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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La conquête économique.Tome I: Les forces essentielles (1939)
Introduction


Une édition numérique réalisée à partir de livre d'Édouard Montpetit (1881-1954), La conquête économique. Tome I: Les forces essentielles (1939). Montréal: Bernard Valiquette, 1939, 293 pp. Une édition numérique en voie de réalisation par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.
Introduction


C'était en 1910, le 20 septembre: l'École des Hautes Études commerciales ouvrait ses portes en tremblant. Quel accueil lui ferait-on? Elle répondait à des espoirs que le commerce avait exprimés et qu'avait comblés l'État provincial. Au fond, elle heurtait. Elle allait avoir à vaincre des préjugés que ses professeurs, dans leur naïve conviction, ignoraient, mais que la réalité révélerait bientôt.

Je donnai la première leçon dans la seule salle qui fût à peu près achevée et à laquelle on accédait par un escalier dont l'armature n'était pas encore recouverte de l'ardoise que, depuis, une génération d'élèves n'est pas parvenue à user.

Ils étaient vingt-et-un ou vingt-deux les jeunes gens braves et convaincus qui formaient mon auditoire. Tous ont réussi dans des carrières diverses, dont quelques-unes inattendues.

On m'avait confié l'économie politique; du moins l'économie politique était ma "matière principale".

À vrai dire, je m'y étais essayé trois ans plus tôt, alors que l'on m'avait nommé professeur à la Faculté de droit, sans y avoir de titres, car mon bagage – une licence en droit et quelques conférences – était bien mince pour une pareille aventure; mais l'honorable juge Eugène Lafontaine m'avait encouragé de sa bienveillante amitié. J'étais plutôt attiré vers les lettres; pourtant la science économique à laquelle mon père s'était livré, ayant écrit un Catéchisme politique, ne me déplaisait pas. Et j'allais retrouver à Paris le reflet littéraire des événements économiques en suivant, sous la conduite de Charles Brun, l'évolution sociale du roman et du théâtre au dix-neuvième siècle: études perdues, inutilisables dans notre pays où tant d'autres problèmes nous sollicitent, mais passionnantes et dont le souvenir enchante mon regret.

* * *

Enseigner l'économie politique à cette époque, ce n'était pas une tâche facile chez nous. Je n'avais guère de traditions où m'appuyer, car les précurseurs étaient clairsemés. Comment retrouver les articles d'Étienne Parent ou, plutôt, comment lui attribuer des articles non signés? Quant à son Discours, paru en 1878, imprégné de saint-simonisme, il se bornait à des problèmes dépassés depuis longtemps. Les travaux de Léon Gérin étaient ensevelis dans une revue européenne, la Science sociale, et je n'en connus que plus tard la merveilleuse fécondité. Restaient Errol Bouchette, qui poursuivait ses études consacrées à l'indépendance économique du Canada français, et Émile Miller, qui animait notre géographie de préoccupations humaines.

Pas de traités, sauf le Traité classique d'économie politique selon la doctrine de Léon XIII avec applications au Canada, par l'abbé F.-A. Baillargé, professeur de philosophie et d'économie politique au Collège de Joliette. C'est un manuel dialogué qui comporte de nombreuses citations fort éclectiques; on y trouve, avec des extraits de l'Encyclique Rerum Novarum, des passages d'économistes plus ou moins libéraux, et tout cela ne fait pas trop mauvais ménage tant il est vrai que le catholicisme social a toujours défendu les libertés fondamentales. Cet ouvrage n'a rien de profond et il n'y vise pas; il se lit rapidement, mais il laisse dans l'esprit des clartés suffisantes.

"Vous êtes plus heureux que nous, me disait Errol Bouchette, vous avez une chaire." Évidemment. Il restait à adapter au Canada français les leçons recueillies en France et à en tirer une discipline. Encore s'il ne se fût agi que d'économie politique! Je devais appliquer la même méthode à d'autres cours dont on m'avait chargé pour justifier mon traitement de professeur de carrière: les finances publiques, la politique commerciale, la statistique, le droit public, et même les éléments du droit civil, du droit commercial et du droit industriel, toutes choses plus ou moins nouvelles chez nous; et mener ces travaux de front avec ceux que m'imposait une sorte de vie publique conduite en dehors de la politique. Que de paroles!

Que de nuits y ont passé! Je ne regrette pas ces heures données à des études dont l'ensemble constituait une culture générale et dont je profitais le premier; mais, pour gagner une assez maigre existence, nous exercions – car je n'étais pas le seul – un métier de maître Jacques qui nous tenait rivés, trente heures par semaine, à une tâche de pionniers.

Il me fallait d'abord des livres: la bibliothèque c'est notre laboratoire à nous – avec la vie courante. J'en avais transporté une dans une quinzaine de caisses, profitant d'une disposition de la loi qui considérait ce bagage comme settler's effects. Je rentrais dans mon pays comme un colon. Cette bibliothèque m'était, ainsi que disent les architectes, des matériaux à pied d'œuvre. Pourtant, je constatai dès mon retour que nous n'étions pas dépourvus de livres sur l'économie politique: il y avait à la Bibliothèque Saint-Sulpice une série de volumes, mais anciens; et, à la Bibliothèque du Barreau, des oeuvres plus modernes.

Tout cela formait un fond suffisant. Pour le reste, j'entends pour les ouvrages courants, si nécessaires à l'étude de l'actualité, et dont certains étaient consacrés au Canada, nous étions quelques-uns à les faire venir de France et nous les échangions, ayant convenu de ne pas commander les mêmes, autant que possible, afin de former à plusieurs une bibliothèque variée.

C'était un commencement. Mais, comme disait un prêtre de l'Université Laval de Québec: "Des principes ! Ma bibliothèque en est pleine". Il s'agissait de les faire servir.

De faits inconnus ou imprécis, tirer une discipline! C'est là que la tâche était neuve. Je dis bien, de faits inconnus, car nous possédions peu de documents. Ou, du moins, nous ne savions pas où les trouver. J'apporte ce correctif en me rappelant la phrase d'Albert Métin qui venait de publier sa Colombie Britannique: "J'ai voulu vous prouver que vous avez tout ce qu'il faut, au Canada, pour écrire des livres." Sans doute, puisqu'il avait écrit le sien; mais les pièces sur l'ensemble de la vie économique et sur ses répercussions sociales n'étaient pas riches.

Les relevés manquaient. La statistique était étriquée, déroutante, dressée dans le désordre. J'ai gardé un souvenir particulièrement pénible des chiffres sur le commerce extérieur, surtout des statistiques douanières, à peu près inextricables. Des questions restaient en suspens, faute de données: l'annuité successorale, le revenu national, la fortune privée, le stock monétaire, le capital, les richesses naturelles. Les aspects sociaux de la vie économique, syndicats, grèves, accidents, coopératives, étaient à peine indiqués. Et quelle pagaye! Les ministères, occupés de leurs propres statistiques, sans plus, se cantonnaient dans la routine. Aucune coordination non plus entre l'administration fédérale, les provinces et les municipalités: impossible d'établir des comparaisons à l'intérieur du pays et, à plus forte raison, avec l'étranger. N'importe! Nous avions le feu sacré et l'espoir que cela s'arrangerait à mesure que l'on mettrait de l'ordre dans la maison. C'est ce qui est arrivé. Quel progrès depuis vingt ans! J'envie ceux qui n'ont qu'à utiliser pour leur enseignement les données que les offices de statistique mettent aujourd'hui à leur disposition avec un luxe de tableaux et de graphiques dont nous n'eussions même pas rêvé.

Je faisais servir tant bien que mal à mon enseignement les leçons que j'avais reçues à l'École libre des Sciences politiques et au Collège des Sciences sociales de Paris, car je voulais que mes rudiments de doctrine fussent d'inspiration française. Charles Gide avait alors – et cela continue –une grande vogue en Amérique et à l'Université McGill en particulier, en raison de la clarté de ses exposés, de sa méthode et du ton presque bonhomme de son enseignement; peut-être aussi parce qu'il s'était séparé de l'École libérale pour plaider, en économique, la cause de l'humanité. C'est donc sur l’œuvre de Gide et les notes recueillies au cours d'Alfred de Foville que j'amorçai ma tentative. Quant aux problèmes sociaux imprégnés de morale, j'essayais de les trancher avec l'aide de M. Garriguet, prêtre de Saint-Sulpice, dont j'avais recherché l'orientation dès ma sortie du collège, et qui me protégeait sur les terrains glissants. Ses livres sont un peu oubliés: je n'en connais guère qui les aient remplacés.

Je me repliais enfin sur l'observation et je dégageais les rouages essentiels de notre régime économique, en m'aidant de quelques travaux comme La Colonisation de la Nouvelle-France, d'Émile Salone, Le Canada économique au XXe siècle, de De Wavrin, et de livres plus anciens, Le Canada à l'Exposition de Paris (1855), de Taché, et Canadian Economics, ouvrage publié en 1881. Je n'évoque pas sans émotion ce mince rayon de bibliothèque qui a illuminé l'angoisse de mes premières recherches. Quelques conclusions se précisaient: la richesse du sol et du sous-sol (nous soupçonnions l'élan prochain de l'industrie minière), la valeur de la main-d'œuvre, l'appoint que donnerait une organisation rationnelle du travail, le capital fondé sur l'épargne, et surtout, l'impérieuse nécessité de s'intéresser à l'aspect économique de la question nationale.

Pour moi, c'était le point capital, et ce l'est encore.

* * *

Mais comment prêcher l'éveil économique sans prendre le parti de la richesse? Ce fut un beau tapage sur la Colline inspirée. S'enrichir, quelle dangereuse doctrine! N'avions-nous pas, contre l'opulence des autres, dressé depuis toujours l'intelligence? Contre l'enseignement pratique, les disciplines inestimables de la culture classique? Et, contre le matérialisme, la pauvreté vengeresse d'un idéalisme miteux? "Nous ne sommes pas riches, a coutume de dire un de mes amis, mais nous sommes ben fins." Je pense en souriant à l'article d'un journaliste de Québec qui étouffait mes audaces au berceau. Je l'ai cherché; je ne l'ai plus. Tant pis. Il m'opposait la parole de l'Évangile: "Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche de gagner le Royaume du ciel." Tout y était, y compris le soupçon d'incrédulité qu'il convenait de laisser planer sur un frais émoulu d'Europe, comme on désignait ceux qui, revenus de Paris, appliquaient à leur pays une science joyeusement acquise, et pensée nationalement.

Je répondais en expliquant le sens du mot richesse, source de tout le mal. On retrouvera cette préoccupation, qui paraît puérile aujourd'hui, dans les pages consacrées à la définition de l'économie politique: il ne s'agissait pas de la richesse en soi, ni de la richesse individuelle, mais de la richesse-service, puissance collective pour le bien. Est-il indifférent que nos oeuvres périclitent; que nos institutions sombrent dans la faillite ou se déconcertent dans la pauvreté; que nous renoncions à l'espoir d'être nous-mêmes, de nous protéger, de grandir, de tenir le rang où l'esprit nous invite? Tout cela, faute d'avoir compris ce qu'est la richesse économique. Ah! Si les autres s'en privaient; si, sur cette terre d'abondance, nous étions tous épris de mesure ou de médiocrité; tous, les Anglo-Saxons, les Israélites et nous; mais, habitués de la défaite, nous sommes dépassés. Nous ne prenons pas conscience de notre force, parce que nous en ignorons les sources; et nous sommes réduits, dans le vieux sens colonial du mot, sous l'empire des voisins. La silencieuse stupeur qui accueillit le livre de Victor Barbeau, Mesure de notre taille, en dit long, ainsi que tous les silences, et prouve à quel point nous avons, comme toujours, subi l'amère leçon de notre infériorité. Nos progrès sont lents et précaires; et, parfois, on se demande s'il ne faut pas se faire à l'idée d'un recul.

On aperçoit, dans notre histoire, au-dessus du cultivateur et de l'ouvrier, un groupe d'élite qui se fait et se refait sans durer; on distingue à peine des industries que déjà elles sont inféodées: tous les trente ans, nous recensons nos pertes. Comment avoir une économie qui nous soit propre si les leviers d'argent sont manœuvrés par d'autres? En tout cas, nous ne la constituerons que si nous en projetons la vision, fût-ce dans l'avenir ou le rêve.

Même dans ce champ restreint, je rencontrais des objections. J'avais écrit dans un article de revue: "On pose le problème économique; on le pose comme un blasphème, mais on le pose tout de même." Transposition de vocabulaire plus ou moins heureuse; naturellement, le mot sauta à la correction. Je ne le regrette pas, mais ce trait traduit l'état des esprits à cette époque. L'accord n'était pas facile. L'aspect matériel de notre problème national paraissait accessoire. – Aspect accessoire si l'on veut, m'écriais-je, mais aspect tout de même d'une question plus considérable. La puissance économique amoindrit-elle nécessairement l'esprit? Je faisais valoir Taine et, avec lui, l'exemple des pays qui ont grandi par l'intelligence et l'art en même temps qu'ils se sont enrichis. Je ne voulais d'ailleurs pas que les préoccupations d'ordre matériel occupassent la première place; je les tenais pour secondaires dans le plan national et je ne voyais que leur valeur pour notre défense et notre rayonnement.

Ce fut assez long. On admettait mon raisonnement, mais je sentais toujours une résistance. Aujourd'hui, le préjugé – c'est peut-être un mot trop fort – est tombé. La logique a triomphé même chez ceux qui demandaient à réfléchir. J'applaudis, on le pense bien, à la déclaration si nette, si consolante aussi, de M. l'abbé Lionel Groulx:

"S'il est vrai, se dit-on, que les aspirations morales d'un peuple doivent passer avant toute chose, il est aussi vrai, dans notre monde renversé, que les forces économiques et les puissances d'argent commandent trop souvent les puissances morales et qu'un peuple n'est vraiment maître de sa vie spirituelle que s'il détient l'entière administration de son patrimoine matériel. Chacun reconnaît là l'orthodoxie parfaite avec laquelle se pose toujours le problème. Non, ce n'est pas la richesse pour la richesse qui nous pousse à prêcher la conquête économique. C'est un instinct de défense et une volonté de construction; c'est une doctrine d'ordre latin et chrétien qui incline un peuple à chercher les conditions d'un progrès normal et à faire plus beau le temple de sa pensée."

Et plus loin:

"... Et vous admettez en particulier la nécessité d'un appui matériel à toute vie spirituelle, en d'autres termes, la nécessité d'une certaine indépendance économique pour la conservation de la culture nationale; en outre, cette nécessité, vous la reconnaissez d'autant plus que, de nos jours, l'empire se révèle tout-puissant de l'économique sur la vie politique, sociale, morale, intellectuelle, culturelle d'un peuple; eh bien, du même coup, vous êtes forcés d'admettre qu'il n'y a de peuple et d'État viables, maîtres de leur destinée, que l'État et le peuple maîtres de leur vie économique."

* * *

Admettre l'importance du problème économique, c'est reconnaître la nécessité d'une formation spécialisée en vue de résoudre ce problème. Or la vie économique se déroule dans un milieu donné, dans ce que les Anglais appellent l'environnement.

Il faut donc étudier ce milieu, sa valeur initiale, ses richesses et ses pauvretés qui détermineront notre action. Nous touchons ici aux sciences naturelles et à la géographie. On ne les répandra jamais trop, tant elles apportent de facilités et d'appuis. Elles rapprochent de la réalité, dont nous nous éloignons volontiers par le songe ou la parole.

Elles fourniront à notre activité une raison précise, un champ délimité. Elles nous donneront aussi le sens de l'observation qui nous fait singulièrement défaut. Nous ignorons notre pays, ses beautés, ses caractères, ses promesses. Combien d'arbres, d'arbustes, de plantes, de fleurs, de minerais ou de minéraux, d'animaux sauvages ou domestiques nommerions-nous? Combien de lieux, d'assemblages humains expliquerions-nous? Notre enseignement a vécu longtemps au-delà de la réalité, dans le domaine de l'esprit. Il a été surtout littéraire et philosophique, d’une philosophie livresque, sans contact avec la vie. Cet enseignement, que l'on corrige aujourd'hui avec raison, accentuait nos défauts, développait en nous le goût d'une logique irréelle, l'appétit des mots et des dissertations, la manie de l'éloquence satisfaite d'elle-même et considérée à l'égal d'un acte, en sorte que, quand elle avait parlé, elle nous laissait repus de verbiage, en face d'un adversaire armé de volonté et d'action.

Lorsque nous connaîtrons le territoire, jusque dans les détails de sa physionomie, dans ses traits multiples, nous en apprécierons la valeur: valeur de notre sol, de notre sous-sol, de nos plaines, de nos vallées, de nos montagnes, de nos rivières et de nos lacs, de notre climat, de notre lumière, de notre ciel et de nos nuits–toutes choses qui comptent et se monnayent, même les clairs de lune et les soleils couchants–; lorsque nous apprécierons la valeur de ses "possibilités", comme on dit aujourd'hui, nous toucherons le cadre immense où loger notre activité. Puis, afin de cristalliser nos volontés, nous prendrons conscience de notre groupe ethnique par la philosophie de ses origines et de ses destinées.

Nous réunissons des congrès: en est-il un qui ait défini le Canadien français? Existe-t-il beaucoup de publications – livres, revues ou journaux –qui s’inquiètent de notre caractère et fondent notre avenir sur nos qualités de race? Etre canadien, c'est être attaché à notre territoire; être français, ce n'est pas être attaché à la France, mais c'est accepter de garder sur cette terre l'héritage français. Notre devoir est donc, dès la première heure de l'école, d'exalter notre terre et notre civilisation.

Nous subissons le contact et la poussée de groupes ethniques qui vivent à nos côtés ou qui nous pénètrent. Nous leur emprunterons des moyens d'action, mais à la condition de nous être au préalable fortifiés de nos traditions; de nous être fait un "coffre", c'est-à-dire une psychologie forte, un caractère. Se replier sans cesse sur soi-même, surtout quand la source de vivification s'appauvrit par des circonstances d'espace ou de temps, c'est s'étioler.

Or, comment renforcer nos traditions sans les connaître, sans apprécier les valeurs de civilisation que nous portons en nous et que nous sommes loin, très loin, d'avoir résolument acceptées, vécues, exploitées, que ce soit par ignorance, paresse, incompréhension, ou –ce qui est pis– par crainte, faiblesse ou préjugé. Elles sont précieuses, même dans le domaine économique.

Un "cliché funeste" répète que le Français est inhabile en affaires. Combien de preuves du contraire fournit la France! Je me rappelle avoir conduit un de mes élèves dans un grand magasin de Paris dont le directeur voulait bien nous expliquer le fonctionnement. Mon jeune ami fut ébahi de constater à quel point on y avait poussé le souci de l'organisation pour appliquer cette idée de "service" que l'on croit d'invention américaine. Plus tard, j'eus l'occasion de causer avec le directeur des chemins de fer du Nord: il me prouva que les transports européens sont plus rapides que les nôtres, et que les trains qui vont de Calais à Paris, de Paris à Bruxelles, ou de Paris à Rome sont les plus beaux du monde, selon la formule américaine transposée cette fois en France.

IL ne faudrait tout de même pas s'imaginer que l'on ne vit que dans les débordements de gare où s'exprime New-York; et qu'à Paris, ou dans les villes françaises de moindre grandeur, on renonce à tout confort. Le confort de Paris, ou de villes comme Reims, Strasbourg ou Lille, est un confort moins mécanisé, mais où persistent les subtilités de l'intelligence européenne. Dans un autre ordre d'idées, les ingénieurs démontrent que les formules du béton armé utilisées en France sont les plus sûres qui soient. Compléterai-je ces quelques arguments, ramassés au hasard, en rappelant combien de fois, au cours du XIXe siècle, la France a servi de banquier à Londres? Ce qui compte, c'est que la France est un pays d'agriculteurs, d'artisans et de bourgeois, comme André Siegfried le répète un peu partout depuis des années. Dans ces limites, que j'accepte pour le moment et où nous trouverons une ligne de conduite, nous possédons tout ce qu'il faut de talent et d'énergie (dans le sens de potentiel) pour asseoir et poser notre avenir économique.

Que s'est-il donc passé que nous ayons une sorte de mépris pour les méthodes françaises? Aurions-nous à ce point délaissé nos origines que nous ne sachions plus distinguer ce qu'elles ont de précieux et de vivace? Ou bien, pour parler net, la politique française que nous blâmons nous aurait-elle détournés de la "semence immortelle" réfugiée, elle aussi, dans le sillon d'un refrain? Notre conscience française est une chose plus profonde que les mouvements de surface où s'exerce, en France, le jeu d'opinions auxquelles nous n'avons rien à voir.

L'infériorité française, ce faux truisme que colporte la connivence anglo-saxonne et américaine, est de notre part un singulier aveu d'impuissance. Ainsi, nous n'échapperions au péril français que pour tomber dans le danger yankee? Habitués à ces situations hybrides qui exigent un double sursaut de notre volonté, comprenons que nous n'en sortirons qu'à condition d'affermir notre attitude française.

* * *

La civilisation s'exprime et se transmet par la langue. Les Canadiens français établiront leur solidarité économique en constituant d'abord un groupe homogène et vigoureux, qui pratique l'intégrité de sa langue. Rien ne vaut cette discipline. La langue, même dans les affaires, même dans la tourmente des intérêts matériels, est un atout puissant au service du bien commun. Tant que nous n'aurons pas la fierté de notre langue nous n'aurons pas les autres fiertés.

L'Université se préoccupe de la langue, expression technique; insuffisamment, sans doute, mais elle s'en préoccupe tout de même. Elle refuse au moins d'admettre que l'enseignement de la langue française est l'apanage de l'école primaire et du collège. Qu'elle y ait été poussée par les circonstances, pour suppléer de pénibles insuffisances, il n'importe; elle assume le glorieux fardeau, parce que le français est notre langue maternelle. Simple vérité dont nous sommes loin d'être pénétrés.

J'ai relevé un jour, à l'École des Hautes Études commerciales, sur le tableau noir de la salle où Victor Barbeau donne son cours, ces deux questions d'examen: Troisième préparatoire: "Résumer sous forme de tableau l'histoire littéraire du XVIle siècle". Deuxième préparatoire: "Développer les raisons qui nous commandent de parler français". Les élèves avaient quitté la salle mais, dans la classe vide, les mots "qui nous commandent..." vibraient encore. Ainsi, dans une école de commerce tendue vers la pratique, on s'attache à la langue comme à une force essentielle; on apprend aux jeunes gens à la cultiver et à rester français dans le domaine américanisé de l'économie.

Puisque j'en suis à l'École des Hautes Études, qu'on me permette de raconter une aventure de Léon Lorrain, professeur aussi de français. Il questionnait un élève sur la signification d'un mot, d'un mot courant qui n'offrait pas de difficulté particulière. L'élève l'ignorait. Léon Lorrain lève sur la classe un oeil interrogateur: "Qui parmi vous me dira le sens de ce mot, Messieurs?" Dans le silence gêné, une seule voix frémit, une seule parmi cinquante jeunes hommes ardemment canadiens. Et l'élève exceptionnel définit le mot inquiétant. Du dépit se manifeste tout de même, et quelqu'un s'écrie: "C'est pas étonnant qu'y sache ça, Monsieur, il est Français".– Voilà.

Le français est notre langue maternelle: nous lui devons tous les égards. C'est la voix "du cœur et du foyer", une de nos loyautés et le signe de notre civilisation. Si nous voulons une économie qui soit nôtre, nous ne la réaliserons que dans le respect et le culte de notre langue, qui en deviendra l'expression et la force, c'est-à-dire la raison d'être. Ainsi apparaît la valeur économique du français, et combien nous gagnerions en puissance et en rayonnement à le bien parler. Le négliger, c'est nous résoudre à l'emprise anglaise ou américaine dans tous les domaines. L'anglicisé en est là.

Sachons donc d'abord le français.

Nous avons aussi besoin de l'anglais. je passe sur les raisons qu'on fait valoir d'ordinaire: être pratique, réussir en affaires, voyager.

Je revois, dans le décor royal de La Malbaie, quelques hommes de ma génération qui ne s'étaient guère rencontrés depuis l'Université et que les hasards d'une villégiature réunissaient autour d'une table hospitalière. Bien que dispersés par des occupations diverses, combien de pensées communes l'expérience avait cristallisées en eux! L'un, devenu juge, fit au dessert – moment où notre verbe ancestral s'épanouit en discours, propos ou anecdotes, comme les fleurs sous l'appareil cinématographique –un vigoureux plaidoyer en faveur de la connaissance de l'anglais: l'école manquait gravement à son devoir; elle nous lançait dans la vie sans armes contre l'adversaire; l'homme fait, promu à une situation, rencontrait mille difficultés que l'ignorance de la langue anglaise dressait devant lui; il se sentait brimé, impuissant, condamné d'avance aux besognes serviles. Au bout de la table avait pris place un homme dont la carrière s'était affermie dans les affaires. Nous le savions pratique, assez sceptique sur l'avenir de notre civilisation française, très lié de surcroît avec les Anglo-Saxons qui respectaient son honorabilité et recouraient à sa compétence. Quelle ne fût pas ma stupeur de l'entendre affirmer, avec une chaleur dont il était peu coutumier, que l'anglais ne nous est pas nécessaire à ce point et qu'il comprenait mal notre insistance: "Si nous consentions, disait-il, à nous connaître, à nous comprendre, à nous unir, à prendre conscience de nos forces; si nous nous adressions à nos avocats, à nos médecins, à nos ingénieurs, à nos commerçants, nous formerions un groupe prêt à collaborer à la grandeur du Canada parce qu'il trouverait en lui-même les éléments d'une vie économique."

Je n'en disconviens pas. J'imagine toutefois que ce propos paraîtra excessif à plusieurs, et sans doute auront-ils raison, mais il n'est pas mauvais d'indiquer ce qu'il comporte de promesses. Il pose, de toute manière, la question de l'anglais.

Nous mettrons-nous d'accord sur cette question au-delà du chauvinisme et de l'anglophobie, sentiments fort naturels de notre part? Il faut savoir l'anglais, à moins qu'on ne préfère vivre dans une tour d'ivoire dont on se contenterait de surveiller les tons. Apprenons l'anglais, mais parlons-le mal, aurait dit Mgr Laflèche. C'est une solution, assez plaisante à notre esprit frondeur. Quelque attitude que l'on prenne, on admet en définitive que des rudiments d'anglais nous sont, à tout le moins, nécessaires et que nous n'avons pas le droit de laisser végéter nos enfants faute de savoir cette langue, car les anglophones repoussent les nôtres qui l'ignorent quand ils accueillent ceux qui n'entendent qu'elle.

Je reconnais les avantages et les joies d'une double culture. Des peuples remarquables par leur activité économique – les Belges et les Suisses, à qui l'on joindrait les Italiens et même les Allemands et les Russes – emploient plusieurs langues et nous louons volontiers leur facilité. Nous nous flattons de notre bilinguisme comme d'une supériorité et nous blâmons le Canadien anglais de se montrer réfractaire au français quand son congénère de Londres le prise au point de le parler fort joliment.

Si nous mettons de l'orgueil à parler deux langues, il nous faut, pour que l'argument porte juste, les savoir bien toutes deux, les apprendre. C'est doubler notre effort, épouser deux civilisations. Dans tous les pays, les programmes scolaires imposent l'étude d'une ou de deux langues étrangères, mais on n'y apporte pas partout le même zèle. J'imagine, sans en avoir cherché la preuve, que dans beaucoup d'endroits les langues secondes restent secondaires. Après les contractions de l'examen, rien ne vibre plus. Les circonstances nous obligent à plus de vigilance: nous avons besoin de l'anglais pour réussir, au moins dans certains milieux, pour expliquer nos attitudes et justifier nos méthodes. Avons-nous, par exemple, à définir notre enseignement pour en marquer le mérite, à faire valoir nos apports à la vie canadienne, c'est en anglais que nous serons entendus par nos compatriotes de descendance anglo-saxonne. Dans les Chambres fédérales, nous n'avons guère d'autre instrument de persuasion et la conduite des affaires est à ce prix. Inégalité coutumière en ce pays où nous avons, pour lutter, emprunté jusqu'aux moyens de l'adversaire.

Dès lors, prenons-en notre parti et, puisque nous y sommes contraints, sachons tirer de l'anglais une discipline. Demandons-lui de nous enrichir d'une culture. Consentons à l'apprendre intelligemment, à le raisonner, à le juger, à percer le mot jusqu'à l'idée, pour le comparer avec exactitude à celui qui lui correspond en français, afin qu'il serve à aviver chez nous le souci de l'expression et, en définitive, à défendre notre parler.

Des distinctions s'imposent d'ailleurs. Au paysan, j'appliquerais volontiers la formule de Mgr Laflèche: quelques mots et le sourire lui conviennent, le touriste ne lui demande pas autre chose et il serait sot de lui offrir davantage. Sa richesse et son charme, c'est d'être "différent". Le travailleur, mêlé à la vie de l'usine ou à la ruée des grandes villes, ne saurait se priver d'un gagne-pain par un manque dont on prendra prétexte pour l'éliminer.

Après une profession de foi en faveur de la langue française, le rédacteur du Monde ouvrier, dans un article intitulé "L'anglais est-il nécessaire?" oppose à ceux qui rejettent cette langue dont l'usage serait un "aplatissement devant l'étranger" des revendications qui mettent à vif les intérêts de l'ouvrier livré aux concurrences des villes: "Nous aimons la langue française tout autant, peut-être mieux que celui qui a écrit cet article, dit le rédacteur du Monde ouvrier, mais nous réalisons en même temps que nous, ouvriers de langue française, sommes exposés à travailler un jour ou l'autre pour un patron et avec d'autres ouvriers de langue anglaise, tout comme nous réalisons que nous ne formons qu'une minorité sur le sol canadien et que rien ne permet d'entrevoir qu'un jour viendra où cette minorité se changera en majorité. Mais, même alors, il serait de notre intérêt, sinon de notre devoir, de nous familiariser avec les deux langues. Tous ceux qui ont quelque expérience de la vie et sont obligés de gagner le pain de leur famille savent que les meilleures positions, dans une ville cosmopolite comme la métropole du Canada, vont à ceux qui parlent couramment les deux langues et que, dans la plupart des cas, un ouvrier qui ne connaît pas l'anglais a bien plus de difficulté à faire son chemin. Au lieu de condamner l'étude de la langue anglaise, nous estimons qu'au moins dans la province de Québec le programme scolaire doit imposer l'étude des deux langues simultanément."

Quelle que soit la solution acceptée en ce qui concerne l'année du cours primaire où l'anglais apparaît au programme, ce qui regarde les spécialistes, deux principes me paraissent essentiels: apprendre d'abord la langue maternelle et bien l'apprendre, ce qui n'est pas toujours notre fait; rechercher ensuite dans l'anglais l'appoint d'une langue enseignée en fonction du français.

Au lieu d'ânonner une suite de phrases amorphes et de les traduire en chapelet, pourquoi ne pas raisonner sur un texte vivant, tiré de l'actualité, d'un livre ou d'un journal de la veille, et projeté sur le tableau noir. Mr. X is leaving for Quebec to-night, tournure passive, propre à l'anglais et à laquelle le français oppose la franche tournure active: M. X part pour Quebec ce soir. On soulignera la différence des prépositions, pierre d'achoppement. Je pars à Lyon, disait Émile Faguet, est un provincialisme de Paris. I met him on the train: bon exercice, qui dépasse les cats, les pencils, et les hats qu'on a ou qu'on n'a pas, et qui permet de signaler l'ineffable il me l'a introduit sur le train. Car il faut faire de l'anglais un instrument de culture française, par le rapprochement des mots, des tournures, de la syntaxe surtout, et même des idées. Pratiqué ainsi avec intérêt sinon avec amour il sera mis au service de notre langue maternelle. Il a emprunté beaucoup au latin et au français; il a multiplié son vocabulaire, gardé des sons archaïques, ignoré des évolutions. Quel exercice de linguistique si on ajoute à ces emprunts le fonds qui distingue l'anglais et le garde!

Pourquoi ne pas apprécier cette langue telle qu'elle est, puisque nous avons à la fréquenter? Elle ouvre la voie vers la psychologie du peuple qu'elle exprime. Nous touchons ici à notre problème canadien: tout est dans tout. Je propose que, d'une étude jusqu'ici fastidieuse, on fasse la source de nouvelles clartés. Le purisme c'est cela, au moins pour nous qui vivons dans l'ambiance anglo-américaine. Comment savoir si un tour est anglais quand on ne connaît pas les deux langues? Nous touchons à ce qu'il y a d'héroïque dans notre résistance. Quels efforts, quelle surveillance, quelle diversité elle nous impose; et quel travail sur nous-mêmes, au point que l'on se demande si c'est la tâche qui est surhumaine ou notre volonté qui est insuffisante.

L'anglais, poursuivi jusque dans ses nuances, nous aidera donc aussi à défendre notre langue. Nous y trouverons une occasion de plus de bannir l'à peu près qui nous ronge; connaissant l'anglicisme, nous le fuirons. Aujourd'hui, l'anglais gagne sur le français par suite des traductions incorrectes qui s'incrustent. Les mots qui se ressemblent, qui ont la même physionomie, la même origine sont de "faux amis". À la faveur d'un air de famille, ils se glissent dans notre vocabulaire et le contaminent. N'ai-je pas entendu des hommes qui se piquent d'appartenir à l'élite défendre le mot "application". Enfin, disaient-ils, il est dans le dictionnaire! Eh oui, mais avec une acception différente. C'est ainsi que, par ignorance de l'anglais, par méconnaissance des verbes et des prépositions, on en arrive à dire avec tranquillité: "L'orateur a adressé l'assemblée". Quand on ne va pas jusqu'à des phrases comme celle-ci, dont je garantis l'authenticité: "C'est ma gear qu'est dérinchée, ca fait domper la drop."

Ajouterai-je que l'anglais véritable n'est pas la langue appauvrie, congestionnée d'américanismes, qui, trop souvent, répand autour de nous ses sons nasillards et coupés, mais une chose saine, une nourriture de l'esprit et, pour nous, une victoire possible plutôt qu'une servitude.

Ces arguments ne valent pas pour l'enfant du peuple, mais seulement pour l'élite? Je n'en crois rien. Faut-il attendre d'être sorti de l'école primaire pour séparer le bon du mauvais génie? À quoi sert alors l'école primaire? La langue offrirait-elle plus de difficultés que la religion, dont les vérités profondes illuminent déjà le cerveau de l'enfant? Ces distinctions consacrent malheureusement les classes sociales et les opposent, quand elles ne couvrent pas un manque d'imagination, d'intelligence ou d'énergie. Je veux bien qu'il y ait des degrés, mais ils n'ont rien de commun avec la méthode, qui reste la même. Pour l'élite, à laquelle on doit donner à tous l'ambition d'appartenir, elle aura le temps d'approfondir les données premières et de chercher dans la pratique de l'anglais cet élément de comparaison dont j'ai parlé, et qui fortifiera en elle le souci et le goût de la langue maternelle.

Et puis, il s'agit surtout d'éveiller la curiosité, de rendre présente la réalité de chacune des deux langues et de faire comprendre que, dans le bon sens du mot, ces réalités sont ennemies. Voila l'essentiel. Le reste viendra sous l'aiguillon de la vie et au hasard de l'existence. La plupart de ceux que j'ai interrogés sur leur connaissance de l'anglais m'ont répondu qu'ils l'avaient appris d'un camarade, en jouant. Cet anglais-là, le plus souvent mauvais, est précieux et néfaste; il aide à se débrouiller, mais il s'incruste tel qu'il est. La curiosité invitera à l'enrichir en même temps que le français, pourvu qu'on ne perde pas la volonté d'apprendre qui est la vraie fécondité de l'école et son inestimable conseil.

* * *

Tout proche de la langue, l'art manifeste, par la beauté, le même génie, la même civilisation. Paul Anger demandait un jour à l'Université de rééduquer le sens esthétique de notre population. Il avait raison. L'Université a été longtemps seule, dans le désert de nos laideurs, à prêcher l'art. Puis on a fondé l'École des beaux-arts, dont l'influence se précise avec bonheur. Un collège classique - il n'est peut-être pas le seul - a inscrit l'histoire de l'art au programme de la classe de philosophie. L'art est même enseigné à l'école primaire mais, comme la langue, il se brise aux résistances d'un milieu insouciant.

L'art serait pour nous une discipline, tout aussi bien que la langue, et la source de toute une vie économique si nous consentions à reconnaître sa puissance, à admettre qu'il est, pour des Français comme nous, un foyer de rayonnement et une force d'une singulière résistance. Par l'architecture, la sculpture, la musique, le théâtre, le cinéma, les arts décoratifs, quelles métamorphoses nous ferions subir à notre groupe, malheureusement satisfait de boursouflure et d'à peu près.

Ce progrès ne tient qu'à nous, il est à portée de notre main. Mussolini a sans doute rénové l'Italie, mais il a reconstitué Rome.

Une association d'un caractère économique, la Chambre de Commerce des Jeunes, a réveillé l'idée, si lente à prendre corps, d'une salle de spectacle et de concert qui, dressée au milieu de notre métropole, rallierait l'esprit français, ferait le point du progrès où nous engager résolument pour nous débarrasser de l'emprise étrangère qui nous tue à grand feu. Quel regain pour notre population! Je songe à Paul Adam et à Jules Romains, qui ont poursuivi les conséquences heureuses de faits en apparence anodins -une inscription sur un mur, le passage d'un cirque - sur l'âme collective d'un groupe jusque-là amorphe et passif.

Autour de cette salle, tout un peuple s'exalterait, tout un monde s'agiterait: musiciens, artistes, auteurs, marchands, artisans; et la foule enfin secouée, reprise de vitalité profonde, échapperait à la déplorable manie qui lui fait voir une rénovation dans la moindre exubérance américaine. Que faisons-nous de notre âme française, de notre cœur français, de notre sourire français? À condition de nous retrouver, de plonger jusqu'au fond de nous-mêmes, d'obéir à ce que nous sommes, tout l'avenir que cette transformation promet à notre civilisation, nous le posséderons. Voilà comment, au lieu de rester les esclaves de la pensée des autres, nous deviendrons maîtres du Canada français, d'un État français, bâti, buriné par nous.

Si Mussolini a refait Rome, ce fut à l'aide d'une doctrine. Sur certains points, nous sommes plus anglicisés qu'américanisés. Nous prenons des airs pour gourmander le sens pratique des Anglais, qui n'est pas fait pour nous, mais nous nous hâtons de singer les Anglais dans ce qu'ils nous offrent de plus douteux: l'empirisme. L'empirisme va très bien aux Anglo-Saxons, qui sont gens de métier, à qui l'on apprend dès le bas âge les secrets du métier d'Anglais. Car les Anglais pratiquent - et admirablement - le métier d'Anglais. Ils y sont dressés, et depuis si longtemps qu'ils y réussiraient d'instinct. Nous en venons, par la contagion de l'exemple, par un esprit d'imitation qui est une dangereuse faiblesse, une infériorité avouée, acceptée, à priser la pratique à l'égal d'une réussite et à mépriser la théorie.

Or, comme nous n'avons pas le sens pratique développé - ce serait d'ailleurs nous déformer que de l'accueillir à l'état pur comme il existe chez l'Anglo-Saxon - nous copions nos voisins et, sans nous en rendre compte, nous nous anglicisons par ce nouveau côté. Be practical devient un commandement de haut ton qui tient lieu de pensée, qui exempte de pensée, et qui est contraire à notre nature parce que nous sommes essentiellement des êtres de logique et de pensée.

Je ne repousse pas, bien entendu, le sens pratique; ce serait une ânerie. Je le prise, au contraire, et je déplore que nous ne l'ayons pas davantage; mais, comme il n'est pas inné chez nous, j'estime que c'est par la pensée, par la réflexion, que nous y atteindrons. En d'autres termes, ce n'est pas à l'action de nous subjuguer, mais à la pensée de dominer en nous, de provoquer, de subjuguer l'action. Autrement, nous cessons d'être français et nous devenons anglais. En définitive, par notre route à nous, nous aboutirons au même point, et c'est ce qui importe. Par cette différence fondamentale, nous garderons nos traits en les adaptant au milieu.

Prenons le domaine des affaires. Le Français y réussit, nous le savons. Y apporte-t-il moins de détermination? C'est douteux. Il y met moins d'aplomb peut-être; moins de brutalité, à coup sûr, c'est-à-dire moins de ploc, comme disent les Anglo-Saxons. Il pèse, il mûrit, il raisonne; mais, une fois sa décision prise, il agit dans le sens de sa pensée. Simple nuance, qui préserve pourtant son génie propre. Il lui faut la pensée et il a besoin d'un plan. Ce n'est pas un être en qui l'action tient lieu d'esprit. Il s'installe dans la théorie, il en a besoin. S'il n'agissait pas selon un plan, il ne serait plus français, mais déjà anglo-saxon. On déplore en France aujourd'hui cette poussée vers le pratique, vers les procédés rapides, vers la manière américaine de brûler la vie. Ce n'est pas français de déjeuner à la vapeur, de se déhancher au mouvement d'une musique nègre, de déformer la langue par des oppositions de substantifs assemblés dans leur nudité étrangère. Que viennent faire, à Paris, France Hotel ou Joseph Bar? Il n'y a donc pas d'autres mots qui signifient la même chose et restent parisiens? Le vieux génie, l'admirable sens populaire qui a fait bicyclette et redingote, qui a trouvé vadrouille et engendré bricoler, est-il donc épuisé qu'il faille emprunter au voisin des mots qui ne disent rien à l'oreille? Que veut-on qui naisse de cet adultère?

Notre grande erreur est de mépriser la théorie sous prétexte d'être pratiques, de nous mettre à l'école des affaires. Encore, si ce n'était que cela! Les affaires sont une excellente école, et j'ai connu des hommes qui, sans la théorie, ont fourni une remarquable carrière. Ils se sont "formés eux-mêmes", comme ils disent, et l'on écoute avec émotion le récit de leur dure expérience, acquise à force de contrainte et de temps. Ces réussites exigent du caractère et une rare patience. Cela, qui était possible autrefois, l'est moins à notre époque de concurrence. L'école aujourd'hui, par sa leçon répétée, supplée à ce long sacrifice des premières années, elle est ouverte sur la vie et elle donne aux jeunes gens qu'elle forme l'habitude de la route. Et si l'individu arrive encore à réussir seul, par son application et sa persévérance (théorie anglaise), un peuple, à moins qu'il ne soit pas individualiste et qu'il se livre d'instinct au team-work, doit établir un plan d'action, c'est-à-dire une politique. La pratique est d'ailleurs le fondement de la théorie, qui est la pratique évoluée en théorie.

La théorie est partout, même les mathématiques dans l'épanouissement de la musique. Dès la première page de Sentiments et Coutumes, André Maurois transcrit cette pensée d'Auguste Comte: "Il faut rapprocher la sagesse théorique de l'admirable sagesse pratique." Voila la vérité. Il ne me déplaît même pas qu'Auguste Comte qualifie d'admirable la sagesse pratique et se contente, théoricien, de poser la sagesse de la théorie sans la marquer davantage. La pratique, en d'autres termes, cristallise en théorie et celle-ci constitue le capital intellectuel de l'humanité, par le même procédé de réserve où s'accumule le capital matériel. Il n'y a pas de différence, de ce point de vue, entre un port de mer bordé de docks, muni d'appareils et d'outils, et une bibliothèque meublée de livres où, au moindre contact, l'esprit frémit.

Tant que nous n'aurons pas reconnu cette vérité, que nous n'aurons pas pratiqué la théorie ou, si l'on me passe cette expression, théorisé la pratique, nous continuerons, sous le regard amusé ou indifférent de nos concurrents, à nous interroger sur notre avenir économique.

* * *

Puisque j'y suis, je voudrais liquider la querelle de la théorie. Cette querelle existe depuis trop longtemps et nous fait du mal. On dit avec commisération: "C'est un théoricien", et avec éloge: "C'est un homme pratique". La première phrase cache un blâme; la seconde sanctionne une supériorité. Débat vain, et dangereux par le germe de division qu'il entretient.

Pratique et théorie sont liées dans le cours des siècles, même dans le cours d'une vie humaine. La théorie ne rejette ni la vie ni l'expérience; elle les sollicite toutes deux, elle les absorbe et les utilise, même le rêve dont Valéry a montré l'obscure germination. Combien de rêves ont, en définitive, illuminé les grandes oeuvres!

Dans le domaine économique, on distingue le travail d'exécution, de direction et d'invention. Les trois présupposent la théorie, c'est-à-dire l'apprentissage.

Le travail d'exécution revient à l'artisan ou à l'ouvrier: c'est le métier, que Charles Péguy a exalté comme "l'honneur du travail". Longtemps l'artisan fut seul à produire, même à bâtir. On doit à sa patience, à son habileté, à ses soins, les chefs-d’œuvre de l'antiquité, du moyen âge, des temps modernes, de la longue époque où la machine n'avait pas encore atrophié le geste de l'homme; car c'est des mains de l'homme, directement, que les cathédrales et les châteaux ont surgi, aussi bien que les reliquaires et les bijoux qui témoignent, après des siècles, de l'opus francigenum.

On croirait, à première vue, que le travail manuel n'exige plus, de nos jours, autant de connaissances ni d'application. Sans doute, l'apprentissage est-il plus rapide, presque brutal en certains cas; mais on distingue le simple manœuvre de l'ouvrier qualifié, c'est-à-dire, instruit du métier. Le régime Taylor applique au travail d'usine le principe de la rationalisation des tâches qui commande deux mouvements: l'étude préalable de l'attitude et l'exécution, dans les limites d'un plan optimum, sous une surveillance hiérarchisée. Le travail manuel dans l'usine moderne, malgré la machine ou à cause même de la machine, n'a plus rien d'empirique; il est une théorie en action, une théorie qui a décuplé son rendement. Dans une grande entreprise, aux ateliers de Ford ou dans les aciéries du type américain, la tâche unanime s'assouplit à un vaste rouage d'horlogerie.

Le travail de direction ou d'administration est la clef de voûte de l'entreprise. Il domine, ordonne l'exécution et applique à l'ensemble de l'usine l'attention que l'ouvrier porte à sa tâche particulière: la machine que le chef dirige et surveille englobe les forces mécaniques et les disciplines humaines qui assurent la production. Sans cette pensée en éveil, l'entreprise risquerait de s'attarder dans la routine ou de sombrer; par cette volonté de tous les instants, elle se renouvelle et progresse.

Homme pratique aux yeux du public, l'exploitant d'une usine est un théoricien que l'expérience a formé. Voyez-le à l’œuvre. Il commande avec prudence; même ses audaces, il les a pensées et pesées; il porte en soi le sort de son oeuvre; son inquiétude est sans cesse aux prises avec l'événement; il dirige, en obéissant lui-même à des principes durement acquis. S'il a été formé à la conduite des affaires dans une école, il accepte comme une discipline complémentaire les exigences de la pratique; il serait bien sot de croire à sa supériorité parce qu'il a fait des études spécialisées: il a encore à apprendre la vie, à se frotter à l'expérience, mais il acquiert celle-ci d'autant plus vite que la théorie dont il est nourri est elle-même un tissu d'expérience. Car sur quoi se constitue l'enseignement sinon sur le passé?

L'enseignement qui ne se réchauffe pas au contact de la vie devient livresque: même brillant, ne jettera-t-il pas les hommes dans les nuages, n'en fera-t-il pas des rêveurs ne vivant que par l'esprit, des bâtisseurs de systèmes qui crouleront au premier contact de la réalité? Qu'on relise un livre qui marque une date dans la littérature du XIXe siècle, le Disciple, de Paul Bourget, si l'on tient à réfléchir sur le désarroi, sur le désastre même auquel aboutit la logique faussée par le rêve, ou la logique même d'un rêve que la réalité ne corrige pas.

L'évolution de la vie économique nous impose donc de former des chefs. La science qui transmet le secret des chefs s'est bâtie au cours des temps; résultat aussi de l'expérience, elle est devenue théorie. Elle est nécessaire au succès de notre groupe ethnique comme une source aux plus grands fleuves. Nous manquons de chefs, de compétences. Et d'autant plus que notre adversaire dans la lutte économique est un empirique déjà puissant par son caractère et sa richesse et que nous, êtres de logique, nous avons besoin d'une pensée qui ordonne notre travail et le détermine. Nous sommes dans la voie du progrès. Nos écoles, organisées ou solidifiées par sir Lomer Gouin, fournissent des spécialistes pour le commerce, l'industrie ou l'agriculture; et nous donnent ainsi, à côté des professions libérales auxquelles nous nous sommes si longtemps livrés, l'élite spécialisée que réclamait Léon Gérin.

Le travail d'invention résulte de la recherche qui a joué un si grand rôle dans l'économie du XIXe siècle. La science a passé du laboratoire à l'usine: Même les Américains, les plus pratiques des hommes, associent l'usine à l'école. Sans doute notre époque a été témoin de merveilleuses découvertes, dont quelques-unes seulement furent le fait du hasard; les autres sont sorties de la recherche organisée et celle-ci est devenue un rouage de l'usine; on l'applique à toutes les productions, depuis l'agriculture jusqu'à l'industrie la plus développée. La découverte et la recherche distinguent le savant du vulgarisateur. Le savant livre la théorie à l'état pur. "Le vrai savant, écrit Lucien Romier, se reconnaît au lyrisme que trahit sa parole, malgré lui, si timide ou maladroite qu'en soit la forme, dès qu'il parle librement de l'objet de ses recherches. La science froide existe qui reflète une connaissance aux rayons plus ou moins étendus: elle n'a qu'une parenté lointaine avec la vraie science, celle qui se penche, non sur un catalogue de données acquises, mais sur une découverte à faire. La vraie science est une passion. De notre temps, la recherche scientifique attire aisément, par le grand nombre des disciplines et des laboratoires de toute spécialité, ceux que, dès leur jeunesse, un certain élan de l'esprit porte vers la nature. Ainsi beaucoup de poètes nés, et peut-être les plus grands, mais qui n'écrivent point de vers, sont réfugiés aujourd'hui dans les sciences, alors que le sens direct de la nature disparaît peu à peu de nos oeuvres littéraires."

Ces mots relient l'invention à la vision poétique qui pénétré le rapport des choses et reconstitue le monde sur un plan nouveau. Je parlais tout à l'heure de rêve: l'inventeur rêve de réalité. En imagination, il bâtit son oeuvre, il la voit, il l'installe. Et non seulement l'écrivain ou le peintre, le sculpteur ou le romancier (que de fois n'a-t-on pas redit le mot de Racine à propos d'une de ses oeuvres: "je n'ai plus qu'à l'écrire"), mais l'architecte, l'ingénieur, le promoteur d'une entreprise. Tous ils ont un plan, ils bâtissent en théorie, en pensée, avant que le travail des autres ne projette leur idée sur l'horizon du réel. C'est l'histoire des grands producteurs américains qui, leur entreprise amorcée, ont d'ailleurs, pour qu'elle pût grandir, appelé la science à la rescousse.

Pourquoi ces vérités courantes ne s'appliqueraient-elles pas au plan national? Nous évoquons la vie nationale sans en avoir une idée nette, quand une discipline résultant d'une doctrine se traduirait dans une volonté commune.

Les deux mots qui nous désignent, le mot canadien et le mot français, définis et analysés, nous orienteraient. Je le répète: pour nous, être canadiens, c'est nous rattacher à notre terre et à notre histoire; être français, c'est vivre une tradition. Les deux importent.

La doctrine nationale jaillira de l'histoire et du territoire, de la terre et des morts.

De l'histoire. Non d'une histoire bardée de dates, lardée de batailles ou de coups d'État, mais d'une histoire vivante. L'événement historique, c'est l'ossature, le point de départ d'un enrichissement, d'une philosophie. L'histoire vivante moule la personnalité, forme les traits, comme une chair. Elle relate les mouvements du peuple qui s'installe et fonde la nation, faite de générations successives. Mon père, A.-N. Montpetit, a évoqué ces générations superposées dans le cimetière de Saint-Timothée, depuis les premiers colons couchés entre des planches brutes, que le temps a rongées, jusqu'aux paysans cossus, presque des bourgeois, enveloppés de leurs riches cercueils. La paroisse se poursuit ainsi dans la terre, et les ossements des anciens y font la poussière où leurs fils viennent dormir à leur tour.

Le peuple évolue aussi dans un milieu dont l'action s'exerce dans le temps. À quoi arriverons-nous si nous ne prenons pas contact avec notre territoire? La théorie - ou la doctrine, comme on voudra - nous dicte d'abord d'être des réalistes, pour connaître et pour aimer à force de connaissance notre terre, pour former notre esprit aux réalités et corriger notre idéalisme qui se nourrit volontiers d'éloquence.

Le mot "français", que nous gardons, pose aussi une querelle vieille de nos quelques cents ans de vie. Déjà chez Bougainville, elle est de la minute où des Français sont nés au Canada. On la retrouve d'ailleurs en Afrique et, sans doute, dans toutes les colonies où se constitue une nation autochtone.

Cette querelle, que des événements ont envenimée, il faudrait la liquider une fois pour toutes. Nous ne sommes pas des Français de France et la politique française, envers laquelle nous restons libres de toutes nos pensées, ne nous touche pas, politiquement. Encore est-ce trop tranché. La politique d'expansion française: placement des capitaux, rayonnement du génie français sous toutes ses formes, ne nous laisse pas indifférents. Mais nous tenons à la liberté de notre amitié et de nos mouvements. Cela dit, accordons-nous. Qu'entendons-nous par conserver nos traditions françaises? Il semble que ce soit la tradition classique. Soit. Mais cette tradition, il ne suffit pas de l'enseigner plus ou moins, il faut l'appliquer et la vivre. La vivre "à la canadienne", c'est-à-dire l'adapter à notre milieu, à nos mœurs, à nos pensées et à nos désirs.

Nous avons là un héritage à porter sans doute. Seule garantie de notre vie, il entraîne des responsabilités. Cet héritage, qu'en avons-nous fait? N'est-il pas amoindri? Pour en juger, observons-en les signes extérieurs: la langue et l'art. Notre langue a-t-elle vraiment gardé cette pureté savoureuse que les voyageurs se croient obligés de signaler? Notre art est-il à ce point resté français qu'on le distingue aussitôt? Rapprochons une phrase comme celle-ci, détachée de la radio parmi tant d'autres: Il y aura un spécial en coton, de l'aspect sans nom, bâtard, que nous offrent certaines rues de Montréal ou d'autres lieux, et imaginons l'impression d'un Français. Il reste que notre résistance est admirable, notre durée miraculeuse, notre volonté dangereuse, dans le sens nietzschéen du mot; mais que, sans une doctrine, sans le guide d'une pensée, c'est-à-dire d'une sorte de théorie, le danger nous envahira sûrement, par la vie si puissante, si pénétrante, qui nous vient du foyer américain.

La théorie, c'est ici l'enseignement généralisé, nationalisé. Longue route à parcourir. C'est demander beaucoup à l'école, mais c'est notre seul moyen. Nous avons notre avenir entre les mains. La Constitution nous laisse libres dans ce domaine. L'État français est en germe dans l'école.

* * *


Il nous faut une doctrine.

Je ne suis malheureusement pas de ceux qui peuvent la formuler. Il y a quelques années, lorsque j'ai publié Pour une doctrine, mon titre n'était qu'un appel et la critique a justement remarqué que j'apportais des bribes au lieu d'un ensemble. Je préconisais une doctrine qui serait une pensée directrice, si nécessaire pour des esprits français, une doctrine qui inspirerait notre politique et en ferait une politique positive et constructive, non une politique attardée à des luttes faciles.

Notre vie économique va seule, au gré des manœuvres et des intérêts individuels. Nos institutions devraient s'en préoccuper, dégager ses ressorts profonds, organiser ses rouages. Pas d'économie dirigée, mais une ferme volonté de rénovation par la conscience de nos forces que l'école révélera. Prenons, au surplus, les hommes comme ils sont, plutôt que de les refaire par des mesures artificielles, sachons ce dont nous sommes capables, l'immense richesse que nous tenons de nos origines et que nous portons en nous. L'avenir se moulera sur ces caractères spontanés.

Car il ne s'agit pas de copier tel pays qu'on nous donne en exemple, comme si nous n'en avions pas assez de rester nous-mêmes; mais de diriger notre population vers l'aspect économique du problème national. L'agriculture mise à part - et encore! - nous nous sommes occupés trop peu de nos intérêts matériels, vivant comme si nous devions subir toujours l'asservissement de la pauvreté. Par bonheur, un réveil se produit; il est lent, malhabile, plutôt sentimental, mais il signale une force qui prend conscience de soi. Deux choses y aideront puissamment, deux initiatives dont on n'aperçoit pas tout de suite la fécondité et qui, elles aussi, se précisent: la connaissance de nous-mêmes et du pays où nous vivons; le recours à l'association, dont nous n'abuserons jamais. Dirigeons l'école de ce côté, avec fermeté. Ceux qui vivront dans cinquante ans verront le résultat.

Notre vie économique prendra forme à mesure que nous apprécierons ceux de ses éléments qui nous sont propres et dont, par conséquent, nous pouvons disposer. Elle n'ira plus au petit bonheur. On la confierait avec avantage, comme on a commencé de faire, à une sorte de Conseil de recherches, qui établirait et classerait nos richesses et placerait en pleine lumière l'ensemble du domaine promis à notre activité. Nous n'avons pas tiré profit de notre terre pleine de promesses, en fertilité, en minéraux, en puissance hydraulique. La seule certitude de ces biens, et l'espoir de trésors enfouis dans les régions encore inexplorées de notre royaume, grand comme deux fois la France et davantage, exercera déjà sur nous une influence psychologique, en avivant le sens d'une propriété, resté vague à ce point que nous n'avons pas senti la main étrangère refermée sur elle.

Cette mesure établie, notre volonté ordonnera l'exploitation de la nature, première source de notre indépendance économique. Dire que nous n'y avons pas songé serait ridicule, comme il serait injuste de négliger les travaux que nous avons poursuivis en vue d'un progrès que l'exemple des autres nous suggérait et que nous-mêmes avons sollicité; mais il reste beaucoup à faire pour nous installer en maîtres sur notre territoire.

Des livres comme ceux de Raoul Blanchard, les études du docteur Georges Maheu et d'autres fervents du sol, nous font toucher ce que serait notre agriculture si, dépassant l'économie familiale, nous entendions les conseils de la science pour nous prêter à la coopération et régler nos marchés. C'est la formule heureuse où le Danemark a puisé sa rénovation. Sa population dépasse à peine celle de notre province et son territoire, à côté du nôtre, est minuscule. C'est une presqu'île aux calmes horizons que l'on traverse rapidement avec un plaisir parfait; un pays sans forces hydrauliques et sans mines; un champ clos que de délicieuses maisons meublent agréablement. Cependant, le Danemark frappé par l'essor et l'intensité de sa vie économique. Son secret est simple: il s'est instruit avec résolution, et il a compris et disséminé l'idée de coopération. Quel succès! Le pays, grâce à son agriculture spécialisée, de pauvre qu'il était, presque en danger de périr, est devenu conquérant; ses produits inondent le marché anglais, et sa fortune, même sous les brumes du nord, a un reflet tentant.

Dans l'industrie, nos besoins nous guident pour le moment; et nous nous limitons à la petite et à la moyenne exploitation. Nous avons un marché de trois millions de personnes, qui se logent, s'alimentent et s'habillent. Aussi bien avons-nous songé à satisfaire ces besoins premiers. Notre taille, pour reprendre le mot de Victor Barbeau, ne se mesure pas bien haut, si on la compare, mais elle a pris corps. Par malheur, nos entreprises ne durent pas; elles cèdent à la deuxième génération ou s'abandonnent à plus puissant qu'elles.

Nous ne manquons pas de capital au point que nous croyons, si le capital est l'instrument de la production ou, encore, la richesse accumulée pour produire. Cette richesse, quand on en suppute le total, ne laisse pas d'être imposante; elle s'élevé à plusieurs milliards. Une partie se place d'ailleurs, s'emploie, mais, le plus souvent au service des autres. Il serait intéressant de connaître le montant de notre épargne annuelle, édifiant de savoir où elle se dirige. Quand pratiquerons-nous la solidarité de l'argent, bâtisseur comme l'esprit qu'il sert? Cette puissance, que féconderait le crédit, nous l'avons, nous n'avons pas à l'emprunter au voisin. Pourquoi, d'autre part, les capitaux de France ne se joignent-ils pas davantage aux nôtres? Pourquoi prennent-ils, comme les nôtres, le parti de l'étranger ou du concurrent plutôt que d'accentuer notre résistance en profitant de notre "potentiel"de fidélité? Contrainte par le souci de l'Angleterre, hypnotisée par les chances sud-américaines, l'épargne française ignore la terre où l'invite sa figure toujours vivante.

Ne sommes-nous pas coupables de la même faute envers nos frères? Le Français, où qu'il soit, en France ou hors de France, est décidément un être étrange, d'un individualisme incurable. Qui affirmerait que les Canadiens français s'intéressent à leurs congénères de l'Acadie ou des États-Unis? Ils ont pour eux une pensée émue, voire fraternelle, en certaines occasions, au cours de congrès ou de missions; mais le feu que l'esprit entretient est vite oublié et il suffit à notre conscience qu'il couve sous la cendre du souvenir. Et qui prétendrait que nous nous souvenons de nous-mêmes, ce qui est bien le comble de l'insouciance? L'industrie qui nous profiterait le mieux, notre grande industrie toute trouvée, le tourisme, ne dépend que de notre fidélité, de notre vraie fidélité à nos origines et à nos traditions. Malheureusement, ces traditions nous les exaltons et nous les ignorons à la fois; de plus en plus, elles tiennent dans des mots, de moins en moins, elles résistent aux événements. Nous mourons glorieusement.

Dans le commerce s'énonce aujourd'hui la théorie de l'achat chez les nôtres qui prend forme de commandement.

L'Église apprend que l'homme a des devoirs et des droits. Nous comprenons et nous respectons ces enseignements dont nous sommes pétris dès l'enfance; aussi sommes-nous catholiques, non seulement de volonté mais même d'intelligence, au point que nous distinguons parfaitement nos faiblesses ou nos égarements et que nous les corrigeons par un retour périodique sur nous-mêmes et l'admirable sanction du ferme propos. Quelle leçon nous donne ainsi l'Église! Si, dans la sphère nationale ou dans le champ économique, nous étions nourris de principes aussi précis, aussi déterminants, nous installerions en nous la constance d'une vie nationale et d'une vie économique comme nous pratiquons une vie religieuse qui, si elle gagnerait à s'affermir, n'en résulte pas moins de principes fondamentaux ordonnés dans la foi.

Car les hommes, dans le monde économique, ont - quoi qu'on en dise - des devoirs et des droits. Un Anglo-Saxon, P.-Ashley Cooper, disait devant une association de commerçants de langue anglaise: "Le client est notre maître". Quel accent! On croirait entendre la parole d'un évangile de dernier plan. Combien partagent et respectent cette opinion, admettent que la clientèle a des exigences justes, quand elle réclame ce qu'elle demande et non quelque chose d'approchant ou d'inférieur? La chance du fournisseur est de satisfaire l'acheteur. Le sentiment ne suffit pas en affaires: il a la peau tendre et le cœur vif. Lorsqu'on se présente chez un marchand canadien-français pour entendre qu'il n'a pas, ou même qu'il n'a plus, l'article que l'on désire, le sentiment est en danger, il devient bourru sinon détourné. "Mademoiselle, auriez-vous l'amabilité de me dire laquelle de ces deux étoffes est de meilleure qualité", s'informait un de mes collègues auprès d'une vendeuse. Elle répondit sans l'ombre d'humour: "Essayez-les, vous verrez ben!" Quoi d'étonnant que le sentiment se rebiffe et se dirige ailleurs?

L'achat chez les nôtres est une formule légitime, mais le fournisseur a des devoirs avant d'avoir des droits, parce qu'il évolue dans l'orbe mobile de l'intérêt. Il ne s'agit ni de patriotisme, du moins en dernière analyse, ni de fraternité, mais d'affaires. Je ne nie pas que le patriotisme nous déterminé, ou le nationalisme, ou le chauvinisme, mais il n'est qu'une conscience, et l'on nous a déjà avertis de ce qu'est la conscience, même d'un honnête homme.

Des devoirs. Le fournisseur ne se contentera pas de répondre aux désirs de sa clientèle, il tentera de faire son éducation; il formera même le goût du public, ce qui est loin d'être actuellement son fait, malgré des tentatives disséminées, imitées des États-Unis, ou de Paris par l'intermédiaire des États-Unis, et qui ont transformé heureusement des devantures et des montres. L'observation de certains étalages fait saisir sur le vif ce qui nous manque, et à quel point nous partageons encore avec le cousin de France le mauvais goût qui marque des maisons dans la banlieue de Paris ou les grandes rues de province.

Des devoirs. Celui de s'associer, pour discuter non seulement les travers ou la sensibilité de la clientèle, mais les intérêts du métier. Cooper exhorte aussi les Anglo-Canadiens à coopérer; il n'est pas nécessaire pour cela, dit-il, de renoncer à toute personnalité. Nous entendons mal la concurrence parce que nous faisons, d'elle aussi, une question de sentiment: "Ne viens pas jouer dans ma cour", disions-nous, enfants; grandis, devenus majeurs, avons-nous changé de propos?

Des droits. Nous avons celui de vivre et d'accomplir notre destinée, qui n'est ni la misère, ni le désintéressement devant le succès des autres. Ceux qui conseillent, qui ordonnent presque, d'acheter les produits de l'Empire, ou les marchandises sorties d'usines canadiennes, parlent-ils autrement que ceux qui adjurent les Canadiens français d'encourager les leurs? je le répète cependant: n'en faisons pas une pure question de sentiment; notre intérêt particulier et l'intérêt général sont en jeu, car on ne fait pas un peuple fort avec des éléments faibles, même en les additionnant.

Des droits. Ceux qu'on appelle des théoriciens n'ont pas cessé de les formuler, de les exalter, de les faire triompher même, dans la mesure de leurs moyens, depuis plus de trente ans que rayonnent nos écoles spécialisées. Ils ont travaillé d'accord avec la pratique, qui les a toujours guidés, et sans autre ambition que l'accomplissement d'une tâche, incomprise la plupart du temps, mais consolante par ses fruits. À la tête de nos institutions, dans l'administration, dans l'industrie, le commerce ou la finance, on reconnaît déjà ceux qu'ils ont formés.

Des droits. Ceux des individus et ceux de la nation. L'école finira par nous donner des générations qui ajouteront à l'intelligence de nos valeurs le souci de la solidarité, l'acceptation de nos disciplines ethniques, la recherche des sciences qui sont la source de l'action.

L'école sera peut-être lente à pénétrer, à vaincre l'ambiance du foyer ou du quartier, indifférents au progrès, satisfaits des paresseuses solutions de l'à peu près. Nous avons ce qu'il faut pour réussir, sauf la volonté: "Paysans protégés par des légistes et déterminés par des parleurs", selon le mot de Barrès, qu'attendons-nous pour agir?

Retour au texte de l'auteur: Édouard Montpetit, économiste canadien-français Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 14 novembre 2004 21:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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