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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Otto Rank, Au-delà du freudisme. La Volonté du Bonheur (1929)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livr e d'Otto Rank, Au-delà du freudisme. La Volonté du Bonheur (1929). Traduction de Yves Le Lay. Librairie Stock, Paris: 1934. 181 p.. Une édition électronique réalisée par Pierre Tremblay, collaborateur bénévole.

INTRODUCTION

LA NAISSANCE DE L'INDIVIDUALITÉ

«L’événement le plus important dans la vie d’un homme est le moment où il prend conscience de son moi.»

TOLSTOÏ

Les idées résumées dans les chapitres qui vont suivre constituent une conclusion provisoire de la théorie du psychique exposée, il y a près de vingt cinq ans, dans mon œuvre de jeunesse l'Artiste (der Künstler). En continuant à suivre et à approfondir cette conception, j'ai été peu à peu conduit à une psychologie génétique et constructive qui, à la suite de mes travaux analytiques, s'est finalement cristallisée en une psychologie de la volonté. Et celle-ci a fini par jeter de si vives clartés sur les fondements psychologiques de la théorie de la connaissance et de la morale, qu'elle m'a conduit à une philosophie du psychique, dont je voudrais tracer ici les grandes lignes, réservant son application thérapeutique pour un autre ouvrage.

J'ai été d'abord entièrement sous l'influence de la psychologie matérialiste de Freud, et c'est en termes de biologie mécaniste, conformes à son idéologie des sciences naturelles, que j'ai exposé ma conception du génie créateur (l'Artiste). Mais depuis, enrichi par l'expérience, il m'est devenu possible d'exprimer ces mêmes problèmes généralement humains en un langage plus accessible. Le moment décisif de cette évolution est marqué par la publication, en 1923, du Traumatisme de la naissance (1), où j'oppose à l'impulsion créatrice de l'individu, étudiée dans l'Artiste, la création de l'individu lui-même; création non seulement physique, mais aussi psychique, sorte d'expérience de renaissance, que je considère, du point de vue psychique, comme l'acte créateur de l'homme. Car il y a en lui autre chose que la naissance de l'individu, moi psychique sortant du moi corporel; l'homme y est à la fois créateur et créature, ou, plus exactement, de créature il devient créateur - dans le cas idéal, créateur de son moi, de sa personnalité.

La naissance de l'individualité, considérée comme conséquence psychologique du traumatisme de la naissance, exige une méthode différente d'examen et d'exposition. Dans le Traumatisme de la naissance, j'avais pris pour point de départ l'interprétation nouvelle d'une expérience déterminée de la situation thérapeutique. Comme dans l'Artiste, je m'étais efforcé de l''élargir, jusqu'au généralement humain et à la civilisation. Aujourd'hui, ma conception s'appuie au contraire sur l'idée généralement humaine, cosmique si l'on veut, d'âme, pour essayer de rassembler toutes ses manifestations dans le foyer d'une individualité. Il ne s'agit ni de réduire ce qui est général et surindividuel à ce qui est personnel et concret, ni de vouloir expliquer l'un par l'autre. Quoiqu'il paraisse, et si même parfois nous nous laissons entraîner à de telles tentatives, ce n'est nullement là l'intention de cette étude; elle se propose au contraire de mettre en parallèle les deux mondes du macrocosme et du microcosme, et de montrer, dans la mesure du possible, comment ils dépendent l'un de l'autre et réagissent l'un sur l'autre. Un tel programme rend naturellement inévitables certaines considérations sur l'histoire des civilisations, ne serait-ce que pour caractériser, dans quelques unes de ses manifestations typiques, le grand partenaire de l'individu.

Mais la tâche essentielle pour le développement de la psychologie génétique est de définir l'acteur et spectateur principal, le moi-individuel, dans son double rôle. Ce double rôle ne consiste pas seulement à être acteur en même temps qu'observateur de soi, c'est quelque chose de plus. Pour l'homme civilisé, en effet, le milieu, ce n'est plus la réalité naturelle, adversaire extérieur doué d'une puissance véritable; c’est une réalité artificielle, créée par lui-même, dont nous appelons civilisation les formes extérieures et intérieures. Même quand il lutte contre l'extérieur, l'homme civilisé n'est guère aux prises avec un adversaire « naturel»; au fond, c'est a lui même qu'il a affaire, à sa propre création, telle qu'elle se reflète en particulier dans les mœurs et les coutumes, la morale et les conventions, les institutions sociales et culturelles. Ce phénomène est d'une importance fondamentale si l'on veut comprendre les rapports de l'homme avec le monde extérieur et avec ses semblables. La psychologie matérialiste de Freud mettait surtout en relief l'influence que peut exercer l'ensemble des facteurs extérieurs, le milieu si l'on veut, sur le développement de l'individu et la formation de son caractère. Déjà dans l'Artiste, j'avais opposé à ce principe biologique le principe spirituel si important pour le développement de ce qui est proprement humain. Il repose, selon moi, sur l'idée essentielle que ce monde intramental venu de l'extérieur (introjeté par identification) est devenu, au cours des temps une puissance indépendante, qui, à son tour, se projette vers l'extérieur cherchant à l'influencer et à le modifier pour que leur accord soit de plus en plus parfait. C'est en pela que consiste, en somme, la création, elle s'oppose à l'adaptation et doit être considérée comme un phénomène de volonté. Dans ce qui va suivre, nous chercherons surtout à montrer comment la psychologie de la volonté en conçoit les déterminantes psychologiques et les facteurs dynamiques.

Cette idée que l'individu influence et transforme le milieu renferme celle de création (type artiste) qui n'avait aucune place dans le monde freudien, puisque toutes les manifestations individuelles y sont regardées comme des réactions contre des influences sociales, ou des instincts biologiques, réduites, par conséquent, à des facteurs extra-individuels. Selon Freud, l'individu est, au fond de son être (le ça), soumis aux grandes lois de la nature (à l'inévitable répétition), tandis que son caractère personnel se compose d'une foule «d'identifications» auxquelles le «sur-moi » parental servirait de base. Peut-être est-ce vrai grosso modo pour la grande masse, pour la moyenne; mais on n'expliquera jamais ainsi le type créateur ou j'avais déjà rangé, dans l'Artiste, le «névrosé » qui en est un spécimen raté. Dans ce rapide aperçu, je voudrais provisoirement me borner à définir le type créateur: un être doué d'une aptitude, encore à définir, à utiliser les facteurs instinctifs élémentaires en vue d'une création volontaire, apte, en outre, à pousser le développement de ses forces supérieures, par delà les identifications de la morale du sur-moi parental, pour former un idéal qui guide et domine consciemment cette volonté créatrice dans le sens de la personnalité. L'essentiel c'est qu'il tire de soi-même son idéal personnel, qu'il le forme au moyen de facteurs non donnés, mais choisis par lui, et cherche consciemment à le réaliser.

Dans ce type, le moi prend un développement considérable et se révèle créateur; chez Freud, il était en quelque sorte coincé entre deux puissances invincibles: le ça intérieur et le sur-moi venu de l'extérieur, dont il n'était guère que l'instrument passif. Poussé par la libido du ça et inhibé par les facteurs moraux venus des parents, il tombait au rang de valeur négligeable, presque sans fonction propre et forcément sans volonté de créer ou même simplement de poursuivre consciemment un dessein. Or, le moi individuel est bien autre chose que le scène où se déroule le conflit continuel entre ces deux grandes puissances. Non seulement il est le soutien des valeurs supérieures, même fondées sur des identifications avec autrui; il est encore le représentant temporel de la force cosmique primitive, quel que soit le nom qu'on lui donne, sexualité, libido ou ça. Sa vigueur est d'autant plus grande qu'il la représente plus largement: c'est la vigueur de cette force primitive représentée dans l'individu que nous appelons volonté. Cette volonté devient créatrice quand, à travers le moi, pour ainsi dire, elle parvient au sur-moi où elle crée ses propres idéals; ces derniers proviennent donc, en dernière analyse, du ça, mais certainement pas de l'extérieur. Cela nous explique pourquoi le moi est beaucoup plus puissant chez tout créateur, quel qu'il soit, que chez l'homme moyen, ainsi qu'on peut le voir, non seulement chez l'homme de génie, mais aussi chez le névrosé dont l'hypertrophie du moi produit la névrose, qui est une création comme une autre. Le type créateur, dont le névrosé inférieur représente le raté, ne se distingue donc pas seulement par sa plus forte disposition instinctive, mais aussi par l'élaboration toute particulière qu'il lui fait subir, dont le résultat principal est la formation d'un idéal tiré de soi (fondé sur ses propres dispositions instinctives) et dont nous retrouvons le négatif dans la création des symptômes névrotiques. Mais tandis que le névrosé renforce ses inhibitions contre la puissance de son moi instinctif au point de perdre finalement toute aptitude à vouloir et à agir, il se produit, chez le créateur, une transposition des instinct qualitativement différente; elle se manifeste psychologiquement par la formation d'un idéal personnel dont l'influence se fait sentir au même instant dans le travail conscient de la volonté créatrice. Cela seul peut expliquer la puissance du travail créateur; l’idée fade et terne de sublimation, qui mène dans la psychanalyse une existence d'ombre, ne peut y réussir. On peut dire, selon nous, que chez l'homme, certaines manifestations instinctives ne sont parfois qu'un faible et insuffisant reflet de ce que voudrait la force créatrice de la volonté. Autrement dit, ce ne sont pas les produits de la fantaisie qui remplacent la réalité non atteinte; au contraire, toute la réalité accessible n'est qu'une pâle compensation de l'inépuisable volonté.

La compréhension psychologique du type créateur et de son raté, le névrosé, nous montre donc qu'il faut considérer le moi non seulement comme le théâtre de la lutte qui se livre entre les instincts (le ça) et les inhibitions (le sur-moi), mais qu'il faut aussi voir en lui le support conscient d'une tendance ascentionnelle, le représentant autonome du vouloir et du devoir, comme idéal personnel. La première théorie freudienne de la “réalisation du désir» se rapprochait plus de cette connaissance que sa doctrine ultérieure des «instincts», simple transposition biologique des désirs «inconscients». Il est facile de reconnaître dans le «désir» freudien l’ancienne volonté des psychologues d'école, quelque peu déguisée, il est vrai, en philosophie romantique de la nature; or le désir inconscient, ainsi que je l'exposais dans l'Artiste, correspond en réalité à une poussée instinctive qui, plus tard, fut même attribuée au «ça» surindividuel, Et, Freud lui-même dut finalement reconnaître dans «le moi et le ça» que la tendance consciente du moi à réaliser le désir, que désigne si excellemment la volonté, a une portée beaucoup plus grande qu'il ne l'avait avoué, tandis que la tendance instinctive a, chez l'homme, une portée beaucoup moindre qu'il n'avait pensé; elle est en effet inhibée par les puissances vigoureuses du sur-moi, et j'ajoute, elle est dirigée par la formation d'un idéal personnel. On le voit aussi nettement dans le phénomène du rêve, où Freud a découvert la tendance à l'accomplissement du désir. Les désirs conscients du jour ont parfois assez de force pour s'accomplir durant le sommeil, alors que les désirs inconscients, donnés comme plus forts (tendances instinctives), sont presque chaque fois bloqués par les barrières morales (censure de Freud) dont le sommeil n'a pas supprimé la vigilance.

En tenant compte de tous ces faits et considérations, la psychanalyse eût évité de surestimer ce qu'il y a dans l'homme d'inconsciente impulsivité, et de sous-estimer son moi volontaire et conscient; mais une sorte de contrainte psychique, débordant de beaucoup la psychologie personnelle de son créateur, devait l'en empêcher. Avant d'étudier l'origine et la nature de cette contrainte, je tiens à dire brièvement pourquoi j'emploie ce terme de contrainte. La psychanalyse tout entière, tant théorique que pratique, n'est qu'une glorification, unique en son genre, de la conscience et de sa puissance; je l'avais déjà indiqué dans l'Artiste. Or, Freud appelle sa doctrine: «Psychologie de l'inconscient » et tient à ce qu'elle soit prise pour telle. Elle l'est aussi, en quelque manière; mais à mesure qu'elle devenait doctrine de l'inconscient, elle cessait d'être psychologie. Doctrine de l'inconscient, elle s'est transformée peu à peu en un fondement biologique de la psychologie et c'est ainsi que j'essayai de la présenter dans l'Artiste; ses mécanismes de la transformation du sur-moi constituent, par contre, une base de la caractérologie. Quant au domaine propre de la psychologie, le moi conscient avec son vouloir, son devoir et sa sensibilité, elle l'a traité quelque peu en marâtre, le plaçant presque totalement sous la tutelle des forces extra-individuelles du «ça» et du «sur-moi». En théorie du moins! Car dans la pratique, la psychanalyse n'est qu'une glorification de la puissance de la conscience: elle l'est dans sa valeur thérapeutique, puisque c'est par la prise de conscience de ses motifs inconscients, que la névrose se guérit; elle l'est dans sa valeur culturelle, que j'ai présentée dans l'Artiste comme un élargissement immense de la conscience dans le développement de l'humanité; elle l'est enfin dans sa propre valeur scientifique, puisqu'elle est une connaissance et un savoir concernant une portion de l'inconscient: la nature.

Avant d'examiner comment a pu se produire une telle contradiction entre la théorie et les faits, sur lesquels elle repose ainsi que les conclusions auxquelles elle conduit, résumons rapidement les facteurs sous-estimés par la psychanalyse. C'est d’abord l'importance du dedans indépendant du dehors; puis celle de la volonté créatrice et enfin celle du devoir conscient. Nous savons maintenant que tous ces facteurs sont étroitement liés l'un à l’autre, qu'ils se conditionnent réciproquement, qu’en un certain sens, ils représentent la même chose. Pour point de départ nous avons pris le dedans devenu tel après avoir été d'abord le dehors, et dont le représentant est, pour nous comme pour Freud, le sur-moi, dans la mesure où il est fait d'identifications. Si nous comprenons dans cet extérieur aussi le «ça», supra-individuel dans une certaine mesure, puisqu'il appartient à l’espèce que Jung appelle «inconscient collectif» ou racial, il nous restera, comme noyau individuel propre, le moi, en qui nous avons trouvé le représentant du vouloir créateur ou, plus généralement, de la personnalité consciente. Une fois reconnue sa puissance - et la psychanalyse l'avait fait, pour la nier plus tard - des perspectives plus vastes et plus intéressantes s'ouvrent devant nous dont l'ancienne psychologie ne pouvait avoir la moindre idée - bien qu'elle eût compris l'importance de la volonté consciente - parce qu'elle ignorait complètement le point de vue dynamique; la psychanalyse, qui le connaissait, y voyait une force biologique purement instinctive; nous la considérons aujourd'hui comme une puissance créatrice individuelle.

Il en résulte avant tout une possibilité de répercussion créatrice de cette volonté personnelle renforcée sur le ça instinctif hérité; d'autre part, les formes du sur-moi sont, à leur tour, influencées par l'idéal personnel créé. Le premier effet nous conduit dans le domaine le plus important, mais aussi le plus obscur, de toute la psychologie: celui de la vie affective, tandis que l'effet de la volonté personnelle englobe tous les phénomènes réels de sublimation, le spirituel, au sens large. Bref, c'est ici seulement que nous pénétrons dans le domaine véritable de la psychologie, celui du vouloir et du devoir purement spirituels, et non biologiques ou moraux, sans aucune contrainte surindividuelle, domaine de la «liberté», au sens métaphysique que lui donnait Kant, c'est-à-dire par delà toute influence extérieure. La psychanalyse n'a guère fait qu'effleurer le problème de la vie affective, car les sentiments «inconscients», qu'elle supposait correspondre aux désirs «inconscients», ne se laissaient pas ramener aussi facilement que ces derniers à la vie instinctive. Faute d'une meilleure explication, peut-être pourrait-on admettre que les affects correspondent à de tels sentiments inconscients; mais il n'en est pas moins indéniable que toute la sphère sentimentale, avec sa gradation de fines nuances, est un phénomène de conscience aussi bien que l’homme tout entier. On peut accepter ici la définition freudienne de la conscience: «un organe des sens destiné a percevoir les qualités psychiques ». Il est probable qu'antérieurement la conscience ne fut guère qu'un sens percepteur de qualités extérieures (psychologie sensorielle), elle l'est d'ailleurs encore; plus tard vint s'y ajouter la fonction de percevoir les qualités internes; un degré ultérieur de développement fit d'elle un organe indépendant, doué d’une activité propre et destiné à maîtriser en partie les mondes interne et externe. Finalement, la conscience devint un instrument d'observation et de connaissance de soi (conscience de soi); comme tel, elle atteint, dans la psychanalyse, et dans la psychologie de la volonté qui la continue, son degré suprême de développement et de connaissance de soi. La puissance accrue de la conscience permet donc au moi individuel de se libérer non seulement de la domination des forces naturelles qui l'entourent, mais encore de cette contrainte biologique à la répétition du ça hérité; en même temps, grâce à la formation d'un idéal, il fait de plus en plus sentir son influence positive sur le développement du sur-moi et, finalement, sur le monde extérieur où s'exerce sa force créatrice et dont la transformation par l'homme se répercute en lui et dans son développement intérieur.

Nous voici donc ramenés de la volonté à la conscience; car nous tenons à rester dans le domaine de la psychologie. Si importante et fondamentale que soit la volonté - quoi que l'on entende par ce terme - pour provoquer chez l'individu l'action, le sentiment et la pensée, il est bien certain cependant que nous ne pouvons saisir tous ces phénomènes que de et par la conscience. En ce sens profond, il ne peut, de toute nécessité, y avoir d'autre psychologie que celle de la conscience. Bien plus! Ce ne pourra être qu'une psychologie de la conscience dans les différentes phases, formes et nuances de son développement. Nous aurons à examiner plus tard cette relativité non seulement de toute connaissance consciente, mais encore de tous les phénomènes de conscience. L'essentiel, pour l'instant, est de poser le problème: nous ne percevons jamais les facteurs actifs de notre vie psychique que par l'intermédiaire de la conscience; or cette conscience n'est ni stable, ni constante, ni immuable. D'où une foule de difficultés dont l'ignorance rend impossible toute psychologie et dont la connaissance constitue la tâche essentielle de cette science. Ces difficultés consistent d'abord en ce que nous ne percevons les phénomènes de volonté que par l'intermédiaire de la conscience; puis, en ce que cette conscience n'offre à notre considération de ces phénomènes aucun point d'appui solide, parce qu'elle se modifie, se déplace, s’élargit sans cesse; ceci nous conduit au troisième point, le plus important peut-être, à savoir que nous ne pouvons considérer ces fluctuations des phénomènes de conscience qu'au moyen d'une sorte de super-conscience que nous appelons conscience de soi.

Ces difficultés se compliquent encore notablement dès que nous nous rappelons que les phénomènes de volonté déterminent, ou du moins influencent, dans une très large mesure, la conscience elle-même et son développement. A peine pouvons-nous donner une idée de cette énorme complexité en disant que nous sommes en présence d'interprétations et réinterprétations continuelles: la volonté, sur ses différents plans, interprète sans cesse la conscience qui fut vraisemblablement elle-même, à l'origine, un phénomène de volonté, un instrument de réalisation du vouloir avant de s'élever, d'abord au rang de puissance consciente de soi contrôlant le vouloir et, finalement, de superconscience analytique qui, à son tour, interprète sans cesse la volonté et ses phénomènes pour les asservir, à tout moment, à ses propres intérêts. Par conséquent, pour faire de la psychologie proprement dite, gardons-nous de dépasser par une théorie nouvelle ces processus continuels d'interprétation réciproque. Toute théorie, quelle qu'elle soit, cherche à opposer aux centaines de tentatives spontanées d'interprétation que font volonté et conscience, un seul et unique essai considéré comme constant, durable, « vrai ». Or, nous l'avons vu, rien n'est moins psychologique, puisque l'essence même des processus psychiques, c'est le changement et la variabilité des interprétations possibles. L'obsession de la théorie correspond simplement au désir d'un appui solide, d'une constante, d'un repos dans la fuite de la vie psychique.

Est-il possible d'échapper à cette éternelle obsession interprétative, ou ne pourrions-nous, du moins, nous reposer un instant en dehors d'elle ? Une chose est certaine: c'est que nous n'y parviendrions pas au moyen de l'analyse historique ou génétique.

Car les derniers éléments auxquels nous arrivons ainsi sont eux-mêmes toujours des phénomènes d'interprétation; en outre, il est inévitable que la recherche analytique de ces éléments soit continuellement la proie de cette folie interprétative de la conscience comme de la volonté. Il ne nous reste donc, du point de vue psychologique, qu'à reconnaître ces difficultés. Peut-être pourrions-nous encore essayer de comprendre pourquoi il doit en être ainsi. Ce serait le problème psychologique pur, au delà duquel commence immédiatement le genre d'interprétation que nous appelons connaissance, au sens le plus large du terme. Cette connaissance n'est point une compréhension interprétative; c'est une expérience immédiate, une forme de la création, la plus noble peut-être dont l'homme soit capable; c'en est certainement la plus dangereuse, car elle peut finalement conduire à la souffrance quand elle vient entraver la vie au lieu d'en être la joyeuse affirmation. C'est ce contraste entre connaissance et expérience qui aboutit au problème « vérité ou réalité » que nous examinerons dans les pages suivantes (2). Dans l'opposition d'états d'âme aussi désirés que «le bonheur et la délivrance», nous finirons par retrouver ce double rôle de la conscience ou connaissance consciente, source de toute joie comme de toute souffrance.

Dans cette introduction, je voudrais bien poser le problème et marquer l'importance que prend la connaissance pour la compréhension de notre vie psychique. Nous avons cherché, tout à l'heure, un moyen d'échapper à cette contrainte interprétative où volonté et conscience se torturent mutuellement. Ce genre de connaissance mérite, plus que tout autre, le nom de philosophie, puisqu'il dirige son effort non seulement vers tel ou tel contenu, mais vers l'essence même des phénomènes. Pas plus que l'artiste ou le croyant, le philosophe ne puise exclusivement dans sa propre personnalité. Ce qui se manifeste chez tous sous des formes différentes, c'est à la fois quelque chose de supra-individuel, de primitif, de cosmique, qui possède une valeur générale humaine ou universelle. Nous nous heurtons aussitôt au problème de la forme, le principal au point de vue psychologique. Or chez l'individu créateur, l'homme de génie, ce qui se manifeste, ce qui devient plus ou moins conscient, ce n'est pas seulement une partie de l'élémentaire, c'est aussi et autant l'individuel, le personnel et c'est de la proportion de ces deux éléments, de leur mélange et de leur action l'un sur l'autre que dépendent l'étendue et le degré de généralité de la connaissance. De toute façon, l'individu court le danger, ou du moins la tentation, d'interpréter l'universel, devenu, conscient en lui, selon le développement de sa personnalité, c'est-à-dire, en langage psychologique, il tente d'y voir l'expression de sa volonté et non d'une contrainte sur-individuelle. Telle est la psychologie de la «Weltansehauung». Si toute théorie est, en somme, un moyen d'échapper au doute que comporte toute interprétation, cette psychologie représente au contraire l'expérience créatrice immédiate, non seulement de l'individu lui-même, mais aussi du cosmos qui se manifeste en lui.

Nous retrouvons ici encore, au sommet suprême de la conscience humaine et de son expression créatrice, le même conflit fondamental entre volonté et contrainte, qui se poursuit d'une manière ou d'une autre à travers l'évolution tout entière de l'humanité et de l'éveil de sa conscience. C'est seulement dans l'individu créateur que se manifeste chaque fois ce conflit, dont la meilleure explication nous semble être celle-ci: c'est en l'homme que la nature prend de plus en plus conscience d'elle-même et, en même temps que l'homme acquiert de lui-même une connaissance plus profonde (que nous appelons individualisation), il cherche à se libérer de plus en plus du primitif. À chaque degré du développement, c'est donc une séparation convulsive et continuelle de la collectivité qu'entreprend toujours à nouveau l'individu: j'appellerais volontiers ce processus: naissance jamais achevée de l'individualité. Car toute la suite du développement, depuis l'instinct aveugle en passant par la volonté consciente, jusqu'à la connaissance consciente de soi, semble correspondre à une série ininterrompue de naissances, renaissances et nouvelles naissances allant de la mise au monde de l’enfant par sa mère en passant par la naissance de l'individu qui sort de la masse, jusqu'à celle de l’œuvre créée par l'individu, pour aboutir enfin à celle de la connaissance, fille de l'œuvre. C’est ainsi que l'opposition entre volonté et conscience, où nous avons vu le problème psychologique par excellence, correspond, en quelque manière, au contraste biologique entre procréation et naissance. Quoiqu'il en soit, nous trouvons dans tous ces phénomènes, jusqu'au sommet spirituel le plus élevé, la lutte et la douleur de la naissance, de la séparation de l'univers, unies aux plaisirs et à la volupté de la procréation, de la création d'un cosmos individuel, qu'il s'agisse de l'enfant de notre chair, ou de l'œuvre de notre puissance créatrice ou d'individualité spirituelle. Au fond, c’est toujours, et ce notre volonté sera toujours, un acte de notre volonté, aspiration intérieure vers la liberté, que nous opposons à la contrainte extérieure du réel.


NOTES:

(1) Le Traumatisme de la naissance. Traduit par le Dr. S. Jankélevitch, Paris, 1928, Bibl. Scientifique. Payot, Éditeur.

(2) Le présent essai porte ce titre dans sa version originale allemande.


Retour à l'oeuvre de l'auteur: Otto Rank, psychanalyste. Dernière mise à jour de cette page le Mardi 01 mars 2005 14:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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