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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Oeuvres complètes de J. Michelet, Histoire de France. (1895)
Tome douzième. Louis XIV et la révocation de l'Édit de Nantes
Préface.


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jules Michelet, Oeuvres complètes de J. Michelet. Histoire de France. Tome douzième. Louis XIV et la révocation de l'Édit de Nantes. (1895). Édition définitive revue et corrigée. Paris: Ernest Flammarion, Éditeur, 1895, 430 pages. Une édition électronique réalisée à partir du fac-similé de l'édition originale telle que reproduite par la Bibliothèque Nationale de France. Une édition numérique réalisée par M. Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay.

Préface


Je fais une histoire générale et non celle d’un règne. Il m’a fallu resserrer en un volume la période qui s’étend de 1661 à 1690, période énormément chargée de faits et d’événements, d’actes religieux et politiques, d’œuvres littéraires. Forcé d’abréger ou d’omettre une infinité de détails, j’ai d’autant plus sérieusement examiné, pesé leur importance relative. L’histoire ne doit pas dire seulement des choses vraies, mais les dire dans la vraie mesure, ne pas les mettre toutes à la fois sur le premier plan, ne pas subordonner les grandes en exagérant les petites.

Appréciation difficile, en ce que les contemporains l’aident fort peu. Au contraire, ils travaillent tous à nous tromper en cela. Chacun, dans ses Mémoires, ne manque pas de mettre en saillie sa petite importance, telle chose secondaire, qu’il a vue, sue, ou faite.

Nous-mêmes, élevés tous dans la littérature et l’histoire de ce temps, les ayant connues de bonne heure, avant toute critique, nous gardons des préjugés de sentiment sur telle œuvre ou tel acte dont la première impression s’est liée à nos souvenirs d’enfance. Nous savons beaucoup de choses, mais fort inégalement. Tel détail est pour nous énorme, et tel grand fait, appris plus tard, nous semble insignifiant. Nous sommes contrariés et désorientés quand notre histoire, nos anecdotes, certains mots de prédilection, établis dans notre mémoire depuis longues années, sont réduits à leur valeur par l’histoire sérieuse. Les on dit, par exemple, d’une dame de province, qui voit bien peu Versailles et le colore de son charmant esprit, nous sont restés agréables et chers, bien plus que les récits de ceux qui y vivaient, qui voyaient et jugeaient : je parle des courageux Mémoires de la grande Mademoiselle et de Madame, mère du Régent.

C’est une œuvre virile d’historien de résister ainsi à ses propres préjugés d’enfance, à ceux de ses lecteurs ; et enfin aux illusions que les contemporains eux-mêmes ont consacrées. Il lui faut une certaine forcé pour marcher ferme à travers tout cela, en écartant les vaines ombres, en fondant, ou rejetant même, nombre de vérités minimes qui encombreraient la voie. Mais s’il se garde ainsi, il a pour récompense de voir surgir de l’océan confus la chaîne des grandes causes vivantes.

Connaissance généralement refusée aux contemporains qui ont vu jour par jour, et qui, trop près des choses, se sont souvent aveuglés du détail. Ils ont vu les victoires, les fêtes, les événements officiels, fort rarement senti la sourde circulation de la vie, certain travail latent qui pourtant un matin éclate avec la force souveraine des révolutions et change le monde.

La grande prétention de ce règne est d’être un règne politique. Nos modernes ont le tort de le prendre au mot là-dessus. Le grand fatras diplomatique et administratif leur impose trop. Une étude attentive montre qu’au fond, dans les choses les plus importantes, la religion prima la politique. Sous ce rapport, le règne de Louis XIV, même en son meilleur temps, est une réaction après l’indifférence absolue de Mazarin et les hardiesses de la Fronde.

La papauté remonta sous ce règne. Elle était fort déchue et un peu oubliée. Ranke l’a remarqué. Actif et influent au traité de Varvins (1598), le pape est simple spectateur, non demandé, non consulté, au traité de Westphalie (1648), et n’assiste même plus au traité des Pyrénées (1659) ; Mazarin lui ferme la porte. Louis XIV lui rend de l’importance. Comme évêque des évêques, le roi toujours regarde Rome ! tantôt pour, tantôt contre, il s’en occupe toujours. Sous les formes hautaines d’une demi-rébellion, le roi la sert dans le point désiré, demandé cent ans par l’Église, et frappe le grand coup d’État manqué à la Saint-Barthélemy.

La place que la Révolution occupe dans le dix-huitième siècle est remplie dans le dix-septième par la Révocation de l’Édit de Nantes, l’émigration des protestants et la Révolution d’Angleterre, qui en fut le contre-coup.

Tout le siècle gravite vers la Révocation. De proche en proche on peut le voir venir. Dès la mort d’Henri IV, la France s’y achemine. Elle ne succède à l’Espagne qu’en marchant dans les mêmes voies.

Ni Richelieu ni Colbert n’en peuvent dévier. Ils ne rognent qu’en obéissant à celle fatalité et descendant cette pente.

La conquête de quelques provinces qui tôt ou tard nous venaient d’elles-mêmes, l’établissement d’un Bourbon en Espagne qui ne servit en rien la France, ce n’est pas là le grand objet du siècle. — La centralisation, si impuissante encore, un majestueux entassement d’ordonnances (mal exécutées) n’est pas non plus ce grand objet. — Encore bien moins les petites querelles intérieures du Catholicisme. Dès 1668, le Jansénisme apparaît une impasse, une opposition volontairement impuissante, beaucoup de bruit pour rien. La clameur gallicane s’apaise encore plus aisément. Cette fière Église, Bossuet en tête, au premier changement du roi, fait amende honorable à Rome, se montrant ce qu’elle est, la servante de la royauté, rien qu’une ombre d’Église qui s’humilie devant une ombre.

La Révocation n’est nullement une affaire de parole. C’est une lourde réalité, matériellement immense (effroyable moralement).

L’émigration fut-elle moindre que celle de 1793 ? je n’en sais rien. Celle de 1685 fut très probablement de trois à quatre cent mille personnes. Quoi qu’il en soit, il y a une grosse différence. La France, à celle de 93, perdit les oisifs, et à l’autre les travailleurs.

La Terreur de 93 frappa l’individu, et chacun craignit pour sa vie. La Terreur de la Dragonnade frappa au cœur et dans l’honneur ; on craignit pour les siens. Les plus vaillants ne s’attendaient pas à cela, et défaillirent. C’est la plus grave atteinte aux religions de la Famille qui ait été osée jamais. Elle eut l’aspect, étrange et inouï, d’une jacquerie militaire ordonnée par l’autorité, d’une guerre en pleine paix contre les femmes et les enfants.

Les suites en furent choquantes. Le niveau général de la moralité publique sembla baisser. Le contrôle mutuel des deux partis n’existant plus, l’hypocrisie ne fut plus nécessaire ; le dessous des mœurs apparut. Cette succession immense d’hommes vivants, qui s’ouvrit, tout à coup, fut une proie. Le roi jeta par les fenêtres ; on se battit pour ramasser. Scène ignoble. Ce qui resta, dura pour tout un siècle ; c’est l’existence d’un peuple d’ilotes (guère moins d’un million d’hommes) vivant sous la Terreur, sous la Loi des suspects.

Le déplorable dénouement du règne de Louis XIV ne peut cependant nous faire oublier ce que la société, la civilisation d’alors, avaient eu de beau et de grand.

Il faut le reconnaître. Dans la fantasmagorie de ce règne, la plus imposante qui ait surpris l’Europe depuis la solide grandeur de l’empire romain, tout n’était pas illusion. Nul doute qu’il n’y ait eu là une harmonie qui ne s’est guère vue avant ou après. Elle fit l’ascendant singulier de cette puissance qui ne fut pas seulement redoutée, mais autorisée, imitée. Rare hommage que n’ont obtenu nullement les grandes tyrannies militaires.

Elle subsiste, cette autorité, continuée dans l’éducation et la société par la grâce, par le caractère lumineux d’une littérature aimable et tout, humaine. Tous commencent par elle. Beaucoup ne la dépassent pas. Que de temps j’y ai mis ! les trente années que je resserre ici m’ont, je crois, coûté trente années.

Non que j’y aie travaillé tout ce temps-la de suite. Mais, dès mon enfance et toute ma vie, je me suis occupé du règne de Louis XIV. Ce n’est pas qu’il y ait alors grande invention, si l’on songe à la petite Grèce (ce miracle d’énergie féconde), à la magnifique Italie, au nerveux et puissant seizième siècle. Mais que voulez-vous ! C’est une harmonie. Ces gens-là se croyaient un monde complet, et ignoraient le reste. Il en est résulté quelque chose d’agréable et de suave, qui a aussi une grandeur relative.

J’étais tout jeune que je lisais cet honnête Boileau, ce mélodieux Racine ; j’apprenais la fanfare, peu diversifiée, de. Bossuet. Corneille, Pascal, Molière, La Fontaine, étaient mes maîtres. La seule chose qui m’avertit et me fit chercher ailleurs, c’est que ces très grands écrivains achèvent plutôt qu’ils ne commencent ; Leur originalité (pour la plupart du moins) est d’amener à une forme exquise des choses infiniment plus grandioses de l’Antiquité et de la Renaissance.

Rien chez eux qui atteigne la hauteur colossale du drame grec, de Dante, de Shakespeare ou de Rabelais.

On a très justement vanté le caractère littéraire de l’administration d’alors. Ses actes ont une élégance de style, une noblesse peu communes. Tels diplomates écrivent comme madame de Sévigné. Tout cela est plein d’intérêt, et je ne m’étonne pas de d’admiration passionnée avec laquelle mes amis ont publié ces documents. La valeur en est très réelle. Toutefois ne l’exagérons pas. Derrière cette pyramide superbe des ordonnances de Colbert, derrière cette diplomatie si vivante et si amusante de Lyonne, etc., il y a bien autre chose, une puissance supérieure et souvent contraire, — le maître même, son tempérament, son action personnelle qui, par moments, se jette, brusque, sans ménagements, tout au travers des idées de Colbert, n’en tient compte, parfois même semble les ignorer. Exemple (1668) : au moment où le ministre organise laborieusement son grand système commercial et industriel, le roi, bien au-dessus de ces basses idées mercantiles, écrit en Angleterre, comme un Alexandre-le-Grand, que, « si les Anglais se contentent d’être les marchands de la terre et de le laisser conquérir, on s’arrangera aisément. Du commerce du monde, les trois quarts aux Anglais et un quart à la France », etc. (Négoc. de la succ. d’Esp., Mignet, III, 63.)

On dira qu’il voulait tromper, amuser les Anglais. Erreur. Ce n’est point une ruse. Et ce n’est pas une boutade. Sa conduite y est conséquente.

Leibnitz, jeune et crédule en 1672, s’imagine que le roi est un politique, qu’on peut le détourner de sa guerre de Hollande par la facilité de conquérir en Orient. Il ne sait pas, ou ne veut pas savoir ce que le roi et Louvois avaient dit : « C’est une guerre religieuse. » Si elle eût réussi, elle commençait la croisade générale d’Angleterre et d’Europe qu’espérait l’Église de France.

La publication de la Correspondance administrative nous a rendu un grand service. Ce n’est qu’un spécimen (4,000 pages in-4o). Les matières les plus vastes y sont réduites à quelques pièces. La grande affaire du siècle, celle des protestants et, de la Révocation, n’y occupe que peu de pages. Les introductions sommaires de l’éditeur, M. Depping, sont loin de suppléer à la prodigieuse quantité de pièces qu’il a écartées. Cependant, du peu qu’il donne on tire de grandes lumières. Pour la première fois on a vu le dessous, on a pu passer derrière cette colossale machine de Marly qui imposait tellement par l’immensité de ses rouages. La machine, vue ainsi, reste grande, certainement, mais plus grossière qu’on n’aurait cru. Ce sont d’énormes roues en bois, mal engrenées, dont les frottements sont fort pénibles, qui gémit, qui crie, grince, qui souvent tournerait à rebours si on n’y avait la main. Il faut qu’à chaque instant elle intervienne, cette main humaine, pour rajuster, refaire, faciliter, pour forcer un obstacle qui arrêterait. On voit même que, de temps en temps, il y a des parties de la machine qui ne vont plus ; ou, si elles vont, c’est qu’elles sont poussées et quelqu’un travaille à leur place. Le grand machinateur Colbert, à chaque instant, se fait machine et roue. On souffre, ou peine à voir que généralement, sous cette vaine montre d’une mécanique impuissante ; l’agent réel c’est un homme vivant.

Vu par devant et à bonne distance, cela fonctionne avec des effets assez réguliers. On admire. On respecte. On se souvient de Montesquieu, du noble effort de l’homme pour ressembler à Dieu, « qui obéit toujours à ce qu’il a ordonné une fois ». De près, c’est autre chose. Rien de général, la loi est peu, l’administration est tout Dans l’administration même, certaine volonté violente intervient et trouble la règle d’exceptions fantasques.Variations d’autant plus saisissantes qu’elles contrastent avec la pose des grands acteurs, la redoutable gravité de Colbert, la majestueuse immobilité de Louis XIV. Du centre immobile, ou cru tel, part l’irrégularité. Le gouvernail, dans la main de Colbert, sous la main supérieure, à chaque instant gauchit. C’est bien pis, après lui.Dès que le grand administrateur a disparu, l’administration, déjà surchargée, va s’emmêlant de plus en plus ; elle tombe au détail des rapports individuels, dans la surprenante entreprise de diriger la France, homme par homme, diriger non seulement la conduite, mais l’âme, la forcer de faire son salut.

Qui tient trop, ne tient rien. Les grands objets échappent. On a trop à faire des petits. Les mœurs de telle religieuse, ou telle élection de couvent occupent plus que la paix de Ryswick. La succession d’Espagne est une affaire, mais combien secondaire devant celle du quiétisme ! Le testament de Charles II ne tient pas plus de place dans les pensées du roi, de France que la réforme de Saint-Cyr et ses dames cloîtrées malgré elles, que le mortel combat de Bossuet et de Fénelon pour madame de La Maisonfort.

Il faut des procédés très divers pour étudier ce règne. Une fine interprétation est nécessaire pour lire certains Mémoires. Mais, généralement, c’est par, une méthode simple, forte, disons mieux, grossière, qu’on peut comprendre la matérialité du temps. Ne vous y trompez pas. Il s’agit, avant tout, d’un homme d’importance énorme, j’allais dire, unique, qui, dans les choses décisives, tranche selon son humeur et son tempérament variables. Avec toute cette masse de documents politiques, on se tromperait à chaque instant si l’on n’avait un boussole dans l’histoire minutieuse et datée attentivement des révolutions de la cour, mieux encore, dans le livre d’or où, mois par mois, nous pouvons étudier la santé de Louis XIV, racontée par ses médecins, MM. Vallot, d’Acquin et Fagon.

L’immutabilité de la santé du roi est une fable ridicule. Il faut en croire ces docteurs qui l’ont connu toute sa vie, et non pas Saint-Simon, qui ne l’a vu que dans ses dernières années, où il était ossifié et ne changeait plus guère.

Nous sommes maintenant si cultivés, si raffinés, que nous revenons difficilement à l’intelligence de cette robuste matérialité de l’incarnation monarchique. Ce n’est plus dans notre Europe actuelle, c’est au Thibet et chez le grand Lama qu’il faut étudier cela. Du moins pénétrons-nous du Journal des médecins, livre admirable, dont le positif intrépide n’atténue pas l’adoration. Le roi, de page en page, est purgé et chanté. Imbibons-nous encore de la légende de Dangeau, si scrupuleux, si ponctuel à noter cette vie divine et tous ses accidents. Élevons-nous, si nous pouvons, aux amours extatiques de Lauzun pour son maître, lorsque, disgracié, il jure de ne plus se raser. Mieux encore, comprenons les dévotions de La Feuillade, qui, de sa statue, fit chapelle, voulut y mettre un luminaire. La Madone était détrônée.

Voilà nos maîtres. Eux seuls font bien comprendre le règne de Louis XIV.

Ce qui donne une idée bien forte de l’ascendant de terreur qu’exerçait ce dieu en Europe, c’est la multitude de faits qu’on n’ose écrire pendant longtemps même hors de France, et qui ne se révèlent que fort tard, vers la fin du règne. Les souvenirs de la Fronde, qui l’avait fait fuir de Paris, lui rendaient la presse odieuse. Il la ménagea peu. Les faiseurs de brochures furent poursuivis à mort. En l694, l’imprimeur d’un pamphlet est pendu, sans procès, sur un simple ordre du lieutenant de police, et le relieur même est pendu. Nombre de personnes, pour la même affaire, sont mises à la question et meurent à la Bastille.

On savait que le roi avait les bras longs hors de France, et faisait enlever en pays neutres les gens qui parlaient mal ou qui agissaient contre lui. L’enlèvement de Marcilly en Suisse effraya tout le monde. Celui du patriarche arménien Avedyk n’eut pas un moindre effet. On se contait tout bas, portes fermées, le mystère du Masque de fer. La fameuse cage du Mont-Saint-Michel, où Louis XI enferma La Balue, fut occupée sous Louis XIV par l’auteur d’un pamphlet contre l’archevêque de Reims.

Non moins grande était la terreur à la cour et tout près du roi. J’ai dit l’anxiété où fut Madame (Henriette) pour certaines choses imprudentes qui lui étaient échappées, et comment on abusa de sa peur. Cette timidité générale rend l’histoire de la cour obscure. La grande Mademoiselle, et Madame, mère du Régent, ont seules leur franc parler. Saint-Simon vient très tard ; on a tort de le citer pour les commencements.

Comment remplir les graves lacunes que les Mémoires nous laissent ? Nullement avec les romanciers, anecdotiers, les Bussy, les Varillas. Nullement avec les pamphlétaires ; le peu qu’ils ont de vrai est mêlé de beaucoup de faux. Il faut patiemment recueillir, rapprocher les lueurs sérieuses que l’histoire littéraire et les correspondances politiques donnent sur l’histoire intérieure de la cour. Il faut surtout dater les moindres faits par mois, par jour, autant qu’on peut. Le seul rapport de date peut aider a trouver le rapport de causalité. Ce qui précède dans le temps n’est pas toujours une cause, mais à coup sûr ce n’est pas un effet. Voilà déjà une connaissance négative, qui toutefois ouvre souvent un jour inattendu.

Ce qui domine, au reste, toute méthode, toute critique, ce qui me semble le point de vue supérieur et essentiel, c’est ce que j’ai dit tout à l’heure pour un des aspects de ce temps, et qui est vrai pour tous ; c’est qu’à l’exception de la machine bureaucratique, qui est sa création propre, il achève et finit beaucoup de choses, mais n’en commence aucune.

Louis XIV enterre un monde. Comme son palais de Versailles, il regarde le couchant. Après un court moment d’espoir (1661-1666), les cinquante ans qui suivent ont l’effet général du grand parc tristement doré en octobre et novembre, à la tombée des feuilles. Les vrais génies d’alors, même en naissant, ne sont pas jeunes, et, quoi qu’ils fassent, ils souffrent de l’impuissance générale. La tristesse est partout, dans les monuments, dans les caractères ; âpre dans Pascal, dans Colbert, suave en madame Henriette, en La Fontaine, Racine et Fénelon. La sécurité triomphale qu’affiche Bossuet n’empêche pas le siècle de sentir qu’il a usé ses forces dans des questions surannées. Tous ont affirmé fort et ferme, mais un peu plus qu’ils ne croyaient. Ils ont tâché de croire et y sont parvenus, à la rigueur, non sans fatigue.Cet attribut divin (commun au seizième siècle), à pas un n’est resté : La Joie !La joie, le rire de dieux, comme on l’entendit à la Renaissance, celui des héros, des grands inventeurs qui voyaient commencer un monde, on ne l’entend plus depuis Galilée. Le plus fort du temps, son puissant comique, Molière, meurt de mélancolie.

Le siècle qui va suivre Louis XIV ne sera ni protestant ni catholique. Les deux esprits en lutte au dix-septième, ayant fait leur suprême effort, dès lors produiront peu dans la sphère religieuse.

Rome, dés 1607, sur le conseil de saint François de Sales, défendit la spéculation, la discussion ; se réfugia dans le silence. Le réformateur Saint-Cyran, sincère et vrai prophète, prédit que sa réforme ne servirait de rien. Le génie catholique suivit sa voie intime dans la Direction (casuistique ou quiétiste), voie sinueuse, obscure, mais illuminée à la fin par le duel de Bossuet et de Fénelon.

Le génie protestant, théologico-politique, à travers les hommes et les révolutions, eut sa transformation dans Milton, Sidney, Jurieu, Locke et la constitution de 1688. Heureux événement pour toute religion. Car la liberté politique, qui garde les autres libertés, celle surtout de l’âme religieuse, permet seule à cette âme de chercher librement son Dieu.

Donc, ainsi qu’un fruit mûr, rejetant une à une ses enveloppes, finit par dévoiler son noyau intérieur, ce siècle, vers la fin, révèle le fond mystérieux que les deux grands partis couvaient. — L’un aboutit à la dispute sur la direction mystique, la minorité éternelle de l’âme et la mort de la volonté. — Et l’autre, se posant en face, donne l’appel à la volonté, le dogme du contrat social et la déclaration des droits.

Cet appel à la volonté, nos protestants le firent en 1689. Ils réclamèrent les États généraux. Les Lettres de Jurieu, les Soupirs de la France esclave, ces livres, qui feront toujours vibrer les cœurs, n’ont pas un autre sens. On y dit que la résolution épouvantable d’une telle amputation ne pouvait pas se prendre sans savoir de la France si elle voulait être ainsi mutilée. On y dit qu’il ne s’agit pas seulement de faire rentrer les protestants, de délivrer les catholiques et de rendre à la nation la disposition de ses destinées.

Grande et notable différence entre les deux émigrations. L’émigré royaliste, le Vendéen de 93, dans leurs vaillants efforts, que rapportaient-ils ? Rien du tout. Rien que nos vieilles misères, le despotisme usé. L’émigré protestant, s’il eût eu ici un écho, s’il n’eût été dispersé dans l’Europe par la jalousie des puissances, et rapporté la délivrance commune.

Ce qu’il ne fit pas pour sa patrie, du moins il aida puissamment à le faire pour le monde. La folie des prophètes qui réalisent à force de prédire, le Mirabeau d’alors, Jurieu, la savante épée de Schomberg, et, ce qui est bien plus, le brûlant dévouement des nôtres, tout cela contribua directement et indirectement à la glorieuse révolution anglaise.

Je prie mes amis d’Angleterre de me permettre d’y insister un peu. Car ce point a été trop légèrement indiqué par leurs historiens, même par l’illustre et regrettable Macaulay. Nos réfugiés donnèrent Guillaume et leur vie et leur dernier sou pour la croisade des libertés communes. Outre les régiments qu’ils lui firent, ses sept cent trente-six officiers étaient Français. Notre France n’était pas absente au jour où l’Angleterre écrivit le grand mot moderne, le vrai droit divin, le libre contrat.

Et ce droit, promulgué dans la mesure prudente d’une nation politique, les nôtres l’universalisèrent pour toute nation dans la généralité philosophique qui le rendait fécond et conduisait à l’appliquer. Dès 1689, Jurieu, contre Bossuet, posa le droit des peuples, en défendant la cause de l’Angleterre devant l’Europe. Locke, comme on sait, n’écrit qu’en 1690. Sidney (antérieur, il est vrai) n’était pas imprimé. Dans la presse, Jurieu le devance.

De même que Leibnitz et Newton trouvèrent en même temps le calcul de l’infini, l’Anglais Sidney et le Français Jurieu, chacun de son côté, formulent le contrat social.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 15 décembre 2009 17:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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