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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Naissance de la tragédie (1872)
Préface de la traductrice, mai 1940


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Friedrich Nietzsche (1872), Naissance de la tragédie. Paris: Éditions Gallimard, 1949. Traduction: Geneviève Bianquis, Dijon, Mai 40.

Préface de la traductrice

Geneviève Bianquis.

Dijon, mai 1940.

La Naissance de la Tragédie est l'éclatant début d'un grand écrivain. C'est un de ces livres inclassables dont la littérature allemande est si riche : ils sont sa force et sa faiblesse. Un jeune helléniste de vingt-six ans s'attaque à l'un des problèmes les plus délicats, les plus controversés de la philologie grecque, l'origine de la tragédie. Et dès le titre il proclame qu’elle est fille- ou s?ur - de la musique, née en tout cas d'un même esprit : Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik. Or qu'est-ce que l'esprit de la musique pour un schopenhauérien, sinon la voix même du vouloir universel diffus dans tous les êtres, la clameur qui monte de l'unité primitive dont les individus se sont détachés et émancipés, par l'effet d'une faute métaphysique initiale, qu'ils expieront sans doute par la mort, mais d'abord par l'invincible nostalgie du retour à l'union totale, à l'Un indivis, au néant? Cet « esprit de la musique » dont les manifestations nous touchent sans l'intermédiaire de l'intelligence et nous communiquent, par contagion directe des transports ineffables de joie, d'extase ou de douleur, c'est ce que Nietzsche appelle aussi l'esprit dionysiaque, l'esprit des mystères, tout l'irrationnel capiteux, délirant, équivoque dont l'âme grecque a été gorgée sous l'influence des religions mystiques et sensuelles venues de l'orient. Alors que dans la tragédie grecque telle qu’elle nous a été transmise, nous admirons surtout une des oeuvres les plus parfaites de la raison lucide et d'une sagesse qui sait dominer les passions les plus fauves et les malheurs les plus inouïs, Nietzsche est plus sensible à l'atmosphère de menace et de mystère, au lyrisme pessimiste des choeurs, aux lamentations sur des héros persécutés et vaincus, sur la misère et l'horreur de l'humaine condition. Et derrière les textes transmis par la tradition il suppose une musique pathétique, des danses délirantes, une mise en scène - terrifiante tout ce qui lui permet de se représenter la tragédie grecque comme « l’?uvre d'art intégrale », le grand opéra idéal, l'opéra wagnérien avant la lettre, en quelque sorte. Certes la part d’Apollon, dieu des formes harmonieuses et de l'eurythmie, dieu de la lumière intellectuelle et de la norme juste, est grande dans la tragédie,- elle est dominante dans les textes qui seuls nous ont été conservés. Mais l’initiateur du drame et son unique héros, sous des masques divers, c'est Dionysos souffrant et lacéré, c'est le dieu des mystères de la vie et de la mort et des éternelles renaissances, celui dont la passion symbolise justement le martyre de l'unité primitive déchirée, divisée contre elle-même, puis reconstituée dans les ténèbres orphiques où s'accomplissent les morts individuelles, mais d'où resurgit, à jamais jeune et vivace, la vie universelle.

Telle est, selon Nietzsche, l'atmosphère musicale et métaphysique de la tragédie, dont nous ne pouvons plus nous faire qu'une idée assez pâle, puisque nous n'en avons plus que le squelette abstrait, le dialogue, alors que la musique, la rythmique, l'orchestique grecque nous sont devenus à jamais inaccessibles Le rôle d'Apollon consiste à peupler l'abîme du néant ouvert sous nos pas, à l'aide de formes individuelles qui en fixant sur elles et sur leur destin notre attention méditative détachent de nous l'émotion,, en brisent, la pointe la plus dangereuse, et par le pouvoir des images donnent à la douleur et à l'horreur auxquelles nous risquerions de succomber une détente bienvenue, un soulage-ment efficace. Qu'est-ce, après tout, que cette pensée sinon une théorie du divertissement tragique qui, en nous intéressant à des héros extérieurs à nous-mêmes, apaise en nous le vouloir, endort le désir, calme la douleur? Ainsi la tragédie selon Nietzsche naît de la réconciliation des deux divinités adverses. Une vision plastique éternellement calme se dégage de l'océan musical passionnément agité. L'arc-en-ciel brille sur les eaux tumultueuses et une paix surnaturelle envahit les cœurs. Telle est la véritable « sérénité grecque », une sérénité conquise sur les terreurs sans nom, une victoire toujours précaire et sans cesse remise en question. C'est une sérénité à base de pessimisme. Elle dit oui à la vie, mais elle dit sans illusion - ou au contraire dans l'illusion totale, quand s'empare de la foule accourue aux jeux solennels l'esprit même qui anime le chœur chantant et dansant, forme stylisée des cortèges bachiques qui se répandaient au printemps dans la campagne grecque, en proie à d'étranges délires, revenus à un état de nature quasi animal, où s'abolissaient entre les êtres les différences, les interdictions, les barrières.

Le temps et la science ont apporté quelques correctifs à la théorie de Nietzsche, par la distinction qu'il a fallu introduire entre le dithyrambe rustique et populaire (satyrique) et le dithyrambe grave ou funèbre, véritable origine de la tragédie, à ce qu'il semble .


Il est évident que la brillante construction de Nietzsche est fondée surtout sur son sentiment propre du tragique et sur la métaphysique schopenhauérienne qu’il s’est assimilée. Mais Schopenhauer pensait que l’effet de la tragédie est de fortifier en nous la résolution de mourir . Nietzsche au contraire, discerne dans l’ivresse tragique un défi héroïque aux puissances de mort,une résolution d’affronter la vie dans sa totalité et jusque dans ses pires catastrophes. D’autre part, Andler a dit dans son grand ouvrage tout ce que l'auteur de La Naissance de la Tragédie doit à ses devanciers hellénistes de tradition romantique, comme F. Schlegel et F. Creuzer ; hellénistes de tradition goethéenne, comme Otfried Müller et Anselm Feuerbach; folkloristes plus récents, comme F.-G. Welcker et J.-J. Bachofen; Jacob Burckhardt enfin, pour l'idée même qu'il s'est faite de la vie grecque, de la rivalité des cités, de la concurrence passionnée des factions, des personnalités, des génies. Il nous suffira de renvoyer le lecteur à cette savante analyse. Ce qui nous intéresse ici, c'est plutôt la part personnelle de Nietzsche dans ce manifeste juvénile. Elle demeurera étonnamment stable et pareille à elle-même, à travers l'ondulation superficielle du système. Nietzsche lui-même a signalé la persistance de l'idée dionysiaque dans son Zarathoustra. Et les derniers chapitres du Wille zur Macht devaient porter pour titre ces deux mots : Dionysos philosophos.

Ce qui apparaît au premier plan, c'est un sentiment pessimiste et tragique de la vie, de ses conflits, de ses désastres et le besoin du sursaut par lequel on s'en rendra maître. Ce sursaut n’est pas encore défini ainsi qu’il le sera plus tard, comme une forme de l’énergie dominatrice, de la volonté de puissance. Il consiste plutôt dans une évasion au monde de l'art et de la contemplation esthétique, dans l'anéantissement provisoire que procurent la séduction des images, l'ivresse des sons et la fièvre contagieuse des rythmes. Ce que Nietzsche pensera toujours, sauf pendant un court intermède rationaliste au milieu de sa carrière, c'est que le monde du désir, de la volonté et de la passion nous initie plus profondément à la réalité et à la vie que le monde de la clarté logique et du rationalisme socratique. Pour lui la mort de la tragédie grecque a commencé du jour où Euripide lui a inoculé le poison des idées et le virus de la discussion rationnelle. Il croit saisir entre Euripide et Socrate on ne sait quelle connivence dans l’optimisme logique et la sérénité alexandrine, singulier grief, mais que Nietzsche maintiendra, grossissant d’ouvrage en ouvrage son dossier d’accusation contre le maître de la dialectique et le père de la raison moderne .N’hésitons pas à dire que, ce faisant, il est l’homme de son pays et de son temps, le fils de cette Allemagne qu’une pente invincible ramène toujours au culte de l’irrationnel et de la vitalité ; le fils de ce XIXe siècle qui ,au rebours du XVIIIe, a accusé les différence entre les hommes et les nations. On ne sera donc pas surpris de voir Nietzsche affirmer qu’il existe un sentiment germanique de la nature, un pessimisme germanique, une pensée germanique qui naît de la musique et non de la réflexion ou de l’expérience . La tragédie grecque, née de la musique, étant à son gré la forme d’art la plus parfaite qui soit, ne pourra donc renaître qu’en Allemagne. Cette renaissance musicale est visible dans le drame musical wagnérien.

Nietzsche, on le sait, n'a pu longtemps s'en tenir à cette dernière position. Bientôt il devait renier le maître auquel il avait adressé coup sur coup deux hymnes d'enthousiasme lyrique : La Naissance de la Tragédie et Richard Wagner à Bayreuth. Peu importe ici les motifs de son désenchantement. Quand il écrit La Naissance de la Tragédie il est encore sous le charme, de la prodigieuse rencontre, des espoirs fous qu’elle a suscités en lui. Espoir d’une renaissance de l’art tragique et dyonisiaque en Allemagne, d’un réveil de l’âme allemande et du génie allemand, où l’on verra surgir renouvelé le pouvoir créateur des mythes qui semble endormi à l’époque moderne –mais qui n’est peut-être qu’endormi . De là les appels pathétiques qui traversent les dernières pages, le cri de ralliement des énergies nationales 'autour du maître de Bayreuth, et cette idée que l'Allemagne nouvelle, née de la victoire en 1871, est appelée à prendre la tête des nations européennes en recréant, pour la première fois depuis, I,'effondrement de la civilisation grecque, un monde de beauté mystique et musicale, de poésie tragique et de grandeur.

L'opuscule sur La Naissance de la Tragédie n'était dans l’esprit de Nietzsche qu'un fragment. Il se coordonnait dans sa pensée à un vaste ouvrage sur les Grecs qui n’a jamais été écrit, mais qui aurait tenté de reconstruire dans son ensemble la civilisation grecque intégrale : politique, sociale, philosophique, artistique, humaine.

Le développement sur Socrate devait se raccorder à un tableau des origines de la pensée dont il a subsisté par ailleurs des fragments importants . Certains aspects de la société grecque : la sélection du génie, l’esclavage, la condition des femmes, y auraient été traités dans un esprit qui est déjà celui des théories ultérieures sur la morale des maîtres et la morale des esclaves, l’antiféminisme et l’antidémocratisme nietzschéens .

Ainsi philologie, hellénisme, esthétique musicale et dramatique, wagnérisme militant et nationalisme intellectuel se mêlent dans cet écrit ,pour le scandale des philologues ,pour l’enthousiasme des schopenhauériens et pour la joie des wagnériens .Si jamais Nietzsche a pu se vanter d’être étranger à son époque –unzeitgemäss-ce n’est certes pas dans cet ouvrage qui sous la couleur d’une étude savante apparaît tout gonflé de préoccupations contemporaines et d’intentions de propagande en faveur de la doctrine et de l’œuvre et de la personne de Wagner,comme il doit à Listz sa notion de la musique symphonique : « je reconnais chez les Grecs ,écrit-il,la seule forme de vie qui soit digne d’approbation, et chez Wagner je discerne une tentative sublime entre toutes de la faire renaître à l’intérieur du génie allemand . »

De ces inspirations mêlées est né le seul ouvrage de quelques étendue – outre le Zarathoustra – que Nietzsche ait composé et construit , un ouvrage de jeunesse à coup sûr, qui a l’audace, la chaleur, la flamme, la véhémence des enthousiasmes juvéniles. A cause de cette flamme il est sûr de durer, non, pas dans la science peut-être, qui dans sa marche semble l'avoir dédaigné et dépassé, mais dans l'histoire de la pensée, et de la sensibilité esthétique d'une époque récente encore, à laquelle, nous attachent tant de liens, ou nous opposent tant de réactions divergentes.

Le texte si bref de l'ouvrage s'accompagne dans notre édition d'esquisses et de fragments de la même époque (1870-1871), qui en représentent les états successifs ou les prolongements ébauchés : deux conférences faites à Bâle en janvier et février 1870, sur le Drame musical grec et Socrate et la tragédie, avec des notes complémentaires ; divers plans et fragments provenant de rédactions demeurées à l'état de projet et qui auraient repris avec plus d'ampleur le thème de la tragédie sous le titre de La Tragédie et les esprits libres, ou Origine et fin de la tragédie, ou Musique et tragédie . Nous avons voulu en outre écouter Nietzsche appréciant son oeuvre dans l’essai d'autocritique (1886) et dans deux chapitres du Crépuscule des faux dieux et d’Ecce Homo.

Geneviève Bianquis.

Dijon, mai 1940.


Retour au texte de l'auteur: Lewis Henry Morgan Dernière mise à jour de cette page le vendredi 21 novembre 2008 6:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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