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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Doctrines sociales et Science économique. (1929)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gaëtan Pirou (1884-1950), professeur à la Faculté de Droit de Bordeaux, Doctrines sociales et Science économique. [Science économique et socialisme. Science et doctrines économiques. Nouveaux aspects du coopératisme. L'état actuel de la science économique en France. Fondement de la valeur et lois de l'échange. M. Pantaleoni et la théorie économique.] Paris: Librairie du Recueil Sirey (Société anonyme), 1929. Une édition numérique réalisée par Serge D'Agostino, bénévole, professeur de sciences économiques et sociales en France.

Préface

On trouvera réunies dans ce volume quelques études où est examiné, sous des angles divers, le problème des rapports entre la science économique et les doctrines sociales. En présence des faits sociaux, l'homme peut prendre deux attitudes : celle du savant, celle du moraliste ou du politique. Dans le premier cas, il s'attache à connaître la réalité présente et passée, à en démonter les rouages, à en analyser le mécanisme. Dans le second cas, il porte sur cette réalité une appréciation, et, éventuellement, il se demande par quels moyens pourrait être réformé, sur les points où il est défectueux, le régime économique existant, quels pourraient être les principes et les grandes lignes d'un régime supérieur. Que ces deux attitudes soient l'une et l'autre légitimes, personne sans doute ne songe à le contester, mais il y a lieu de rechercher si, comme certains le pensent, il existe une liaison entre la .science et telle ou telle doctrine, si, parmi les doctrines qui s’affrontent et se heurtent, il en est une qui mérite d'être appelée scientifique, parce que seule en accord avec les lois économiques, telles que l'étude impartiale de la réalité permet de les formuler. Deux doctrines, - à tous autres égards opposées, - le libéralisme et le marxisme, se rencontrent pour affirmer l’existence d'une liaison de ce genre. Nous essaierons de montrer plus loin (1ère part., chap. II, I) qu'elles n'y parviennent pas. La vérité nous paraît être que science et doctrines se déroulent sur des plans différents et que les doctrines ne sont jamais le simple prolongement, dans l'avenir, de la courbe de l'évolution, ou la déduction obligatoire des enseignements de la science.

I

 

Prenons l'exemple du socialisme. On y peut découvrir, à l'analyse, trois éléments principaux : le sentiment égalitaire, l'intérêt prolétarien, le relativisme économique. Quelle que soit la technique de reconstruction sociale qu'ils proposent, tous les systèmes socialistes visent à une plus grande égalité des conditions, et donc reposent sur le sentiment de justice. Les adhésions que recrute le socialisme dans les milieux non ouvriers lui viennent de ce premier caractère. Mais il risquerait de demeurer une thèse d'école s'il ne s'appuyait, en outre, sur la volonté des masses ouvrières, qui estiment, à tort ou à raison, qu'en régime socialiste leur condition matérielle et morale serait sensiblement améliorée. Enfin, le socialisme moderne s'alimente d'un troisième ordre de considérations, celles-là plus proprement scientifiques : il implique la conviction que le capitalisme n'est qu'une catégorie historique dont la fin est proche et dont le remplacement par le collectivisme est préparé par l'évolution économique dont nous sommes les témoins. Dans le marxisme, ce troisième élément est en apparence prédominant. En réalité, le succès du marxisme, en tant que système socialiste, vient surtout de ce qu'il apporte aux masses ouvrières la démonstration de la légitimité de leurs revendications, avec l'espérance précieuse d'un succès prochain. De ce point de vue, certaines thèses marxistes, en grande partie erronées, telles que la théorie de la valeur travail ou de la plus-value, sont historiquement et socialement aussi importantes que la théorie, en grande partie vraie, du matérialisme historique. Comme l'a montré Georges .Sorel [1], par sa distinction entre le mythe et l’utopie, une doctrine scientifiquement médiocre peut être historiquement féconde ; une anticipation inexacte du futur peut être une image motrice efficace. Si on adopte ce point de vue, on aboutit à considérer dans le socialisme comme assez secondaire la technique de reconstruction, et par suite s'efface la contradiction entre le socialisme et la science économique que M. Aftalion a voulu mettre en lumière dans un ouvrage d'ailleurs remarquable auquel est consacrée la première étude du présent livre (1ère. part., chap. I).

Une analyse analogue appliquée au libéralisme y découvrirait également trois éléments principaux: le sentiment individualiste, l'intérêt capitaliste, l'expérience économique. Sans nier que la technique de la doctrine libérale fait état d'un ensemble de faits observés et de liaisons mises au jour par la science, donc vrais, au moins dans certaines limites de temps et d'espace, il faut, croyons-nous, considérer que les destinées présentes et futures du libéralisme dépendent surtout des intérêts qu’il représente et des sentiments qu'il traduit. Le désir d'agir librement, sans contrainte, de n'être pas assimilés à des automates ou à des numéros matricules, explique pour une part l'attachement que conservent beaucoup de nos contemporains pour un régime social où sinon tous, du moins beaucoup, peuvent courir leurs chances et, en cas de réussite, garder pour eux les fruits du succès. Et la puissance du libéralisme vient aussi de ce que, dans le monde d'aujourd'hui, le capitalisme privé, la bourgeoisie d'affaires, le monde de la grande industrie et de la banque, gardent une vitalité qu'il serait puéril de sous-estimer. Cependant, le libéralisme a perdu du terrain et paraît appelé à en perdre davantage encore, parce que, dans notre vie sociale moderne, s'accroît de plus en plus l'influence politique et sociale de ceux qui ne possèdent rien ou qui possèdent peu, qui vivent de leur travail, qui ont finalement plus à gagner qu'à perdre (ou qui du moins le croient) à une diminution de la sphère des activités libres au profit de celle de l'action publique.

Pour qui admet cette interprétation des doctrines sociales, il s'ensuit qu'elles ne sont qu'accessoirement « oeuvre de science ». Mais le pont qui est par là même, coupé entre science et doctrines peut être reconstruit sur d'autres bases. L'apparition d'une doctrine, son essor, ses succès et ses échecs, ne résultent pas du hasard. Si l'on pense qu'il y a un déterminisme social, les doctrines économiques doivent, comme tous les faits sociaux, pouvoir être « objet de science ». Nous plaçant sur ce terrain, nous avons essayé (1ère part., chap. II, II) d'indiquer l'influence exercée par l'évolution économique, politique, philosophique, sur les doctrines françaises contemporaines. Puis, nous attachant plus particulièrement à l'une d'entre elles, le coopératisme, nous avons tâché de montrer comment ses progrès au cours du dernier quart de siècle ont été, dans une large mesure, la conséquence des transformations du milieu (1ère part., chap. III).

L'étude des doctrines prises comme objet de science conduit d'ailleurs, nous semble-t-il, à des conclusions qui se recoupent avec celles que nous avons précédemment esquissées. Les transformations du milieu et les progrès de la science économique influent sur la part de technique que comporte chaque doctrine. Mais ce n'est jamais là qu'un aspect des choses secondaire. Les grands événements de l'histoire des doctrines, apparition de doctrines nouvelles, disparition de doctrines longtemps réputées, pénétration dans les faits de doctrines demeurées jusque-là systèmes théoriques, tirent leur origine de modifications dans l'intensité des croyances ou la puissance des intérêts en conflit. C'est ainsi que 1 'histoire sociale de ces dernières années en France nous paraît dominée par les scissions qui se sont produites au sein du parti socialiste jadis unifié et de la Confédération générale du travail. La force de cohésion et d'attaque des masses ouvrières en a été très sérieusement atteinte ; la pénétration graduelle du socialisme dans la vie économique s'en est trouvée ralentie ; les chances d'un bouleversement violent en ont été fort diminuées. Tout cela ne confirme-t-il pas notre thèse, que les doctrines doivent être étudiées non comme des vérités en formules, mais comme des forces en action.

II

Libérée de toute préoccupation doctrinale, limitée à la recherche des régularités qui se cachent sous l'apparent chaos des faits économiques, la science, de son côté, prend une physionomie un peu différente de celle qu'elle avait à l'époque classique. Son objet, sa méthode, ses conclusions générales, subissent, par contrecoup, certaines rectifications.

Son objet, d'abord. La science se donne pour but l'explication de la réalité économique. Or, dans nos sociétés actuelles, cette réalité inclut d'ores et déjà des fragments importants d'économie collective et publique, juxtaposés aux forces individuelles et privées, aujourd'hui encore prépondérantes. Ceux des économistes individualistes qui sont de bons observateurs n'ont pas manqué de s'en apercevoir. Mais, par suite d'une insuffisante séparation entre l'observation et l'appréciation, ils ont trop souvent considéré les faits d'économie collective et publique comme des manifestations pathologiques, que la science devait condamner eu raison de leurs effets plutôt que de les expliquer d'après leurs causes. Et, dans la description du mécanisme économique que certains d'entre eux nous ont donnée, écartant comme secondaires ces faits qui heurtaient leurs préférences, ils ont maintenu à la base de leurs théories l’hypothèse de la libre concurrence. Seulement, comme l'évolution économique contemporaine multipliait de plus en plus les accrocs et les exceptions au régime de l'individualisme juridique, un fossé grandissant se creusait entre cette théorie économique, édifiée sur des fondements trop étroits, et une réalité qui, de plus en plus, les débordait. Une illustration frappante de l'impuissance de l'économie libérale à enserrer complètement le monde d'aujourd'hui dans les mailles de ses analyses nous est fournie par l'économiste italien M. Pantaleoni, dont l' oeuvre scientifique, en dépit de son éminente valeur, ne nous apporte pas une explication satisfaisante des faits les plus significatifs de la vie économique contemporaine, parce qu'un parti pris passionné d'individualisme est venu fausser sa vision (2e part., chap. III).

Pour ce qui est de la méthode, il semble qu'une science économique soucieuse uniquement de connaître et d'expliquer la réalité doit adopter la méthodologie des autres sciences positives. Tandis que le raisonnement et la déduction, à partir de notions philosophiques, morales ou de simple bon sens, sont naturellement à leur place dans une doctrine qui s'applique à construire un système idéal, le travail proprement scientifique, en économie politique comme en physique, en chimie, en biologie, doit prendre comme point de départ l'observation, comme point d'arrivée la confrontation avec les faits. Il est vrai que, pour repousser l'application de cette méthode positive aux sciences sociales, beaucoup d'économistes ont objecté qu'en raison de la complexité extrême des faits sociaux, et de l'impossibilité de l'expérimentation, une étude directe du réel traité par les procédés d'induction baconienne ne permettrait pas d'en dégager les lois. Mais cette objection nous paraît pouvoir être écartée, et le conflit des méthodes, par là même, pouvoir être résolu en faveur de la méthode positive, si, jugeant l'arbre à ses fruits, on confronte les résultats obtenus à l'aide de l'une et de l'autre méthode au cours des cinquante dernières années. Cette confrontation, pour être tout à fait décisive, impliquerait que l'on dressât un tableau de l'évolution de la théorie économique dans le monde, de 1870 à l'heure actuelle. À défaut de ce tableau, on trouvera ici (2e part., chap. 1er), une rapide esquisse de l'état actuel de la science économique en France. Nous avons été amené à borner cette étude à notre pays, pour des raisons qui tiennent aux conditions dans lesquelles elle a été écrite, et que nous indiquerons par la suite. Assurément, s'agissant de la science, qui doit être, et qui est, effectivement, de plus en plus internationale, une telle limitation a quelque chose d'un peu arbitraire. Pour les doctrines sociales où se reflètent les tempéraments et les passions, il n'est pas rare que le cadre national soit parfaitement approprié et que, d'un pays à l'autre, une même tendance générale se traduise par des doctrines assez notablement distinctes. En matière scientifique, les diversités nationales sont beaucoup moindres, et il nous paraît qu'il y a quelque artifice à distinguer, par exemple, pour la théorie de la valeur et des prix, une école française et une école anglaise (2e part., chap. II). Il n'en reste pas moins que la psychologie nationale, même là, peut laisser une empreinte qui donne aux théories des économistes d'une nation donnée une certaine unité d’esprit. Nous nous sommes efforcé de rechercher en quoi pouvait consister cette unité. Mais cela ne nous a pas voilé les graves divergences qui, à bien des égards et sur bien des points, subsistent entre les économistes français. En ce qui nous concerne, quels que soient l'originalité et l'intérêt d'oeuvres comme celle de Ch. Bodin ou de Ch. Turgeon, nous estimons que ceux qui, comme

Ch. Rist, A. Aftalion, F. Simiand, circonscrivent très précisément l'objet de leurs recherches, et y appliquent les ressources modernes de la technique statistique, font faire en définitive à la science un progrès plus sensible.

Fragmentaires par définition, ces contributions positives de la science économique française récente, comme celles obtenues par la même méthode à l'étranger, ne sont pas assez étendues encore pour se rejoindre en une synthèse. Peut-être, toutefois, peut-on d'ores et déjà apercevoir dans le lointain les grandes lignes de l’édifice. Nous sommes porté à penser, -contrairement à ce que s'imaginent souvent les adeptes de la méthode positive, - que la science économique reconstruite par leur patient labeur ne sera pas radicalement différente de celle que les classiques, dans un effort hardi de déduction, avaient élaborée. Quand, dans la seconde moitié du XIXe siècle, sous les coups conjugués du socialisme, de l'historisme, du nationalisme, le corps des théories classiques a paru chanceler, on a pu croire que le relativisme économique allait triompher sans réserve. Aujourd'hui, avec plus de recul, nous comprenons qu'il y a dans la vie économique à la fois du permanent et du variable, et que la vérité est dans une conciliation de l'esprit classique, qui s'attachait à découvrir les relations constantes entre les faits, et de l'esprit historique, qui met l'accent sur leurs diversités dans le temps et l'espace. Il en sera sans doute de même quand, plus tard, on pourra apprécier avec sérénité les travaux des économistes statisticiens, comme F. Simiand, on anti-classiques, comme B. Nogaro. Leurs analyses s'intégreront utilement dans le corps des théories traditionnelles et néo-classiques. Elles les compléteront heureusement. Elles corrigeront ce qu'il y avait chez leurs prédécesseurs de trop rigide, d'insuffisamment psychologique ou sociologique. Nous ne pensons pas qu'elles en détruisent l'essentiel.

On aperçoit sans doute maintenant l'intérêt que présente une séparation très nette entre la science économique et les doctrines sociales. Grâce à elle, les doctrines apparaissent sous leur vrai jour. Leur substratum profond s'éclaire. On peut mesurer leurs perspectives de succès avec plus de chance de ne pas être démenti par les événements. Et la science, à l'abri désormais des conflits d'intérêts et des déformations passionnelles, offre un terrain où peuvent se rencontrer les travailleurs de bonne volonté, à quelque classe qu'ils appartiennent, de quelque point de 1'horizon politique ou social qu'ils viennent, sous la seule condition qu'ils laissent à la porte leurs préférences philosophiques, religieuses, sentimentales, et qu'ils acceptent de se plier aux exigences rigoureuses d’une discipline scientifique [2].


[1] Cf. G. PIROU, Georges Sorel, Etudes sur le devenir social, vol. XXII, Rivière, 1927.

[2] « ...Comme je pensais que j'avais adopté mes idées politiques et philosophiques non point parce que je les trouvais justes, mais parce que je les trouvais agréables, je m'épargnai assez vite l'effort de me les justifier (notamment par ces longues enquêtes auprès de l'histoire ou de la nature). D'où ce double avantage que, d'une part, j’eus de mes idées une jouissance bien moins tourmentée et bien plus immédiate ; et que, d'autre part, regardant l'histoire et la nature sans y chercher la justification de mes idées (puisque je les aimais sans cela), je les regardai bien plus librement. » (Julien BENDA, Mon premier testament, p. 53-114.)


Retour à l'oeuvre de l'auteur: Gaëtan Pirou. Dernière mise à jour de cette page le jeudi 26 avril 2007 14:57
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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