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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Les origines intellectuelles de la Révolution française (1933)
Extrait


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Daniel Mornet (1878-1954), La pensée française au XVIIIe siècle. Paris: La Librairie Armand Colin, Paris, 1926, 220 pages. Collection A. COLIN, n° 81. Une édition numérique réalisée grâce à la générosité de M. Pierre Palpant, retraité et bénévole.

EXTRAIT

LA DIFFUSION DE L’ESPRIT NOUVEAU
LES RÉSISTANCES DE L’OPINION

Faire l’histoire de la pensée d’un siècle, ce n’est pas ou cela ne devrait pas être seulement faire l’histoire de ses hommes de génie, ni même de ses hommes de lettres, ni même de ceux qui prétendent penser. Nous ne sommes jamais sûrs de comprendre les hommes de génie comme ils ont voulu qu’on les comprenne, et nous sommes sûrs de ne pas les comprendre comme les contemporains les ont compris. Surtout dès qu’on cesse de s’enfermer dans la pensée ou l’art pur, dès qu’on descend de l’idée ou de l’émotion esthétique à la vie réelle, à l’histoire, ce qu’il importe de connaître, pour comprendre cette histoire, c’est ce qui est passé de la spéculation ou de l’émotion de quelques-uns dans la vie de tous ou de beaucoup, c’est la diffusion des idées nouvelles. L’histoire de cette diffu­sion n’est faite pour le XVIIIe siècle que sur quelques points. Nous nous proposons de l’ébaucher.

Il y a eu sur bien des points, à travers tout le XVIIIe siècle, des résistances tenaces. Ni l’esprit philoso­phique, ni le goût du sentiment n’ont conquis ou remué d’un seul coup une France bouleversée et dressée contre ses traditions. Il y a d’abord la tradition mondaine qui a agi puissamment sur les mœurs comme sur la littérature. Pour les mondains, c’est-à-dire pour presque tous ceux qui sont « nés » ou qui sont riches, la philosophie ou le sentiment ne sont qu’une mode parmi d’autres modes ; il s’agit simplement de se distraire et de penser ou de sembler penser comme les autres. Et l’on s’attache à bien d’autres distractions. La fameuse « douceur de vivre » n’est pas celle de penser et d’écrire librement ou de suivre les « mouvements de son cœur ». Elle est celle des fêtes de toutes sortes que les châtelains s’ingénient à renouveler et qu’organisent des sortes d’amuseurs à gages, Moncrif, Collé, Carmontelle. C’est le bal de l’Opéra, qui est illustre, où Louis XV et Marie-Antoinette se risquent ; ce sont les « ténèbres » à l’abbaye de Longchamp ; ce sont les promenades où les grandes dames et les courtisanes comparent leurs carrosses et leurs colliers, le Cours la Reine, les Tuileries, les Boulevards ; ce sont les lieux de bavardage et de plaisir, le Palais Royal, le Ranelagh, le Vauxhall, les foires ; ce sont les soupers où certains tiennent à peu près table ouverte et convient tous ceux qui savent amuser.

Ce sont surtout les modes qui se succèdent, s’imposent et s’évanouissent dans une sorte de tourbillon, les talons hauts ou les talons bas, les perruques monstrueuses des dames ou leurs paniers démesurés, la vogue du « parfilage » ou celle des pantins, le rhinocéros ou l’éléphant, les sociétés joyeuses de la Calotte ou des Lanturlus. Ce sont surtout ces engouements de la fin du siècle où survit et s’exaspère le passé le moins raisonnable et l’esprit le moins philosophique. Dans ce « siècle de la raison » et parmi le mépris de tant de préjugés, on n’a jamais cessé d’être superstitieux avec délices. Les livres de magie, de sorcellerie et d’alchimie, les secrets pour évoquer le diable et commander à la nature sont encore nombreux. Il y a bien des gens pour croire, comme le M. d’Astarac de La Rôtisserie de la Reine Pédauque, aux Ondines et aux Salamandres. On édite ou réédite Le Grand ou Le Petit Albert et dix autres traités cabalistiques, jusqu’à la fin du siècle. Et toute cette diablerie, un peu désuète malgré tout, devient soudain illustre avec les jongleries et les mystères du comte de Saint-Germain, de Cagliostro, de Saint-Martin et de Mesmer. Des bateleurs comme Saint-Germain et Cagliostro font croire souvent aux plus graves qu’ils commandent aux puissances de la vie et de la mort et qu’ils sont eux-mêmes éternels. Le baquet de Mesmer n’a pas moins de disciples que la philosophie de Voltaire et celle de Jean-Jacques Rousseau. La fin du siècle voit s’épanouir la crédulité et l’illuminisme tout autant que l’esprit critique ou la religion du bon sens et celle du cœur.

Quand on s’éloigne de Paris et qu’on s’informe de la noblesse provinciale ; quand on quitte le grand monde et qu’on va chez les médiocres ou petits bourgeois, on n’y trouve ni Le Grand Albert ni Cagliostro ou Mesmer. Mais on y voit durer fortement toutes les croyances et les traditions du passé. Au château des Talleyrand en Périgord, à celui des Montbarey en Auvergne, dans les salons aristocratiques de Poitiers, on s’amuse à danser, à souper et à jouer, comme depuis toujours ; ou bien l’on vit avec gravité et l’on n’a de curiosité ni pour Voltaire ni pour Rousseau. Il y a par centaines des châteaux et des salons qui leur ressemblent, où l’on aime, sans raisonner, son roi, son curé, son église. On les aime plus fortement encore dans la bourgeoisie. Les grandes distractions, et pour ainsi dire les seules, ce sont les processions où toute la ville se rassemble, ce sont les entrées de gouverneurs, les passages de prin­ces, d’évêques, et parfois du roi. Nous connaissons assez bien cette moyenne et petite bourgeoisie. Sans parler des autres documents, dans une centaine de mémoires, journaux, livres de raison, des avocats, notaires, commerçants, voire fermiers ont noté les événements et parfois les impressions essentielles de leur vie. Ils ne font jamais ou presque de politique. Il n’y a guère d’exception que pour le renvoi par Louis XV des Parlements qui touche aux privilèges locaux et qui parfois les émeut. Parmi toutes les misères ou les heureuses fortunes qu’ils relatent, il n’est presque jamais question des « abus », des « privilèges », des « libertés nécessaires ». Un Malebaysse note que pour voir l’éléphant il faut payer vingt-quatre sous aux premières et douze aux deuxièmes ; et il lui faut trois fois moins de mots, sans un seul commentaire, pour la mort de Louis XV. Un Leprince d’Ardenay au Mans, un Cavillier à Boulogne, un professeur de l’Université de Dijon sont des gens instruits et même curieux. Ils lisent, s’assemblent, discutent. Ils ne disent pas un mot de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de l’Encyclopédie, des querelles politiques et religieuses. Seguin, avocat au parlement de Lyon, raconte gravement que le cardinal de Tencin a eu un commerce incestueux avec sa sœur, et qu’il en a eu un fils « appelé le sieur d’Ardinberg ». C’est tout ce qu’il sait du directeur de l’Encyclopédie. Et la plupart en savent encore moins.

Dans ces âmes fidèles au passé, la religion, une religion stricte et confiante, tient évidemment une place essentielle. L’incrédulité fait des progrès sournois, puis rapides, que nous suivrons. Mais elle n’est longtemps qu’une menace. Même dans la haute noblesse il y a des piétés ferventes et des âmes mystiques, le marquis de Castellane, la princesse de Montbarey, le duc de Croy, le duc de Penthièvre et vingt autres. En province la religion a souvent gardé son influence profonde. Montgaillard se plaint de n’avoir trouvé dans les châteaux du Lauraguais que des catéchismes. Le comte d’Allonville est persuadé que Voltaire vit des diables avant de mourir. Les bourgeois ne se piquent pas de penser plus philosophiquement que leurs seigneurs. Un très grand nombre de familles suivent leur religion avec une scrupuleuse piété, celle de Mme Vigée le Brun, celle de Frenilly, celle de Carnot, celle de Joubert, etc. François Gilbert fait régulièrement son examen de conscience. Gauthier de Brécy déteste les « philosophes impies ». Tamisier, ancien quincaillier, n’est pas un ignorant. Il achète des livres, mais ce sont des livres contre les philosophes ; il fait partie de six confréries pieuses. Duminy occupe ses loisirs à transcrire trente-trois noëls, la vie de Sainte-Marie l’Égyptienne et celle du bienheureux Père dom Robert Mauvielle. Les contemporains qui traversent ces milieux provinciaux constatent, à l’ordinaire, que l’esprit nouveau n’y a pas soufflé. A Autun, on va régulièrement à la messe, aux vêpres, aux proces­sions. A Doué, près d’Angers, tout le monde assiste non seulement à la messe, mais aux vêpres. Il en est de même à Valence, dans toute la Provence. A la veille de la Révolution c’est encore par le nombre des communiants qu’on compte les habitants d’une paroisse.

Ce n’est pas seulement la piété qui reste ce qu’elle était, c’est toute la vie. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on vit très souvent comme avaient vécu les aïeux, d’une vie humble, réglée, sans ambitions, sans curiosité. Même dans les familles aisées on prend ses repas dans la cuisine ; les robes et habits de noces se transmettent de génération en génération ; l’usage défend aux femmes de notaires, chirurgiens, marchands de porter des fontan­ges ou falbalas de couleurs vives. Les plaisirs sont des goûters dans les jardins, et, en hiver, parfois, au cabaret. On travaille dans la cuisine. « Deux feux dans une maison bourgeoise, dit le Troyen Grosley, étaient alors un luxe inconnu ». A Autun, les femmes filent la laine et font tous les ans une pièce d’étoffe pour habiller le père, la mère, les enfants, quand les enfants ne portent pas, vaguement ajustés, les vieux habits des parents. Partout on retrouve « le train du bon vieux temps ».

Jusqu’à la Révolution, dans la masse des classes moyennes, les traditions gardent donc des forces. Et pourtant ce n’est déjà plus toutes leurs forces. Même en province, même chez de petites gens, on sent que, peu à peu, des mœurs nouvelles ruinent les mœurs anciennes. Des salons riches aux « salles » des petits bourgeois, de Paris à la plus lointaine province se répand le goût du luxe, du divertissement, du jeu, de la comédie. A Troyes, c’est « une révolution » dans les mœurs publiques. A Autun, depuis la tenue des États de Bourgogne en 1763, c’est « une rage de luxe ». A Saint-Antonin, à Grasse, on continue les « veillées » où l’on trie le marc de raisin ; mais on commence à y joindre les bals et un jeu coûteux. Partout on s’évertue à organiser des bals, des concerts, des théâtres de société. A Thouars, il y a « une ignorance parfaite de l’histoire et de la littérature ». Mais non pas du bel air, car on y trouve des concerts, des soirées dansantes et même du « persiflage ». Les bourgeois commencent à croire qu’ils « ont de l’esprit ». C’était le chemin pour aller à la « philosophie ».

Retour au livre de l'auteur: Jacques Bainville, historien Dernière mise à jour de cette page le mercredi 15 novembre 2006 8:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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