RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Platon, ( - 427 à - 348/347), Gorgias (ou sur La Rhétorique).
Notice


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Platon, ( - 427 à - 348/347), Gorgias (ou sur La Rhétorique). Traduction, notices et notes d'Émile Chambry (1864-1938). Paris: Éditions Garnier-Flammarion, 1967, pp. 165-294. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Notice

Socrate et Khairéphon se rendaient chez Calliclès pour y entendre Gorgias. Ils arrivent après la séance. Néan­moins Calliclès les introduit près de Gorgias, à qui Socrate voudrait poser une question. Il lui demande en effet ce qu’est la rhétorique dont il fait profession. La rhétorique, dit Gorgias, est la science des discours. — De quels dis­cours ? demande Socrate. Est‑ce des discours relatifs à la médecine, à la gymnastique et aux autres arts ? — Non, mais de ceux qui ne se rapportent point au travail des mains et qui ont uniquement pour fin la persuasion. — Mais toutes les sciences, dit Socrate, veulent persuader quelque chose. Quel est le genre de persuasion que pro­duit la rhétorique ? — Celle qui se produit dans les tri­bunaux et les assemblées et qui a pour objet le juste et l’injuste. — Mais, dit Socrate, il y a deux sortes de per­suasion, celle qui produit la croyance sans la science, et celle qui produit la science. Quelle est celle qui est propre à la rhétorique ? — C’est la première, et elle assure aux orateurs une telle supériorité que, même dans les matières où les spécialistes sont seuls vraiment compétents, ils l’emportent sur eux et font adopter les mesures qu’ils préconisent. Cependant ce n’est pas une raison pour que les orateurs se substituent aux savants dans les autres arts. Et s’il y a des orateurs qui abusent de leur puissance pour enfreindre la justice, ce n’est pas une raison non plus de s’en prendre aux maîtres de rhétorique. — Mais, reprend Socrate, si l’orateur est plus persuasif, même en médecine et dans les autres arts que le médecin ou l’artiste, et s’il suffit qu’il ait l’air de savoir, quoiqu’il ne sache pas, en est‑il de même lorsqu’il s’agit du juste et de l’injuste, ou faut‑il connaître le juste et l’injuste avant d’aborder la rhétorique ? — Il le faut, Socrate. — Mais, quand on connaît la justice, on est juste, et on ne saurait consentir à commettre une injustice. Cependant tout à l’heure tu as avoué qu’un orateur pouvait faire de la rhétorique un usage injuste. Il y a contradiction dans tes paroles.

Gorgias pourrait se défendre et dire qu’il n’est pas vrai qu’il suffise de connaître la justice pour ne jamais com­mettre l’injustice. Mais Platon, comme Socrate, est convaincu qu’il suffit de connaître le bien pour le pratiquer et que le vice se ramène à l’ignorance. Aussi n’a‑t‑il pas idée qu’on puisse faire à cette doctrine l’objection topique qu’exprimera plus tard le poète latin : Video rneliora pro­boque, deteriora sequor.

Gorgias pourrait répondre encore que, pour l’orateur plus encore que pour les autres, il est parfois difficile de discerner où est la justice, qu’il faut se décider sans être sûr qu’on prend le meilleur parti, et que, si l’on se trompe, la rhétorique n’en est pas responsable.

Voilà, entre autres choses, ce que Gorgias aurait pu répliquer à Socrate. Mais le jeune Polos ne lui en laisse pas le temps. Indigné que Socrate ose mettre en doute la valeur de la rhétorique, il le somme, puisqu’il a embar­rassé Gorgias, de dire lui-même ce qu’il pense de cet art. — Ce n’est pas un art, répond Socrate, ce n’est qu’une routine, une sorte de flatterie, comme la cuisine, la toi­lette et la sophistique. Il y a en effet deux arts qui se rapportent à l’âme : la législation et la justice, et deux qui se rapportent au corps : la médecine et la gymnas­tique. Sous chacun de ces arts la flatterie s’est glissée, la sophistique sous la législation, la rhétorique sous la jus­tice, la cuisine sous la médecine, la toilette sous la gym­nastique. La rhétorique correspond pour l’âme à ce qu’est la cuisine pour le corps. — Alors tu crois, Socrate, que les bons orateurs sont regardés comme des flatteurs et, comme tels, peu considérés, alors qu’ils sont les plus puissants des citoyens ? — Les plus puissants des citoyens ! Ils ne sont pas puissants du tout. — Comment le tyran qui peut tuer, exiler, dépouiller et faire tout ce qu’il veut n’est pas puissant ? — Non, car il ne fait pas ce qu’il veut, par la raison qu’il ne veut pas ce qu’il fait, mais ce en vue de quoi il fait ce qu’il fait, c’est‑à‑dire en vue de son avantage ou de son bien. Or, en tuant ou bannissant, il fait tout ce qu’il y a de plus contraire à son bien, puis­qu’il fait une injustice. Il n’est donc ni puissant, ni heu­reux. — Cependant, réplique Polos, tout le monde tient pour un homme heureux le roi de Macédoine Archélaos, qui est parvenu au trône à force de crimes. — L’opinion du grand nombre ne compte pas ici, dit Socrate ; et pour dire si le grand roi lui-même est heureux, il faut connaître le fond de son âme et savoir s’il pratique la justice.

Dans sa discussion avec Polos, Socrate insiste particu­lièrement sur ces deux points : qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre et que le plus grand des maux est de n’être pas puni quand on a mérité de l’être. Pour démontrer qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la faire, Socrate part de l’identité du mal et du laid, du beau et du bien, et voici comme il raisonne. C’est à cause du plaisir ou de l’utilité ou des deux à la fois que les belles choses sont réputées belles, et c’est par les contraires, le douloureux et le mauvais, ou par les deux à la fois que les laides sont telles. Par suite une chose est plus belle qu’une autre en ce qu’elle procure plus de plaisir ou plus de bien ou plus de plaisir et de bien, et une chose est plus laide qu’une autre parce qu’elle cause, plus de douleur ou de mal, ou de douleur et de mal. Or, si le grand nombre croit qu’il est plus avantageux de commettre l’injustice que de la subir, tout le monde, et Polos lui-même, admet qu’il est plus laid de la commettre que de la subir. Comme ce n’est ni par la douleur, ni par la douleur et le mal réunis que l’injustice commise surpasse l’injustice reçue, il reste que ce soit par le mal, d’où la conclusion s’impose qu’il est plus mauvais de commettre l’injustice que de la recevoir.

Quant au second point, qu’il y a plus de mal encore à n’être pas puni d’une faute qu’à la commettre, voici comment Socrate en démontre la justesse. Payer sa faute et être châtié justement, quand on est coupable, c’est la même chose. Or ce qui est juste est beau et ce qui est beau est bon et utile. L’utilité consiste ici à être débarrassé de l’injustice et de la méchanceté de l’âme, qui est le plus grand des maux.

Aussi, comme on a recours au médecin pour se délivrer des maux du corps, il faut se rendre chez le juge pour payer ses fautes, parce que la punition améliore et rend plus juste et que la justice est comme la médecine de la méchanceté. Le plus heureux est donc celui qui n’a point de vice dans l’âme ; au second rang vient celui qu’on délivre du vice, et le plus malheureux est celui qui garde son injustice au lieu de s’en débarrasser, ce qui est le cas du tyran chargé de crimes qui est au‑dessus de la punition. Mais, si cela est, où est la grande utilité de la rhétorique ? Elle ne sert à rien, à moins qu’on ne s’en serve pour s’accuser soi-même devant le juge, lorsqu’on a commis une injustice. Si au contraire on veut faire du mal à un ennemi, il faut bien se garder de l’accuser ; il faut le laisser vivre dans son vice, ce qui est le plus grand des malheurs.

En entendant développer des idées si nouvelles, Calli­clès n’en croit pas ses oreilles. Socrate parle‑t‑il sérieu­sement ? demande‑t‑il. — Le plus sérieusement du monde, répond Khairéphon. Alors Calliclès, imbu des théories sophistiques qui opposaient la nature à la loi, reproche à Socrate sa manière de discuter qui est, dit‑il, captieuse. Quand on parle en se référant à la loi, tu inter­roges en te référant à la nature, et, si l’on parle de ce qui est dans l’ordre de la nature, tu interroges sur ce qui est dans l’ordre de la loi. C’est ce que tu viens de faire au sujet de l’injustice commise ou reçue. Polos parlait de ce qui est le plus laid en ce genre, à consulter la nature ; toi, au contraire, tu t’es attaché à la loi. Selon la nature, tout ce qui est plus mauvais est aussi plus laid. Souffrir une injustice est donc une chose plus laide, tandis que, selon la loi, il est plus laid de la commettre. Mais les lois sont faites par les faibles et le plus grand nombre, et c’est pour eux et dans leur intérêt qu’ils le font, et qu’ils déclarent que c’est une chose laide et injuste de prétendre avoir plus que les autres. Au contraire, la nature pro­clame que partout, chez les hommes comme chez les animaux, c’est au plus fort à commander au plus faible. La philosophie tient un autre langage ; mais crains qu’elle ne te laisse désarmé devant un accusateur puissant ; étu­die plutôt la rhétorique et lance‑toi dans la vie publique.

Socrate se félicite d’abord d’avoir trouvé en Calliclès un conseiller qui joint à la science la bienveillance et la franchise dans la question la plus importante, celle du genre de vie qu’il faut choisir pour être heureux. Aussi va‑t‑il l’interroger pour s’éclairer là‑dessus. Qu’entends‑tu par les plus forts ? demande‑t‑il. Sont‑ce les meilleurs et les plus puissants ? Dans la société, c’est le grand nombre qui fait les lois ; c’est donc lui le plus puissant. Or s’il fait des lois contre l’injustice, c’est qu’il est persuadé qu’il est plus mauvais de commettre l’injustice que de la subir. Calliclès se reprend alors et, pressé par Socrate, il définit successivement les plus forts par les meilleurs, puis par les plus sages et enfin par les hommes qui s’en­tendent aux affaires publiques et qui sont courageux. Ceux‑ci doivent commander et avoir une plus grosse part que les autres. — Ne doivent‑ils pas commencer par se commander à eux‑mêmes et être tempérants ? — Au contraire, répond Calliclès : pour être heureux, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible et les satisfaire ensuite. — Il s’ensuit, réplique Socrate, que, quand on a la gale et qu’on peut se gratter à son aise, on est heureux, et de même quand on satisfait les désirs les plus honteux. Ta théorie suppose que l’agréable et le bon sont identiques, ce qui n’est pas.

Il y a en effet des choses contraires entre elles qui ne peuvent coexister ensemble dans le même sujet, comme le bonheur et le malheur, la santé et la maladie : quand la maladie vient par exemple, la santé s’en va et récipro­quement. Si cela est vrai, il s’ensuit que les choses qui peuvent se trouver ensemble dans le même objet, qui y viennent et s’en retirent en même temps, ne peuvent pas être les bonnes et les mauvaises, puisque le bien et le mal s’excluent réciproquement. Or, quand on satisfait un désir, la perception du plaisir est simultanée au besoin et par conséquent à la peine que cause le désir. Le plaisir et la peine coexistent ensemble, le bien et le mal, jamais. Le plaisir et la peine diffèrent donc du bien et du mal.

Une autre preuve que l’agréable et le bon ne sont pas la même chose, c’est que le méchant jouit ou souffre des mêmes objets autant que le bon. Ainsi le lâche, à l’ap­proche ou à la retraite de l’ennemi, ressent autant, peut­-être même plus, d’anxiété ou de joie que le brave. Si l’agréable et le bon étaient identiques, le méchant serait aussi bon, parfois même meilleur que l’homme sage et tempérant.

Calliclès est battu, mais ne se rend pas. Crois‑tu donc, réplique‑t‑il, que je ne sache pas qu’il y a des plaisirs meilleurs que d’autres ? Mais cet aveu va tourner à sa confusion, car admettre qu’il y a des plaisirs bons et des plaisirs mauvais, c’est admettre que les uns sont utiles et procurent du bien et que les autres sont nuisibles et font du mal. La conséquence est qu’il faut tout faire, même l’agréable en vue du bien, et non le bien en vue de l’agréable.

C’est d’après ce principe qu’il faut juger les diverses professions et en particulier la rhétorique. Certaines, comme la médecine, visent au bien ; d’autres, comme la cuisine, l’art du joueur de flûte ou de cithare, celui du poète dithyrambique ou tragique ne visent qu’au plaisir, et par conséquent sont plus nuisibles qu’utiles. Telle est aussi la rhétorique, quand, au lieu de viser au bien, elle ne cherche qu’à plaire. Malheureusement c’est le seul but que nos orateurs se proposent ; aucun d’eux ne cherche à rendre les citoyens meilleurs, et les plus célèbres, Mil­tiade, Thémistocle, Cimon, Périclès, ont corrompu le peuple au lieu de l’améliorer. Le véritable orateur doit faire comme l’artiste qui place tous ses matériaux dans un ordre propre à produire la beauté, il doit établir dans les âmes l’ordre et la règle, qui forment les hommes justes et tempérants.

Calliclès, à bout d’objections, refuse de répondre à ces vérités attachées et liées entre elles, selon l’expression de Socrate, par des raisons de fer et de diamant. Cependant, sur la prière de Gorgias, Socrate continue à poursuivre la discussion : il prie seulement Calliclès de l’arrêter, s’il n’est pas d’accord avec lui. Il résume d’abord la discus­sion jusqu’au point où elle était arrivée, la nécessité d’établir dans l’âme l’ordre et la règle, ce qui est l’œuvre de la tempérance. L’homme tempérant, poursuivit‑il, s’ac­quittant de tous ses devoirs envers les hommes et envers les dieux, est juste et saint ; il est aussi courageux, sans quoi il ne serait pas tempérant. La tempérance étant bonne, il est bon et par suite il est heureux, tandis que l’homme déréglé qui s’abandonne à ses passions est mal­heureux.

Le devoir de l’orateur est donc tout tracé : il doit cher­cher à rendre meilleurs la cité et les citoyens. C’est pour ne l’avoir pas fait que Périclès et les autres ont été condamnés. Ils se plaignent de l’ingratitude des peuples ; ils ont tort. Aucun chef d’État ne peut être opprimé injus­tement par l’État qu’il gouverne. S’il est condamné, c’est qu’il n’a pas amélioré ses sujets, comme il le devait. Je suis peut‑être, dit Socrate, le seul Athénien qui s’attache au véritable art politique, parce que seul je m’emploie à les convertir au bien. Je sais bien que, si je suis accusé un jour par un malhonnête homme, je ne pourrai me défendre en leur citant les plaisirs que je leur ai procurés. Cependant je ne serai point sans défense, comme le croit Calliclès. Ma meilleure défense sera de n’avoir jamais commis aucune injustice dans ma vie. Au reste, si je suis condamné, je mourrai de bonne grâce ; car on ne craint pas la mort, quand on est pur de tout crime. C’est ce que je vais prouver par un récit que l’on pourra prendre pour une fable, mais que, pour ma part, je crois véritable.

Ici commence la quatrième partie du Gorgias. Après les trois discussions successives avec Gorgias, avec Polos et avec Calliclès, ce drame philosophique s’achève par un mythe.

Là où le raisonnement est impuissant, Platon a recours à la tradition populaire qu’il accommode à ses idées. C’est ainsi qu’il a exposé ce qu’il pense de notre survie dans l’autre monde à trois reprises différentes, ici et à la fin de la République et du Phédon. Semblables pour le fond, ces trois mythes présentent des divergences dans le détail. Voici celui du Gorgias. Une loi divine toujours existante veut que l’homme, après sa mort, aille aux îles Fortunées ou au Tartare. Au temps de Cronos il y avait des erreurs, et l’on voyait arriver aux îles Fortunées des âmes qui auraient dû être dirigées sur le Tartare ou vice versa. Ces abus venaient de ce que les hommes étaient jugés de leur vivant et tout habillés par des juges également vivants et couverts de vêtements, et de ce que les parents et amis de celui qui allait mourir venaient l’assister devant les juges et les induisaient en erreur par de fausses dépositions. Zeus fit cesser cet abus : il décida que les hommes seraient jugés tout nus après leur mort par des juges également morts et nus, ses trois fils Minos, Eaque et Rhadamanthe. Ces juges envoient les âmes des justes aux îles Fortunées pour y être récompensées et celles des coupables dans le Tartare pour y être punies ; mais ici la punition diffère selon que les âmes coupables sont guérissables ou ne le sont pas. Pour les premières, la punition est temporaire et aboutit à l’amélioration de leur état moral ; pour les autres, qui sont également des âmes de tyrans et de puissants chefs d’État, la punition est éternelle et sert d’exemple et d’avertissement pour détourner les autres du crime. Pensons donc à ce qui nous attend dans l’Hadès et tâchons de vivre et de mou­rir dans la pratique de la justice et des autres vertus.

 

Le résumé qu’on vient de lire montre quelle est l’am­pleur du Gorgias et la diversité des points de vue d’où l’auteur envisage son sujet. Aussi, dès l’antiquité, on dis­cutait sur le véritable but de l’ouvrage. D’après Olym­piodore, dans son commentaire, les uns prétendaient que l’auteur n’avait en vue que la rhétorique, les autres qu’il traitait du juste et de l’injuste, d’autres encore que l’objet essentiel était le mythe qui couronne la discussion. Olym­piodore lui-même croyait que le but du Gorgias était l’exposition des principes sur lesquels repose le bonheur public. En réalité le véritable sujet du Gorgias est, comme l’indique le sous‑titre, la rhétorique. C’est de quoi traite uniquement la première partie, la discussion entre Socrate et Gorgias, qui aboutit à la définition de la rhétorique, ouvrière de persuasion. Mais comme cette persuasion porte sur le juste et l’injuste, il faut se rendre compte de ce que sont la justice et l’injustice. C’est l’objet de la deu­xième partie, où Socrate établit contre Polos qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre et que le cou­pable doit expier sa faute, pour se délivrer du plus grand des maux, qui est la méchanceté de l’âme. Mais la ques­tion n’est pas épuisée, et il reste d’abord à combattre une théorie répandue par les sophistes, qui est la négation même de la justice. Cette théorie, qui oppose la nature à la loi, est défendue par Calliclès, qui soutient que la justice est une invention des faibles pour se protéger contre les forts, mais que la nature proclame que partout, chez les hommes comme chez les animaux, c’est au plus fort à commander et qu’il a le droit de prélever une part léonine sur les biens communs. Socrate lui remontre que, si les plus faibles font la loi, c’est qu’ils sont en réalité les plus forts et que par conséquent l’ordre légal et l’ordre naturel se rejoignent au lieu de se combattre. Il reste encore à démontrer que le puissant qui opprime les autres n’est point heureux, comme le croit Calliclès, qu’il est au contraire le plus malheureux des hommes, et que le bonheur ne peut venir aux cités comme aux individus que par la tempérance et la vertu. C’est pour avoir méconnu ces vérités que les politiques athéniens ont mal usé de la rhétorique : ils n’ont cherché qu’à plaire au peuple au lieu de l’améliorer. La véritable rhétorique n’a en vue que la justice et le bien. Ainsi tout se tient dans l’ouvrage et se ramène au véritable but que l’orateur doit assigner à sa parole. Il n’est pas jusqu’au mythe final qui ne se rattache étroitement au sujet. Socrate ayant établi que la violation de la justice exige une expiation, il ne laisse au coupable aucun espoir d’y échapper : s’il n’est pas puni dans ce monde, il le sera dans l’autre.

On a souvent fait remarquer avec quelle sévérité Platon juge la rhétorique et les orateurs athéniens. Sauf Aristide le juste, aucun ne trouve grâce devant lui. Périclès lui-même, dont il a fait un bel éloge dans le Phèdre, a, comme les autres, corrompu le peuple et il a été jus­tement condamné. Ce jugement est d’une criante injus­tice et en contradiction complète avec celui que Thucy­dide a porté sur le grand homme d’État athénien [1].

La rhétorique elle‑même n’est pas mieux traitée que les orateurs ; elle est ravalée au niveau de la cuisine, et ne sert, dit‑il, qu’à flatter les passions populaires. Il faut bien reconnaître que beaucoup d’orateurs en abusent pour gagner par la flatterie la faveur du peuple ; mais, comme le dit Gorgias, la rhétorique n’est pas responsable des abus qu’on en peut faire. Les abus se glissent dans tous les arts : ce n’est pas une raison de répudier les arts eux­mêmes.

D’où vient donc cette passion avec laquelle Platon attaque la rhétorique ? Il y en a des raisons générales et des raisons particulières. Platon était destiné par sa nais­sance et son éducation à prendre part au gouvernement de son pays, et la politique fut peut‑être la plus grande préoccupation de toute sa vie. Mais le parti aristocratique auquel il appartenait s’était rendu odieux lors du gouver­nement des Trente, où figuraient son cousin Critias et son oncle Charmide. D’un autre côté, la bassesse et la véna­lité des démagogues répugnaient à la noblesse de son carac­tère et il ne se sentait pas fait pour lutter sur le terrain de la flatterie avec les orateurs sans scrupule qui avaient l’oreille du peuple. Son aversion pour eux fut encore aug­mentée par la condamnation de son maître vénéré, Socrate, dont le démagogue Anytos fut le principal auteur. On sent aux allusions répétées qu’il fait à la mort de Socrate qu’il n’attend rien de bon d’une démocratie assez injuste et aveugle pour mettre à mort le citoyen le plus vertueux et le plus dévoué aux véritables intérêts du peuple.

La violence de ses attaques contre la rhétorique s’ex­plique aussi par un motif personnel. Platon venait de fonder l’Académie. Il renonçait dès lors à la politique active pour s’adonner à la philosophie. Le Gorgias fut le manifeste de la nouvelle école. Il s’agissait d’y attirer les jeunes gens que la rhétorique attirait seule. Elle régnait alors en maîtresse. Les sophistes d’un côté, les rhéteurs siciliens de l’autre se partageaient la faveur d’une jeunesse à la fois curieuse d’une forme d’éducation supé­rieure et désireuse de se préparer à la carrière politique, la seule qui convînt aux hommes de grande naissance. Il fallait frapper l’attention de cette jeunesse, en rabais­sant les maîtres chez lesquels elle s’empressait et en exal­tant la supériorité de l’enseignement nouveau qui lui était offert. C’est à quoi servit le Gorgias. Il annonçait que Platon reprenait à son compte l’apostolat de Socrate, mais avec des procédés nouveaux. Il ne se sentait pas fait pour se mêler au peuple et endoctriner les individus dans la rue ou sur la place publique, mais, à l’exemple des Pytha­goriciens, il voulait grouper autour de lui des jeunes gens bien doués et les former à la recherche de la vérité et de la justice. C’est l’idéal nouveau qu’il opposait à l’enseigne­ment des sophistes et des rhéteurs et, s’il s’acharne contre eux jusqu’à méconnaître ce qu’ils avaient de bon, ses exagérations s’expliquent en partie par le désir de faire un coup d’éclat et d’attirer l’attention sur lui-même, et sur son école. On a cru aussi que la polémique de Platon avec les rhéteurs visait un rival particulier, Isocrate, qui avait fondé, lui aussi, une école où il prétendait concilier la rhétorique avec la philosophie : c’est lui qu’il aurait attaqué sous le nom de Gorgias. On sait que l’attitude de Platon à l’égard d’ Isocrate a varié : il l’a loué dans le Phèdre, il l’a critiqué dans l’Euthydème. Dans quels sentiments était‑il à son égard, quand il composa le Gorgias, nous l’ignorons. Mais il est vraisemblable qu’en tranchant d’une manière si absolue la démarcation entre la rhétorique et la philosophie il entendait opposer son enseignement à celui d’Isocrate. Peut-être même cette critique indirecte fut‑elle la cause qui changea leur sympathie mutuelle en antipathie.

En dépit des exagérations et de quelques assertions paradoxales, la valeur du Gorgias n’en est pas moins très haute. L’idéal que nous offrent la personne et les idées de Socrate, si passionnément attaché à la justice et à la vertu, est d’une grandeur et d’une beauté qui emportent l’admiration. Jamais moraliste n’a exalté la vertu avec tant de conviction, de force et de simplicité sublime. Et si la beauté du fond nous ravit, celle de la forme n’est pas moins captivante. La composition du Gorgias est ordonnée comme celle d’une pièce de théâtre en trois actes de matière très variée, où l’intérêt et la vivacité du débat croissent de l’un à l’autre, le tout couronné par un monologue qui étend au-delà de la vie l’intérêt que la justice a pour nous. Et les personnages de ce drame phi­losophique sont extrêmement originaux et vivants.

C’est d’abord Socrate qui met au service de la vérité la puissance extraordinaire de sa réflexion, la subtilité pénétrante de son esprit, l’abondance inépuisable de ses arguments. Détaché de toute vanité, insoucieux des opinions du vulgaire, il s’attache passionnément à la justice. La perspective même d’une condamnation capi­tale ne trouble ni sa résolution de braver l’impopularité ni le calme de son âme. Ce qui achève d’éclairer son caractère, ce sont les arrêts qu’il fait au milieu de la discussion, tantôt pour adoucir par quelque parole cour­toise la déconvenue d’un interlocuteur, tantôt au contraire pour rabattre l’impertinence d’un autre, tantôt pour exposer sa méthode de discussion, en complète opposition à celle des assemblées. C’est merveille de voir avec quelle mesure et quelle justesse il traite chacun selon son mérite. Déférent envers Gorgias, personnage vénérable, que sa patrie a délégué en ambassade à Athènes, rhéteur illustre et très considéré, il est beaucoup moins réservé avec le jeune Polos qui l’impatiente par son étourderie. Enfin, avec son hôte Calliclès il garde un calme ironique et une patience qui font ressortir à merveille la mauvaise humeur d’un adversaire mortifié d’être battu.

Gorgias de Léontium, en Sicile, le plus illustre des maîtres de rhétorique, fut envoyé en ambassade à Athènes par ses compatriotes en l’année — 427, deux ans après la mort de Périclès. Son éloquence apprêtée fit une grande impres­sion sur la jeunesse athénienne, et il eut de nombreux disciples et imitateurs. Si l’on s’en rapporte à Platon, la modestie n’était pas sa principale vertu. « Nous devons t’appeler orateur, lui dit Socrate. — Et bon orateur, Socrate, si tu veux m’appeler ce que je me glorifie d’être, pour parler comme Homère. » Quand Socrate le prie de répondre brièvement : « C’est encore une chose dont je me flatte, dit‑il, que personne ne saurait dire en moins de mots les mêmes choses que moi. » En dépit de ces mouve­ments de vanité, communs d’ailleurs à tous les sophistes de ce temps, Gorgias discute avec mesure et dignité, suit de bonne grâce Socrate dans les détours de sa dialectique, et sur la question de la rhétorique, c’est lui qui a raison en reconnaissant que la rhétorique, comme toute chose, est sujette aux abus, mais qu’elle n’est pas responsable du mauvais usage que des orateurs malhonnêtes peuvent en faire. La contradiction où le jette Socrate n’existe que si l’on admet avec celui-ci qu’un homme qui sait la justice ne sera jamais injuste, opinion sans cesse démentie par l’expérience.

En introduisant après Gorgias deux autres interlocu­teurs, Platon laissait à Socrate la possibilité de maltraiter à son aise la rhétorique et les rhéteurs, sans s’attaquer directement à l’illustre vieillard dont il avait à ménager la susceptibilité. Le premier est Polos. Ce Polos, d’Agrigente, était un disciple de Gorgias, dont il avait, au dire de Philostrate, payé fort cher les leçons, car il était très riche. Il est question de lui, avec d’autres sophistes célèbres, dans le Théagès, 128a et dans le Phèdre, 267c. Il laissa quelques écrits, entre autres un ouvrage intitulé les Cor­respondances entre membres de phrase. Dès le début, plein de confiance en lui-même, il s’offre à répondre à la place de Gorgias fatigué, et il fait à Khairéphon une réponse en termes alambiqués, qui sont sans doute une parodie de sa manière. Dès qu’il est entré en scène pour succéder à Gorgias, le ton de la discussion change. Polos est jeune et tranchant et il intervient impétueusement en termes provocants à l’égard de Socrate. Socrate, qui n’a pas à le ménager, comme il ménageait Gorgias, lui réplique tantôt avec une ironie piquante, tantôt avec une franchise brusque. Mais Polos a beau traiter de haut les prétendus paradoxes de Socrate, il finit par se rendre à ses arguments et reconnaître qu’Archélaos, l’usurpateur scélérat, qu’il pré­sentait comme le plus heureux des hommes, en est au contraire le plus malheureux et que pratiquement la rhétorique n’est d’aucun usage.

Jusqu’ici Calliclès, chez qui la réunion a lieu, s’est contenté d’écouter avec une stupéfaction grandissante l’argumentation de Socrate. Ce Calliclès, qui nous est inconnu, était sans doute un de ces jeunes Athéniens de famille riche que tentait la carrière politique et qui s’y préparaient à l’école des sophistes et des rhéteurs. Voyant Polos réduit au silence, il se précipite au secours de la rhétorique. Il a appris des sophistes que la loi, faite par les faibles contre les forts, ne mérite aucun res­pect, que les forts s’en affranchissent et tâchent de conquérir le pouvoir pour être à même de satisfaire toutes leurs passions. C’est ce que devrait faire un homme comme Socrate, au lieu de perdre son temps à philosopher. Socrate répond à ses exhortations par des compliments ironiques, puis engage la discussion. Il a tôt fait de réfuter les sophismes de Calliclès. Mais celui-ci n’est pas de ceux qui reconnaissent leurs fautes ou leurs erreurs. Dès qu’il se voit battu, il se met à railler, il traite d’arguties les raisonnements de Socrate, il affecte de n’y rien comprendre, il refuse même de répondre, ou, s’il continue à le faire, c’est à la prière de Gorgias ; encore ne le fait‑il qu’en rechignant ; il prie à la fin Socrate de parler seul. L’attitude de cet homme, si confiant en lui-même et si audacieux dans son immoralité, est d’un comique achevé. On y voit au naturel l’orgueil puéril d’un homme infatué qui s’obs­tine à fermer les yeux à la raison et qui boude comme un enfant pris en faute. Platon a donné dans la peinture de ce caractère un éclatant exemple de ses hautes qualités dramatiques.

Il est difficile de déterminer à quelle époque il faut placer l’entretien qui fait l’objet du Gorgias. Ce n’est pas qu’on manque ici d’allusions à des faits précis : c’est qu’il y en a trop au contraire et qui conduisent à des conclusions divergentes. 503c : Calliclès demande à Socrate s’il n’a pas entendu vanter le mérite de Périclès mort récemment. Or Périclès mourut en — 429. 471a‑d : il est question de l’usur­pation d’Archélaos. Or c’est en l’année — 413 qu’Archélaos s’empara du trône de Macédoine. Ailleurs, 473e, Socrate rapporte qu’ayant à présider l’assemblée, il prêta à rire par son inexpérience. Il semble bien qu’il s’agit du rôle qu’il joua dans l’affaire des Arginuses en —406. Enfin Calli­clès et Socrate font tour à tour mention de Zèthos et d’Amphion, personnages de l’Antiope d’Euripide, qui ne fut jouée qu’à la fin de la guerre du Péloponnèse. Aussi Stallbaum et d’autres placent l’entretien autour de — 405. Mais comment Calliclès pouvait‑il dire en — 405 que Périclès était mort récemment ? D’autre part, Gorgias étant venu à Athènes en — 427, n’est‑il pas plus naturel de supposer que c’est vers — 427, époque où il jouit à Athènes d’une vogue extraordinaire, qu’eut lieu sa rencontre avec Socrate ? Cette date pourrait s’accorder avec le conseil que Calliclès donne à Socrate de changer de carrière (486c) et d’aban­donner la philosophie pour la politique. Ce conseil est au contraire dérisoire, si le dialogue est placé en —405, époque où Socrate avait 64 ans. On ne change pas de carrière à cet âge : on prend sa retraite. Contre cette date on objecte les anachronismes ; mais, quand il pouvait en tirer quelque effet littéraire ou philosophique, Platon n’éprouvait aucun scrupule à en faire usage, témoin le Ménexène, où Socrate, mort en — 399, prononce l’oraison funèbre des soldats morts dans la guerre de Corinthe en — 396.

Il serait plus important de savoir à quel moment de la carrière de Platon le Gorgias fut composé. Les allusions émouvantes à la mort future de Socrate ont fait croire que Platon était encore sous l’impression plus ou moins voisine de l’événement, quand il rédigea cet ouvrage. Stallbaum en place la composition peu après la mort de Socrate ; A. Croiset entre — 395 et — 390. Il est plus probable qu’il fut composé en — 387, s’il est vrai qu’il soit, comme on le pense aujourd’hui, le manifeste de la nouvelle école fondée par Platon. Ainsi s’expliquent la violence de ses attaques contre les écoles des rhéteurs rivales de la sienne et l’ardeur avec laquelle il prône la vie philosophique. Au moment où il renonce définitivement à la politique active où l’appe­lait sa naissance, il tient à justifier sa résolution, et c’est aussi à ce dessein que répond le Gorgias.


[1] « Puissant par sa considération et son intelligence et manifeste­ment inaccessible à la corruption, il contenait la multitude sans la contraindre et se laissait moins conduire par elle qu’il ne la conduisait lui-même, parce que, n’ayant point acquis sa puissance par des moyens illicites, il ne parlait pas pour lui complaire et que, grâce à son autorité personnelle, il lui résistait même avec colère. S’aper­cevait‑il que les Athéniens s’abandonnaient à une audace intempestive, il la rabattait en les frappant de crainte ; si au contraire ils s’effrayaient sans motif, il les ramenait à la confiance. Le gouvernement était démocratique de nom : c’était en fait le gouvernement du premier citoyen. » (Thucydide, II, 65, 8‑9.)


Retour à l'auteur: Platon Dernière mise à jour de cette page le jeudi 16 février 2006 5:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref