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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Machiavel. Étude d'histoire des doctrines politiques. (1942)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Augustin Renaudet, Machiavel. Étude d'histoire des doctrines politiques. Paris: Les Éditions Gallimard, 1942, 8e édition, 320 pp. Une édition numérique réalisée par Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay, bénévole.

Introduction


Le problème de la pensée politique
dans l’Italie de la Renaissance



Dès que l’on essaie de saisir la pensée politique de la Renaissance italienne, deux noms s’imposent à l’esprit : Machiavel et Guichardin. Deux œuvres dont le caractère a, depuis quatre siècles, frappé, surpris, étonné historiens, moralistes ou théoriciens du droit. Une méthode strictement positive, appliquée à l’étude des rapports que la société humaine institue entre les individus et l’État, entre les peuples, entre les États. Une politique strictement positive, qui subordonne à ses fins le droit et la morale, évalue et calcule exactement les moyens, ne considère les sentiments ou les passions des hommes, leurs croyances ou leurs idées, que pour mesurer les forces ou les faiblesses qui peuvent aider ou contrarier son jeu. Cette science positive du gouvernement se propose un seul but : la fondation de l’État, la conservation, l’accroissement, la grandeur de l’État. Elle se définit et se développe, chez Machiavel, pour soutenir une conception républicaine de l’État, dans les Discours sur la première Décade de Tite-Live. Plus dépouillée, étroitement et résolument simplifiée, elle s’offre, dans le livre du Prince, à servir une monarchie qui reste à fonder. Elle anime d’une vie austère et dédaigneuse toute l’œuvre de Guichardin, les vingt livres de son Histoire d’Italie, son Histoire de Florence, les deux livres de ses Dialogues sur le Gouvernement de Florence, ses Souvenirs politiques et civils.

L’État, pour l’un comme pour l’autre, n’est plus la cité antique, ni la libre commune du Moyen Age, ni la seigneurie italienne des deux derniers siècles. Mais pas davantage il ne ressemble à la monarchie de France ou d’Angleterre, qui, médiévale à demi en dépit de quelques traits déjà modernes, continue p010 d’invoquer le droit féodal et le devoir du vassal envers le suzerain. Machiavel fonde l’État sur un fait historique, d’ordre à la fois matériel et spirituel, l’existence de la nation. Il imagine un État national, encore trop confusément défini pour accueillir tous les peuples d’Italie, assez fort du moins pour les attirer et les conduire, pour repousser les invasions étrangères, pour assurer la sauvegarde de cette patrie italienne, dont Pétrarque déjà semblait entrevoir l’image. Guichardin, aussi profond et plus exact dans l’analyse, pourtant inégal à Machiavel par la vigueur de la pensée, et parce que, sceptique et las, plus aisément réconcilié avec une époque dont il sait les misères, il compte moins sur un avenir qu’il sait incertain et menaçant, a toutefois rompu avec la tradition qui restreignait à l’horizon d’une cité l’œuvre de l’historien ; il a le premier, pour une brève période sans doute, mais riche d’événements et de leçons, composé l’histoire de l’Italie entière, et, répondant au désir de Machiavel, démontré l’existence de la nation italienne.

Ces deux œuvres étonnent par la nouveauté de la méthode et par un esprit nouveau. Contemporains de Machiavel et de Guichardin, Érasme, dans les Adages et l’Institutio principis christiani, Thomas More dans l’Utopie, débattent également les plus hautes questions de morale politique et sociale. Tous deux ont tenu compte des leçons positives qu’ils recevaient des faits. On retrouverait aisément chez Érasme le souvenir très précis des institutions représentatives que ses compatriotes des Pays-Bas devaient, dans la seconde moitié du xvie siècle, défendre contre Philippe II, et qui servirent de base au régime républicain des Provinces-Unies. Il serait facile de retrouver, alliés à la fantaisie de Thomas More, le goût d’indispensables libertés, et la plus exacte connaissance de l’économie anglaise. Mais l’un et l’autre n’avaient cessé d’admettre que la morale chrétienne dût nécessairement discipliner les rapports des souverains entre eux ou avec les peuples. Ils s’étaient, comme les philosophes antiques, comme Platon et Aristote, comme les théologiens du Moyen Age, posé la question du bon gouvernement ; ils ne pouvaient douter qu’elle ne fût d’ordre moral ; chrétiens, ils en avaient demandé la solution à la morale chrétienne. Machiavel et Guichardin réduisent la politique à l’art de capter, de cultiver et d’ordonner des forces, hors de l’éthique païenne comme du christianisme.

Les contemporains n’ont pas manqué de s’en apercevoir ; et d’abord les étrangers, peu sensibles à l’inspiration nationale qui p011 exalte Machiavel, et communique parfois à sa doctrine certaine grandeur tragique et désespérée. Ils ne pouvaient lire sans surprise, au livre du Prince, ni le chapitre XVIII qui démontre l’imprudence et l’erreur des souverains fidèles à leur parole ; ni les louanges prodiguées à la duplicité d’Alexandre VI ou de Ferdinand le Catholique ; ni la glorification de César Borgia. On n’ignorait guère que la politique fût le règne de la violence ou de la fraude ; mais nul encore ne s’était, avec une telle indifférence au souverain bien des philosophes ou à la perfection évangélique, accommodé de la fatalité qui imposait aux hommes la loi de l’âge de fer, ou de la sentence divine qui leur infligeait la loi du péché. Nul n’avait, dans un monde abandonné à la violence, professé avec moins de trouble et de remords la poursuite du succès temporel. En France, dès les dernières années de François Ier ou le début du règne d’Henri II, ce que l’on nomme aussitôt machiavélisme désigne une tyrannie hypocrite et perfide. Catholiques et protestants s’indignent à l’envi, défendent et la tradition chrétienne, et la tradition humaine de la sagesse antique. Le Discours de la servitude volontaire, composé entre 1546 et 1551 par Étienne de la Boëtie, est antimachiavéliste. En 1576, le huguenot Étienne Gentillet réfute le Prince dans ses Discours de l’art de gouverner. Moins scandaleux, Guichardin n’inspire guère plus de confiance. Montaigne, qui s’est soigneusement gardé de prononcer contre Machiavel un réquisitoire banal, résume pour lui-même, en une page des Essais, l’impression suspecte que lui a laissée une longue pratique de l’Histoire d’Italie :

« Voicy ce que ie meis, il y a environ dix ans, en mon Guicciardin... : Il est historiographe diligent, et duquel, à mon advis, autant exactement que de nul aultre, on peult apprendre la vérité des affaires de son temps : aussi, en la plus part, en a il esté acteur luy mesme, et en rang honorable. Il n’y a aulcune apparence que par haine, faveur ou vanité il ayt desguisé les choses : de quoy font foy les libres iugements qu’il donne des grands, et notamment de ceulx par lesquels il avait esté avancé et employé aux charges, comme du pape Clément septiesme... I’ai aussi remarqué cecy, que tant d’âmes et d’effects qu’il iuge, de tant de mouvements et conseils, il n’en rapporte iamais un seul à la vertu, religion et conscience, comme si ces parties-là estoient du tout esteinctes au monde ; et de toutes les actions, pour belles par apparence qu’elles soient d’elles-mêmes, il en p012 reiecte la cause à quelque occasion vicieuse ou à quelque proufict. Il est impossible d’imaginer que, parmy cet infini nombre d’actions de quoy il iuge, il n’y en ayt eu quelqu’une produicte par la voye de la raison : nulle corruption peult avoir saisi les hommes si universellement, que quelqu’un n’eschappe de la contagion. Cela me faict craindre qu’il y aye un peu du vice de son goust ; et peult estre advenu qu’il ayt estimé d’aultruy selon soy. » [i]

* * *

Sans quitter l’Italie, mieux vaut marquer le contraste éclatant où s’opposent le réalisme de Machiavel et la tradition de Dante, telle qu’elle se développe dans la Divine Comédie, particulièrement dans le Purgatoire et le Paradis, ou dans les argumentations latines du traité De la Monarchie, qui en offrent l’indispensable glose.

Dante, comme les philosophes antiques, Platon ou Aristote, comme les maîtres de la scolastique et saint Thomas, qu’il suit le plus souvent, comme deux siècles après lui Érasme et Thomas More, cherche à résoudre le problème du bon gouvernement. Sans doute ne concevrait-on pas qu’il n’ait aucunement tiré profit, même à son insu, de ce que le spectacle du réel a pu lui enseigner. Sa propre expérience de la politique et de la lutte des partis à Florence et dans les villes italiennes, son amitié pour la classe noble des grands propriétaires fonciers, qui est la sienne, son mépris des familles nouvelles, venues de la campagne et trop vite enrichies dans le négoce, ont pu l’incliner vers certaines préférences doctrinales. Ses regrets d’un régime social et politique en voie de lente dégradation attristent, au cœur même du poème du Paradis, dans ce ciel de Mars où il rencontre son trisaïeul mort à la croisade, des entretiens dont trop de rancunes partisanes troublent la sérénité [ii]. Mais ces propos d’émigré ne touchent que le gouvernement intérieur de Florence ; et la véritable question que Dante, philosophe et théologien catholique, veut débattre, est celle du régime qui convient au monde chrétien tout entier. L’État particulier, la nation particulière, ne captivent pas longtemps son attention. Sa pensée embrasse l’universel : c’est l’ordre du monde chrétien qu’il entend p013 définir. Ordre tout idéal, qu’il fonde, en philosophe et en théologien, sur des principes philosophiques et religieux.

Cet ordre est celui d’une réforme et d’une restauration, dont le poète cherche les éléments dans le passé. Réforme morale, intellectuelle, spirituelle de l’individu, affranchi du péché, instruit par le savoir encyclopédique d’Aristote, éclairé par la théologie rationaliste de saint Thomas, illuminé par la théologie mystique de saint Bonaventure, conduit par l’ascèse et la méditation jusqu’au seuil mystérieux des grâces d’oraison accordées à saint Bernard et aux maîtres franciscains. Réforme de la société chrétienne, par la restauration des deux pouvoirs divinement chargés de la guider dans le temporel et le spirituel, afin que l’intellect humain, sous la garantie d’une paix universelle, atteigne à l’accomplissement de son effort vers la connaissance, l’âme humaine à l’éternelle béatitude. Restauration de l’Empire, restitution à César de la magistrature à la fois romaine et chrétienne que Dieu lui conféra pour pacifier les peuples désunis ; restauration du Saint-Siège, déchu et captif, par le retour de la papauté à l’esprit de ses origines, par son renoncement à la richesse et à la puissance, sa conversion volontaire à l’humilité et à la pauvreté, selon les exemples et l’enseignement, récents encore, de saint François.

Ainsi la doctrine politique de Dante est à la fois rationaliste et mystique. Lorsqu’il définit le but suprême où tend la société humaine sur terre, et qu’il le montre dans le progrès indéfini de l’esprit, il argumente en philosophe intellectualiste comme Aristote ou saint Thomas [iii]. C’est le mystique, d’autre part, qui fonde en Dieu, outre l’autorité spirituelle de l’Église, la magistrature chrétienne et romaine de l’empereur ; magistrature du Droit éternel, dont la révélation, poursuivie obscurément depuis les premiers jours du monde, s’est imposée avec éclat par la prédication de l’Évangile et la réconciliation de la Rome impériale avec l’Église chrétienne, et pourtant ne sera pas consommée avant la fin des temps [iv]. C’est le mystique également qui, p014 malgré le démenti des faits, malgré la décadence de l’Empire qu’il n’a pas vu se relever et les usurpations triomphantes des Capétiens, malgré la déchéance du Saint-Siège leur complice et leur prisonnier dans l’exil d’Avignon, attend la venue de l’envoyé divin qui rétablira l’Empire et réformera l’Église [v]. Ce mystique enfin accueille les prophéties de Joachim de Flore et les espérances des Franciscains spirituels ; Dante assiste comme eux avec une inébranlable confiance aux tribulations qui doivent annoncer et préparer la revanche des saints [vi].

* * *

Nul accord possible entre le Prince et la Divine Comédie, entre Machiavel et l’Alighieri. Un politique positif, qui s’établit au cœur de la société humaine telle qu’il la trouve, et, avec les matériaux qu’elle lui offre, bâtit un État particulier, national, italien ; un réformateur visionnaire, qui méprise et qui hait le monde réel, et qui, à l’aide de pures idées, reconstruit, dédaigneux des nations, un abri éternel pour toute l’humanité chrétienne. Dante, fidèle sujet de l’Empereur, reconnaît en César la marque du sceau divin ; il damne éternellement Brutus et Cassius, les deux plus grands criminels de l’histoire humaine après le disciple qui trahit Jésus. Machiavel hait l’Empire romain pour son despotisme, méprise le Saint-Empire médiéval pour son impuissance créatrice de désordre, place Jules César au niveau de Catilina [vii]. Dante compte encore sur le Saint-Siège, une fois réformé, pour la restauration de l’ordre chrétien ; Machiavel ne croit pas la papauté réformable, l’accuse d’avoir démoralisé l’Italie, d’y entretenir la division et la faiblesse, et la juge indigne de confiance dans le présent et dans l’avenir [viii]. Parmi tous les esprits de la Renaissance italienne, Machiavel est le plus étranger à l’Évangile, le moins accessible à la foi dont p015 vécut Dante, le plus indifférent à la morale chrétienne, qu’il accuse d’avoir, chez les modernes, affaibli l’énergie des caractères. Il ne voit dans la religion qu’un instrument aux mains de l’homme d’État. Les vertus qu’exaltent les moralistes ne sont également que des moyens dont l’homme d’État peut user, comme il peut user du crime. Il absoudrait les violences et les trahisons de César Borgia, si elles avaient réussi à fonder, entre la Tyrrhénienne et l’Adriatique, une puissance capable de dominer et de régénérer l’Italie centrale [ix]. Mais Dante aurait rejeté César Borgia au septième cercle de l’Enfer, dans le fleuve bouillant de sang humain où baignent éternellement, guettés par des Centaures sagittaires, les tyrans meurtriers ; et Machiavel lui-même aurait trouvé sa place et son châtiment dans la huitième fosse du huitième cercle, parmi les conseillers de fraude, emprisonnés dans des flammes vivantes, avec Ulysse et Diomède.

* * *

Il y eut donc entre l’époque où le poète, entre 1312 et 1321, composait le Purgatoire, le Paradis, le De Monarchia, et le temps où Machiavel écrivit le Prince et les Discours sur la première Décade de Tite-Live, c’est-à-dire les quinze années qui suivent le premier retour des Médicis en août 1512, un revirement complet de la pensée politique en Italie. Dante et Machiavel n’ont en commun que l’espérance d’un prochain renouvellement du monde, grâce à l’action d’un homme de génie envoyé par le destin. Mais désaccord profond sur l’étendue et les limites de ce renouvellement, que Machiavel borne à l’Italie, que Dante veut étendre jusqu’aux extrêmes limites du monde chrétien ; désaccord sur les moyens de ce renouvellement ; moyens dont le poète catholique subordonne le choix à la morale et à l’Évangile ; dont l’homme d’État subordonne le choix à l’intérêt d’un État idéal sans doute, mais temporel.

Pourtant c’est bien à Dante qu’il faut remonter pour saisir les lointaines origines de la pensée politique au temps de la Renaissance italienne. Les écrivains du xvie siècle lisent et savent la Divine Comédie, vénèrent Dante et se souviennent sans cesse de lui, ne serait-ce que pour le contredire. On ne les comprend, on ne saisit le sens profond de leur pensée, qu’une fois confrontée p016 avec ce qu’elle nie, avec ce passé qu’elle porte en elle et dont elle rejette l’héritage. Il faut rechercher quelles notions nouvelles, quelles vues nouvelles sur le monde et sur les hommes elle a pu acquérir au cours de ces deux siècles, de quelles expériences elle a pu s’enrichir, à quelles méthodes nouvelles et à quelles nouvelles disciplines elle a su se plier, quelles désillusions elle a subies et quelles tristesses, devant le tumulte de l’histoire européenne et le drame ininterrompu de l’histoire italienne.

* * *

Il apparaît d’abord que rien ne subsiste de l’ordre traditionnel et chrétien que Dante avait voulu restaurer [x].

Ni le Saint-Siège, ni le Saint-Empire ne gardent assez de prestige pour imposer aux peuples et aux États leur double autorité. Les papes avignonnais, de Clément V à Grégoire XI, retenus au delà des monts par la monarchie capétienne, sont tombés vis-à-vis d’elle, comme Dante l’avait prévu, dans une dépendance que seuls les revers de la France dans la guerre anglaise ont par moment allégée. Le Saint-Siège rétabli à Rome en 1377, s’ouvre, dès l’année suivante, le drame du Grand Schisme, et bientôt les conciles réformateurs vont mettre en question jusqu’à la suprématie du pape sur les Églises. Jamais l’autorité pontificale n’a été plus débile ou plus menacée. Les progrès de la fiscalité, le cumul des bénéfices, l’indifférence religieuse des prélats, lèsent les intérêts et troublent les consciences. Dans cette Italie trop longtemps désertée, le Saint-Siège ne reconstitue ses domaines que par la force d’armes mercenaires, l’abus des censures spirituelles, l’astuce d’une diplomatie qui ne repousse pas le concours de seigneurs malfaisants ou scélérats. Il n’a triomphé des conciles qu’au moyen d’ententes et de concordats qui abandonnent en partie aux princes les dignités et les richesses des Églises nationales. Les papes de la fin du xve siècle, souverains temporels occupés de politique et de guerre, ne pourraient plus, même s’ils en avaient conservé le désir, imposer aux États l’arbitrage suprême de l’Évangile. Cependant la doctrine impériale, formulée par Dante, n’a pas survécu à la déchéance de l’Empire. Louis de Bavière, sur lequel le poète p017 avait peut-être reporté son dernier espoir, n’a su qu’ouvrir un schisme sans avenir, avant de succomber dans sa lutte contre Jean XXII et Clément VI. Charles IV a par deux fois offert aux villes d’Italie le spectacle de sa faiblesse quémandeuse. Les princes et les peuples n’admettent désormais ni l’essence divine ni le rôle universel de la fonction impériale. Elle ne confère à Frédéric III aucun prestige en Allemagne, en Italie, en Europe. Malgré le mariage de Maximilien avec la fille de Charles le Téméraire, on ne saurait encore prévoir l’accablante accumulation d’héritages en vertu de laquelle Charles-Quint revendiquera de nouveau la monarchie universelle. La royauté française y opposera la notion positive et moderne de l’équilibre des forces ; l’échec du plus grand des Habsbourg et son abdication, rendront manifeste, en 1556, l’irrémédiable déchéance de l’Empire.

Il ne peut donc plus être question désormais de soumettre, comme le voulait Dante, à la double conduite de Pierre et de César, les États chrétiens. Il ne leur reste que de résoudre, chacun pour soi et à son avantage, le problème du meilleur gouvernement. Les légistes français refusent au pape le droit de contrôler, d’après l’Évangile, la conduite de leur maître. Bien moins encore entendent-ils respecter l’empereur. Si Philippe le Bel en 1308, paraît désirer la couronne impériale, si François Ier, en 1519, s’y porte candidat, l’un et l’autre ne souhaitent que d’étendre au loin, en vue de fins matérielles, une puissance toute matérielle. Pour Philippe le Bel comme pour Charles V et pour Louis XI, la politique est affaire d’intérêt et de calcul. Elle ne connaît d’autre objet que la grandeur et la puissance de l’État ; elle ne suit que l’expérience et la raison ; elle néglige les droits et les prétentions de César et de Pierre. La royauté anglaise, assistée de son Parlement, ignore également l’empereur et défend contre le Saint-Siège l’Église nationale. Les princes et seigneurs allemands règlent leur conduite d’après un égoïsme étroit. Partout où les bourgeois se gouvernent eux-mêmes, dans les villes commerçantes de l’Allemagne du Sud ou du centre, à Augsbourg, Nuremberg ou Francfort, dans les villes du Nord qu’unit la Ligue hanséatique, dans les cités flamandes des Pays-Bas, les intérêts matériels des classes créatrices de la richesse dominent la politique.

En Italie, où, plus qu’en aucun pays, les souvenirs de l’histoire ancienne, la pratique de la libre discussion dans les assemblées communales et des entretiens diplomatiques dans les conseils p018 des ligues, ont pu affiner l’esprit des hommes d’État, et leur intelligence de problèmes que l’apparition précoce de certaines formes essentielles de l’économie capitaliste posait en termes déjà modernes, l’art de gouverner obéit aux règles d’une technique positive, qui définit exactement ses méthodes et ses fins, et s’affranchit de toute considération religieuse et morale. Les tyrans qui, dès le xiie siècle, établissent dans les principales villes du Nord leur domination, et dont les Visconti de Milan, au xive siècle, les Sforza, leurs successeurs, au xve, présentent les types les plus accomplis, ne consacrent leurs soins et leur effort qu’à fonder, maintenir, perpétuer la puissance de l’État. Ils créent des monarchies absolues, despotiques, souvent inhumaines, souvent soucieuses, en revanche, d’un exact gouvernement des choses. Dans les républiques, à Venise, Gênes ou Florence, l’intérêt de l’État se confond avec les avantages positifs de la classe maîtresse du capital, du prestige social, de l’autorité politique. Ainsi, dans le premier tiers du xve siècle, naît à Florence, de la puissance de la Banque, la puissance politique des Médicis.

* * *

L’apparition et le développement de l’humanisme détournaient alors les esprits vers d’autres méthodes, pour constituer la science du monde moral, rechercher et définir les lois des sociétés humaines, et pour en déduire les principes d’une politique nouvelle.

Le triomphe de l’humanisme fut à la fois enrichissement et appauvrissement. Ce fut un bienfait, pour le Moyen Age finissant, que la connaissance plus exacte de l’antiquité, de la civilisation antique, de la pensée et de la science antiques, de l’art littéraire des anciens, que le contact enfin repris avec le génie ranimé du paganisme. Mais ce bienfait ne compensa pas entièrement le dédaigneux et sommaire abandon de certaines traditions morales, intellectuelles et spirituelles, léguées par le Moyen Age, et souvent de très haut prix. Ce fut un appauvrissement que la décadence finale de la scolastique parisienne et occidentale, si robuste encore, si réellement grande et féconde au temps de Pétrarque. Ce fut un appauvrissement que la décadence de la mystique, si puissante au xive siècle, si vigoureuse encore dans le premier tiers du xve siècle avec Jean Gerson, si capable encore d’un effort véhément pour appréhender le divin. L’humanisme, dans la seconde moitié du siècle, resta la seule p019 force spirituelle véritablement vivante et neuve ; mais il faut regretter ce qui alors semblait périr.

Il le faut d’autant plus que l’humanisme demeurait incomplet et décevant. Pétrarque, le grand initiateur, avait légué à sa postérité la flamme et l’enthousiasme d’une passion et d’une poésie qui, pour parler comme Machiavel, ressuscitaient les choses mortes [xi]. L’effort des humanistes rendait aux modernes l’expérience morale, psychologique, sociale et politique des anciens : tout ce qui semblait nécessaire pour recommencer sur des bases nouvelles, puisque tel avait été le désir de Pétrarque, l’éducation de l’esprit humain. Pourtant, ils ne surent pas organiser, en une synthèse originale et vigoureuse, les nouvelles données qu’ils avaient acquises sur l’homme et le monde. Ils ne surent même pas définir avec précision et clarté les nouveaux principes d’analyse et de synthèse, de recherche et de construction, que, depuis la renaissance pétrarquiste, l’esprit humain cherchait confusément. Ce qui manqua le plus à l’humanisme du xve siècle, ce qu’il fallut attendre en Occident jusqu’à Descartes, ce fut un Discours de la Méthode.

Cette faiblesse apparaît dans leur effort pour reconstituer la science du gouvernement. Pétrarque avait eu deux politiques ; l’une, toute d’idées, de formules et de réminiscences dantesques, revêtues d’éloquence classique et de rhétorique cicéronienne, et qui, à force de redondance et de prolixité, semble une réduction à l’absurde de la doctrine de Dante. Mais il avait, en même temps, ébauché le programme d’une politique humaniste, et, tant bien que mal, tenté de l’insérer dans le système d’une philosophie qui voulait rester chrétienne. Politique assez verbale et médiocre, dont il avait tiré les éléments non du réel, exactement étudié, mais des livres. En vain ses voyages à travers l’Europe, ses amitiés princières, lui auraient permis de comprendre ces modernes qui acclamaient son génie et qu’il méprisait. Mais, depuis les Romains, le monde lui paraissait vide. C’est uniquement dans les fastes de la Rome consulaire, glorifiée par Tite-Live, qu’il étudiait les hommes, les peuples et l’art des les régir. Il engageait à la fois l’histoire et la science du gouvernement dans des voies où elles s’égaraient. La politique italienne p020 et la politique européenne lui avaient échappé. Les intérêts économiques, dont les chroniqueurs florentins, avant lui, savaient démêler le jeu, dédaigné des historiens antiques, lui parurent choses triviales et sans gloire. L’évolution politique et sociale qui transformait la commune en seigneurie ne retint pas son attention. Mais de l’antiquité romaine il n’avait compris l’étude qu’à la manière des moralistes, pour en tirer des exemples, des anecdotes, quelques biographies exaltantes, et l’affirmation de la loi qui entraîne à la décadence et à la ruine les peuples trop assurés, par des succès trop constants, d’un avenir de quiétude [xii]. Sur l’histoire ainsi réduite à une science auxiliaire de l’éthique, il fondait une politique nécessairement réduite à quelques thèmes de déclamation morale. Son enthousiasme de poète avait dégagé du passé romain l’idéal oratoire et conventionnel d’un gouvernement républicain, héroïque et vertueux. Il ne dit jamais comment il eût réformé ces États chrétiens, dont les chefs n’étaient à ses yeux que des tyrans, selon un idéal de liberté civique ; et lui-même s’accordait trop aisément avec les Visconti. Dédaigneuse du réel, appuyée sur l’autorité de quelques textes anciens, la politique de Pétrarque apparaît ainsi comme une scolastique nouvelle, assez peu capable d’éclairer l’intelligence et de guider l’action. Elle n’a pas été désavouée par les humanistes florentins.

Pourtant ces hommes se trouvaient mêlés, dès la première génération, comme chanceliers, comme orateurs, aux affaires d’une commune que la décadence de ses institutions conduisait insensiblement de l’oligarchie au principat ; mêlés aux affaires générales de l’Italie, en un temps où naissait à Milan la plus puissante des tyrannies modernes ; mêlés aux disputes du Grand Schisme, des conciles et du Saint-Siège restauré. Ils n’auraient eu qu’à fermer les livres et ouvrir les yeux : ils le faisaient quand ils devaient agir. Mais ils ne surent ni oublier leurs lectures ni fonder sur une science positive des faits l’art de gouverner les hommes. Pétrarque leur avait laissé le goût du lieu commun, de la phrase cicéronienne. Il avait surtout compromis d’avance les progrès d’une science politique inspirée d’une fausse notion de l’histoire. Les humanistes florentins, en histoire p021 et en politique, n’ont pas réussi, malgré l’intérêt et la grandeur de leur travail, à s’affranchir de ses leçons [xiii].

Us ont, sans doute, pris plaisir à conter les plus récentes annales de leur cité. Mais ils semblent poser en principe que la description réelle du monde contemporain ne saurait apporter à l’esprit humain nul bénéfice. L’essentiel, au contraire, est d’y rechercher et d’y retrouver ce qui, défiguré par de longs siècles de barbarie, survit, chez les individus et dans la cité, du passé antique. Quand l’histoire étudie les modernes, elle accomplit une œuvre vaine, à moins d’adopter, comme règle essentielle de méthode, la réduction des types individuels et des formes sociales et politiques à l’exemplaire romain. Peut-être cet effort pour dégager, d’une comparaison entre le présent et l’antique, certains caractères permanents de la société humaine, contenait-il en germe une sociologie qui restait à construire. Du moins les Florentins savaient-ils que leur ville était fille de la république romaine, que leur constitution gardait les libertés des temps consulaires ; drapant leur histoire à la romaine, ils pensaient mieux comprendre leur génie [xiv]. Mais le simple récit des faits dut subir quelques déformations. Lorsque Lionardo Bruni, chancelier florentin, conte l’histoire de son peuple, histoire qu’il sait et dans laquelle il a joué un rôle, ce vigoureux esprit, l’un des éducateurs de l’humanisme européen, se montre capable de critiquer les textes et les documents, de suivre avec diligence l’évolution des lois et des coutumes ; et pourtant il efface trop souvent ce qui offre un caractère local et particulier, comme pour faciliter cette réduction au type romain, qui seule donne aux modernes la clef de leurs destinées [xv]. Poggio p022 Bracciolini, qui fut lui aussi chancelier, et, par ses découvertes de textes antiques, enrichit le patrimoine de l’esprit humain, ne peut, lorsqu’il résume un siècle de guerres florentines, qu’imiter vainement les narrations et les harangues de Tite-Live.

Or une doctrine politique se nourrit de la méditation de l’histoire. Dante a longuement réfléchi sur l’histoire universelle. Pétrarque la connaît mal et l’aborde avec des idées de moraliste et de poète. Les héritiers de son effort ont hérité de son esprit. En vain Lionardo Bruni, qui rêve, en 1422, d’une fédération de libres cités italiennes conduites par Florence, sait vigoureusement définir les principes des libertés florentines et de l’égalité florentine devant la loi [xvi]. Les humanistes faiblissent, quand ils essaient d’atteindre à quelques vues d’ensemble sur le gouvernement. Leurs écrits politiques forment sans doute la partie la moins précieuse de leur œuvre. Ils développent en latin oratoire des lieux communs empruntés à l’antiquité sur la vertu des citoyens, des magistrats et des généraux. Si l’on ne savait que la plupart d’entre eux ont participé à la vie active, on douterait qu’ils aient jamais connu les hommes autrement que par les livres [xvii].

* * *

Une idée, toutefois, de caractère positif, leur reste définitivement p023 acquise. Ils écartent toute conception religieuse de la société humaine ; ils ne voient dans l’État qu’une création purement naturelle des hommes vivant en société. Mais une insuffisante connaissance du passé, une médiocre aptitude à dresser la théorie des faits contemporains, parce que, pour les interpréter, ils ne disposent que de critères mal appropriés, leur interdisent toute vigoureuse construction de doctrine : assez réalistes pour ne plus accepter le rêve de Dante, non pour fonder la science objective de la politique. Ils sont, comme Pétrarque, Romains et républicains. Ils exaltent Scipion l’Africain, glorifié par Cicéron et Pétrarque, le grand citoyen vainqueur d’Hannibal : Scipion qui, dans les fresques siennoises ou florentines, symbolise le bon gouvernement. Ils méprisent César, corrupteur du peuple et destructeur de l’État ; ils l’accusent d’avoir préparé l’asservissement du monde à un Tibère ou à un Néron. La décadence romaine commence pour eux avec l’Empire. Contre César, Poggio Bracciolini compose un volume d’invectives, et s’accorde avec Lionardo Bruni pour maudire la tradition du dictateur. Ils la voient revivre, misérable et dégénérée ; dans les institutions barbares du Saint-Empire romain-germanique. La cérémonie gothique du couronnement impérial consacre, de façon dérisoire, la suprême déchéance des libertés romaines, abolies par César. Il leur déplaît que Dante ait damné Marcus Brutus [xviii].

Mais la politique républicaine des humanistes florentins manque de vigueur originale. Aucun d’eux n’a réussi à l’exposer avec méthode, n’en a défini les principes ou les conclusions. Nul n’a tenté d’opposer, au De Monarchia de Dante, un De legibus ou un De republica. Il manquait à ces lettrés, curieux de beau style, l’habitude d’une analyse attentive à discerner les éléments des questions, l’usage d’une dialectique habile à suivre l’enchaînement des idées, à les ordonner en systèmes. La faiblesse théorique de leurs doctrines s’aggrave d’une impuissance évidente à guider la pratique. Fondées sur une assimilation hasardeuse entre la Rome consulaire et la commune florentine, elles négligent à l’excès la différence des temps, des mœurs, des croyances, de l’économie. Elles font abstraction de toutes les données modernes et concrètes de la politique. Elles négligent la lutte des classes, parce que la philosophie humaniste de l’histoire la dédaigne ; p024 elles travestissent la lutte des partis à la romaine. Elles ne semblent même pas tenir un compte exact du prestige croissant des Médicis, de l’autorité personnelle et princière qu’ils fondent en marge de la constitution. Bien avant Montesquieu, ils avaient, élèves de Cicéron et de Tite-Live, reconnu dans la vertu le principe essentiel du gouvernement républicain ; et pourtant ils ne surent pas voir la tyrannie déjà établie au cœur d’une république sans vertu.

Dans les cours de l’Italie du Nord, auprès des Visconti de Milan, des Este de Ferrare, des Gonzague de Mantoue, s’était développée une politique également humaniste, mais réconciliée avec les formes monarchiques du gouvernement, et qui, malgré le respect dû à Guarino de Vérone, ne mérite qu’une brève mention. Inégaux aux Florentins par la culture et le goût des idées, les humanistes du Nord comptent moins encore dans l’histoire de la pensée politique. Les Florentins n’avaient pas réussi à construire une théorie originale et moderne du régime républicain. Les humanistes attachés aux cours princières ne surent pas construire une théorie originale et moderne de l’État monarchique, ni écrire, avant Machiavel, le livre du Prince [xix].

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Mais le siècle de l’humanisme est en même temps le siècle des conteurs ; à côté de la postérité de Pétrarque vécut la postérité de Boccace. La comédie humaine du Décameron avait, trente ans après la mort de Dante, répondu à la Divine Comédie. Boccace et les conteurs qui, pendant deux siècles, ont poursuivi son œuvre, décrivent la société comme elle est, les hommes comme ils agissent. On peut se demander si ce réalisme sans illusions, qui toutefois permettait aux artistes de découvrir, dans un monde p025 aisément vulgaire, tant de grandeur et de beauté, ne devait pas, à la longue, renouveler la science politique, la guider vers une étude plus expérimentale des faits, et plus riche d’enseignements.

Le réalisme des conteurs n’est que la manifestation, plaisante sans doute, mais en somme inférieure et parfois triviale, d’une nouvelle forme de pensée, qui apparaît en Italie comme dans tout l’Occident, et qui, d’un effort lent, mais irrésistible, rajeunit la vie de l’esprit. Dès le lendemain de la mort de Dante, se développe le travail d’une science positive, qui déjà se réclame de l’expérience. Peu importe que les origines en soient anglaises et françaises, et quelle apparaisse d’abord chez les physiciens d’Oxford et les nominalistes parisiens. Pour mesurer la puissance de ce mouvement, il suffit de rappeler que, suspendu en Angleterre et en France, il se poursuit en Italie et en Allemagne ; et qu’il aboutit à Léonard de Vinci, à Copernic et à Galilée [xx]. Il suffit de rappeler que, dès la fin du xve siècle et les premières années du siècle suivant, Léonard de Vinci pratique les sciences expérimentales, en décrit les méthodes, en mesure le pouvoir, en pressent l’avenir. Comme l’humanisme, dans le domaine de la politique, n’avait su que ruiner l’idéal de Dante et ne lui substituer qu’une scolastique oratoire, il était fatal que ce positivisme scientifique, ce besoin de ne rien fonder que sur l’expérience, finît par imposer ses méthodes à la science politique, où l’humanisme cherchait encore sa voie.

Or les générations des dernières décades du xve siècle allaient prendre à se considérer, elles et leur œuvre, un plaisir grandissant. Les modernes, honnis par Pétrarque, étaient de moins en moins certains que leur siècle fût si pauvre de génie. Déjà Poggio Bracciolini, dans une lettre de 1433, avait exprimé ce doute ; en 1460, son successeur à la chancellerie florentine, Benedetto Accolti, composait un Dialogue sur l’excellence de ses contemporains : Dialogus de praestantia virorum sui aevi [xxi]. Dès lors, il ne pouvait plus être question de s’humilier à jamais devant l’antiquité. L’Italie, brusquement, apparut telle qu’elle était : riche de types humains originaux et vigoureux. Cette originalité p026 et cette vigueur se manifestaient dans la maîtrise des artistes, dans l’éclat d’une civilisation créatrice de richesse et de beauté. On pouvait donc se demander si le monde moderne était aussi indigne d’étude que Pétrarque et les premiers humanistes l’avaient proclamé ; si, pour fonder la science et l’art de la politique, ce n’était pas une méthode stérile et décevante que d’adopter, comme norme et comme modèle, un passé dont l’interprétation même restait incertaine, puisque l’histoire des Romains, à la fois républicaine et impériale, offrait en égale abondance des arguments de force égale aux partisans de la République et de la monarchie.

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Il était réservé à Machiavel de créer à la fois la critique de ce passé ambigu, médiocrement compris des humanistes, et l’étude de ces temps modernes trop longtemps méprisés. Il fut conduit à l’intelligence du passé par son expérience des affaires contemporaines. Il comprit le monde moderne parce que nul dédain préconçu, d’ordre littéraire ou philosophique, ne lui interdisait de se divertir au spectacle que les événements déroulaient sous ses yeux. C’est parce qu’il pouvait confronter, comme il le dit, une lecture ininterrompue des choses antiques et une longue expérience des choses modernes [xxii], qu’il tenta d’instituer la science positive de la politique, et de rechercher l’esprit des lois qui règlent le gouvernement des peuples, la fondation et la conservation des États. Mais pour que la méthode strictement positive selon laquelle, à la même époque, Léonard de Vinci ébauchait l’exploration scientifique du monde matériel, fût enfin admise à l’étude des réalités politiques et sociales, il fallait encore qu’une suite tragique de guerres, d’invasions et de révolutions eût bouleversé la vie italienne, jeté le trouble dans les esprits et les consciences, et définitivement révélé la puissance de ces forces nouvelles, déchaînées à travers le monde moderne, et que, libéré de la théologie dantesque, l’humanisme, sans bien les connaître et les mesurer, tentait de soumettre à une discipline abstraite, anachronique et vaine.



[i] Essais, II, 10.

[ii] Paradiso, XVI, 46-66, 112-154.

[iii] De Monarchia, I, 3.

[iv] Telle semble être la signification symbolique de l’Aigle impériale que dessinent, dans le ciel de Jupiter, les âmes lumineuses de tous ceux qui sur terre ont travaillé à la création du droit ; âmes de l’antiquité juive et de l’antiquité héroïque, de la Rome impériale et du monde féodal (Paradiso, XVIII, 70-136, XIX, 1-24, XX, 16-72).

[v] Inferno, I, 101-111 ; Purgatorio, XXXIII, 37-45 ; Paradiso, XXVII, 61-63, 142-428.

[vi] Paradiso, XII, 139-141.

[vii] Discorsi sopra la prima Deca di Tito Livio, I, 10 ; Tutte le opere storiche e letterarie di Niccolò Machiavelli, éd. Guido Mazzoni et Mario Casella ; Florence, 1929, in-8° ; p. 74-75.

[viii] Discorsi, I, 12 ; p. 79. Sur les réserves qui s’imposent relativement à la confiance que Machiavel (Il Principe, 11 et 26, p. 24 et 50) semble accorder à Léon X, voir p. 98-100.

[ix] V. p. 220-225.

[x] V. l’ouvrage de Fr. Ecole, Dante e Machiavelli ; Quaderni di Polilica, 2 ; Rome, 1922, in-8°.

[xi] Dell’arte della guerra, VII ; p. 367 : Questa provincia pare nata per risuscitare le cose morte, come si è visto della poesia, della pittura e della scultura.

[xii] Hans Baron ; Das Erwachen des historischen Denkens im Humanismus des Quattrocento’ ; Historische Zeitschrift, 1933 ; 147, p. 5-20. Sur Pétrarque et à ce propos, p. 5-7.

[xiii] Fr. von Bezold ; Republik und Monarchie in der italienischen Literatur des XVten Jahrhunderts ; Historische Zeitschrift, 1898 ; Neue Folge, 45, p. 433-468 ; v. p. 448-449.

[xiv] Fr. von Bezold, ibid., p. 135, n. 1 ; Invective de Coluccio Salutati contre Antonio Loschi : Quid enim est Florentinum esse, nisi tam natura quam lege civem esse romanum ? — Manifeste de la Seigneurie en guerre contre Milan (1424) : Suorum antiquorum patrum Romanorum more, quorum sunt filii, semen, sanguis et ossa. — L. Bruni ; Laudatio florentinae urbis : Quamobrem ad vos quoque, viri Florentini, dominium orbis terrarum jure quodam haereditario ceu paternarum rerum possessio pertinet.

[xv] La valeur réelle des Historiarum florentini populi libri XII a été trop diminuée par Burckhardt, par Voigt, et même par Pasquale Villari (Niccolò Machiavelli e i suoi tempi ; Florence, 1877, 3 vol. in-8° : 4e édition, Milan, 1927 ; 2 vol. in-8°, sans les appendices documentaires ; III, p. 199-202). G. Salvemini (Magnati e popolani in Firenze dal 1280 al 1925 ; Publ. del R. Istituto di Studi Superiori, Florence, 1899, in-4°, p. 243), a, le premier, réhabilité l’historien. Cette réhabilitation a été poursuivie par Emilio Santini (Lionardo Bruni e i suoi Historiarum florentini populi libri XII ; contributo allo studio della storiografia umanistica fiorentina ; Pise ; Annali della R. Scuola Normale Superiore di Pisa ; filosofia e filologia, XXII ; 1910, in-8°), et dans la préface de l’édition des Historiarum... libri XII (Rerum italicarum scriptores, XIX, 2 ; Città di Castello, 1926, in-4°). — Cf. Benedetto Croce, Intorno alla storia della storiografia ; Critica, 1913, XI, p. 161-259 ; iv, La storiografia del Rinascimento, p. 198-209.

[xvi] Fr. von Bezold, p. 436-438 ; p. 436, n. 3 : Paritas juris ; paritas reipublicae adeundae ; nec est ullus locus in terris in quo jus magis aequum sit omnibus.

[xvii] Fr. von Bezold, p. 448-449.

[xviii] Fr. von Bezold, p. 437-438 ; Vittorio Rossi, Il Quattrocento ; Storia letteraria d’Italia ; Milan, 2e éd., 1933, in-8° ; p. 156.

[xix] Le traité de Léon Battista Alberti, intitulé Momus sive de Principe, ne sort pas de cette école, et ne doit rien non plus aux Florentins. L’auteur, qui fut un savant universel, un humaniste, un grand artiste et un architecte de génie, l’a écrit à Rome vers 1446-1448, pour fixer sa propre pensée sur le problème général du gouvernement. Il trace le type idéal d’un prince vertueux, modéré, éclairé, qui, sauf l’énergie, n’a rien de commun avec le Prince de Machiavel. La question des devoirs de tout gouvernement l’intéresse plus que la personne du prince. Voir le livre important de P.-H. Michel, La pensée de Léon Battista Alberti (1404-1472) ; Paris, 193, in-8°, p. 291-295.

[xx] P. Duhem, Léonard de Vinci, ceux qu’il a lus et ceux qui l’ont lu ; Paris, 1906-1913, 3 vol. in-8°.

[xxi] V. Rossi, Il Quattrocento, p. 43. — Cf. Machiavel, Discorsi sopra la prima Deca di Tito Livio, II, Introd., p. 135 : Laudano sempre gli uomini, ma non sempre rngionevolmente, gli antichi tempi, e gli presenti accusano.

[xxii] Dédicace du Prince à Laurent, duc d’Urbino ; Il Principe, p. 3 : Una lunga esperienza delle cose moderne e una continua lezione delle antique.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 27 février 2011 19:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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