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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Paul RADIN, LE MONDE DE L’HOMME PRIMITIF. (1953)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Paul RADIN, LE MONDE DE L’HOMME PRIMITIF. Traduit de l’Anglais par Anne Joba. Paris : Les Éditions Payot, 1962, 334 pp. Collection: bibliothèque scientifique. Publication originale: 1953. Titre anglais original: The World of Primitive Man. New York: Henry Schuman Inc,. Une réalisation de Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

[9]

Introduction


Envisagée sous son aspect psychologique on pourrait dire que l'histoire de la civilisation est en grande partie le récit des tentatives faites par l'homme pour oublier les étapes de sa transformation d'animal en être humain. Certes, cela dut être une épreuve pénible et traumatisante que cette prise de conscience, et l'homme y a opposé à juste titre une résistance tenace et continue.

Pendant un temps sans doute très long, il a confusément senti que dans ses réactions organiques de base, il ne s'était pas encore suffisamment différencié de ses ancêtres simiesques pour qu'il fût aisé à tous ceux possédant une sensibilité un peu inférieure à la normale d'établir une nette distinction entre les deux. L'accident qui l'avait doté du système nerveux perfectionné que nous appelons humain et de la position debout, lui apportait une vaste somme de malheurs et de souffrances. Il aurait pu recevoir en même temps que ce nouvel appareil nerveux une nouvelle apparence extérieure. La nature en décida autrement et ne lui accorda qu'un cerveau plus important tandis que de la position horizontale elle le faisait passer à une position verticale. Ainsi sa structure inchangée cachait le fait que son cerveau était en partie nouveau. Le contraste et l'incongruité de cette situation pesèrent bientôt si lourdement sur lui que nous pouvons lui pardonner d'être devenu irritable et insatisfait. Il se vit assailli par des problèmes infiniment complexes auxquels il f allait trouver une solution. Au commencement, il ne ressentit probablement qu'une profonde stupeur teintée d'incertitude.

La lutte pour l'existence et par suite la révélation de sa nature mi-animale, mi-humaine ne pouvait guère le rasséréner ni apaiser les craintes qui venaient brusquement de [10] l'assaillir. Pour s'orienter dans ce monde nouveau, qu'il n'avait ni façonné, ni choisi, il commença d'établir cette différenciation entre lui et le monde extérieur qui allait le mener au concept du surnaturel et des dieux. Pour acquérir un peu de paix, il chercha un refuge, consciemment ou inconsciemment, dans les rêves et les mythes... Un de ces premiers mythes fut, semble-t-il, celui d'un passé relativement proche sans conflits intérieurs ni extérieurs, un Age d'Or qui reviendrait dans un avenir relativement proche lui aussi.

Chez tous les peuples, primitifs aussi bien que « civilisés », tout atteste l'existence de ce mythe à une époque très reculée. Il y était question d'un lieu où les êtres ne vieillissaient jamais et où ils se reposaient après l'épreuve de leur expérience humaine.

La plupart des peuples primitifs privèrent bientôt ce mythe de toute importance culturelle. Dans la mesure où il persista chez eux, ce fut sous la forme d'une croyance en un monde futur. Toutefois, jamais les civilisations remontant à l'ancienne Égypte et à la Mésopotamie ne l'abandonnèrent. Pour elles, du moins apparemment, il avait pour objet de leur faire oublier la réalité. Et pourtant, la réalité s'imposait à elles, une réalité double, psychologique et sociale. La première consistait en un conflit intérieur entre l'animal-homme et l'homme-animal et la seconde en un conflit entre l'homme-animal et la structure particulière à cette forme de société qui venait de prendre naissance sur les rives du Nil, du Tigre, de l'Euphrate et de l'Indus, il y a de cela six mille ans, et plus tard en Chine.

Donc, aussi bien en lui qu'autour de lui, l'homme voyait se confirmer ses pires craintes : sa nature demeurait inchangée et il était totalement incapable de résoudre les problèmes que lui posait l'existence. Dans un tel climat, on aurait pu s'attendre à ce que le mythe de l’Âge d'Or rapprochât celui-ci du présent. Or ce fut exactement le contraire qui se produisit. L'Âge d'Or recula dans le temps et s'éloigna de l'homme vivant. D'un côté, il fut repoussé [11] dans un passé très lointain, de l'autre il fut transféré dans un futur éternel, celui d'une vie après la mort. Mais les principales civilisations antiques ne devaient jamais l'oublier, ni cesser de se demander pourquoi il avait disparu et quand il reviendrait.

Ce déplacement d'un mythe vers un passé remontant à des siècles lointains, sa transformation en une croyance en une vie bienheureuse après la mort, ne saurait être simplement attribué au travail d'une imagination mythopoïétique. Ce refus obstiné d'oublier n'est pas accidentel. On ne doit pas non plus attribuer au hasard le fait qu'il ait pris une forme différente chez les anciens Sémites, en particulier chez les Hébreux, et chez les anciens Grecs.

Ce serait une erreur de croire que nous ne voulons étudier ici qu'un seul aspect de la lutte qui ne cessait d’opposer les deux impulsions fondamentales : le retour à l'inconscient et au non-différencié d'une part, et de l'autre le désir de demeurer dans le conscient, le différencié, l'individualisé, c'est-à-dire dans le monde des hommes vivants. Négliger cette lutte conduirait à une déformation des faits. Mais il serait absolument désastreux, fatal même, d'oublier que ceci prit place dans un cadre social et économique, particulier, et que si les diverses élaborations et transformations qu'a subies le mythe de l'Âge d'Or étaient infiniment liées à cette lutte psychique inconsciente, leurs racines plongeaient profondément dans la structure politico-économique des principales civilisations du monde antique auxquelles elles étaient indissolublement liées.

Sous l'aspect du monde de la nature, on peut considérer que la conscience humaine constituait, initialement du moins, un type d'hybride, un acte de défi à l'égard de l'ordre naturel, acte qui demandait de fréquentes réparations. Cette conception, on la rencontre assez souvent dans les mythes et les pensées d'un grand nombre de peuples primitifs. Toutefois, la domestication culturelle de l'homme a nécessité, très vite, la transformation de cette hybride en une force positive et créatrice. Peut-être ceci est-il inclus [12]  dans le mythe presque universellement connu de l'éternel retour, ce retour au monde des hommes, au monde de la conscience individuelle et sociale différenciée.

Si, en conséquence, nombre de grandes civilisations insistent d'une façon presque obsédante sur un retour, non pas au monde des hommes mais au monde de l'Age d'Or ou au monde d'après la mort, en bref, au monde de l'inconscient, ceci nécessite une explication. D'un point de vue psychologique on pourrait prétendre que dans des cas de ce genre, l'inconscient a en partie submergé le conscient et que l'hybride de l'homme, en osant devenir humaine, exigeait toujours une réparation. Mais l'histoire des anciens Egyptiens, des Suméro-Babyloniens, des Hébreux, des anciens Hindous, de même que l'histoire du Christianisme et de l'Islam, ne corroborent pas cette hypothèse.

Il faut chercher ailleurs la réponse. Il faut la chercher entièrement dans le domaine de la conscience, dans le monde des hommes. Ce n'est pas l'inconscient qui a été ici victorieux mais une manipulation spéciale et dirigée du conscient, une manipulation qui est essentiellement liée à la structure de la plupart des grandes civilisations qui ont surgi en Afrique du Nord, en Asie et en Europe il y a quatre ou six mille ans et qui en découle inévitablement. Jusqu'aux temps modernes, seule la Grèce fit exception et encore pour un temps très bref.

Un des traits fondamentaux de ces grandes civilisations était leur instabilité foncière, la fréquence des crises économiques et sociales qui les agitaient et la vitalité stupéfiante de deux fictions en quelque sorte contradictoires. La première voulait qu'il n'y ait jamais eu ni instabilité, ni changement, la seconde que la stabilité existât éternellement, mais dans un autre monde. Comme corollaire, une troisième fiction existait, parfois exprimée clairement, parfois seulement implicite, selon laquelle la vie sur terre n'est qu'un incident sans importance, lourd d'épreuves et de souffrances, et qu'il faut dépasser au plus vite.

À côté de ces principales civilisations, il en existait d'autres, celle des peuples primitifs dont les sociétés [13] étaient, elles, fondamentalement stables, au sein desquelles ne survenait aucune crise interne socio-économique, où la vie sur terre conservait sa valeur, où le vœu le plus cher de l'homme était de retourner sur cette terre et où le mythe d'un monde situé au-delà n'avait pris que fort peu d'extension. Loin de considérer la vie sur terre comme un incident sans importance, ces civilisations tenaient pour vrai le contraire ; et c'est sous cet aspect qu'elles envisageaient la vie dans l'au-delà.

Nous nous trouvons ici devant une étonnante antithèse qu'il est fondamental de se rappeler si nous voulons comprendre les civilisations des peuples primitifs comme il convient. Il est indispensable d'admettre cette antithèse car elle éclaire la corrélation entre la structure d'une société donnée et les fictions qu'elle crée et développe ; elle permet également de comprendre pourquoi elle les a créées et développées.

C'est dans ce contexte que l'on devra lire cette analyse et cette synthèse des cultures primitives.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 9 avril 2011 18:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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