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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Paul RADIN, “Les Winnebagos et leur cycle du Fripon”. Un article publié dans l’ouvrage collectif de C. G. Jung, Charles Kérényj et Paul Radin, LE FRIPON DIVIN. UN MYTHE INDIEN, pp. 87-146. Traduit de l’Allemand par Arthur Reiss. Genève: Georg Éditeurs, 1958, 205 pp. Titre allemand original: Der göttliche Schelm aux Éditions du Rhin S. A. Zurich. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

[87]

Paul RADIN

Anthropologue américain
Ancien professeur à l’Université de Californie [1883-1959]

Les Winnebagos
et leur cycle du Fripon
”.

Un article publié dans l’ouvrage collectif de C. G. Jung, Charles Kérényj et Paul Radin, LE FRIPON DIVIN. UN MYTHE INDIEN, pp. 87-146. Traduit de l’Allemand par Arthur Reiss. Genève : Georg Éditeurs, 1958, 205 pp. Titre allemand original : Der göttliche Schelm aux Éditions du Rhin S. A. Zurich.


1. Le texte du mythe
2. Histoire et civilisation des Winnebagos.
3. Mythologie winnebago et tradition littéraire.
4. Le cycle winnebago du Lièvre et mythes apparentés.
5. Wakdjunkaga.
6. Les Winnebagos et le Fripon.
7. Le cycle de Wakdjunkaga et les cycles relatifs au Fripon des autres tribus de l'Amérique du Nord.


 [89]

1.

Le texte du mythe.

Le mythe du Fripon des Winnebagos, tel qu'il est relaté ici, m'a été rapporté en 1912 par un de mes principaux informateurs, Sam Blowsnake. Blowsnake reçut le texte d'un vieil Indien Winnebago qui vivait non loin du village de Winnebago, dans le Nebraska. Il était écrit dans l'écriture syllabique des Winnebagos ; c'est une écriture qui a été introduite du temps de la génération qui a précédé la nôtre. Jusqu'à mon arrivée chez les Winnebagos, elle servait exclusivement à écrire des lettres. Cette écriture n'était connue que d'un nombre restreint de personnes. Vu qu'il est absolument nécessaire que je démontre l'authenticité des documents présentés ici, il me paraît utile de dire quelques mots de Blowsnake.

Sam Blowsnake était un Winnebago pur sang et il appartenait au clan de l'Oiseau du Tonnerre (Thunderbird). Son père était un notable qui était resté fidèle à toutes les formes de l'ancienne. religion winnebago, jusqu'à sa conversion à la religion péyote, survenue aux environs des années 1909-1910. Tous ses enfants avaient été soigneusement instruits dans la connaissance des anciennes coutumes. Ils jeûnaient aux époques prescrites, ils avaient été initiés aux rites très anciens et les mythes sacrés et profanes leurs avaient été enseignés. Le vieux Blowsnake avait le renom d'être un bon narrateur, en sorte que son fils avait eu amplement l'occasion de se familiariser avec les principaux mythes de la tribu sous leur forme authentique.

Il est hors de doute que le vieux Blowsnake connaissait le mythe du Fripon. Cela ne veut cependant pas dire qu'il [90] était disposé à le raconter, pas même à ses enfants, sauf pourtant, s'il y avait été autorisé par la tradition. Il semble que ce droit ne lui revenait pas. Sam Blowsnake alla par conséquent, ainsi que je le lui avais proposé, chez un Indien plus âgé qui avait ce droit. J'ignore toutefois qui était cet homme. Il y avait plusieurs motifs - impossibles à énumérer ici - qui me firent juger imprudent de m'en informer. La raison principale était qu'il s'agissait d'un mythe sacré et que j'étais un étranger, par surcroît un blanc. Il devait évidemment être raconté par quelqu'un qui y croyait, puisque le narrateur ne pouvait sûrement pas être du nombre de ceux qui professaient la nouvelle religion péyote semi-chrétienne qui, du temps de mon arrivée, s'était imposée dans toute la tribu winnebago.

La personne du narrateur n'a, toutefois, pas une grande importance. L'essentiel était qu'il connaissait le mythe. Il est également important de savoir si le texte du mythe a été transmis dans les circonstances appropriées et si Sam Blowsnake l'a écrit tel qu'il lui a été raconté. Par « circonstances appropriées », j'entends les dons de tabac adéquats et les cadeaux conformes à la valeur traditionnelle du mythe, qui furent offerts au narrateur. Comme je le sais, cela a été le cas. Pour bien des raisons, je suis certain que Sam Blowsnake a reproduit le texte à la lettre. Un Winnebago ne songerait jamais à changer la moindre des choses au texte d'une légende qu'il a reçue d'une personne pourvue du droit traditionnel de le narrer et qui, de plus, avait été payée pour le faire. Du reste, Sam Blowsnake était un homme très consciencieux dont j'avais souvent contrôlé l'exactitude. La meilleure preuve qu'il n'a pas subrepticement introduit quelque chose de nouveau dans le texte et qu'il ne l'a pas modifié, réside dans la manière de raconter le mythe et dans le vocabulaire employé. Je connais très bien le style de Blowsnake, car il m'avait dicté et noté pour moi d'innombrables textes.

La première traduction dérive de deux jeunes Indiens, John Baptiste et Oliver Lemere, qui - notamment le premier - possédaient parfaitement la langue anglaise. De plus, [91] j'ai moi-même contrôlé le texte. Je sais assez bien lire l'écriture syllabique et je comprends bien le winnebago.

Nous pouvons donc commencer notre analyse avec la conviction que le texte est authentique, qu'il a été acquis selon les règles, qu'il a été traduit conformément à l'original et qu'il s'agit d'une version du mythe du Fripon acceptée par la tribu, tel qu'il a été recueilli en 1912 chez les Winnebagos. Nous pouvons admettre en toute confiance que cette version était connue des Winnebagos environ cent ans auparavant. Mais avant de commencer cette analyse, il est nécessaire de dire quelques mots des Winnebagos et de leur civilisation.


2

Histoire et civilisation
des Winnebagos
.

Les Winnebagos appartiennent aux peuples très ramifiés qui parlent la langue sioux Ils habitaient jadis une région qui, de la Caroline du Sud et du cours inférieur du Mississipi, s'étendait vers le nord et vers l'ouest, jusqu'aux États du Wisconsin, du Dakota septentrional et méridional et du Montana et jusqu'aux provinces de Saskatchewan et d'Alberta, dans le Canada occidental. La civilisation de toutes ces tribus était, au fond, la même, abstraction faite de certaines différences insignifiantes. On peut admettre que le centre de cette civilisation sioux s'était une fois trouvé quelque part sur les rives du Mississipi et qu'elle s'étendait de là au nord et à l’est de Saint-Louis.

Tant du point de vue linguistique que du point de vue de la civilisation, les Winnebagos eux-mêmes sont très proches parents des tribus sioux qui habitent dans l'état d'Iowa, au sud-est du Nebraska, ainsi que la région limitrophe voisine. Ces tribus sont les Otos, les Iowas, les Omaha-Poncas et les [92] Osagas, pour n'en citer que les plus importantes. Les découvertes archéologiques semblent indiquer que ces tribus habitaient - au plus tard en l'an 1000 de notre ère - près du centre de la région où les premières des plus vastes civilisations indiennes de l'Amérique ont atteint leur maturité et d'où elles ont divergé. Il n'est plus possible de douter que ces civilisations doivent leurs traits fondamentaux aux grandes civilisations du Mexique.

Les Winnebagos furent découverts pour la première fois par les Français en 1634, à l'extrémité occidentale de Green Bay, dans le Wisconsin ; ils y étaient entièrement encerclés par des peuplades plus primitives qui ne parlaient pas le sioux. Nous ignorons combien de temps ils ont vécu dans cette région, mais il est improbable qu'ils y aient séjourné longtemps, car selon les découvertes archéologiques, ils ne sont parvenus dans le Wisconsin que peu avant 1400. La même découverte archéologique indique qu'ils se sont dirigés vers le nord - avec leurs proches parents les Iowas et les Otos - et qu'ils ont pénétré dans le Wisconsin par le sud-ouest, provenant de l'extrémité nord-ouest de l'Illinois. C'est au début de cette avance vers le nord, que les Iowas et les Otos se sont détachés d'eux. L'avance des Winnebagos vers le nord a été, semble-t-il, combattue avec acharnement par les tribus algonquines du centre, qui habitaient ces régions. Après leur pénétration dans le Wisconsin, les Winnebagos se trouvèrent complètement encerclés par les tribus algonquines du centre. Ils ont guerroyé sans fin avec elles et ils furent enfin refoulés par elles dans la région située approximativement au sud-est de Green Bay.

C'est ainsi que, avant d'avoir été découverts par les Français, ils restèrent trois cents ans durant, en contact avec des civilisations beaucoup plus primitives que la leur propre. En un certain sens, cela leur a été favorable, car cette circonstance leur a permis de conserver leur civilisation à peu près intacte. Mais cela n'a pas empêché l'influence des peuplades plus primitives de se faire sentir, malgré les guerres et les inimitiés. Cette influence augmenta après l'établissement des missions [93] françaises dans cette région au milieu du XVIle siècle. Mais l'arrivée des Français fut profitable aux Winnebagos : elle leur permit de rompre l'étreinte ennemie qui les encerclait étroitement dans leur région. Ils purent ainsi se répandre dans tout le Wisconsin méridional où ils fondèrent des villages indépendants ; l'ancienne civilisation caractéristique des Winnebagos put s'y maintenir et fleurir. L'arrivée des Français entraîna des conditions de vie toutes nouvelles et elle provoqua d'innombrables crises. Mais ceci est naturellement une autre question.

Afin de bien comprendre le texte du cycle du Fripon, le lecteur doit toujours se rappeler que la civilisation winnebago est, comme les recherches faites au début de ce siècle l'ont démontré, un mélange de trois éléments différents. Ces éléments sont : l'ancienne civilisation primordiale qui remonte au moins jusqu'à l'an 1000 et peut-être bien plus loin encore ; elle a subi, à de nombreuses reprises, des modifications, qui l'ont adaptée aux situations et aux exigences nouvelles. Ensuite, un assez grand nombre d'emprunts faits après 1400, aux tribus algonquines du centre. Enfin, depuis le milieu du XVIIe siècle, quelques emprunts faits aux blancs et au christianisme ; mais c'est un siècle plus tard seulement, que ceux-ci ont acquis une certaine importance.

Ici, je ne veux donner qu'un court compte rendu de la civilisation des Winnebagos [1] et je bornerai mes remarques presque exclusivement à ces traits principaux de leur civilisation qui se reflètent dans le mythe du Fripon. La structure sociale contenait deux éléments constitutifs caractéristiques pour bien des tribus de l’Amérique du Nord. Ce sont, premièrement la division des tribus en deux phratries nommées respectivement chez les Winnebagos, la supérieure et l'inférieure ; deuxièmement, le clan avec descendance selon la lignée mâle. Le chef était choisi parmi les membres de la phratrie supérieure, dans le Clan de l'Oiseau du Tonnerre (Thunderbird), considéré [94] comme le plus important. Contrairement à l'usage établi chez tous les autres Indiens, le chef de la tribu n'était pas autorisé à se rendre sur le sentier de la guerre. Une de ses fonctions principales était d'assister les nécessiteux et de solliciter l'indulgence dans tous les cas de violation des lois et des coutumes de la tribu, même en cas d'assassinat. Sa cabane était un asile sacré et parfaitement inviolable. Si un crime avait été commis, il plaidait non seulement pour la vie de l'assassin, mais il offrait, si cela était nécessaire, sa propre vie à la place de celle du coupable.

Le rôle et les fonctions du chef de la phratrie inférieure, qui faisait partie du Clan de l’Ours, contrastaient avec celles du chef de la phratrie supérieure. C'est en lui avant tout, que se concentraient les pouvoirs de police, d'ordre et de guerre. Lui et ses aides surveillaient et protégeaient le village ; ils punissaient les infractions aux lois et aux coutumes et ils veillaient sur toute la tribu lorsqu'elle se rendait sur le sentier de la guerre ou lorsqu'elle allait à la chasse et il s'occupait de toutes les autres affaires communales. Avant leur exécution, les condamnés étaient enfermés dans la cabane du chef de la Phratrie inférieure et c'est dans sa cabane que les paquets sacrés des charmes de guerre étaient conservés et protégés contre toute souillure.

Les Winnebagos croyaient en un grand nombre d'esprits dont les uns étaient indéfinis alors que les autres étaient nettement déterminés. Ils étaient surtout conçus sous la forme d'animaux ou d'êtres thériomorphes. Ce qui caractérisait ces esprits, c'était leur faculté d'adopter n'importe quelle forme voulue, qu'elle fût animale ou humaine, animée ou inanimée. A ces êtres surnaturels, on offrait en sacrifice des dons variés, toujours accompagnés de tabac. La principale divinité, dite Créateur de la Terre, occupait une position tout à fait à part. La notion chrétienne de Dieu a probablement influé sur les traits du Créateur de la Terre. Mais il est hors de doute que cette divinité existait déjà avant l'arrivée des Européens et qu'elle faisait partie des couches les plus anciennes des croyances winnebagos.

La relation entre esprits et divinités, d'une part et entre esprits et hommes d'autre part, était de nature absolument [95] personnelle. Chaque enfant, garçon ou fille, jeûnait entre l'âge de neuf ans et celui de onze ans et il cherchait à acquérir quelque chose qui ressemblait à un esprit tutélaire auquel il pouvait s'adresser la vie durant, en toute situation critique » L'acquisition, durant les années de la puberté, d'un esprit gardien et protecteur était un principe fondamental de la civilisation winnebago, ainsi que de celle d'un grand nombre d'autres tribus de l'Amérique. Selon les croyances des Winnebagos, un homme non pourvu d'un tel esprit restait entièrement dénué de toute racine dans la vie et il était livré aux manifestations les plus brutales et les plus cruelles des événements, tant naturels que sociaux.

Lorsque se perdit la foi en l'efficacité du jeûne, et lorsque les esprits n'accordèrent plus de visions, la civilisation winnebago s'effondra bientôt à son tour.

Outre son propre esprit protecteur, chacun essayait, par le moyen de sacrifices et d'incantations appropriés, de s'assurer la protection de beaucoup d'esprits et de divinités de tous genres et de se procurer des forces particulières. Ainsi, un homme ne pouvait pas se rendre sur le sentier de la guerre sans avoir, au préalable, invoquer une divinité garante du succès de l'opération guerrière et sans que cet esprit eût accordé certaines capacités spéciales, ni qu'il eût promis le succès. Les dons offerts en sacrifice étaient symbolisés par des objets matériels tels que couleurs, plumes, flûtes, os, etc.

Chez les Winnebagos, le rituel pouvait revêtir trois formes principales : Premièrement, les rites auxquels ne pouvaient participer que les membres d'un même clan comme, par exemple, celui du paquet des charmes de guerre ; puis ceux auxquels ne participaient que des hommes qui avaient reçu des visions d'un même esprit ; enfin, le rite de médecine auquel ne participaient que des hommes qui s'étaient distingués, non à la guerre, mais par leur comportement et par leurs exploits en d'autres circonstances. Il suffit que nous disions quelques mots ,du rite des paquets des charmes de guerre.

Les cérémonies ou les fêtes des paquets des charmes de guerre consistaient en deux parties, présidées, l'une par les [96] Esprits de l'Oiseau du Tonnerre, l'autre, par l'Esprit de la Nuit. On offrait cependant des sacrifices à tous les grands esprits du panthéon winnebago. Bien que le rite des paquets des charmes de guerre ait été réservé, aux yeux des Winnebagos, uniquement à la glorification de la guerre, il est intéressant et significatif que, outre les grandes divinités guerrières, telles que les Esprits du Tonnerre, les Esprits de la Nuit, du Soleil, l'Étoile du Matin, l'Étoile du Soir, le Porteur de Maladies, l'Aigle, le Faucon Noir, y aient également participé les Dieux de la Paix, tels que le Créateur de la terre, la Terre, la Lune et l'Eau. Et parfois, les héros divins, tels que la tortue et le lièvre et jusqu'au Fripon lui-même y prenaient part. Il est vrai que leur participation avait peu d'influence sur la seule et insistante invocation des personnes présentes, qui était l'invocation pour la guerre. Il est arrivé en effet, que l'on ait même représenté le Créateur de la Terre sous les traits d'un dispensateur de la fortune de la guerre, ce qui était indubitablement pour lui une fonction nouvelle. Et cependant, le fait d'y comprendre le Créateur de la Terre était un avertissement aux participants que la guerre ne devait pas être considérée comme la seule occupation de l'homme.

Le rite des paquets des charmes de guerre représente l'expression classique et totale de l'Esprit de la Guerre. C'est la glorification du point de vue représenté par le chef du clan inférieur, selon lequel on devait faire la guerre pour combattre activement le mal. On y permettait même, de façon limitée, les orgies, pendant lesquelles toute maîtrise de soi cessait, chose que d'habitude le Winnebago trouvait repoussante et qu'il craignait.

N'étaient autorisés à participer aux rites des paquets des charmes de guerre que les hommes possédant de tels paquets ; il n'y avait en principe qu'un seul paquet pour chacun des douze clans.

Le paquet des charmes de guerre consistait en une peau de daim qui enveloppait une étrange collection d'objets. Ainsi, le paquet du Clan de l'Oiseau du Tonnerre contenait les peaux desséchées, garnies de leurs plumes, d'un faucon noir et d'un [97] aigle ; une peau de serpent ; une peau de belette ; un certain nombre de plumes d'aigle ; une parure de queues de daim à porter sur la tête, deux queues de loup ; une queue de buffle ; une massue de guerre ; trois flûtes et diverses espèces de couleurs magiques. La peau de faucon noir devait permettre au porteur du paquet de voler, s'il commandait une expédition guerrière ; les queues de loup lui prêtaient des forces spéciales pour courir ; la queue de buffle lui prêtait le don de la vitesse ; la peau de serpent et la peau de belette, celui de la souplesse et de l'habileté à se dérober ; la couleur appliquée au corps, devait le rendre invisible et le protéger contre la fatigue ; les flûtes, si l'on y soufflait durant le combat, devaient paralyser la course des ennemis et en faire des proies faciles. Ce paquet était le trésor le plus estimé des Winnebagos. On le cachait et on veillait soigneusement sur lui, non seulement parce qu'il était un objet sacré, mais aussi à cause de ses irradiations dangereuses capables d'anéantir celui qui s'en approchait. Seul le contact avec le sang menstruel pouvait détruire sa vertu.

L'idéal le plus élevé d'un Winnebago était d'être un guerrier couronné de succès et les rites des paquets des charmes de guerre glorifiaient cet idéal. Voilà pourquoi il est profondément significatif, aussi bien du point de vue de la psychologie que de celui de la civilisation, que le mythe du Fripon débute en tournant ce rite en ridicule. La même signification réside dans le fait que de tous les articles de foi et de toutes les pratiques rituelles des Winnebagos, le seul qui soit mentionné et ridiculisé dans le mythe du Fripon, soit l'acquisition de l'ange protecteur.


3

Mythologie winnebago
et tradition littéraire.

De même que la plupart des tribus de l'Amérique, les Winnebagos avaient deux sortes de contes en prose. Les uns traitaient d'un passé irrémédiablement perdu, faisant partie du [98] domaine des choses désormais impossibles, des choses auxquelles ne pouvaient atteindre ni les hommes, ni les esprits. Les autres avaient pour sujet le monde de la vie quotidienne. Les premiers s'appelaient waikä, ce-qui-est-sacré, les deuxièmes, worak, ce-que-l'on-raconte. Il était interdit de raconter les waikä en été, ou du moins, pas tant que les serpents étaient encore dehors. Elles ne pouvaient pas avoir de fin tragique, c'est-à-dire que les héros ne devaient pas être représentés mourants ou tués, sauf temporairement. Ces fins étaient naturellement la conséquence du fait que les héros des waikä étaient toujours divins et, pour les Winnebagos, les êtres divins étaient toujours considérés comme étant immortels, s'ils ne faisaient pas partie de la catégorie de ce qui est mal. Au contraire des waikä, les worak pouvaient être racontés en tous temps et leur fin devait être tragique. Une waikä ne pouvait jamais se transformer en worak ; mais en certaines circonstances, une waikä pouvait se substituer à une worak. Les héros des worak étaient toujours des hommes et très rarement seulement des êtres divins qui partageaient le sort des hommes. Les héros des waikä étaient soit des esprits, soit des dieux, tels que l'Oiseau du Tonnerre, l'Esprit de l'Eau, le Soleil, la Terre, l'Étoile du Matin ou bien des représentations imprécises de demi-dieux, tels que le Fripon, Celui­-qui-porte-des-têtes-humaines-comme-boucles-d'oreilles (nommé aussi Corne-Rouge) et la Vessie, ou bien des animaux, tels que le Lièvre et la Tortue, l'Ours et le Loup. Ces héros à forme animale étaient cependant considérés comme des esprits. Les Winnebagos distinguaient exactement les divinités thériomorphes qui régnaient sur tous les animaux d'une certaine espèce, des véritables animaux eux-mêmes - ou du moins, les « théologiens » winnebagos faisaient cette distinction. Ce sont les principales divinités à forme animale qui apparaissent dans la waikä. Quelques-uns de ces héros thériomorphes font partie d'une catégorie particulière, comme le Lièvre, la Tortue et peut-être aussi l'Ours, car nous sommes jusqu'à un certain point autorisés à admettre que les deux premiers avaient une fois été des divinités qui avaient par la suite, perdu leur caractère divin.

[99]

Comme c'était le cas chez leurs proches parents, les Iowas et chez leurs parents éloignés, les Poncas, ainsi que chez leurs voisins qui ne parlaient pas la langue sioux, les Ojibwas et les Menominees, (les Winnebagos avaient une tendance marquée à grouper les aventures de leurs héros en de grands cycles. Les plus importants de ces cycles de mythes traitent du Fripon, du Lièvre, de la Corne-Rouge, des Jumeaux et des Deux-Garçons [2].)

Il est probable que nous avons affaire ici à une ancienne tradition des Sioux, car nous la trouvons aussi chez quelques-unes des tribus des Sioux occidentaux, chez les Hidastas et chez les Corneilles. Il est clair que bien des épisodes et des aventures racontés dans ces cycles, dans le cycle du Lièvre en particulier, étaient à l'origine, des contes indépendants. Nous en trouvons de tels partout chez les indigènes de l'Amérique du Nord. Ils n'ont pas, non plus, été réunis de la même manière, même pas là où les ressemblances entre les civilisations étaient aussi grandes qu'entre les Iowas et les Omahas. Chez les Winnebagos eux-mêmes, divers narrateurs ont souvent ajouté ou retranché des épisodes, même lorsqu'ils étaient d'accord sur le caractère fondamental des épisodes et des aventures et sur l'ordre dans lequel ils devaient être incorporés dans le cycle. On ne peut se contenter de dire que ces variations, grandes ou petites, sont dues au hasard ou qu'elles sont les conséquences d'une narration défectueuse du mythe ou du cycle de mythes. Elles avaient en général, leur raison d'être. Nous devons donc toujours chercher à déterminer, d'abord quels sont les épisodes et les aventures qu'une tribu juge fondamentaux et par conséquent, impossibles à négliger ; ensuite, lesquels des épisodes et des aventures sont moins importants et de ce fait, négligeables. Ce même raisonnement vaut aussi en ce qui concerne les thèmes, la façon dont sont [100] caractérisés les personnages du drame ainsi que l'identité de ces personnages. Nous arrivons de la sorte à notre question fondamentale : quel est le rôle joué par le narrateur lorsqu'il accentue une modification, lorsqu'il lui arrive même parfois d'employer de nouvelles tournures de style et lorsqu'il propose de nouvelles interprétations ? Il nous faut répondre à cette question, si nous désirons comprendre la signification du cycle du Mythe du Fripon.

On peut affirmer avec certitude qu'il n'existe pas dans le monde entier, de tribus indigènes, chez lesquelles la narration des mythes n'est pas exclusivement l'affaire d'un nombre restreint d'individus spécialement doués pour cette fonction. Ceux-ci sont toujours tenus en une considération toute particulière par la communauté et il leur est permis ce qui est interdit aux autres - de disposer librement du texte traditionnel ; parfois on les admire même pour cela. En principe, les mythes doivent toujours être racontés de la même manière. Mais, ainsi que nous l'avons donné à entendre plus haut, ce principe veut dire que l'action principale, que le thème et que les personnages doivent demeurer les mêmes. Bref, il n'est pas admissible de s'écarter d'une action traditionnelle ou de la tradition littéraire particulière. Les libertés qu'un narrateur doué peut se permettre avec le texte varient d'un mythe à un autre, d'une tribu à une autre et, à l'intérieur de la même tribu, d'une époque à une autre. Sans perdre de vue ce que nous venons de dire, nous nous occuperons à présent de l'intéressant problème de la tradition littéraire, telle qu'elle existe chez les Winnebagos.

Le droit de raconter un mythe, une waikä, appartient chez les Winnebagos, soit à une famille déterminée, soit à un personnage déterminé. Ce droit est, en un certain sens, sa « propriété » et il a, de ce fait, une valeur marchande considérable. Il arrivait souvent, si le mythe était très sacré ou s'il était très long, que ce droit de l'acheter était fractionné. Cependant, le nombre de personnes auxquelles il était vendu était très restreint, puisque personne n'aurait acquis le droit de raconter un mythe par pure curiosité et le propriétaire du mythe ne l'aurait jamais [101] vendu à une telle personne. Ce qui se passait effectivement, c'est que la waikä passait des mains d'un narrateur doué à celles d'un autre narrateur doué qui en avait fait l'acquisition. Cela signifie que le contenu et que le style, fixés par la tradition originale, portaient par la suite, l'empreinte d'individus doués de capacités particulières, qui marquaient la waikä du sceau de leur tempérament personnel et de leur talent. Il va de soi qu'ils cherchaient toujours à raconter la waikä à la manière de leurs devanciers les plus illustres. Les imitateurs et les « classicistes » parmi les conteurs se seront toujours efforcés de conserver le texte même de leurs devanciers. Mais on n'exigeait jamais une répétition fidèle du récit. Effectivement, les auditeurs préféraient que le conteur employât son style propre et son vocabulaire propre et l'on appréciait que s'exprimât sa note personnelle. Nous ne devons jamais oublier que ces récits n'étaient transmis que de façon orale. Strictement parlant, chaque récit était un drame et le rôle joué par la mimique du narrateur était tout aussi important que le texte raconté.

Un exemple illustrera les variations qu'un narrateur peut introduire, sans que frappe l'écart entre sa manière propre et la manière traditionnelle de raconter un mythe donné. Sam Blowsnake et son frère Jasper m'ont donné des versions du Mythe des Jumeaux qu'ils ont reçu de leur père, qui était un narrateur bien connu et qui détenait le droit de raconter ce mythe [3]. Des dix-sept épisodes que racontait Sam Blowsnake dans le cadre de ce cycle, Jasper Blowsnake en avait quinze. En revanche, il en avait deux que son frère ne mentionnait pas. Les deux épisodes que Sam Blowsnake ajoutait n'appartenaient pas à l'action transmise et pourtant, ces additions avaient leur motivation particulière. Il avait introduit la première pour donner une note humoristique à une action qui était privée d'humour ; quant à la seconde, elle devait apparenter le héros du mythe à certaines divinités héroïques et rehausser ainsi son autorité. Un des épisodes qu'introduisait [102] Jasper Blowsnake et qui n'était pas contenu dans la version de son père appartient certainement au cycle des jumeaux et Sam l'avait omis par mégarde ; l'autre était sans importance aucune et il appartenait à un cycle de mythes tout différent.

Quant aux aventures des jumeaux ou quant à l'ordre dans lequel ils étaient contés, il n'existe que des différences insignifiantes entre les deux versions. Ici n'étaient donc tolérés que de petits écarts. Mais, si nous examinons les deux versions du point de vue du style, des motifs employés, des actions secondaires et de la caractérisation exacte des personnages, on voit apparaître de suite de nombreuses différences, même assez importantes. C'est seulement parce que je connaissais si bien les deux Blowsnake que ces différences s'expliquaient. Sam Blowsnake, par exemple, était loquace, sociable, superficiel, arrogant ; il n'avait guère de sentiments religieux et le passé ne l'intéressait que peu. Mais son talent littéraire était considérable et il avait un style fluide qui se faisait valoir surtout lorsqu'il racontait des aventures personnelles ou des histoires, c'est-à-dire des worak et non des waikä. Au fond, il était un novateur. Mais il n'introduisait des accentuations et des nuances nouvelles, voire parfois des transformations frappantes, que si la tradition le permettait, car, jusqu'à sa quinzième année, il était resté enraciné dans l'ancienne civilisation. Son frère était de nature diamétralement opposée. Il était profondément religieux, il était un partisan de la tradition, il s'efforçait de transmettre son savoir aussi fidèlement et aussi textuellement que possible. Il ne modifiait rien sciemment. Sa version des Jumeaux est, sans contredit, quant au style, quant au texte lui-même, plus proche du mythe classique que celle de Blowsnake cadet.

Lors de l'étude des mythes des Winnebagos ou de tous les autres mythes indigènes, le tempérament, le caractère et le talent littéraire de chaque narrateur jouent un très grand rôle. Il en va de même lorsqu'il s'agit de distinguer ce qui est essentiel de ce qui est accidentel, ce qui est original de ce qu'il faut considérer comme une addition ultérieure.

[103]


4

Le cycle winnebago du Lièvre
et mythes apparentés.

Partout où le Lièvre apparaît comme héros des mythes, il joue chez presque toutes les tribus, le double rôle d'un héros civilisateur et celui d'un fripon. Les exploits et les aventures que les Winnebagos attribuent aussi bien au Fripon qu'au Lièvre sont conférés par les autres tribus au Lièvre seul. Cette double fonction de bienfaiteur et de bouffon [4] est, comme nous l'avons déjà fait remarquer, le trait le plus saillant de la plupart des héros-fripons, partout où on les rencontre chez les indigènes de l'Amérique. Malgré toutes les différences, ils coïncident à un double point de vue. Le Fripon est représenté comme créateur du monde et comme fondateur de la civilisation et l'ordre dans lequel doivent être racontés les épisodes n'est pas déterminé. Sauf là où le Fripon est identifié au Lièvre, ainsi que dans un petit nombre d'autres cas, il est représenté comme un être ayant existé de tout temps et comme un vieil homme. Lorsqu'il est au contraire, identifié au Lièvre, il est né d'une vierge qui meurt lors de sa naissance et il n'est pas le créateur originel du monde ; il le crée seulement à nouveau après un déluge provoqué par les esprits. Ceux-ci avaient été mis en colère par un acte de vengeance du Lièvre dirigé contre eux, causé par la mort de son frère cadet. Cette partie du cycle du Lièvre est exactement fixée et l'ordre dans lequel sont racontés les épisodes est observé assez strictement. À cette représentation constructive de son activité, suivent ses aventures à caractère exclusivement bouffon. Ni leur nombre, ni leur ordre ne semblent fixes.

[104]

En suivant de près ces divers cycles du Fripon, on acquiert l'impression qu'il y a lieu de distinguer avec circonspection entre ses activités créatrices consciemment voulues et les bienfaits qui, par hasard et accidentellement, en résultent pour l'humanité. Ceci nous ramène naturellement à la question de savoir si à l'origine, le Fripon était bien une divinité. S'agit-il ici de la décadence de son activité créatrice ou bien de la fusion de deux personnages nettement distincts, d'une divinité et d'un héros à forme soit humaine, soit animale ? Un héros a-t-il été élevé ici au rang d'une divinité, ou bien le Fripon était-il à l'origine une divinité douée de deux natures différentes, l’une constructrice, l'autre destructrice, l'une spirituelle, l'autre matérielle ? Ou bien, d'autre part, le Fripon existait-il avant les dieux, les animaux et les hommes ?

Il serait assez facile d'accepter chacune de ces interprétations. Il serait séduisant de supposer que les figures archaïques primordiales, telles que le Fripon, auraient toujours eu deux natures, celle du héros civilisateur divin et celle du bouffon divin. Mais nous ne pouvons exclure ni les autres théories, ni la possibilité qu'un héros-bouffon avait toujours existé depuis que l'homme s'était différencié comme être social. Les deux caractéristiques qui distinguent l'homme de l'animal en tant qu'être humain sont le rire et l'humour. Elles sont tout aussi primordiales que le langage. Au chapitre 7, nous reviendrons sur tout ce problème.

Mais il me semble qu'il existe encore une question qu'il convient de poser. Pourquoi cela devrait-il être la tâche d'une divinité que d'apporter la civilisation à l'homme ? Je crois pouvoir y répondre en disant que cela n'est pas son but primaire. Car, ce que désire la divinité, c'est de se manifester et de se développer. Mais ce but, elle ne peut l'atteindre dans le néant ; elle cherche donc à apporter une certaine différenciation à ce néant. C'est de cette façon qu'elle veut réaliser sa propre différenciation. C'est ici que commence le rôle de l'homme. L'homme ne peut accorder la différenciation à la divinité que si la sienne propre est simultanément garantie. De son propre [105] point de vue, ceci est parfaitement justifié. L'homme s'introduit ainsi dans le concept général. Il s'unit aux dieux et les dieux s'unissent aux hommes et la différenciation et le développement des dieux sont en même temps la différenciation et le développement de l'homme. Au début, l'homme est un être uniquement instinctif, asocial et inculte ; il est dominé par la faim et par le sexe. Les dieux ont également débuté ainsi ou plutôt, ils ont été forcés de débuter ainsi.

Deux exemples illustreront ce qui vient d'être dit. L'un provient des Indiens Pieds-Noirs [5] du Montana et du Canada septentrional qui considèrent le Fripon comme ayant existé de tout temps ; l'autre exemple provient des Menomines [6] ; c'est un peuple agricole parlant l'algonquin ; il vit dans le Wisconsin oriental.

Les quatre premiers épisodes du cycle des Pieds-Noirs traitent des sujets suivants : la création de la terre, l'origine du langage, comment l'homme a acquis son aspect actuel, l'origine de la Nuit, l'origine des relations humaines. Puis viennent des aventures typiques du bouffon, contées à la manière de Rabelais. Elles ne semblent pas se suivre dans un ordre déterminé. A la fin, le Vieux - c'est ainsi que les Pieds-Noirs nomment le Fripon - devient un être différencié et il reconnaît la nature et l'homme sous tous leurs aspects, dans ce qu'ils ont de bon et dans ce qu'ils ont de mauvais.

La citation suivante, tirée du mythe des Pieds-Noirs, montre à quel point est vague la différence entre hommes et dieux :


« Il était une fois un temps où il n'y avait au monde que deux personnes, le Vieux et la Vieille. Une fois, alors qu'ils parcouraient le monde, ils se rencontrèrent, le Vieux et la Vieille. Elle dit : « Décidons maintenant de faire quelque chose. Décidons où les hommes vivront. » « C'est bien, dit le Vieux, [106] mais c'est moi qui parlerai toujours le premier. » La Vieille y consentit, à condition de prendre la parole en second lieu. Le Vieux dit alors : « Les femmes devront tanner les peaux ; lorsqu'elles feront cela, elles devront frotter les peaux avec de la cervelle, afin de les rendre souples ; elles devront bien les laver avec un racloir, etc. Elles devront accomplir ce travail très vite, car il n'est pas difficile. » « Non, je ne suis pas de ton avis, dit la Vieille, elles tanneront les peaux comme tu l'as dit, mais il faut que ce soit un travail très dur et très long, afin que l'on puisse découvrir les bonnes travailleuses. »

 » Eh bien, dit le Vieux, les hommes auront des yeux et une bouche dans le visage, mais il faut qu'ils y soient placés en long, de haut en bas. » « Oh, non, dit la Vieille, nous n'y sommes pas du tout. Ils auront des yeux et une bouche dans le visage, tout comme tu l'as dit ; mais ils seront placés en large. »

 » C'est bien, dit le Vieux, les hommes auront dix doigts à chaque main. » « Oh, non, dit la Vieille, dix doigts seraient de trop, ils seraient seulement encombrants. Il y aura à chaque main quatre doigts et un pouce. »

 » Bien, dit le Vieux, nous procréerons des enfants. Les organes génitaux seront près de nos nombrils. » « Non, dit la Vieille, ce serait par trop facile de faire des enfants ; les hommes ne se soucieraient pas d'eux. Les organes génitaux seront placés dans la région inguinale. »


  Le bien-être des hommes est de la plus grande importance dans le mythe des Pieds-Noirs. Chez le Menominee cependant, chez qui le Fripon n'existait pas depuis le commencement de toute chose et dont la naissance est décrite dans tous ses détails, l'homme n'est nommé que de manière accessoire. Les deux choses principales, à savoir le feu et le tabac, que le Lièvre acquiert au cours de ses aventures, sont destinées à sa grand-mère la Terre et à son usage propre. Les compagnons du Lièvre sont des divinités. L'homme et ses besoins ne viennent qu'en second lieu. Ils ne sont pas oubliés, mais ils sont traités dans un autre mythe, afin qu'ils ne viennent pas compliquer [107] le cycle du Lièvre qui est avant tout, la légende d'une divinité déterminée.

Après nous être assuré que le Lièvre est une véritable divinité, nous n'avons plus qu'à considérer les tours incorporés dans la légende proprement dite, c'est-à-dire sa naissance, le vol du feu et du tabac, la vengeance qu'il tire pour la mort de son frère le Loup, le déluge et la nouvelle création de la terre, pour se rendre compte qu'il est un Fripon typique. Nous voici donc de nouveau parvenu à notre problème initial : qu'est-ce qui est primaire ici et qu'est-ce qui est secondaire ? Ou bien, les deux aspects sont-ils simultanément primaires ? La réponse serait relativement simple si les mythes du Fripon n'existaient pas, où les deux contrastes susmentionnés ne se rencontrent pas. Mais de tels mythes existent. Chez les Winnebagos et chez un certain nombre de tribus assez proches parentes des Winnebagos, le Fripon prend la forme de deux personnages : l'un est exclusivement Fripon, l'autre ne l'est qu'à demi. Nous connaissons deux relations bien détaillées des cycles dédiés aux deux, l'une chez les Poncas [7], l'autre chez les Winnebagos [8]. Là où il est exclusivement Fripon, c'est intentionnellement et inconsciemment qu'il exerce des bienfaits à l'égard de l'humanité. Chez les Poncas, il se nomme Ishtinike et il ressemble quant à l'aspect à Wakdunkaga, le Fripon des Winnebagos. Le Fripon partiel est le Lièvre et il se comporte au fond, comme un véritable héros civilisateur.

Les tours du Fripon dans le cycle ponca ne sont pas très nombreux, mais ils sont loin d'être insignifiants. Il est intéressant de constater que l'on raconte quelques-unes des aventures du genre de celles du Fripon, aussi bien d'Ishtinike que du Lièvre. Le cycle relate un mythe typique relatif à un héros civilisateur. Il n'existe pas la moindre allusion au fait que le Lièvre est de nature divine. L'inimitié entre Ishtinike et le [108] Lièvre, dont il est question ici, est particulièrement importante. De même le fait qu'Ishtinike est tué par le Lièvre. Nous nous sommes de la sorte fort éloigné du cycle du Lièvre des Menominees et des Ojibwas [9].

Le cycle winnebago du Lièvre, bien qu'assez apparenté à celui des Poncas, en diffère en bien des points.

Voici brièvement résumé, le contenu du cycle du Lièvre :


1. Le héros vient au monde au bout de sept mois ; il naît par suite d'une conception immaculée et sa mère meurt en couches. Il est élevé par sa grand-mère.

2. Le Lièvre rencontre un être humain qui le blesse avec   une flèche.

3. Sa grand-mère l'envoie à la recherche de certains matériaux nécessaires à la confection d'un arc et de flèches.

4. On l'envoie à la recherche de plumes pour ses flèches. Il tue un Oiseau du Tonnerre.

5. On l'envoie à la recherche du tabac que détient un esprit. À la fin, il tue l'esprit.

6. On l'envoie à la recherche de silex pour la pointe de ses flèches, détenu par un esprit. A la fin, il tue l'esprit.

7. Il rencontre l'Être Malin, nommé Coudes-Pointus. A la fin, il tue cet Être.

8. Il rend visite à l'Ours. Il le tue, lui aussi.

9. Le Lièvre et sa grand-mère traînent chez eux le cadavre de l'Ours.

10. Il rend visite aux Êtres qui ne sont composés que de têtes. Ils se montrent accueillants envers lui.

11. Il rend de nouveau visite aux Êtres qui ne sont composés que de têtes. Cette fois, ils veulent le tuer. C'est lui pourtant qui les tue.

12. Il rencontre un être humain de haute taille. À la fin, il tue cet être.

13. Il prend le soleil au piège.

[109]
14 Il est dévoré par le Monstre des Eaux, mais à la fin, il le tue.

15. Il rencontre une bête à la queue courte et, à la fin, il la tue.

16. Il fait en sorte que sa grand-mère ait ses règles. Sur ce, il couche avec sa grand-mère. Des souris rongent ses yeux.

17. Il est menacé par une bête qui s'avère être la Grenouille-à-la-dent-longue. À la fin, il tue cette bête.

18. Il rencontre un homme à la tête bandée, un homme qui avait été scalpé, qui le charge d'une commission.

19. Il mange avec le castor.
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20. Le castor le transporte par-dessus les eaux, jusqu'à sa destination. Il conquiert le scalp de l'homme à la tête bandée et le lui remet.

21. Il contrevient à un certain commandement et couche avec un Esprit des Eaux.

22. Il s'avise de sa tâche véritable. Il fait en sorte que maintenant les bêtes puissent servir de nourriture aux hommes.

23. Il souhaite l'immortalité aux hommes.

24. Il fonde le rite de médecine.


Nous ne trouvons ici que peu d'allusions à un comportement analogue à celui du Fripon. Ceci est également vrai du cycle du Lièvre des Iowas, proches parents des Winnebagos et, à un degré moindre, du cycle des Poncas. Nous devons en conclure que le caractère du Lièvre a subi une modification chez ces dernières tribus, afin de mieux l'assimiler à un véri­table héros civilisateur. C'est probablement au début du XVIIIe siècle que cette transformation du caractère du Lièvre a trouvé son expression dernière, alors que ces trois tribus développèrent le rite de médecine sous sa forme actuelle [10]. Le Lièvre des Ojibwas et des Menominees, ou bien son équivalent Wisaka chez les Indiens Fox, proches parents des [110] premiers, sont toujours tenus d'être les fondateurs de ce rite. L'évolution qui transforme le Lièvre en un héros civilisateur pourrait avoir commencé bien plus tôt chez ces tribus. Il est toujours demeuré seulement partiel. Mais il a été accompli chez les Winnebagos.


5

Wakdjunkaga.

Le mot qu'emploient les Winnebagos pour désigner le Fripon est Wakdjunkaga, ce qui signifie celui-qui-joue-des-tours. La dénomination correspondante chez les Poncas est Ishtinike, elle est Itsike chez leurs consanguins les Osagas et chez les Sioux du Dakota elle est lkto-mi. La signification des noms donnés par les Poncas et par les Osagas est inconnue ; celle des Dakotas est araignée. Vu que ces trois radicaux sont étymologiquement apparentés, il faut se demander si le terme winnebago, celui-qui-joue-des-tours ne signifie pas celui-qui-se-comporte-comme­Wakdjunkaga. Dans ce cas, il ne serait que dérivé. Dans aucun autre idiome sioux, le terme ne ressemble, même de loin à Vakdjunkaga. Nous devons donc considérer comme inconnue la véritable étymologie de Wakdjunkaga.

   La ressemblance entre les aventures de Wakdjunkaga et celles des autres héros-fripons de l’Amérique du Nord est surprenante. On est obligé d'en conclure que ce cycle de mythes fait partie intégrante de la civilisation de tous les Indiens de l'Amérique et qu'il est resté sensiblement inchangé. Par suite de ce fait, les différences prononcées qui apparaissent entre le cycle de mythes des Winnebagos et celui des autres tribus acquièrent une signification particulière qu'il convient d'expliquer. Il nous faut dans ce but, soumettre la légende de Wakdjunkaga à une analyse plus approfondie.

La série débute par un épisode que l'on ne rencontre dans aucune autre version : Wakdjunkaga est représenté sous les traits [111] d'un chef de tribu qui, à trois reprises différentes, organise des fêtes des paquets des charmes de guerre. Quoiqu'il soit l'amphitryon et qu'il doive, de ce fait, rester présent jusqu'à la fin de la fête, il abandonne ses convives pour coucher avec une femme, acte qui est absolument interdit aux participants à une fête des paquets  des charmes de guerre. Le quatrième jour, il reste jusqu'à la fin de la fête et il se rend en canoë sur le sentier de la guerre, accompagné de tous les participants. Mais à peine a-t-il quitté le rivage, qu'il y revient et détruit son canoë. En conséquence de ce tour stupide, quelques-uns de ses compagnons le quittent. Mais tous l'abandonnent lorsqu'il détruit ensuite son carquois et son paquet des charmes de guerre. Il reste seul, séparé des hommes et de toute la communauté. Mais il demeure encore en contact étroit avec la nature et il parle avec tous les êtres animés en les appelant, ainsi que nous le dit le texte, « petits frères ». Il les comprend et ils le comprennent.

Ce récit sert indubitablement d'introduction et sa signification est claire. Wakdjunkaga doit manifester sa nature asociale et il lui faut rompre ses liens avec les hommes et avec la communauté. Le narrateur veut probablement représenter Wakdjunkaga comme un être qui n'est en aucune façon lié au monde des hommes ; comme si l'être amorphe, incomplet, instinctif qu'il était au début, ne s'était développé que pas à pas en devenant une créature aux contours humains, qui laisse également présager les traits psychiques de l'homme. Ce qu'il veut dire est à peu près ceci : « Voici le Fripon qui prétend appartenir à la communauté et qui s'apprête à entreprendre une aventure guerrière. Mais je vous dis moi, ce qu'il est : il est un fou parfait qui brise les tabous sacro-saints et qui détruit les objets consacrés ! » Ensuite, il ramène Wakdjunkaga, par le moyen d'une succession kaléidoscopique d'épisodes, à se réintégrer dans sa nature première.

Les tours suivants nous montrent exactement ce qu'est Wakdjunkaga (voir les épisodes 4-10 du texte). Dans le premier épisode, il attire un vieux buffle à sa perte ; il le tue de la manière [112] la plus cruelle et il le dépèce. Aucune valeur éthique n'existe pour lui. Il tue et il dépèce le buffle d'une seule main, de la droite. L'épisode suivant fait voir pourquoi il ne s'est servi que d'une seule main. Il vit encore dans l'inconscient, avec l'entendement d'un enfant et cet état de chose est symbolisé par la querelle qui éclate entre sa main droite et sa main gauche ; au cours de cette querelle, sa main gauche est gravement blessée. Il ne comprend pas lui-même comment cet accident a pu lui arriver et il ne sait que demander : « Pourquoi ai-je fait cela ? » Le monde de la nature contraste avec Wakdjunkaga car ce monde est représenté comme étant conscient et les oiseaux crient dans un langage qu'il ne comprend pas : « Regardez ! Regardez ! Voilà Wakdjunkaga, le voilà qui passe ! » Dans l'épisode suivant, Wakdjunkaga est encore un être instinctif et indifférencié. Il rencontre un homme avec quatre petits enfants qui doivent être nourris de façon déterminée et à des époques fixes, sinon ils meurent. Bref, le principe d'ordre doit être reconnu. Mais Wakdjunkaga ne connaît pas de tels principes. Le père des enfants avertit Wakdjunkaga qu'il le tuera si les enfants meurent des suites de sa négligence de s'en tenir aux règles. Mais Wakdjunkaga a faim, il ne tient pas compte des règles prescrites et les enfants meurent. Aussitôt, le père se jette sur lui ; il le poursuit à travers toute l'île qui, au fond, est l'univers. Wakdjunkaga n'échappe à la mort qu'en se précipitant dans l'océan qui entoure l'île. Alors qu'il nage sans but, sans savoir où il va et sans avoir la moindre idée où est le rivage, ni même s'il existe, il interroge un poisson après l'autre en leur demandant où se trouve la terre ferme. Mais aucun poisson ne le sait. À la fin il apprend qu'il a nagé tout le temps le long de la côte.

Dès qu'il est parvenu à terre, c'est-à-dire dès qu'il s'est orienté, il cherche à attraper des poissons. Mais tout ce qu'il sait prendre c'est l'eau dans laquelle les poissons ont nagé. Il en est enthousiasmé et de cette eau il se fait une soupe ; il s'en remplit à en éclater. Alors qu'il est étendu et qu'il est incapable de bouger, tandis que son ventre brille à force d'être tendu, [113] il passe un poisson mort, poussé par le courant. Il le saisit, mais il est incapable de le manger et alors, il l'enfouit.

Ainsi que nous le voyons, Wakdjunkaga est totalement privé de racines. 11 est isolé non seulement des hommes et de la communauté, mais encore - bien que temporairement - du monde de la nature, de l'univers. Il n'est donc pas surprenant que la peur le mette hors de lui et qu'il se dise : « Que pareille aventure ait pu survenir à Wakdjunkaga, au guerrier ! Il me serait presque arrivé malheur ! » Ce que le narrateur entend dire ici, en montrant le père en colère, la poursuite, la fuite éperdue et le saut dans l'océan, peut très bien servir à la description de ce qui arrive lorsqu'on se laisse guider par ses seuls instincts.

Mais il reste encore un point à considérer. Selon le symbolisme des Winnebagos, la peur est en général le signe du réveil de l'état conscient, du sens des réalités, voire d'une conscience naissante. Ce que confirme l'épisode suivant (n° 11). Dans ce récit, Wakdjunkaga veut imiter un homme qui le montre du doigt ; mais il découvre que ce n'est qu'une souche d'arbre qui porte un rameau saillant. Ici, l'important est sa réaction à pareille stupidité. « Oui vraiment, dit-il, voilà pourquoi les hommes m'appellent Wakdjunkaga, le bouffon ! Et ils ont raison ! » Il possède maintenant quelque chose : il a un nom. Dans la société winnebago, les enfants n'avaient ni existence légale, ni position sociale, tant qu'ils n'avaient pas de nom.

L'épisode suivant (n° 12) est connu dans toute l'Amérique du Nord sous une forme sensiblement identique. Il y est décrit comment Wakdjunkaga persuade des canards de danser pour lui les yeux fermés et comment il leur tord le cou pendant qu'ils dansent, bien que la plupart lui échappent. Il rôtit le petit nombre de ceux qu'il a tués et, épuisé par cette aventure, il se couche pour dormir après avoir chargé son anus de monter la garde pendant son sommeil. Son anus cherche vainement à le réveiller lorsque les renards s'approchent tout doucement. À son réveil, il constate que tous les canards ont été dévorés. Dépité, il punit son anus en le brûlant. Mais lorsqu'il ne peut plus supporter la douleur qu'il s'est infligée, il s'écrie : Aïe, [114] voilà qui est trop fort ! N'est-ce pas à cause de telle chose qu'on me nomme Wakdjunkaga ? Vraiment, ils m'ont induit à faire cela, tout comme si j'avais fait quelque chose de mal !

Cette exclamation est importante pour notre interprétation ; de même celle du numéro (14), où Wakdjunkaga découvre qu'il a mangé des fragments de ses propres boyaux qu'il trouve succulents : Vraiment, c'est avec raison qu'on me nomme Wakdjunkaga, le bouffon ! c'est bien parce qu'on m'a nommé ainsi, que je suis effectivement devenu un bouffon, un Fripon !

Les épisodes 12, 13 et 14 nous montrent une nouvelle phase du développement du Fripon. L'accent y est placé sur une caractérisation plus précise, tant physique que psychique. Il émerge de sa situation où il était totalement privé d'individualité et il prend graduellement conscience de lui-même et de son entourage. Il a appris à présent que ses deux mains font partie de sa propre personne et qu'elles sont toutes deux utilisables ; il a appris que son anus fait partie de son corps et qu'il ne peut pas être traité comme quelque chose d'indépendant. Il se rend compte qu'il est isolé des hommes, sauf lorsqu'il s'agit d'être tourné en dérision par eux et il commence à comprendre pourquoi on le nomme Fripon. Mais il n'assume encore toujours pas la responsabilité de ses actes. Il suppose effectivement que d'autres personnes, que le monde environnant, le forcent à agir comme il le fait.

C'est à ce moment seulement, qu'on nous dit quelque chose de plus précis quant à l'aspect extérieur de Wakdjunkaga. Naturellement, chaque Winnebago le connaît. Pourquoi donc ne nous le décrit-on que maintenant ? C'est parce que, à partir de ce moment, sa forme initiale doit subir des modifications. Ses intestins et son anus auront la taille et l'aspect de ceux qu'aura l'homme.

Ce n'est pas par hasard que cet épisode se trouve placé ici ; c'est ce que prouve l'épisode suivant où, pour la première fois, son pénis est mentionné. Nous connaissons à présent ses dimensions et nous apprenons qu'il le porte sur le dos, dans une boîte. C'est ici que nous trouvons la première allusion à [115] sa sexualité. Dans tous les autres mythes relatifs au Fripon, son principal attribut est la sensualité ; toutes ses aventures regorgent de sexualité. Si ce trait n'a pas été mentionné jusqu'à présent dans le cycle winnebago, c'est parce que l'auteur, ou les auteurs, n'ont pas simplement tenu à nous relater une série de ses aventures. Ils ont voulu, au contraire, nous montrer le développement du Fripon qui, de l'être non défini qu'il était, s'est transformé en une créature aux traits humains ; ils nous décrivent comment l'être à la psyché non développée, aux instincts indomptés, s'est mué en un individu qui commence à agir consciemment et qui tend à s'incorporer dans l'ordre social. Sa sensualité et ses dérèglements sexuels ne semblent pas intéresser nos narrateurs.

Il n'est donc pas surprenant que le premier épisode sexuel du Fripon doive consister dans le fait qu'il se réveille et qu'il ne trouve pas sa couverture. En fin de compte, il la voit qui plane dans l'air bien au-dessus de lui et il se rend compte peu à peu qu'elle y est maintenue par son gigantesque pénis érigé. De la sorte, nous sommes ramené à Wakdjunkaga dont la main gauche se bat avec la main droite, qui brûle son anus, qui dévore ses propres boyaux, qui accorde aux diverses parties de son corps une existence indépendante sans être capable de distinguer leurs fonctions particulières. Tout se passe tout seul, sans que sa volonté intervienne. Cela m'arrive tout le temps, dit-il à son pénis. Encore une fois, ce n'est pas par hasard que cet épisode se trouve placé ici. Il y est à sa place, car il sert à révéler le sexe à Wakdjunkaga. Il est logique que soit d'abord exposée la signification symbolique du sexe masculin, avec ce qui, par analogie, lui correspond sur le plan social : la bannière déployée par le chef lors de la fête de la tribu et que soit décrit ensuite, dans l'exemple de l'épisode 16, l'usage concret de ce sexe.

L'épisode 16, où le Fripon envoie son pénis à travers l'eau afin de faire l'amour avec la fille du chef, est tout aussi répandu en Amérique du Nord que celui des canards trompés. Dans la plupart des cycles dédiés au Fripon, la place de cet épisode dans le cycle est sans importance. Mais dans le cycle winnebago [116] qui traite du Fripon, cet épisode se trouve à la bonne place. Car ce qu'on veut, au fond, montrer, c'est à quel point l'instinct sexuel de Wakdjunkaga est indifférent et combien il est indifférencié, non seulement en ce qui le concerne lui-même, mais encore en ce qui regarde tous les participants. Le pénis et la relation sexuelle ne sont que des symboles ; ils ne sont liés à aucune réalité concrète. L'épisode n° 20, où Wakdjunkaga se transforme en une femme, montre encore plus clairement qu'il n'a pas encore acquis de véritable développement sexuel.

À l'épisode n°16 suit immédiatement la narration connue, dans laquelle le Fripon prie le vautour de l'emporter sur son dos, en volant. Quelle qu'en puisse être la signification psychologique plus profonde, cet épisode ne semble pas jouer un grand rôle dans le drame qui relate le développement de Wakdjunkaga ; il ne s'agit là que d'un intermède. Son sauvetage par les femmes, après que le vautour l'a laissé traîtreusement tomber dans un arbre creux, n'est qu'une satire de l'homme et de la société, une satire dont est imprégnée l'épopée entière ; j’en parlerai de nouveau au chapitre suivant.

Maintenant vient le pendant à l'épisode 16 ; Wakdjunkaga change de sexe et il épouse le fils du chef. Le motif qu'on nous donne pour expliquer ce comportement est le suivant : le Fripon et ses compagnons ont été surpris par l'hiver et ils souffrent de la faim, alors que le chef et que son fils vivent dans l'abondance. De même que les épisodes précédents, celui-ci est bien connu en Amérique ; il ne manque dans aucun cycle relatif au Fripon. On l'explique en général en disant qu'il veut ainsi se venger d'une offense. Le changement de sexe est représenté comme un tour joué à un individu à l'instinct sexuel hypertrophié, dans le but de montrer à quel point un tel individu peut s'oublier lorsqu'il s'agit de satisfaire ses désirs charnels et quelles choses sacrées il est capable de leur sacrifier. C'est de la sorte que le conçoit le cycle des Wisakas, qui font partie de la tribu Fox [11] ; il est parmi les Indiens de [117] l'Amérique du Nord, le plus célèbre des cycles relatifs au Fripon. Mais ici, ce n'est pas par esprit de vengeance que se produit le changement de sexe, mais pour avoir de quoi manger.

La signification de ce changement devient évidente, dès qu'on le met en relation avec l'épisode précédent et avec les deux épisodes qui suivent. Ce changement de sexe fait partie de l'éducation sexuelle de Wakdjunkaga qui doit commencer par la séparation nette entre les deux sexes. Tout se passe comme si l'on voulait faire comprendre au Fripon : « voici ce qui est masculin, voici le pénis, voici l'acte sexuel, voici l'organe féminin, voici la grossesse, c'est ainsi que les femmes mettent au monde les enfants ». Mais comment Wakdjunkaga comprendrait-il ces choses, lui qui est pourvu d'organes sexuels non encore humains, mal placés, séparés de lui et qui se trouvent dans une boîte qu'il porte sur le dos ? Toute sa vie sexuelle, son existence physique elle-même, lui paraisse être une fantasmagorie déréglée. Cette fantasmagorie atteint son apogée dans les épisodes 20 et 21, où la satire, unie à l'humour grotesque, produise un effet surprenant. Le Fripon androgyne est engrossé trois fois, à de courts intervalles, avant de se rendre chez le fils du chef. En sa qualité de femme, il courtise l'homme et à l'état d'androgyne, le Fripon sera de nouveau gros. De qui sont les enfants qu'il met au monde ? C'est exprès qu'on nous le laisse ignorer, afin de souligner à quel point cela a peu d'importance. La paternité importe peu, puisqu'il s'agit des enfants d'un androgyne.

À partir de ce moment, les mots et les expressions habituels ne suffisent pas et seuls les symboles et les métaphores peuvent donner une idée exacte de ce qui suit. Dès que le troisième enfant est né, il commence à crier et rien ne peut le faire taire. On fait venir une vieille femme qui a dépassé l'âge de la ménopause et dont la sexualité est donc éteinte, parce qu'elle sait particulièrement bien calmer les enfants. Mais ses efforts sont vains. Enfin l'enfant s'écrie : « Si seulement je pouvais jouer avec un petit morceau de nuage blanc ! » C'est au chaman [118] maintenant à interpréter ces mots et la même chose se répète lors des désirs ultérieurs de l'enfant, tous dépourvus de signification et tous hors de propos. Mais que pourrions-nous attendre d'autre d'une fantasmagorie ? Ces désirs sont pourtant pourvus de sens, ils ont une signification concrète non symbolique. Non pas pour l'enfant, il est vrai, mais pour Wakdjunkaga, qui attend le printemps, l'époque où il pourra se procurer lui-même de quoi manger. N'oublions pas qu'on ne nous représente jamais le Fripon comme étant lui-même la victime de cette fantasmagorie. Son être est demeuré ce qu'il était à l'origine. Il n'a rien appris et il n'a rien oublié.

L'effet final se produit lorsque la belle-mère de Wakdjunkaga le poursuit en courant tout autour du foyer ; il perd alors sa vulve et sa véritable identité est révélée. D'ordinaire, c'est le Fripon qui dans des cas pareils se moque de ceux auxquels il a joué un tour. Ici au contraire, il doit prendre la fuite, car la situation est par trop pleine de complications. Trop de tabous ont été enfreints, trop de personnes ont été gravement atteintes dans leur sensibilité, il y en a trop qui ont été humiliées. Il est déjà assez fatal que le fils du chef se soit livré à quelque chose qui rappelle les pratiques homosexuelles ; mais la situation de la « belle-mère » de Wakdjankaga est pire encore. Le tabou concernant la belle-mère était très sévère chez les Winnebagos. Ici pourtant, elle est entrée en relation avec quelqu'un qui aurait pu épouser sa fille et devenir ainsi son gendre, donc avec un homme auquel il lui était interdit d'adresser la parole et vis-à-vis duquel toute plaisanterie était impossible. Le droit de taquiner quelqu'un et de plaisanter avec lui présuppose un degré précis de parenté et il n'est admis que dans un cercle étroit de consanguins et dans un cercle un peu plus étendu de parents acquis par alliance. Des plaisanteries entre une belle-mère et son gendre sont tout simplement inimaginables. Cette situation était inimaginable pour le narrateur, même dans cette atmosphère de nuit de Sabbat, car en relatant les plaisanteries entre la femme du chef et Wakdjunkaga, il n'emploie pas le mot bru, mais l'expression hiciga, c'est-à-dire [119] « femme du fils du frère ». L'auditoire winnebago sait parfaitement que Wakdjunkaga, qui jouait le rôle de bru, ne pouvait pas être une hiciga ; mais dans les circonstances présentes, toute expression était préférable à celle de bru.

Le choc subi par les participants à ce drame tragi-comique lors de cette révélation est évident et notre narrateur exprime ce choc en mettant un point final à son récit. Il sent évidemment qu'il doit échapper au plus vite à cette atmosphère de folie et il me semble qu'il s'est très adroitement tiré d'affaire. Car non seulement Wakdjunkaga s'enfuit, mais il devient soudain conscient de ce qu'il a fait. Tout à coup et pour la première fois au cours de ce cycle, il est décrit sous les traits d'un homme normal, légalement marié à une femme et pourvu d'un fils qui dépend de lui. Bref, on nous le montre sous les traits d'un bon citoyen, d'un individu foncièrement social. Il rentre à la maison où on l'accueille avec joie et il reste auprès de sa famille jusqu'à ce que son fils puisse pourvoir à ses propres besoins. La seule allusion au fait que nous avons affaire au Fripon, se trouve dans les trois dernières phrases de l'épisode : « Je veux parcourir le monde et aller voir les hommes, car j'en ai assez de rester plus longtemps ici. J'avais l'habitude de courir paisiblement le monde et ici, je n'ai que des désagréments. » Ces mots expriment sa protestation contre la civilisation et tous les devoirs qui en découlent. C'est sans doute aussi la protestation de tous les Winnebagos contre cette même chose.

L'éducation biologique du Fripon continue maintenant. L'aventure suivante de l'oignon purgatif qui parle (épisodes 23 et 24), se rencontre dans ce même style rabelaisien chez tous les indigènes de l'Amérique. Bien que ses intestins aient désormais des dimensions humaines, le Fripon ne les connaît quand même pas encore. Il trouve un oignon qui l'informe que quiconque le mâchera, se videra. Jamais encore la nature ne l'avait pareillement induit en tentation. Il mâche l'oignon, mais au lieu de se vider, il ne lâche que du vent. Les éruptions de gaz deviennent de plus en plus violentes. Il s'assied sur une souche d'arbre qui est projetée en l'air en même temps que [120] lui. Il se cramponne à des arbres qu'il emporte avec leurs racines. Dans sa détresse, il persuade les habitants de tout un village de charger sur son dos toutes leurs possessions, leurs cabanes et leurs chiens, et enfin, d'y monter eux-mêmes, en leur disant qu'une grande troupe de guerriers les menace. Maintenant Wakdjunkaga porte sur son dos tout l'univers des hommes. Avec une formidable explosion de gaz, il disperse aux quatre coins de la terre la communauté des hommes ainsi que toutes leurs possessions. « Et il se tenait là et il riait à en avoir des points de côté », nous dit notre histoire. Existe-t-il une intention cachée derrière l'humour grotesque et la satire évidente ? Oui, d'une façon générale, un Winnebago dirait qu'on montre ici les conséquences de ce qui arrive lorsqu'on défie à la légère la nature ; voilà ce qui se passe lorsqu'un homme monte sur le dos du Fripon.

Mais ce monde vers lequel il a fui pour quitter la communauté, afin d'échapper aux éternels ennuis, ce monde qu'il pourrait paisiblement parcourir, continue à le mettre à l'épreuve. Il commence à se vider. La terre entière est couverte de ses déjections ; pour sauver sa vie, il se réfugie dans un arbre. Mais en vain, car il dégringole dans une véritable montagne faite de ses propres excréments. Il est aveuglé par les déjections qui le recouvrent et dans sa détresse, il tâtonne en tous sens, à la recherche du chemin qui le mènera vers l'eau. Il le demande aux arbres, mais ils lui indiquent une direction fausse. Enfin il trouve quand même l'eau et il peut se nettoyer.

Malgré cette expérience, sa connaissance de lui-même et du monde extérieur n'augmente que lentement. A peine s'est-il nettoyé à fond, qu'il voit se refléter dans l'eau des prunes suspendues à un arbre de la berge et ce reflet, il le prend pour les prunes elles-mêmes [12].

Il suit maintenant une série d'épisodes (27-47), qui n'ont que peu affaire avec l'éducation de Wakdjunkaga. En dehors de leur saveur satirique, ce sont à peu près les aventures typiques [121] de tous les fripons de l'Amérique du Nord. Ce sont des exemples de ses traits de caractère habituels. Il est d'une cruauté absurde lorsqu'il s'agit de se procurer de la nourriture ; il est tout le temps déçu et trompé, non seulement par les autres, mais encore par lui-même (épisodes 30 et 31) ; il lui arrive malheur parce qu'il veut imiter les autres (épisodes 32, 33, 41-44) ; il rend la pareille à ceux qui le tourmentent (épisodes 34, 45, 46). Du point de vue littéraire et psychologique, notre épopée finit au fond avec l'épisode 26, où Wakdjunkaga plonge après le reflet des prunes et qu'il s'évanouit. Les fils sont de nouveau renoués, mais de façon plutôt lâche (après l'épisode 38).

Ce qui devrait suivre après l'épisode 26, c'est, à mon avis, l'épisode où, grâce à la collaboration de l'écureuil, Wakdjunkaga apprend où doivent se placer ses organes génitaux ainsi que les positions relatives de son pénis et de ses testicules. (Episodes 38 et 39.)

Ce que dit le Fripon dans son dialogue avec l'écureuil est significatif. Ces paroles servent à montrer que le Fripon a enfin pris connaissance de l'existence de son sexe. « N'est-ce pas ton pénis que tu portes sur le dos ? » lui demande l'écureuil et le Fripon répond : « Quelle est cette personne méchante qui fait allusion à ces choses et qui semble savoir exactement ce que je porte sur le dos ? » Et l'écureuil s'écrie de nouveau : « Mets tes testicules par-dessous ! » Et Wakdjunkaga répond : « Cet être doit m'avoir observé minutieusement. » Le Fripon agit de façon confuse et embarrassée. Au début, il se comporte de manière toute passive et il fait ce qu’on lui dit. Mais il se met en colère lorsque l'écureuil lui dit enfin : « Tu as placé la tête de ton pénis tout en haut ! » C'est à ce moment seulement alors qu'il a vraiment pris connaissance de son sexe et de sa virilité, qu'il se met à la poursuite de son tourmenteur. Il attaque l'écureuil de son pénis, afin de le punir et de l'anéantir parce qu'il l'a rendu attentif à son sexe et à ses organes génitaux. C'est là sa dernière protestation contre le fait qu'il devient un homme. Son pénis est encore immensément long. Plus il le fait pénétrer dans le trou où l'écureuil cherche à se réfugier, [122] et plus celui-ci le grignote, jusqu'à ce qu'enfin, le pénis ait atteint les dimensions humaines. De la sorte, le Fripon devient un homme et il acquiert la conscience sexuelle.

C'est ici que devrait se placer les dernières phrases de l'épisode 39, car elles expliquent tout ce fait étrange. Voici ce qu'elles signifient. Il n'eût pas été avantageux pour l'homme de porter un membre aussi gigantesque et l'écureuil avait été créé tout exprès pour accomplir cet acte précis.

Il suit maintenant un complément important. Les morceaux détachés de ses boyaux, il les a mangés. Ici au contraire, les morceaux de son pénis que l'écureuil avait arrachés de ses dents, il les jette dans le lac et les transforme en nourriture utile à l'homme.

La résistance qu'oppose Wakdjunkaga à la maturité sexuelle est due à des causes psychologiques et psychanalytiques bien plus profondes, mais je laisse à d'autres le soin de les expliquer. Ici, je ne voudrais insister que sur deux points. Il est incapable, en premier lieu, de réduire ses grands et informes organes génitaux à des proportions normales et de les loger à la place qui leur est propre. Cette opération doit s'accomplir grâce à une aide extérieure. Mais il est, d'autre part, responsable du raccourcissement de ses intestins. Ici s'impose donc la seconde question, à savoir si ce dernier acte où l'écureuil mord de gros morceaux du pénis de Wakdjunkaga ne représente pas une certaine forme d'émasculation ou de relation sexuelle. Quant à moi, je ne le crois pas ; je suis plutôt de l'avis que nous avons encore affaire avec le développement biologique et qu'il est fait allusion ici à une force élémentaire et reproductrice qui se transforme en un homme héroïque concret. Cette transformation est expressément contenue dans l'exclamation : « De quel organe merveilleux m'a-t-on privé ! Mais pourquoi dis-je cela, puisque des morceaux de mon pénis, je peux faire des choses utiles aux hommes ! » Le bienfaiteur inconscient qu'il était, s'est donc transformé en un bienfaiteur conscient, non seulement de l'homme, mais de la nature.

Maintenant qu'il est parvenu à la maturité biologique, on devrait s'attendre à ce que suive la narration dans laquelle [123] il parvient à la maturité psychique, sociale et éthique. Les épisodes qui suivent n'y font pourtant qu'à peine allusion et, s'ils en parlent, ce n'est que de façon sommaire et décousue. Il ne pouvait pas en être autrement, vu les associations traditionnelles liées à Wakdjunkaga. Un des motifs de ce manque est probablement le fait que - du point de vue littéraire et psychologique tout au moins - toute une série d'aventures relatives à Wakdjunkaga devaient être racontées car sans elles, tout le cycle eût paru inconcevable à la mentalité winnebago. Ces épisodes contiennent les visites qu'il rend à diverses bêtes et ses vaines tentatives de se revancher de leur hospitalité (épisodes 41-44). Toutefois ces épisodes ne peuvent que difficilement servir à illustrer le développement progressif du caractère de Wakdjunkaga. Mais on a au moins tenté de montrer comment il acquiert peu à peu un certain sens de la responsabilité morale et sociale. L'épisode suivant, où le Fripon rencontre le Coyote et où il cherche à rivaliser avec lui pour voir lequel des deux a l'odorat le plus développé, n'est susceptible que d'une seule interprétation. Il sert d'introduction aux visites que le Fripon fait au Rat musqué, à la Bécasse, au Pic et au Putois (épisodes 41-44), ainsi qu'à sa façon de se venger du Coyote (épisode 46). L'épisode du Coyote contenu dans notre cycle, expose de façon très expurgée la course entre le Coyote et le Fripon ; il joue un rôle bien plus considérable dans les mythes relatifs au Fripon des autres parties de l’Amérique du Nord.

Notre narrateur ne se sert des visites aux diverses bêtes que pour montrer Wakdjunkaga sous l'aspect d'un lourdaud et d'un bougon vantard et inoffensif, qui cherche à procurer de la nourriture à sa famille et qui est enfin en mesure de se venger du Vison et du Coyote de l'humiliation qui lui avait été infligée (épisodes 40 et 46). Tout cela fait partie de son développement social. Un bon exemple en est fourni par la scène idyllique qui suit la visite du Putois, où celui-ci a tué un grand nombre de cerfs pour la famille du Fripon.

« Eh bien, femme, il serait temps de rentrer au village. Nos parents ont peut-être grande envie de nous revoir, surtout [124] les enfants. » « Je m'étais dit la même chose ». répond la vieille... Puis ils emballèrent toutes leurs possessions et ils se mirent à les emporter. Au bout de quelque temps, ils arrivèrent à la maison et les gens du village vinrent à leur rencontre pour leur souhaiter la bienvenue et pour les aider à décharger leurs paquets. Les gens se réjouirent beaucoup. « Kunu, le Premier-Né est revenu », s'écrièrent-ils. Le chef habitait au milieu du village et, tout à côté, ils bâtirent une longue cabane pour Wakdjunkaga. Les jeunes gens s'y réunissaient la nuit et il se montrait hospitalier envers eux, car il était un homme bonasse. Le fils prodigue a fait fortune et il est revenu au pays !

Cela se lit comme l'histoire d'un chef victorieux, ou tout au moins, comme celui d'un grand chasseur. Pourtant, une partie de sa nature primitive adhère encore à lui ; on le reconnaît à la joie qu'il éprouve à humilier le Vison et le Coyote. Mais les auditeurs winnebagos entendent volontiers de ces choses. Ils le voient sous les traits d'un homme bonasse bien qu'il soit un parfait bouffon, et ils trouvent qu'on a péché davantage envers lui, qu'il n'a péché lui-même. Il a toujours le désir de bien faire, mais ses bonnes intentions se réalisent constamment à rebours. C'est sous ce jour que nous devons considérer les deux épisodes suivants (47 et 48), où Wakdjunkaga débarrasse le cours du Mississipi de tous les obstacles susceptibles d'entraver les libres mouvements des hommes.

Dans l'épisode amusant, où le Putois tue les cerfs en lâchant du vent par son derrière, il donne au Fripon quatre de ces « charges ». Le Fripon se trouve alors placé devant une situation toute nouvelle. Lorsqu'il avait fait visite au Rat musqué, à la Bécasse et au Pic, il lui suffisait de les imiter pour se trouver en difficulté ou pour se blesser. Mais comment pouvait-il échouer à présent, puisque le Putois l'avait pourvu des moyens nécessaires ? Car il ne pouvait qu'échouer. La solution du problème est simple : il gaspille ses munitions. C'est ainsi qu'il s'assure de l'inanité de ses soupçons d'avoir reçu des charges à blanc. Il tire sur quatre buts qu'il fait éclater en morceaux ; contre une colline, contre un arbre, contre un rocher énorme et contre [125] un immense flanc de montagne qui est en même temps le symbole d'une région sacrée. C'est là son dernier défi contre le monde de la nature. Il est Caliban qui se révolte contre la civilisation qui lui a été imposée.

Il serait inexact de supposer que les narrateurs de notre cycle aient voulu représenter Wakdjunkaga sous les traits d'un bienfaiteur, d'un demi-dieu. Les derniers épisodes ne sont que des compléments ultérieurs et ils ne se rattachent que par des liens assez lâches aux épisodes précédents. On reconnaît nettement l'influence de l'histoire la plus sacrée des Winnebagos, du mythe originel du rite de médecine. Dans ce mythe, le Créateur de la Terre, après avoir créé l'univers et tous ses habitants, découvre que des êtres malins [13] veulent anéantir les hommes. Pour venir en aide aux hommes, il envoie sur terre Wakdjunkaga, le premier être qu'il a créé et qui ressemble tant soit peu aux hommes. C'est cela qu'on entend, en disant que Wakdjunkaga se souvient du but pour lequel il avait été envoyé sur la terre. Dans le mythe originel du rite de médecine, est décrit l'échec total du Fripon. Pas même le Créateur de la Terre ne pouvait le « réhabiliter ». Wakdjunkaga ne pouvait rien accomplir sur terre. Ainsi que le dit le mythe : « toutes sortes de méchantes petites bêtes se mirent à lui jouer des tours et à le tourmenter, jusqu'au moment où il se laissa choir en s'avouant qu'il était incapable de réaliser quoi que ce soit [14] ». Malgré ses exploits de fripon, il se présente ici dans le rôle d'un véritable héros civilisateur, bien que ce rôle revienne au fond, à un héros, ou plutôt un héros double, aux Jumeaux.

Ainsi que nous l'avons donné à entendre plus haut, il faut attribuer ce changement de caractère de Wakdjunkaga au rôle qu'il a joué dans la fondation du rite de médecine. Lors de l'avant-dernière génération, il existait certainement chez les Winnebagos, deux versions plus anciennes de ce rôle, en sorte [126] qu'il est vraisemblable que le peuple a toujours interprété le Fripon et ses exploits de deux façons différentes.

Le dernier épisode (49), nous le présente sous un jour encore différent. Nous le voyons ici sous les traits d'une divinité - un aspect que le cycle avait négligé jusqu'ici - et sous ceux du Fripon-né, d'un Fripon vieillissant, d'un démiurge presque, qui prend son dernier repas sur terre. Il est assis au sommet d'un rocher où il mange son dernier repas dans une marmite en pierre et il y laisse les empreintes de sa marmite, de ses fesses et de ses testicules. Puis il quitte la terre et comme il est le symbole de la force créatrice, il plonge d'abord dans l'océan et il monte ensuite au monde des îles qu'il domine et qui se trouve immédiatement au-dessous du monde du Créateur de la Terre.

Ce départ nous donne un aperçu de la composition étrange du cycle du Fripon des Winnebagos et il illustre la manière d'assembler les divers épisodes en une unité nouvelle. Si l'on considère les cycles relatifs au Fripon des autres tribus indiennes de l'Amérique, l'habileté des Winnebagos et leur talent littéraire qui leur a permis de former une unité de tant d'épisodes, d'aventures, de thèmes et de motifs, apparaît plus clairement. On doit évidemment cette version nouvelle à des circonstances particulières dues au cours de l'histoire des Winnebagos et à leur tradition littéraire.


6

Les Winnebagos et le Fripon.

Une grande partie de ce qui se trouve dans les analyses du chapitre précédent, provient de quelqu'un qui ne fait pas partie de leur monde, d'un blanc. Quelle que soit la connaissance approfondie qu'il croit avoir de la civilisation indigène, son analyse reste pourtant pleine d'embûches et elle est une (127] entreprise hasardeuse. Il est toujours préférable de laisser parler les personnes elles-mêmes et c'est pourquoi je veux exposer l'interprétation et l'appréciation des Winnebagos contemporains, j'entends ceux de la décade qui va de 1908 à 1918, relatifs à Wakdiunkaga. En ces années-là, lorsque la nouvelle religion péyote se propageait chez eux, bien des Winnebagos ont modifié leur appréciation concernant leur vieille civilisation et le Fripon trouva des défenseurs aussi bien que des adversaires.

Un vieillard à la mentalité conservatrice me donna l'explication suivante en guise d'introduction à un mythe qui n'est pas contenu dans le cycle. « Celui que nous nommons Wakdjunkaga fut créé par le Créateur de la Terre ; il était un homme bienveillant et bonasse. Le Créateur de la Terre le fit ainsi. Il était aussi un chef de tribu. Il vécut de nombreuses aventures. Il est vrai qu'il a commis des péchés. Il y en a qui, pour cette raison, le tiennent vraiment pour le diable [15]. Mais en y réfléchissant, on voit qu'il n'a pas commis de péchés. C'est grâce à lui que la terre a reçu pour toujours sa forme actuelle. C'est à lui qu'on le doit si tout continue à se dérouler sans entraves comme par le passé. Il est cependant vrai que c'est à cause de lui que l'humanité est mortelle, que les gens volent, que les hommes violent les femmes, que tous sont menteurs et paresseux et que l'on ne peut se fier à personne. Oui, il est responsable de tout cela. Mais il y a une chose qu'il n'a jamais faite : il ne s’est jamais rendu sur le sentier de la guerre, il n'a jamais fait la guerre. Wakdjunkaga parcourait ce monde et il aimait toutes les choses. Il les nommait frères et, malgré cela, tous le maltraitaient. Il ne pouvait jamais tirer profit de quoi que ce fût. Chacun lui jouait des tours. »

Ce que le vieux Winnebago veut sans doute exprimer, c'est que le Fripon représentait la réalité des choses, qu'il était une force positive un constructeur et non un destructeur. L'allusion au fait qu'il n'a jamais fait la guerre signifie – pour [128] ce Winnebago du moins - que l'incapacité de Wakdjunkaga d'aider les hommes en les débarrassant de leurs esprits malfaisants, n'était pas blâmable, sinon il eût régné la violence et la guerre. Il est donc aisé de comprendre que Wakdjunkaga était devenu inutile après qu'il eût aménagé la terre pour les hommes. Il est également compréhensible que les hommes ne réalisent pas cela, qu'ils le jugent de travers, qu'ils se moquent de lui ; car il ne fait pas partie du monde des hommes, mais d'un monde bien plus ancien.

Les adeptes de la religion péyote ont une attitude qui contraste avec ce jugement bienveillant. Ils exploitent le cycle du Fripon pour en faire, pour ainsi dire, un sermon. Cette attitude n'est pas nouvelle il est vrai, elle existait longtemps avant l'introduction de la religion péyote. Un exemple l'illustrera. « Les vieilles gens nous parlent souvent de Wakdjunkaga, mais nous n'avons jamais compris ce qu'ils voulaient dire [16]. Ces gens nous racontent comment il s'enveloppa une fois dans sa couverture de raton laveur et qu'il se rendit là où beaucoup de personnes dansaient. Il y dansa jusqu'au soir. Puis il cessa de danser et regarda autour de lui. Personne n'était visible à l'entour et il comprit ainsi que cela avait seulement été le bruissement du vent dans les roseaux qu'il avait pris pour la rumeur de la danse. Nous autres Winnebagos, nous en faisons exactement de même. Nous dansons et nous faisons beaucoup de bruit et, en fin de compte, nous n'avons rien accompli du tout. »

« C'est ainsi que nous sommes. Nous aimons tout ce qui est interdit. Nous disons que nous aimons le rite de médecine, nous prétendons qu'il est bienfaisant et pourtant nous le tenons secret et nous interdisons aux gens d'y assister. Nous disons aux initiés qu'en ce qui le concerne, ils doivent se taire jusqu'à la fin du monde. Et c'est pour cela qu'ils ont peur d'en parler. Nous autres Winnebagos, nous sommes les canards (épisode 12). Et Wakdjunkaga est Satan. »

[129]

Le nom winnebago pour Satan est Hereshgunina. Il est le grand esprit malin et l'on croit qu'il a existé depuis l'origine des temps et qu'il est aussi vieux que le Créateur de la Terre dont il contrecarre sans cesse les actions. Son nom signifie « Celui-dont-l'existence-est-douteuse ». Il n'est pas surprenant que les adeptes de la religion péyote, à demi-chrétienne, identifient le Fripon avec le diable.

La mise en évidence du côté purement négatif de la nature du Fripon date d'un temps très reculé. Nous trouvons cette tendance chez les Sioux du Dakota et chez les Poncas. Mais l'estimation positive de son caractère est tout aussi vieille ; elle se manifeste le mieux dans le mythe très ancien des Deux-Garçons [17]. Dans ce mythe, le Fripon seconde l'effort du Lièvre a s’emparer du pouvoir qui permettra à un des grands esprits de remporter la victoire sur ses ennemis. Ici, Wakdjunkaga dit au Créateur de la terre : « Père, ce que tu as fait est bien fait. Ce que nous désirions, tu nous l'as accordé sans hésitation, tel que nous le voulions. Mon ami le Lièvre veillera à ce que notre but soit atteint. Il est le seul à pouvoir le réaliser. Tous les esprits de la cabane d'où nous venons l'écoutent et lui obéissent, car ses pensées sont bonnes. C'est lui qui auparavant secourait les hommes et ceci aussi, il le fera pour eux. »

Le Créateur de la Terre répondit : « Premier-né, tu es la plus ancienne de mes créatures. Je t'avais créé avec un bon naturel et j'avais fait de toi un être sacré. Je t'avais envoyé sur la terre, afin que tu y demeures et afin que les hommes t'écoutent et pour que tu leur enseignes à s'assurer une existence heureuse. C'est là le but pour lequel tu avais été créé. C'est à toi seul que tu dois ce qui tes arrivé depuis que tu es sur terre. Par tes actes et par tes exploits, tu es devenu la cible et la raillerie de chacun ; ils se sont tous moqués de toi, jusqu'aux moindres insectes. Comment cela se fait-il que tu poses le Lièvre comme un modèle digne d'être imité, lui qui est justement la créature qui a fait tout ce que je lui avais ordonné [130] de faire, alors que toi, à qui j'avais accordé un pouvoir plus grand, tu as traité ma création avec étourderie ? Tu n'as rien fait de ce que je t'avais ordonné de faire. C'est donc ta faute si les hommes te méprisent et t'appellent bouffon. Je t'avais créé pour faire ce que ton ami le Lièvre a réalisé. Je ne t'avais pas créé afin que tu nuises à ma création. »

Ce qui est remarquable ici, c'est la confusion visible dans laquelle se trouve la plus haute divinité des Winnebagos, en ce qui concerne les causes qui obligent Wakdjunkaga à commettre ses actes pour lesquels la divinité décline toute responsabilité.


7

Le cycle de Wakdjunkaga et les cycles
relatifs au Fripon des autres tribus
de l'Amérique du Nord.

Ce n'est pas une tâche facile que de juger en quelle mesure le présent cycle de Wakdjunkaga des Winnebagos est une forme caractéristique de cette narration particulière à ce peuple. C'est pour deux raisons que je pose cette question. D'abord, parce que nulle part ailleurs en Amérique du Nord, on ne le raconte sous cette forme particulière, ensuite, parce que la narration winnebago elle-même contient des indices qui font croire qu'il s'agit d'une version nouvelle d'un récit plus ancien. Je ne me réfère pas ici aux retouches satiriques, ni à l'accentuation éthique et psychologique que j'ai déjà traitées, mais à une chose qui a eu lieu à une époque très reculée. C'est une tâche difficile et risquée que d'aborder un tel problème, vu l'absence de tout point de repère historique ; mais elle doit pourtant être entreprise. Le seul moyen qui présente quelques chances de succès, est la comparaison entre la version winnebago et les autres cycles relatifs au Fripon des autres parties du continent.

La plupart des prétendus cycles du Fripon de l'Amérique du Nord racontent comment la terre a été créée ou, tout au [131] moins, comment le monde a été transformé et leur héros parcourt toujours la terre ; il a toujours faim ; il ne connaît aucune norme du bien et du mal ; il est constamment berné par les autres, à moins qu'il ne les dupe lui-même et il est d'une sexualité débordante. Presque partout, il possède des traits divins, variables d'une tribu à l'autre. Il est parfois effectivement considéré comme une divinité ; ailleurs, il n'est qu'en relation étroite avec les divinités. Dans quelques narrations, il est tout au plus un être mortel ordinaire, de nature animale, ou humaine.

Afin d'expliquer les fluctuations de sa nature, le mieux est probablement d'examiner ces points chez un nombre restreint de tribus, en les choisissant selon le genre de leur civilisation et selon la richesse et l'authenticité des matériaux mythologiques que nous rencontrerons fortuitement chez eux. J'étudierai donc avant tout les cycles relatifs au Fripon des régions suivantes : la côte nord-ouest du Canada, les régions habitées par les Algonquins de la plaine occidentale des États-Unis, du Wisconsin et du Minnesota ainsi que la région habitée par les Sioux du Montana jusqu'au Nebraska et aux Grands Lacs.

Sur la côte nord-ouest [18], le Fripon se nomme Corbeau. Ce cycle se compose de deux parties, dont la première traite de la création du monde et des phénomènes naturels ; l'autre raconte la faim insatiable du Corbeau et comment il obtient ou s'évertue à obtenir par la force ou par la supercherie, tout ce dont il a envie. Au cours de ses aventures, il est toujours berné, mais à la fin, il parvient quand même toujours à son but. Dans la première partie du cycle, il existe un lien plus ou moins lâche qui relie les épisodes entre eux. Dans la seconde partie, leur succession est arbitraire. Dans ses entreprises prédatoires, il satisfait non seulement ses désirs, ses instincts et sa faim dévorante, mais il crée, sans le vouloir consciemment, bien des objets utiles à l'homme et il décide aussi de leur emploi. Ce trait, nous le retrouverons dans tous les mythes relatifs au Fripon de l'Amérique du Nord.

[132]

Les cycles relatifs au Corbeau commencent de deux manières différentes. Dans la première, la terre est à l'origine, couverte d'eau et le Corbeau ne déploie son activité qu'après le retrait des eaux qui se retirent soit spontanément, soit par suite de son entremise. Selon la seconde variante, le monde se trouve dans l'obscurité complète. La première raconte la naissance du Corbeau et sa généalogie ; dans la seconde, il semble avoir existé de tout temps. Nous donnerons deux exemples, l'un provenant des Haidas [19], l'autre des Tlingit [20]. Le conte haida a la teneur suivante :


« Ils disent que cette île était couverte d'eau salée. Le Corbeau volait deçà et delà. Il cherchait des yeux un endroit où il pourrait se poser. Au bout d'un temps, il vola vers un rocher plat à l'extrémité méridionale de l'île, afin de s'y installer. Tous les êtres surnaturels s'y trouvaient, tels que la divinité Géno, et leurs cous étaient posés les uns sur les autres. Les êtres surnaturels les plus faibles dormaient étendus en tous sens. Ils disent qu'alors il faisait clair, mais qu'il faisait pourtant sombre. Le Plongeon demeurait dans la maison de Nankiltsla, Un jour le Corbeau sortit et appela. Puis il courut à la maison et il se posa à sa place habituelle. Et là en bas, était couché un vieil homme, mais il ne regardait jamais dans sa direction. Au bout d'un temps, il sortit pour la seconde fois ; il appela, rentra et se posa et ceci se répéta pendant un certain temps. Un jour l'homme dont le dos était tourné vers le feu, demanda : « Pourquoi appelles-tu si souvent ? » « Oh chef, ce n'est pas pour des motifs personnels que je lance mon appel. Les êtres surhumains disent qu'ils n'ont pas de place pour se poser. Voilà pourquoi j'appelle. » et il dit : « J'y parviendrai bien. »

 » Après que le Corbeau eût volé un certain temps de part et d'autre, il fut attiré par le ciel clair, non loin de là. Alors il y monta en volant. D'un coup de bec lancé de bas en haut, il [133] s'y cramponna et se hissa sur le nuage. Une ville avec cinq rangées de maisons s'y trouvait et dans la première, la fille du chef accouchait justement d'un enfant. Le soir ils dormirent tous. Alors il écorcha l'enfant, en commençant par la plante des pieds et il se glissa dans sa peau. Il se coucha à sa place.
 » Le lendemain matin, le grand-père s'enquit de l'enfant et on le lui donna. Il le lava et, plaçant ses pieds contre ceux de l'enfant, il le redressa. Puis il le recoucha. Il fit de même le lendemain et puis il rendit l'enfant à sa mère. L'enfant avait faim à présent. Ils n'avaient pas encore commencé à mâcher la nourriture pour la lui fourrer dans la bouche.
 » Un soir, alors que tous étaient allés se coucher et qu'ils dormaient, le Corbeau leva la tête et se mit à examiner tout ce qu'il y avait dans la maison. Tous dormaient sans avoir bougé. À force de se tortiller et de se retourner, il se libéra du berceau dans lequel il était attaché et il sortit. À l'angle de la maison vivait un Esprit des Rochers qui l'observait. Après avoir été observé quelque temps par l'Esprit, le Corbeau rentra en tenant quelque chose sous sa couverture, puis il écarta le feu qu'on maintenait toujours ardent près de la mère et, après avoir creusé un trou, il y versa ce qu'il avait apporté. Aussitôt après qu'il eut pétri cette chose avec de la cendre, il la mangea. Il se produisit un son pareil à une détonation. Tout en mangeant, il riait. Du coin où il se tenait, l’Esprit voyait ce que le Corbeau faisait. Le lendemain, la même chose se répéta et l'Esprit le regarda faire. Le Corbeau sortit, rentra et se recoucha dans son berceau. Le lendemain matin, les habitants de tous les cinq villages en parlèrent. Il les entendit. Les habitants de quatre des cinq villages perdirent chacun un œil... »


Comparons ce début avec le cycle du Corbeau des Tlingit :


« Au commencement de toutes choses, il n'y avait pas la lumière du jour et le monde était plongé dans les ténèbres. Il vivait alors dans une maison, près de la source du Fleuve Mouillé, un être du nom de Corbeau-à-la-source-du-mouillé (Nazakiyel)... et dans cette maison il y avait toute sorte de [134] choses et parmi elles, le soleil, la lune, les étoiles et la lumière du jour... Avec eux demeuraient deux vieux hommes qui se nommaient Vieil-homme-qui-prévoit-tous-les-malheurs-du-monde et Lui-qui-sait-tout-ce-qui-se-passe... Sous la terre, il y avait une troisième personne, Vieille-femme-là-en-bas ; Nascakiyel l'avait placée sous le monde. Nascakiyel n'était pas marié et il vivait seul avec les deux vieux hommes ; pourtant il avait une fille, ce que personne ne pouvait expliquer. Les gens ne savaient pas non plus qui était cette fille. Les deux vieux veillaient sur elle comme deux serviteurs et en particulier, ils examinaient toujours l'eau avant qu'elle ne la bût, pour voir si elle était pure.

 » Le premier homme que Nascakiyel créa fut le Héron, un homme élancé et très sage et après lui, il créa le Corbeau qui en ce temps-là, était lui aussi, un homme très bon et très sage.

 » C'est ainsi que le Corbeau vint au monde. Lorsqu'il naquit pour la première fois, sa mère avait eu beaucoup d'enfants, mais ils étaient tous morts jeunes et elle les pleurait sans répit. D'aucuns disent qu'elle était la sœur de Nascakiyel et que c'était lui qui était cause de cela parce qu'il n'avait pas voulu qu'elle eût des enfants mâles. Une fois le Héron s'approcha d'elle et lui dit : « Pourquoi pleures-tu tout le temps ? » Elle répondit : « Je perds toujours mes enfants. Je ne peux pas les élever. » Il dit alors : « Descends à la plage lorsque la marée sera au plus bas, cherche un petit caillou lisse et mets-le au feu. Lorsqu'il sera d'un rouge incandescent, avale-le. Ne crains rien. » Elle suivit alors les conseils du Héron et accoucha du Corbeau. Voilà pourquoi le véritable nom du Corbeau est Iteak ! Un rocher très dur, et c'est ainsi qu'il fut nommé Père-marteau. Voilà pourquoi le Corbeau était si coriace et qu'il n'était pas facile de le tuer.

 » Le Héron et le Corbeau devinrent tous deux les serviteurs de Nascakiyel, qui préférait le Corbeau et en fit l’être principal du monde. Plus tard il fit quelques hommes...

 » Pourtant, tous les êtres que créa Nascakiyel vivaient dans les ténèbres et cette existence dura longtemps, mais on ne sait pas combien de temps. Le Corbeau éprouvait de la pitié pour les [135] quelques hommes qui vivaient dans l'obscurité et à la fin, il se dit : « Si seulement j'étais le fils de Nascakiyel, je pourrais réaliser presque tous mes désirs. » Puis il réfléchit à ce qu'il devait faire et il fit un projet. Il se fit tout petit, se transforma en une aiguille de sapin, et nagea sur l'eau que la fille de Nascakiyel était sur le point de boire. Elle avala l'aiguille et bientôt elle fut enceinte.

 » Tout s'accomplit selon la volonté de Nascakyiel et bien qu'il sût ce qui était arrivé à sa fille, il lui demanda comment elle était devenue enceinte. Elle dit : « J'ai bu de l'eau et j'ai senti que j'avalais quelque chose en la buvant... »

 » Nascakiyel tenta de faire des hommes avec un rocher et, en même temps, aussi avec une feuille. Puis il montra une feuille aux hommes et il leur dit. « Vous voyez cette feuille. Il vous faut devenir exactement pareils à elle. Lorsqu'elle tombe de la branche et qu'elle pourrit, il n'en reste rien. » Voilà pourquoi la mort existe dans ce monde. Si les hommes étaient issus du rocher, la mort n'existerait pas. Il y a bien des années, les hommes disaient lorsqu'ils vieillissaient : « Il est malheureux que nous ne soyons pas faits de rocher. Puisque nous descendons de la feuille, il nous faut mourir. »


Si nous comparons entre elles ces deux introductions, nous voyons qu'il s'agit chez les Tlingit, d'une imitation modifiée et que la narration haida se rapproche bien plus de la forme originelle du mythe du Fripon. Dans le mythe tlingit, nous constatons une séparation totale entre l'un des Fripons qui est conçu comme un être divin, comme un perfectionneur du monde et l'autre Fripon dont les actes s'accomplissent sans but et qui se comporte comme un bouffon. Si nous considérons quelques-uns des cycles du Fripon des autres tribus, où le Fripon est mêlé à la création du monde, cette séparation devient encore plus apparente. Chez les Gros-Ventres [21] du Montana septentrional, le conte débute de la façon suivante :

[136]

« Les hommes qui vivaient avant les hommes actuels étaient sauvages. Ils ne savaient absolument rien faire. Leur manière de vivre et leurs actions ne plaisaient pas à Nixant. Il se dit : « Je ferai un monde nouveau. » Il possédait la pipe de chef de tribu. Il sortit et pendit sa pipe à trois bâtons. Il ramassa quatre bouses de buffle. Il en mit une sous chacun des bâtons auquel il avait pendu sa pipe et il s'assit sur la quatrième. Il dit : « Je vais chanter trois fois et j'appellerai trois fois. Après avoir fait cela, je frapperai la terre du pied et l'eau jaillira des fentes. Puis il pleuvra fort. La terre entière sera couverte d'eau. » Alors il commença à chanter. Après avoir chanté trois fois, il appela trois fois. Puis il frappa le sol du pied, jusqu'à ce que la terre éclatât. L'eau en jaillit et il plut durant des jours et la terre fut couverte d'eau. Grâce aux bouses de buffle, il flottait sur l'eau, lui et sa pipe. Puis la pluie cessa. Il y avait de l'eau partout. Il flotta doucement sur l'eau, au gré du vent. Pendant des jours, il se laissa aller à la dérive. Le Corbeau volait au-dessus de lui. Tous les autres oiseaux et toutes les autres bêtes étaient noyés. Le Corbeau se fatigua. Il vola de part et d'autre et il cria : « Père, je suis fatigué, je voudrais me reposer. » Trois fois, il répéta cet appel. Après qu'il eut crié trois fois, Nixant lui dit : « Assieds-toi sur la pipe et repose-toi. » Le Corbeau cria encore plusieurs fois et chaque fois il lui fut permis de se reposer sur la pipe. Nixant se fatigua de rester toujours assis dans la même position. Il pleura. Il ne savait que faire. Après avoir pleuré un bon moment, il commença à déplier la pipe du chef, La pipe contenait toutes les bêtes. Il choisit les bêtes au souffle le plus long et qui pouvaient plonger dans l'eau. Tout d'abord, il choisit le grand Plongeon. Le Plongeon ne vivait pas encore et Nixant avait tenu son corps enroulé dans la pipe. Nixant chanta, puis il lui ordonna de plonger et de rapporter de la vase. Le Plongeon plongea. Il n'était pas encore descendu à la moitié de la profondeur, qu'il perdit le souffle et il remonta à la surface. A demi noyé, il revint à l'endroit où se tenait Nixant. Nixant prit alors le corps du petit Plongeon et il se mit à chanter. Le petit Plongeon plongea. Il [137] atteignit presque la vase du fond. Puis il perdit le souffle et il remonta à la surface. Il arriva à demi mort à l'endroit où était Nixant. Nixant prit alors la Tortue. Il chanta et elle devint vivante et il l'envoya et elle plongea. Pendant tout ce temps, le Corbeau ne se posa pas. Il vola de part et d'autre et il cria qu'il voulait se reposer. Nixant ne l'écouta pas. Au bout d'un temps, la Tortue reparut à la surface. Elle était presque morte. Ses pattes et les replis de ses flancs étaient recouverts de vase. Mais lorsqu'elle parvint auprès de Nixant, toute la vase avait été emportée par l'eau et elle était presque morte. Nixant dit : « Es-tu parvenue à atteindre la vase ? » La tortue répondit : « Oui, je l'ai atteinte, j'ai porté beaucoup de vase sur mes pattes et sur mes flancs, mais l'eau a tout emporté avant que je n'aie pu arriver près de toi. » Nixant dit alors : « Viens ici » et la Tortue s'approcha de lui. Nixant examina le dessous de ses pattes et les replis de ses flancs. Il trouva un peu de terre sur ses pattes. Il l'enleva en grattant et la recueillit dans sa main. Pendant ce temps le Corbeau devint très fatigué. Après avoir recueilli la terre dans sa main, Nixant se mit à chanter. D'abord, il chanta trois fois, puis il appela trois fois. Puis il dit : « Ce peu de poussière que je tiens dans ma main, je m'en vais le répandre sur l'eau. Cela suffira peu à peu à faire une étendue de terre assez grande pour moi... » Après qu'il eut fait la terre, il n'y avait plus d'eau nulle part. Il marcha de part et d'autre, avec sa pipe et avec le Corbeau. Voilà tout ce qu'il y avait à voir sur la terre. Nixant eut soif. Il ne savait pas comment se procurer de l'eau. Il pensa alors : « Je pleurerai. » Il pleura. Pendant qu'il pleurait, il ferma les yeux. Il essaya de réfléchir comment il pourrait se procurer de l'eau. Il répandit des larmes. Les larmes tombèrent sur le sol. Une source abondante naquit à ses pieds. La source se déversa dans une rivière. Lorsqu'il eut cessé de pleurer, un grand fleuve était né. C'est de la sorte qu'il créa les rivières et les fleuves. Il en eut assez de vivre seul avec le Corbeau et avec sa pipe. Il décida de créer des hommes et des bêtes ... »

Nous avons déjà discuté l'introduction du mythe du Fripon des Indiens Pieds-Noirs (p. 105). Le mythe du Fripon des Assiniboines [138] de l'Alberta [22] au Canada, commence de la même manière. Il en est de même des Indiens Corneilles [23] du Montana.


« Il y a bien des années, il n'y avait ni terre, ni eau. Les seuls êtres qui se trouvaient au monde, c'étaient les Canards et le Vieux. Il descendit vers les Canards et il leur dit : « Frères, il y a de la terre au-dessous de nous. Il n'est pas bien que nous restions seuls. » Alors le Vieux ordonna à l'un d'eux de plonger et il remonta avec de la vase aux palmes de ses pattes. De cette vase, le Vieux créa la terre. Après l'avoir créée, il dit : « Maintenant que nous avons créé la terre, il y en a encore d'autres qui voudraient vivre. » Aussitôt on entend vers l'orient, un Loup qui hurle. C'est de la sorte que fut créé tout ce qu'il y a au monde. »


Chez toutes ces tribus, la même séparation se manifeste entre le Fripon en tant qu'être divin et le Fripon, en tant que bouffon. Ce n'est pas seulement l'étranger qui s'aperçoit de cela. Bien des Indiens s'en aperçurent et ils cherchèrent à expliquer ce fait de diverses façons. Chez les Haidas, Swanton rencontra quelques personnes qui prétendaient que la divinité Nankilstla, avec qui le Corbeau est identifié, se revêtait d'une peau de corbeau lorsqu'il voulait faire des farces [24]. Un Tlingit Cultivé raconta à Boas que les épisodes contenant des espiègleries n'étaient que des compléments, servant de contraste aux parties sérieuses du mythe [25]. On pourrait citer bien des exemples de pareilles réactions. Pour cette raison, ainsi que par suite de la manière étrange dont s'est répandue cette introduction au cycle, il paraît bien certain que le cycle originel n'a pas débuté de cette façon et que ce commencement fait partie d'un tout autre cycle se rapportant peut-être au héros civilisateur typique et transformateur du monde, comme c'est le cas du cycle des Jumeaux, [139] de celui de la Corne-Rouge et de celui du Lièvre des Winnebagos. A moins qu'il ne fasse partie d'un mythe primordial particulier.

Il paraît tout à fait certain que le Fripon, à l'origine du moins, n'était pas une divinité au sens habituel de ce terme. Il est tout aussi évident que des tentatives constantes furent entreprises afin de l'élever au rang d'une divinité. Les Tsimshian nous fournissent un excellent exemple d'une telle manière de faire [26].

Ici le mythe débute par la description de la mort d'un fils bien-aimé, pleuré sans relâche par ses parents, après que son corps eût été exposé sur un catafalque. Un matin, lors de sa visite quotidienne à la bière, la mère découvre à la place du cadavre, un jeune homme vivant, incandescent comme du feu. Il répond affirmativement à sa mère qui lui demande s'il est bien son fils. Bientôt les gens du village s'assemblent autour de lui et le jeune homme radieux leur dit : « Le ciel était mécontent de vos éternelles plaintes et il m'a envoyé pour consoler vos âmes. » Il y avait cependant quelque chose qui inquiétait les parents chez ce fils qu'ils avaient retrouvé. Il ne mangeait pour ainsi dire rien du tout.

Un jour que les parents étaient sortis, deux esclaves entrèrent. Ils grillèrent un peu de graisse de baleine sur le feu ; puis ils la mangèrent. En voyant cela, le jeune homme radieux leur demanda : « Pourquoi avez-vous tellement faim ? » Ils répondirent : « Nous avons faim parce que nous avons mangé la teigne de nos tibias. » Il demanda alors à en manger un peu, mais les esclaves lui conseillèrent de ne pas en manger, car sinon, il deviendrait pareil à eux. Mais il insiste, il en mange et il a faim. Au bout de très peu de temps, son appétit devient si démesuré, qu'il dévore tous les vivres qui se trouvent dans la maison de son père et qu'il s'apprête à manger tout ce qu'il y a de comestible dans toutes les maisons du village. Les provisions de la tribu sont bientôt épuisées et le père désespéré décide de faire partir son fils qui est devenu un danger pour la tribu et dont il a honte. En prenant congé de lui, il lui dit : « Va-t-en, [140] mon cher fils. Je t'envoie de l'autre côté de l'océan. » Il lui donne alors une petite pierre ronde, une couverture en plumes de corbeau et une vessie séchée de phoque, pleine de baies de toutes sortes. Puis il dit : « Mon fils, lorsque la fatigue te prendra au cours de ton vol au-dessus de l'océan (après t’être enveloppé dans la couverture en plumes de corbeau), laisse choir cette pierre et tu pourras te reposer dessus. Lorsque tu atteindras la terre ferme, répands les divers fruits sur le sol, répands aussi les œufs de saumon dans toutes les rivières et dans tous les ruisseaux et fais-en de même des œufs de truite. De la sorte, tu auras assez à manger, tant que tu vivras en ce monde. »

Ici aussi, nous voyons que la tentative d'attribuer au Fripon une origine divine a manifestement échoué, comme cela a été le cas dans un des cycles du Corbeau noté par Swanton [27]. Le père du Corbeau, que l'on conçoit évidemment sous les traits d'une divinité, l'instruit dès son enfance, de telle façon qu'il puisse pouvoir lui conférer le pouvoir de créer le monde lorsqu'il sera adulte. Selon une autre version du Cycle du Corbeau, la tentative de démontrer son origine divine est mieux réussie. On peut bien dire en somme que le Fripon ne devient une divinité, ou le fils d'une divinité que s'il est expressément séparé du cycle où il est question de lui. C'est le cas chez les tribus Fox, Ojibwa et Winnebago. Chez toutes ces tribus, les épisodes où il apparaît sous les traits d'une divinité constituent une unité indépendante et complète, bien caractérisée.

Tous ces faits n'admettent qu'une seule conclusion : la divinité du Fripon est une construction ultérieure qui a pris naissance chez le prêtre-penseur et chez le transformateur du mythe. Il n'en résulte pas que le mythe ne soit pas très ancien dans bien des cas. Mais tout ce que nous venons de dire ne constitue pas une réponse à cette question importante : pourquoi s'est-on donné tant de mal Pour l'élever au rang d'une divinité, puisqu'il n'en est pas une ? Il me semble que les causes d'une telle tentative sont assez simples. Il faut reconnaître qu'il [141] est la plus ancienne des figures mythologiques de l'Amérique et vraisemblablement même de toutes les mythologies. Ce n'est pas par hasard qu'il est si souvent identifié avec le rocher et avec le soleil, que toutes les cosmologies indiennes considèrent comme les plus anciens phénomènes naturels. Une telle figure ne pouvait pas être vouée à l'oubli ; elle devait être reconnue par tous les constructeurs de systèmes théologiques primitifs. Cette reconnaissance pouvait s'exprimer de deux manières différentes. Ou bien on l'identifiait avec les divinités authentiques, ou bien on le considérait comme une divinité déchue, qui a perdu son caractère divin primitif. Les Winnebagos et les Tlingits ont essayé de s'en tirer avec la première de ces manières de voir, mais cela ne leur a pas été facile, comme nous l'avons vu. Il est vrai que la plupart des tribus partent de sa nature divine, mais elles la mettent aussitôt en question et cela de diverses manières, en admettant par exemple, qu'il a été vaincu par une divinité véritable. Un nombre plus petit, mais non négligeable de tribus le considère comme une divinité qui a été définitivement détrônée par une divinité plus puissante qui le réduisit à l'état d'un demi-dieu malfaisant. Un des meilleurs exemples d'une telle dégradation se trouve chez les Oglalas du Dakota. C'est ici que se déploie le mieux le rôle de systématisons et de reconstruction du prêtre-penseur. Selon la théologie oglala, le Fripon, Iktomi, c'est-à-dire l'araignée, était le premier-né du Rocher et de l'Ailé. Dans un des mythes [28], il révèle lui-même son identité : « Je suis un dieu et je suis le fils d'un dieu. Mon père, le Rocher, est le plus ancien de tous les dieux. Il a nommé toutes les choses et il crée toutes les langues. J'ai fait beaucoup de bien et je devrais être vénéré comme un dieu. Mais parce que mon autre procréateur était difforme, j'ai une apparence étrange et tous me tournent en dérision. Si je fais le bien, ils se moquent de moi, tout comme si je plaisantais et, puisque tous se moquent de moi, moi je me moque de tous. » Dans ce [142] mythe, la divinité suprême le punit, car c'est sa faute, si tant d'autres dieux ont été tournés en dérision et s'ils ont été couverts d'opprobre. Il est condamné à parcourir le monde et à y vivre sans joie ; il est voué au destin d'être haï des hommes. On raconte qu'Iktomi, tout en riant longuement et bruyamment, a riposté au dieu suprême qu'il avait oublié les oiseaux et les autres bêtes ; dès à présent, il vivrait avec eux et il parlerait à chacun dans sa propre langue ; il comptait s'amuser sur terre et jouer des tours aux hommes.

Ici, tout commentaire devient superflu.

Sous quelle forme le premier cycle a-t-il bien pu débuter, si les épisodes qui représentent le Fripon sous les traits d'une divinité ou comme le premier créateur, n'appartiennent pas aux cycles originels qui sont en relation avec lui et qui, de ce fait, peuvent être éliminés ? On peut admettre avec certitude que ce cycle a commencé par des récits dont le sujet est un être dépourvu de forme définie, qui est possédé d'une humeur voyageuse irrésistible et qui est dominé par la faim et par la sexualité. Cet être est souvent décrit sous les traits d'un vieil homme, mais il ne faut guère prendre ceci au pied de la lettre. Par là, on veut plutôt dire qu'il n'a pas d'âge et qu'il a été là de tout temps. Chez les tribus occidentales de l'Amérique du Nord, c'est-à-dire sur la côte nord-ouest du Canada et des plaines occidentales, son identité est indécise, mais il porte en général le nom d'une bête. Du moment qu'il est capable ici, comme du reste partout, d'adopter à volonté n'importe quelle forme, l'apparence animale ne représente qu'un seul de ses aspects. Chez un grand nombre de tribus, il porte cependant des caractéristiques physiques particulières et déterminées. Son pénis démesuré et ses longs intestins en sont les plus saillantes.

Nous voici maintenant parvenu à notre problème essentiel. Quels sont les épisodes que nous devons considérer comme ayant toujours été liés au Fripon ? Afin de parvenir à une réponse satisfaisante, il nous faut examiner le cycle qui est souvent associé à celui du Fripon. Ce cycle comprend les mythes du héros civilisateur ou transformateur, c'est-à-dire ceux qui, chez [143] les Winnebagos, correspondent aux mythes du Lièvre, de la Corne-Rouge et des jumeaux. Nous trouvons un tel cycle en divers endroits de la côte nord-ouest et chez les tribus parlant le langage sioux. Il est cependant remarquable qu'il manque dans la plupart des régions de la côte nord-ouest, dans toutes les plaines occidentales et sur tous les hauts plateaux des États-Unis, ainsi que chez les peuples de langue algonquine qui habite près des Grands Lacs.

J'ai déjà indiqué qu'il existe deux sortes d'aventures du héros civilisateur typique qu'est le Lièvre. Ceux de la première espèce relatent l'éducation qu'il s'est imposé à lui-même, de l'évolution qui le porte de l'immaturité à la maturité et de la faiblesse morale à l'assurance. L'autre relate son effort de rendre le monde habitable à l'homme ainsi que la fixation des coutumes humaines. Son aspect extérieur et son appartenance à un groupe social nettement déterminé ne sont pas mis en doute. Il a des parents et il a des liens sociaux. Il a pour tâche de mûrir et de veiller à ce que les hommes se développent en même temps que lui. La plupart des épisodes du cycle exposent cette évolution. Ceci est le cas, sans exception, partout où il s'agit d'un héros civilisateur indépendant d'un cycle relatif au Fripon. La plupart des épisodes d'un tel cycle du héros civilisateur étaient certainement reliés entre eux, et ils servaient toujours au but déjà indiqué.

On peut donc soutenir à bon droit que tous les épisodes suivants bien connus font partie du cycle du héros civilisateur. Ils ont pour sujet la création du feu, du briquet, du tabac, des aliments et des plantes les plus importantes qui servent à l'homme ; la coordination du rythme des saisons et ses conditions atmosphériques ; l'attribution des fonctions appropriées, non destructrices aux forces de la nature ; la délivrance du monde des monstres, des démons et des géants qui l'infestaient ; l'origine de la mort ; l'éducation graduelle de la protectrice du héros, presque toujours représentée comme une ennemie ; l'émancipation graduelle du héros de la tutelle de sa protectrice. Cette émancipation est symbolisée par le fait que le [144] héros est englouti par un monstre dont il se délivre en le tuant et enfin, par sa cohabitation avec sa protectrice. Partout où l'on trouve des épisodes de ce genre mêlés à des épisodes typiques du Fripon - et où ceux-ci prédominent nettement - on peut être sûr que les épisodes du premier genre ont été ajoutés après coup. On trouve souvent de tels cycles mélangés et ils sont très répandus. Beaucoup d'ethnologues américains considèrent que ce sont là les véritables cycles du Fripon, mais ce point de vue est sûrement injustifié. Toutes les preuves dont nous disposons montrent que nous avons affaire ici avec de typiques cycles du Fripon auxquels ont été ajoutés des épisodes relatifs à des héros d'un genre tout différent, ou mieux encore à des êtres surnaturels auxquels sont attribués par la suite, la création du monde et l'établissement des coutumes. Ces mythes mélangés insistent toujours sur les caractéristiques originelles du Fripon : sa faim dévorante, son humeur vagabonde et sa sensualité effrénée. Sauf sur la côte nord-ouest du Canada, l'accent est toujours placé sur cette sexualité débordante.

Je donnerai quelques chiffres, afin de mieux exposer la relation entre les épisodes créateurs et les aventures du Fripon. Des quarante-cinq épisodes des Indiens de la côte nord-ouest, dix-sept sont relatifs à la création. Chez les Indiens Pieds-Noirs, il n'y en a que cinq sur un total de vingt-six ; chez les Gros-Ventres, trois sur vingt-six ; chez les Assiniboines, cinq sur vingt-cinq ; chez les Menominees, trois sur vingt-sept ; chez les Shoshones, cinq sur trente-six et chez les Indiens Corbeaux, cinq sur vingt-huit [29].

Si des cycles mélangés, nous éliminons tous les éléments surajoutés, il reste un texte qui ressemble de manière frappante au cycle des Winnebagos, en négligeant, il est vrai, les adjonctions ultérieures, les remaniements et les versions nouvelles. Nous pouvons résumer brièvement les parties restantes comme suit.

Dans un monde sans commencement ni fin, un personnage priapique se démène. Il se déplace sans cesse d'un endroit à [145] un autre, réussissant ou ne réussissant pas dans ses entreprises, s'efforçant de satisfaire sa faim dévorante et sa sexualité effrénée. A nos yeux, de même qu'à ceux des peuplades indigènes, il semble n'avoir ni but, ni objet. Mais à la fin de ses exploits, un nouveau personnage nous est révélé et une nouvelle orientation psychique dans un nouvel entourage se dévoile à nos yeux. Rien de tout cela n'est une création proprement nouvelle. C'est en abattant et en réorganisant l'état de chose ancien, que s'établit la situation nouvelle. Ou bien l'on procède négativement, en démontrant que certaines façons de se comporter entrainent inévitablement la dérision et la honte. Leurs conséquences sont la douleur et la souffrance et elles mènent même à la mort.

Tous les épisodes relatifs à la transformation du personnage amorphe du Fripon et ceux également qui, inconsciemment, mènent à la création de l'orientation psychique nouvelle et à l'entourage nouveau, font évidemment partie du cycle originel. Mais ce cycle a été remanié au cours des temps ; il a été refondu et il a reçu des interprétations nouvelles et de nombreuses aventures ont la même signification que celles déjà mentionnées. Il est donc fort possible que bien des aventures qui à l'origine, n'avaient rien à voir avec le Fripon, lui aient été attribuées.

Pour conclure, il nous faut bien nous demander quel est le contenu et quelle est la signification de ce cycle originel. À mon avis, aucun doute n'est possible. Il réunit les vagues souvenirs d'un passé archaïque des âges primordiaux, où la démarcation entre ce qui est divin et ce qui ne l'est pas n'était pas encore nette. Le Fripon symbolise cette époque. Sa faim, sa sexualité, son humeur vagabonde n'appartiennent ni aux dieux, ni aux hommes.

Du point de vue matériel et spirituel, il appartient à un autre domaine ; voilà pourquoi ni les dieux, ni les hommes ne savent qu'en faire.

Le symbole incarné par le Fripon n'est pas statique. Il contient la promesse de la différenciation, la promesse d'être un dieu et celle d'être un homme. Voilà pourquoi chaque génération [146] nouvelle cherche à interpréter à nouveau la nature du Fripon. Aucune génération ne le comprend tout à fait, mais aucune ne peut s'en passer. Chaque génération doit l'incorporer dans toutes ses théologies et dans toutes ses cosmologies, tout en se rendant compte qu'il n'y est nulle part à sa place, car il ne représente pas seulement le passé rudimentaire et lointain ; il représente aussi ce qu'il y a de rudimentaire dans chaque homme des temps présents. C'est en cela que réside sa force d'attraction générale et durable. C'est ainsi que pour tous il resta tout à la fois un dieu, une bête, un être humain, un héros, un bouffon, lui qui existait déjà avant la différenciation du bien et du mal. Il est le négateur, l'affirmateur, le destructeur et le créateur. En un mot, il est le Fripon divin. Si nous nous moquons de lui, il nous regarde en ricanant. Ce qui lui arrive, nous arrive aussi à nous.



[1] Il a paru une monographie de l'auteur dans le 37th Annual Report of the Bureau of American Ethnologv, Washington, 1923, ainsi qu'un résumé de ce sujet dans The Road of Life and Death, New York 1945, pp. 49-77.

[2] Voir P. RADIN, Winnebago Hero Cycles, Indian University Publications in Anthropology and Linguistics, Memoir I, Baltimore, 1945 et The Evolution of an American Indian Prose Epic, in special publication of the Bollingen Foundation, N° 3, New York 1954.

[3] Voir Winnebago Hero Cycless pp. 46-55, 137-152.

[4] Voir la célèbre introduction de F. BOAS à J. TEITS, Traditions of the Thomson River Indians, Boston, 1898.

[5] Voir C. WISSLER et D. C. DUVALL, Mythology of the Blakfoot Indians, Anthropological Papers, American Museum of Natural History, Vol. II, New York, 1909, pp. 5-39.

[6] A. SKINNER et J. V. SATERLEE, Menominee Folklore, Anthropological Papers, American Museum of Natural History, Vol. XIII, New York, 1915, pp. 217-304.

[7] J. O. DORSAY, Cegiha Texts, Contributions to North American Ethnology, Vol. VI, Washington, 1890.

[8] P. RADIN, Vinnebago Hero Cycles, pp. 32-38, 93-114.

[9] W. JONES, Ojibwa Texts, Part I, New York, 1917.

[10] Je suppose cela en admettant que le rite de médecine sous sa forme actuelle a pris naissance à la fin du XVIIe siècle chez les Ojibwas du Mississipi supérieur. Il existe des preuves en nombre plus que suffisant, bien que non encore publiées, qui étayent cette hypothèse.

[11] W. JONES, Fox Texts, Publication of the American Ethnological Society, Leyde, 1907, pp. 315 et suivantes.

[12] Cet épisode est probablement d'origine européenne.

[13] Ceux-ci ne furent pas créés par lui.

[14] Une autre version dit qu'il était pareil à un petit enfant qui rampe... Tout ce qu'on pouvait voir de lui, c'était son anus. Il n'a fait aucun bien et il n'a fait que nuire à la création du Créateur de la Terre.

[15] Il entendait les adeptes, les fidèles de la religion péyote. En ce qui concerne la religion péyote voir aussi : Paul RADIN, Religioux Experiences of an American Indian, Eranos Jahrbuch, XVIII, Zurich, 1950,

[16] C'est-à-dire qu'ils n'ont pas compris les exploits du Fripon. L'épisode suivant n'est pas compris dans notre cycle.

[17] Voir Special Publication of the Bollingen Foundation, N° 3, Bâle, 1954.

[18] F. BOAS, Tsimshian Mythologv, Bureau of American Ethnology, Vol. 31, Washington, 1916. Voir en particulier les pages 565-958

[19] J. R. SWANTON, Haida Texts and Myths, Bureau of American Ethnology, Bulletin 29, Washington, 1905, pp. 110-111.

[20] J. R. SWANTON, Tlingit Texts and Myths, Bureau of American Ethnology, Washington, 1909, pp. 80-81.

[21] A. L. KROEBER, Gros-Ventre Mytbs and Tales, Anthropological Papers of the American Museum of Natural History, Vol. 1, New York, 1908, pp. 59-61.

[22] R. H. Lowie, The Assiniboine, Anthropological Papers of the American Museum of Natural History, Vol. IV, New York, 1910, pp. 100-101.

[23] R. H. Lowie, Myths and Traditions of the Crow Indians, Anthropological Papers of the American Museum of Natural History, Vol. XXV, Part 1, New York, 1918, p. 14.

[24] Op. cit., p. 146.

[25] F. Boas : op. cit., p. 582.

[26] F. Boas : op. cit., pp. 58-60.

[27] J. R. SWANTON : Tlingit Myths, p. 3.

[28] J. R. WALKER : Oglala Sun Dance, Anthropological Papers of the American Museum of Natural History, Vol. XVI, Part II, New York, 1917, pp 166-167.

[29] Un excellent exemple d'un tel type mélangé se trouve chez R. H. Lowie : The Assiniboine, pp. 239-244.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 10 novembre 2011 19:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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