue ; il choisit, à l'est de la Nouvelle-Guinée, dans le groupe des îles d'Entrecasteaux tout proche des îles Trobriand, l'île Normanby (Duau) ; ses habitants présentent à peu près les mêmes caractéristiques principales que les Trobriandais -, Malinowski les avait d'ailleurs englobés dans son interprétation. Il y séjourne une dizaine de mois, au terme desquels, grâce à l'emploi systématique des méthodes psychanalytiques (analyse des rêves, analyse par le jeu, mise à jour des mécanismes de déplacement, de substitution, de compensation, de sublimation, etc.), il parvient à des conclusions opposées à celles de Malinowski : il relève, dans de nombreux récits, la fréquence des thèmes ressortissant à l'analité, découvre l'importance du coït anal, et surtout démontre avec force l'existence du complexe d'Oedipe, dont l'universalité ne faisait à ses yeux aucun doute ; seulement, les relations œdipiennes ont subi dans une société matrilinéaire des déplacements dont la signification avait échappé à Malinowski ; on y trouve tout simplement, ironise Róheim, un homme qui aime sa sœur et qui entretient avec son oncle une relation d'antagonisme chargée d'ambivalence. 

Après son expédition océanienne, Róheim avait eu l'occasion de se rendre pour quelques mois aux États-Unis et de faire un bref séjour parmi les Indiens Yuma, à la frontière de la Californie, de l'Arizona et du Mexique. La guerre en Europe et la menace nazie le contraignent - comme Freud - a émigrer en 1938 ; il retourne aux États-Unis, où il restera jusqu'à sa mort en 1953. Dès son arrivée et pendant près de deux ans (1938-1939), il travaille au Worcester State Hospital, à Worcester, dans le Massachusetts ; il consacre la plus grande partie de son temps à la pratique de la psychanalyse et il a comme clients aussi bien les malades de l'établissement que les membres du personnel ; il se livre en outre pendant dix-huit mois à une étude minutieuse d'un cas de schizophrénie, qui lui permet de mettre en relation les fantaisies imaginaires du malade et les opérations magiques ; ses observations sont consignées dans deux essais, Origine et Fonction de la Magie et Fantasmes et Rêves chez le Schizophrène, qui seront publiés après sa mort sous le titre Magie et Schizophrénie (1955). 

Vers le début de 1940, Róheim s'installe à New York ; lutteur infatigable, il poursuit, solidement appuyé sur l'anthropologie psychanalytique, une intense activité : il pratique la psychanalyse, donne des cours à l'Institut de psychanalyse de l'université de New York, multiplie les publications, fonde et dirige une revue. Son expérience ethnographique l'a conduit à abandonner définitivement certaines thèses de Freud et il dispose désormais, avec sa conception ontogénétique de la culture, d'un instrument remarquablement bien adapté à son champ d'étude. Trois ouvrages importants paraissent en peu d'années : The Origin and Function of Culture, en 1943 et en 1945, The Eternal Ones of the Dream, suivi de War, Crime and the Covenant. Une subvention accordée en 1947 par la Viking Fund Inc. [6] lui permet d'aller à nouveau sur le terrain, cette fois chez les Indiens Navaho. La même année, il fonde une revue destinée à défendre et à promouvoir l'usage de la psychanalyse dans les sciences sociales, Psychoanalysis and the Social Sciences [7] ; dans l'avant-propos, il rend un grand hommage au génie des précurseurs, Freud, évidemment, mais aussi Otto Rank (Das Inzestmotiv in Dichtung und Sage) et Theodor Reik (Ritual). En 1950 paraît le présent ouvrage, Psychoanalysis and Anthropology, une des meilleures synthèses de ses recherches et de sa pensée ; en 1953, année de sa mort, il donne The Gates of the Dream. 

Si la pensée freudienne tout entière supporte et imprègne la recherche de Róheim, c'est manifestement Totem et Tabou qui, au double sens du terme, la provoque ; c'est essentiellement de cette œuvre que part Róheim, et c'est en face d'elle qu'il dresse ses conceptions personnelles. Le livre de Freud formule, dès 1913, le principe de l'anthropologie psychanalytique : il séduit par les proportions de sa construction et la cohérence du système où viennent se composer l'observation clinique, l'hypothèse biologique et la description ethnographique - triple pivot aussi de la pensée de Róheim ; enfin et surtout, cette même suffisance formelle fonctionne, paradoxalement, comme ouverture, stimulation, exigence de critique et d'approfondissement. L'ethnologie n'est pas une annexion artificielle et tardive de la psychanalyse ; au contraire, elle est liée comme organiquement à la croissance de cette dernière, elle est venue se ranger sous sa loi par une sorte de continuité, d'extension naturelle. Dès 1897, en effet, Freud formule, dans une lettre à Wilhelm Fliess en date du 24 janvier, ce qui apparaît presque exactement comme le programme que Róheim s'emploiera à réaliser : « Les histoires du diable, le vocabulaire des jurons populaires, les chansons et les coutumes de la chambre des enfants, tout cela acquiert une signification à mes yeux. » 

Après que L'interprétation du rêve (Die Traumdeutung), en 1900, eut donné à la psychanalyse une orientation décisive, c'est Totem et Tabou qui cristallise les préoccupations majeures de Freud. Il s'adresse à Ferenczi en ces termes : « J'écris en ce moment le Totem avec l'impression que ce sera mon plus important, mon meilleur, et peut-être mon dernier bon travail. [...] Depuis L'interprétation du rêve, je n'ai jamais travaillé à rien avec autant de conviction et de joie [8]. » 

L'interprétation de la culture, de la société, de la religion, ou du totémisme considéré comme institution originelle, résulte dans Totem et Tabou de la coalescence de trois modèles bien définis d'appréhension de la réalité humaine. Le modèle naturaliste ou biologique est fourni par Darwin, et surtout par Atkinson qui reprend et développe dans Primal Law la théorie de la horde primitive. La première association humaine est conçue à l'image de la horde formée par certains singes anthropoïdes : un mâle tout-puissant accapare, pour son usage exclusif, une ou plusieurs femelles ; lorsque les fils sont devenus assez grands et assez forts pour menacer son pouvoir et ses privilèges, il les chasse ou les tue, à moins que, craignant de l'affronter, ils ne s'écartent d'eux-mêmes. Mais l'ancêtre dont les forces déclinent n'est bientôt plus en mesure de faire régner sa loi ; le fils le plus fort le chasse ou le tue, se débarrasse de la même façon des frères plus jeunes ou plus faibles s'ils entrent en rivalité avec lui, et s'empare des femmes. Tel est le modèle « naturel » de la famille humaine originelle, la famille « cyclopéenne ». Freud franchit une nouvelle étape dans la reconstruction de l'évolution sociale en s'inspirant du modèle ethnographique qui lui fournit Robertson Smith. Ce dernier a décrit dans la Religion des Sémites ce qu'il considère comme le type du repas totémique, en utilisant la relation faite par saint Nilus d'un sacrifice religieux accompli par les Bédouins du désert, au Sinaï vers la fin du IVe siècle : La victime, un chameau, était étendue, liée sur un grossier autel fait de pierres ; le chef de la tribu faisait faire aux assistants trois fois le tour de l'autel en chantant, après quoi il portait à l'animal la première blessure et buvait avec avidité le sang qui en jaillissait ; ensuite, toute la tribu se jetait sur l'animal, chacun enlevait avec son épée un morceau de la chair palpitante, et l'avalait tel quel... [9]. 

Adoptant l'interprétation de Smith, qui considère cette cérémonie comme représentant la forme primitive du repas totémique, Freud la rapproche de l'hypothèse de Darwin et formule ainsi sa thèse fondamentale du meurtre originel et de la naissance de la société : un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l'existence de la horde paternelle. 

Modèle naturaliste et modèle ethnographique sont confrontés au modèle clinique ou plutôt c'est ce dernier qui les suscite et les féconde. Les deux premiers demeurent des hypothèses ou des postulats, qui ne doivent être validés qu'au seul et unique rayon de lumière que projette la psychanalyse. Dégageant les processus à l'œuvre dans certaines névroses d'enfants où les animaux jouent un rôle spectaculaire, Freud décrit ce qu'il appelle le retour infantile du totémisme. À partir de deux exemples caractéristiques, la zoophobie du petit Hans, dont il avait en 1909 publié l'analyse, et la perversion d'Arpad, le Petit Homme-Coq, que Ferenczi venait de décrire, il montre comment l'animal sert de support à diverses identifications, mais fonctionne essentiellement comme substitut du père. Le cas du petit Arpad, qui instaure un véritable « culte totémique », est significatif ; il avait eu, à l'âge de deux ans et demi, la verge mordue par une poule, et toute son attention demeurait fixée sur le poulailler : C'était pour lui une joie et une fête d'assister aux combats que se livraient les volatiles. Il était capable de danser pendant des heures autour des cadavres de poules... Il se mettait à embrasser et à caresser l'animal tué, à nettoyer et à couvrir de baisers les images de poules qu'il avait lui-même maltraitées auparavant... Mon père est le coq, disait-il un jour. A présent, je suis petit, je suis un poussin. Mais quand je serai plus grand, je serai une poule, et plus grand encore, je serai un coq... Les rapports sexuels animés entre le coq et la poule, la ponte des oeufs et la sortie du petit poussin satisfaisaient sa curiosité sexuelle qui, à proprement parler, était tournée vers ce qui se passait dans la famille humaine. 

Au terme de ses analyses et de ses recoupements, Freud retrouve à la source du totémisme - c'est-à-dire, pour lui, de l'institution humaine fondamentale - le complexe d'Oedipe, lui-même structure fondamentale du psychisme : Si l'animal totémique n'est autre que le père, nous obtenons en effet ceci : les deux commandements capitaux du totémisme, les deux prescriptions tabou qui en forment comme le noyau, à savoir la prohibition de tuer le totem et celle d'épouser une femme appartenant au même totem, coïncident, quant à leur contenu, avec les deux crimes d'Oedipe, qui a tué son père et épousé sa mère, et avec les deux désirs primitifs de l'enfant, dont le refoulement insuffisant ou le réveil forment peut-être le noyau de toutes les névroses. 

Il conclut par une affirmation intrépide de la valeur explicative du complexe d'Oedipe, posé ainsi comme principe de base de l'anthropologie psychanalytique : [...] on retrouve dans le complexe d'Oedipe les commencements à la fois de la religion, de la morale, de la société et de l'art. 

Les phénomènes totémiques - prototypes des faits culturels, religieux, sociaux - et les symptômes névrotiques convergent donc vers le complexe d'Oedipe. D'une solidité désormais largement éprouvée dans le domaine clinique, la thèse de Freud est loin dans son application anthropologique, d'être aussi vaine ou fantaisiste qu'on l'a prétendu. Elle a d'abord le mérite de remplir une fonction « axiomatique », d'être un principe à la fois directeur, conducteur, référentiel et contraignant grâce à quoi un savoir concret peut s'instituer. Par ailleurs, l'existence et les résultats de l'anthropologie psychanalytique établissent que le complexe d'Oedipe utilisé avec compétence - et l'œuvre de Róheim l'illustre suffisamment - est un incomparable instrument pour saisir en profondeur et dans leur dynamisme les mécanismes des compensations et des sublimations culturelles ; aucun ethnologue, aujourd'hui, ne saurait s'en passer. 

L'impasse serait dans la transformation par Freud d'une analyse structurale en une interprétation historique. Le schéma que développe Totem et Tabou - horde primitive, aïeul dominateur et castrateur, parricide originel, culpabilité des fils et association des frères, sublimation - est présenté comme une succession d'événements réels, une expérience phylogénétique, qui requiert la double hypothèse d'une conscience collective transcendante et d'une hérédité des affects, et qui s'exprime en propositions dont la formulation même, dubitative ou rhétorique, signale la fragilité : Un acte comme celui de la suppression du père par les efforts réunis des frères a dû laisser des traces ineffaçables dans l'histoire. [...] Nous postulons l'existence d'une âme collective (Massenpsyche) dans laquelle s'accomplissent les mêmes processus psychiques que ceux ayant leur siège dans l'âme individuelle. Nous admettons qu'un sentiment de culpabilité pour une action a persisté pendant des millénaires, continuant à opérer dans des générations qui ne pouvaient rien connaître de l'action en question. 

Ainsi assortie d'hypothèses douteuses et en fin de compte fort peu opératoires, cette historicisation du complexe d'Oedipe pourrait être considérée ici comme une sorte de « mécanisme de défense intellectuelle » grâce auquel une pensée hardie, en s'abandonnant à certains thèmes en faveur à l'époque, se protège de l'extrême tension qu'impose tout concept novateur. Darwin, Lamarck, Haeckel sont de bons compagnons lorsqu'on s'avance dans l'obscurité des origines. Mais Róheim, lui, s'empressera de les lâcher, et substituera à la vision phylogénétique et à la fameuse loi biogénétique fondamentale -l'ontogenèse récapitule la phylogenèse - sa théorie ontogénétique de la culture et une investigation qui porte rigoureusement sur l'expérience individuelle. 

En vérité, Freud lui-même lui en montre le chemin, qui reconnaît la faiblesse de sa position : [...] nous convenons volontiers que toute autre explication serait préférable qui n'aurait pas besoin de s'appuyer sur des hypothèses pareilles ; qui saisit clairement le rôle d'actualisation de l'ontogenèse : Cette continuité est assurée en partie par l'hérédité des dispositions psychiques qui, pour devenir efficaces, ont cependant besoin d'être stimulées par certains événements de la vie individuelle ; et qui enfin, dans les dernières lignes de son livre, plus significatives peut-être que les longs développements antérieurs, opère un rapide rétablissement : il lui suffit de rappeler la nature fantasmatique des prétendues « actions » du névrosé pour que son propre réalisme historique s'irréalise ou se défasse ; les grands événements primordiaux n'ont peut-être jamais eu lieu ; tout peut-être n'est que fantasme. La construction de Totem et Tabou ne serait alors pas autre chose qu'une histoire mythique élaborée en vertu d'un mythe de l'histoire, c'est-à-dire d'un pouvoir « poétique » reconnu à l'histoire d'organiser, de structurer, de déployer pour l'appréhension cognitive un donné inconscient insaisissable autrement : Aussi bien les simples impulsions hostiles à l'égard du père, l'existence du fantasme de désir (Wunschphantasie) de le tuer et de le dévorer auraient-elles pu suffire à provoquer la réaction morale qui a créé le totémisme et le tabou [...] La réalité psychique suffirait à expliquer toutes ces conséquences. 

Du coup, il devient plus que jamais urgent de prospecter minutieusement cette réalité psychique ; le jeu de ces fantasmes de désir, de ces impulsions hostiles, qui viennent converger et s'organiser dans l'Oedipe, doit être détaillé, décomposé, mis au jour. Pour qu'une conception ontogénétique de la culture puisse s'articuler, pour qu'il soit rendu compte de la variété, de la mobilité et de la force des « êtres » culturels, il faut établir leurs racines vivaces dans une ontogenèse en quelque sorte pléthorique, il faut traverser l'Oedipe et retrouver le monde encore plus obscur des fantasmes préœdipiens. C'est ce qu'a fait Melanie Klein, en dégageant les tout premiers modes d'organisation de la vie fantasmatique. L'influence de ses conceptions originales - sur le clivage entre « bon » et « mauvais » objet, sur le sadisme infantile et la crainte d'une « retaliation » à savoir d'une agression en retour de la part de l'objet maternel attaqué, sur la formation précoce du surmoi, sur les stades précurseurs de l'Oedipe - est sensible tout au long de l'ouvrage qu'on va lire.  

Roger Dadoun. 


[1] In Psychoanalysis To-day, ouvrage dirigé par Sandor Lorand, International Universities Press, New York, 1944.

[2] Psychoanalysis and the Social Sciences, vol. 1, 1947. Il fait cependant une exception pour l'anthropologue hollandais Warne Muensterberger, un de ses exécuteurs testamentaires, à qui nous sommes par ailleurs redevables de précieuses indications sur la vie de Róheim. En plus des travaux de Muensterberger - sur les Dayaks de Bornéo, les Mentaweians de l'Indonésie, etc. - on peut faire état maintenant d'un nombre croissant de recherches effectuées dans la perspective inaugurée par Róheim. Signalons aussi, parallèlement aux travaux de Róheim, les recherches de Georges Devereux sur les Moï Sedang d'Indochine et sur les Indiens Mohaves du sud-ouest des États-Unis.

[3] Rapporté par Sandor Lorand in Psychoanalysis and Culture avant-propos, p. 11. Ouvrage dirigé par George B. Wilbur et W. Muensterberger, I.U.P. New York, 1951, en hommage à Géza Róheim à l'occasion de son soixantième anniversaire.

[4] Rapporté par Sandor Lorand, Ibid.

[5] Traduction française à paraître aux éditions Gallimard dans cette même collection.

[6] Cette institution deviendra par la suite la A.L. Wenner-Gren Foundation for Anthropological Research, Inc.

[7] La revue deviendra en 1960 Psychoanalytical Study of the Society, toujours fidèle à la ligne suivie par Róheim.

[8] Lettres à Ferenczi du 1er et du 13 mai 1913 citées par Ernest Jones, La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, vol. Il, p. 376, trad. fr. P.U.F.

[9] Totem et Tabou, trad. fr. S. Jankelevitch, Payot, 1947, p. 191. Les citations qui suivent sont tirées de cet ouvrage. [Traduction française disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 14 novembre 2007 8:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref